Abstracts
Résumé
À partir de l’étude d’un cas (l’accompagnement oral des films dans les années 1920 et 1930 en Union soviétique, à la campagne et dans les clubs ouvriers), l’article propose une réflexion sur la notion d’oralité au cinéma. Le matériel présenté permet également de penser l’articulation entre histoire du cinéma et histoire sociale et politique. Enfin, ce cas permet de jeter un nouvel éclairage sur les pratiques culturelles des premières années du réalisme socialiste.
Abstract
Taking as a point of departure a case study (the oral accompaniment of Soviet films from the 1920’s and 1930’s, made in the countryside and in workers’ clubs), this article reflects upon the notion of orality in cinema. Additionally, the material presented allows one to think about the articulation between the history of the cinema and social and political history. Finally, this case study throws new light upon the cultural practices of the early years of socialist realism.
Article body
Les études pionnières réunies dans le numéro d’Iris de 1996 (« Le bonimenteur de vues animées ») ont sans nul doute marqué un tournant important dans les études cinématographiques et suscité quantité de travaux sur les pratiques d’accompagnement oral des séances de cinéma. La recherche dont on présentera ici les résultats a directement été inspirée par la question, somme toute logique, qui s’imposait après la lecture de cet ensemble : « Et la Russie dans tout cela ? » Je connaissais l’existence de brochures éditées dans les années 1920 donnant, en sus du résumé du film, des indications très précises pour mener un débat à l’issue de la projection. Mais avant la lecture du numéro d’Iris, je dois avouer que je n’avais pas prêté à ce matériel l’attention qu’il méritait. Il m’est alors revenu en mémoire une séquence d’un film des années 1960 (Brille, mon étoile, brille !, Alexandre Mitta, 1969) mettant en scène un projectionniste à l’époque de la guerre civile.
La collecte de documents entreprise à partir de ces quelques indications et suggestions spéculatives a rapidement montré qu’il s’agissait d’un continent entier de la pratique cinématographique soviétique des années 1920 et 1930, très largement ignoré, en raison de la focale traditionnellement adoptée par les historiens du cinéma. Néanmoins, ce travail fut abandonné pour deux raisons : tout d’abord le matériel posait un problème d’interprétation difficile — sa visée paraissait en effet largement prescriptive, et non descriptive, ce qui hypothéquait sa valeur pour une « histoire du cinéma » ; par ailleurs, la lecture de l’ouvrage essentiel de Germain Lacasse m’a paru dans un premier temps clore le chapitre — le cas soviétique y est en effet traité, essentiellement d’après la documentation exposée par Vance Kepley Jr. (Lacasse 2000, p. 136-138 ; Kepley 1992). Rares sont, disons-le, les livres aussi stimulants, malgré ou peut-être grâce à une certaine rigidité du schéma qu’ils proposent. En résumant celui-ci très rapidement, l’interprétation du phénomène amène l’auteur à distinguer trois phases : « arraisonnement » de l’invention cinématographique par la tradition orale du spectacle (sous ses différentes formes) ; légitimation du nouveau média ; résistance à la standardisation de la narration grâce au boniment. La transformation de la projection d’images animées en spectacle vivant intégrant des spécificités locales permet de faire entendre d’autres discours, marginalisés par l’institution. Ce faisant, l’auteur met en oeuvre une série d’oppositions binaires — entre une pratique d’accompagnement oral (décrite comme populaire, résistante, locale) et un cinéma progressivement modelé par l’institution qui lui impose la continuité narrative de l’écrit (vu comme littéraire, savant, élitaire, central). Certes, l’auteur précise que, dans le cas soviétique, le régime semble avoir cherché à développer plutôt qu’à supplanter ces pratiques traditionnelles, si bien que la performance du bonimenteur, « au lieu d’être dirigée contre le propos du film, lui est subordonnée pour appuyer et forcer l’émergence d’énoncés politiques » (Lacasse 2000, p. 136). Par ailleurs, le cas soviétique, comme le cas japonais, perdure largement au-delà de la frontière chronologique repérée pour la majorité des autres pays, et s’étend au moins jusqu’à la fin des années 1920.
À ce point, il semble raisonnable de poser la question suivante : le cas des bonimenteurs « rouges » reste-t-il, malgré ces spécificités, une variante du modèle, ou constitue-t-il, pour cette raison, mais peut-être aussi pour d’autres, un cas à part ? Une étude plus approfondie de ce cas particulier nous semble en effet susceptible d’apporter d’autres modifications à ce schéma et propre à suggérer d’autres questions quant à la manière dont nous écrivons l’histoire du cinéma.
L’action de Brille, mon étoile, brille ! d’Alexandre Mitta (1969) se situe sur la ligne de front durant la guerre civile, dans un village qui passe alternativement des mains de l’armée Blanche à celles des bolcheviks. L’un des personnages principaux est un projectionniste qui, à califourchon sur sa dynamo, pédale, tout en tournant sa manivelle et en débitant un commentaire dont il adapte le contenu en fonction des positions politiques de son public. Du point de vue de la langue, ce commentaire présente un grand intérêt : il adopte en effet la forme très particulière du boniment forain, déjà en voie d’extinction en Russie à l’aube du xxe siècle. Sur le champ de foire, cette prose rythmée et rimée, accumulant les calembours et jeux de mots, était notamment réservée au montreur de panoramas, plus exactement de raïok. Cette forme, connue sous l’appellation de « vers de raïok », dont les notations authentiques sont en fort petit nombre, fut étudiée par Jakobson, qui souligna son influence sur la langue poétique des futuristes (Hlebnikov, Maïakovski).
C’est très précisément ce type de boniment que Mitta met dans la bouche de son héros, dans une reconstitution sans doute très approximative, sur laquelle le réalisateur, interrogé en 2001, n’a d’ailleurs pas souhaité s’exprimer. En effet, au moment où l’activité cinématographique commence à se développer en Russie, le raïok, lui, est en voie d’extinction. Les sources dont nous disposons concernant l’activité foraine et l’offre spectaculaire, particulièrement en province, sont extrêmement limitées, et rien ne paraît confirmer que le spectacle cinématographique dans sa première période ait utilisé cette forme d’accompagnement oral très spécifique, rimée et rythmée. Mais même si la séquence ne prétend à aucune authenticité historique, on va voir qu’elle est loin d’avoir été forgée de toutes pièces.
Les traces concernant l’accompagnement oral des projections cinématographiques et la présence d’explicateurs et de conférenciers dans les salles sédentaires, soit à partir de 1907-1908, sont, elles aussi, extrêmement ténues. Indirectement, nous en avons des échos par quelques récits parodiques parus dans la presse, ou par les personnages caricaturaux de « conférenciers de cinéma », dans des pièces du répertoire des théâtres « de miniatures » pour la période allant de 1910 à 1917 [1]. Précisons que les sources concernant le conférencier « savant » des cercles de diffusion du savoir, héritiers des spectacles de lanterne à visée pédagogique, sont bien plus nombreuses.
En revanche, les performances des « ciné-déclamateurs », évoqués par Vance Kepley et Germain Lacasse pour retracer la généalogie du bonimenteur « rouge », se situent dans une tradition bien différente. Pour reprendre la terminologie de Lacasse, si l’on a affaire à un « arraisonnement » du cinéma par la tradition spectaculaire, c’est dans ce cas par celle des acteurs, diseurs et récitants issus des théâtres de province ou de la « petite scène ». La performance consistait à sonoriser en direct le film, généralement une pièce, saynète ou poème du répertoire. La plupart du temps, le déclamateur caché derrière l’écran était l’acteur principal du film. Ce type de performance, en vogue dans les années 1910-1914, déclina avec l’allongement des bandes et l’évolution des modes de production.
Pour les années postérieures à la révolution de 1917, et particulièrement pour cette période de la guerre civile évoquée dans le film de Mitta, nous ne disposons d’aucune source écrite directe attestant un accompagnement oral des projections des tourneurs privés. Il est vrai que les sources écrites sont très lacunaires : au chaos et à la désorganisation générale s’ajoutent les pénuries. Le papier fait particulièrement défaut et les tirages de la presse connaissent des baisses sévères. Plus généralement, à partir de la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917, la situation dans le monde cinématographique connaît une détérioration très rapide à tous les niveaux de la production, de la distribution et de l’exploitation. Si l’émigration affecte surtout le milieu de la production, les autres branches de l’activité cinématographique souffrent des pénuries de pellicule, des perturbations dans les transports, de la dégradation du réseau de salles. La nationalisation, décrétée en 1919, s’étale en réalité sur toutes les années 1920, particulièrement sur le plan de l’exploitation.
Aussi, avant que ne redémarre véritablement la production (1924), l’offre est constituée du stock de films prérévolutionnaires et de films étrangers importés. Les uns comme les autres sont considérés a priori comme idéologiquement hostiles. Les films étrangers légalement importés passent en principe par les organes de censure où ils sont « remontés », tandis que les films prérévolutionnaires sont censés être progressivement mis au rebut. Dans les faits, la presse cinématographique relate de multiples cas de projection de films prérévolutionnaires et de films étrangers entrés en contrebande (notamment via la Sibérie, mais également via les pays limitrophes : Pologne, pays baltes, etc.). De plus, il existe une multitude de tourneurs privés, souvent armés d’un petit projecteur Pathé Coq, dont l’activité difficilement contrôlable constitue jusqu’à la fin des années 1920 une réelle concurrence pour les différents réseaux officiels.
À la suite des premiers décrets concernant la censure cinématographique (août 1918), un accompagnement oral des films se met progressivement en place dans le réseau des salles nationalisées de Petrograd (dépendant du Comité Cinématographique rattaché au Commissariat du Peuple à l’Instruction de l’Union des Communes du District Septentrional), afin de prévenir les effets idéologiques nocifs de cette production. Comme le relate un célèbre critique théâtral des années 1910, reconverti « conférencier » dans ces années (1919-1921), il s’agissait essentiellement d’introduire le film par un petit discours politique. Alexandre Kugel’ évoque la fièvre de l’oralité de ces années : « Partout où c’était possible, on faisait des conférences. Or le cinéma fournissait un auditoire non seulement vaste, mais pour ainsi dire vierge qu’il importait au plus haut point d’abreuver de connaissances scientifiques, politiques et artistiques. »
Mais c’est surtout à partir de 1923 et de la mise en place d’une section cinématographique au sein de la Direction Principale de l’Éducation Politique (GlavPolitProsvet ou GPP, dirigée par Nadejda Kroupskaïa) que cette pratique va prendre de l’ampleur dans un projet envisagé à l’échelle du pays tout entier. Ce projet de « cinéfication » promeut la diffusion du cinéma dans les campagnes grâce à un réseau de projectionnistes ambulants, et auprès du public ouvrier, à travers le réseau des clubs des usines et fabriques [2].
Les enjeux de la « cinéfication »
Le cinéma est alors vu par une majorité de ténors du parti et de responsables du pouvoir comme « la meilleure arme pour répandre les idées de la révolution prolétarienne et de l’Octobre rouge » (Goldobin 1924, p. 70). Meilleur agitateur et propagandiste que l’écrit, notamment pour toucher une population souvent illettrée ou peuplée d’allogènes non russophones, il est aussi plus efficace que la parole vivante, en raison de l’attraction même que représente sa nouveauté technique. « Le rayon lumineux du projecteur de cinéma éclairera les campagnes arriérées ! » affirme un slogan de l’époque. Le cinéma est une vitrine de la modernité du pouvoir. Il permettra la diffusion du savoir (techniques agricoles, hygiène, médecine, protection maternelle et infantile), incitera l’illettré à se rendre à l’« isba-bibliothèque », mènera la lutte contre l’alcoolisme, fera la propagande de l’électricité par la démonstration de visu du fonctionnement de la dynamo alimentant le projecteur, et permettra d’éclairer le village le temps d’une soirée (Tverskaja Pravda, 29 juin 1924, cité dans Godobin 1924, p. 73). Et, last but not least, le cinéma jouera un rôle essentiel dans la propagande antireligieuse.
Toutefois, il apparaît qu’en se contentant de projeter des films, ce vaste programme risque d’être largement compromis. L’accompagnement oral s’impose pour de multiples raisons. Tout d’abord, comme dans les premières années postrévolutionnaires, le film à projeter ne répond pas toujours aux exigences idéologiques. Le commentaire devra alors « en désarmer les effets néfastes ». La Princesse aux huîtres pourra servir à démontrer les antagonismes à l’oeuvre dans le monde capitaliste (Kacigras 1925, p. 68), Le Lys brisé sera utilisé dans une conférence à sujet géographique et ethnologique (Mogilo 1927), et ainsi de suite. On parviendra ainsi à « paralyser les aspects négatifs des films étrangers et [à] en tirer le maximum d’avantages culturels et éducatifs » (Boltjanskij 1926).
Ultérieurement, au fur et à mesure de l’évincement des films étrangers de la distribution, il s’agira davantage de corriger le discours du film pour l’adapter à la ligne du parti, en constante évolution (particulièrement sur la question paysanne au moment de la collectivisation).
Mais au-delà de ces préoccupations d’orthodoxie idéologique, l’accompagnement oral, censé concerner toutes les projections, répond à d’autres impératifs. Précisons qu’à partir de la seconde moitié des années 1920, les films distribués à la campagne ou dans les clubs ouvriers font majoritairement partie de la production soviétique courante : sujets historiques, films sur la révolution et la guerre civile, adaptation de classiques, comédies, etc.
Le projectionniste doit ici suppléer à l’illettrisme du public, en lisant à haute voix les intertitres ou en les traduisant aux populations allogènes (Bunegin 1933). Il évitera ainsi les récriminations des spectateurs qui n’auront pas eu le temps de déchiffrer les cartons ou n’auront pas compris leur sens.
Par ailleurs, il apparaît rapidement aux yeux des responsables de la « cinéfication » que cet accompagnement oral va permettre d’adapter un langage cinématographique jugé trop complexe pour un public (particulièrement paysan) qui n’est pas seulement dans sa majorité illettré, mais encore « ciné-illettré ». Ainsi, le montage parallèle devra nécessairement être expliqué, de même que le fondu enchaîné : « Le spectateur perd le lien entre les plans, s’égare et au total ne saisit pas le contenu du film » (Bunegin 1933). Le commentaire remédiera également au rythme trop étourdissant de certaines séquences, aux cadrages déroutants des films « formalistes » (Kac-Nel’son 1930). Comme le résume l’un des responsables de la cinéfication des campagnes du GPP :
Tant que le spectateur de la campagne ne sera pas suffisamment rompu au spectacle cinématographique, le ciné-travailleur ne pourra se contenter d’être un simple projectionniste : il devra être un artiste se fondant avec l’état d’esprit du spectateur et régnant sur lui grâce à son exécution artistique de la partition de l’écran, par l’intermédiaire du merveilleux mécanisme qu’est le cinéma. Le ciné-travailleur doit être un raïochnik dans le meilleur sens du terme. Il arrive au village avec son ciné-raïok, empli de « merveilles ». Si l’on tient compte de l’illettrisme de la population, du niveau politique déplorable des intertitres, de l’inadaptation des films et de l’état de développement des spectateurs, on comprendra parfaitement à quel point la prestation d’un artiste du raïok est indispensable.
Kacigras 1926, p. 177
Le raïochnik, ou montreur de panoramas, est, on le voit, le modèle de référence pour la conférence cinématographique. Certes, on aurait pu avoir recours à une solution de rechange en écartant de la distribution à la campagne tous les films jugés inadaptés, et en effet le GPP publie régulièrement des listes de titres avec ses conclusions. Mais ces interdictions ou recommandations restent la plupart du temps lettre morte, par manque d’effectifs et en raison de l’incompatibilité de ces tâches avec la stratégie de Sovkino, l’organisme contrôlant la distribution, qui, préoccupé de questions de rentabilité, écoule son stock de copies par l’intermédiaire de ses comptoirs de province.
Les moyens et les supports
C’est ainsi que va voir le jour, principalement à partir de 1924, une quantité proprement extraordinaire de manuels, précis, brochures, livrets et méthodes à l’intention des « responsables de l’encadrement politique des séances cinématographiques ». Au fur et à mesure que se développe la cinéfication du pays, les directives et publications émanent d’un nombre croissant d’instances [3].
Parmi cette importante littérature, on distinguera trois types de documents. Le premier, à visée générale, s’offre comme un manuel à l’usage du futur « ciné-travailleur culturel » ou du « ciné-éducateur politique », présente les tâches et les enjeux de la cinéfication, détaille les questions d’organisation matérielle des séances, décrit les méthodes et tente de répondre aux principaux problèmes pouvant survenir. Le deuxième, de plus petit format, livre sous forme écrite le commentaire d’un film précis et des modèles ou des suggestions pour l’organisation de la séance. Un troisième ensemble, nettement moins important, est constitué par les témoignages relatant le déroulement concret d’une séance précise.
En ce qui concerne la formation du personnel, on consacrait sur un mois de stage, au moins trente heures aux tâches relevant de l’éducation politique (Kosmatov 1926 ; Nekrasov 1930). Cette formation inclut souvent un cours d’amélioration de la lecture à voix haute, avec pose de la voix (Suharebskij 1927). Le projectionniste y apprend à parler en public, à mettre en évidence le thème principal d’un film, à poser des questions, à construire un discours. À cela s’ajoute le développement de ses compétences à l’écrit, afin qu’il soit en mesure de rédiger des lettres pour les paysans illettrés.
Idéalement, le projectionniste devrait être accompagné par un propagandiste, un éducateur politique ou un « travailleur de la culture ». À tout le moins, il devait pouvoir faire appel à un membre du Komsomol ou du parti local, au responsable de l’« isba-bibliothèque » et, pour certains films éducatifs ou scientifiques, à un agronome, à un vétérinaire, à un médecin ou à tout autre représentant du corps médical. Mais les témoignages montrent que le projectionniste est le plus souvent abandonné à son sort, car les représentants locaux du parti et de l’État, quand ils sont là, méprisent le cinéma, qu’ils considèrent comme un simple divertissement. C’est donc au projectionniste que revient d’assumer l’ensemble des tâches liées à l’organisation et à la bonne marche de sa séance, tout en faisant fonction de relais d’un pouvoir encore souvent évanescent : en donnant des informations, en expliquant la nouvelle réglementation en matière de versement de l’impôt, en aidant à remplir des formulaires, en rédigeant des plaintes ou des requêtes et en se proposant de les acheminer, etc. Un projectionniste explique en quoi réside le succès du cinéma à la campagne :
[Le ciné-travailleur] doit être populaire. Outre sa capacité à mener des discussions, il doit savoir accorder ses actes à ses paroles. Les conditions matérielles difficiles dans lesquelles vit la paysannerie pauvre et moyenne, les mauvaises actions des représentants du pouvoir local, l’arriération générale, font que l’hostilité à l’égard non seulement des représentants locaux, mais du régime soviétique en général, augmente. Les bolcheviks sont responsables de tous les maux. Il faut savoir écouter ces plaintes, en sachant qu’elles peuvent soulager. Il faut savoir expliquer aux paysans ce qu’ils ont compris de travers, et être capable de repérer des actions effectivement illégales, criminelles. Il ne faut pas refuser au paysan de rédiger des requêtes. Prendre note de ses plaintes et rendre des comptes à la prochaine venue. C’est en cela que réside le succès du travail cinématographique. Il ne faut pas oublier que la grande masse des paysans n’a pas d’exigences culturelles. Conséquemment, ils répugnent à dépenser de l’argent à ça. Voilà pourquoi la séance de cinéma à la campagne ne peut pas être une séance classique, ni ressembler à une séance commerciale. Le cinéma doit marcher la main dans la main avec l’écho [sic] aux besoins des paysans.
Gurov 1926
À cela s’ajoutent les difficultés objectives à mettre ces méthodes en pratique : « Le bruit de la dynamo est tel qu’il faut forcer sur ses cordes vocales au maximum. Le texte du film doit être hurlé. Du coup, il est pratiquement impossible de procéder à un véritable commentaire » (Kashurov 1926). Ces réflexions, fréquentes dans la presse cinématographique, font évidemment peser des doutes quant à la validité descriptive de ce matériel. En d’autres termes, est-ce que ces kilomètres de papier sont autre chose que du whishful thinking ?
Les principales méthodes
On trouvera ici répertoriées les techniques d’accompagnement de la séance cinématographique les plus couramment décrites dans les textes.
La préparation du conférencier avant la séance
Avant d’entreprendre sa tournée, le conférencier doit commencer par voir le film, si possible plusieurs fois, et en faire un résumé écrit si aucun résumé n’a été fourni par le studio ou le GPP. Il note le caractère des personnages et prépare une liste de qualificatifs, d’expressions imagées ou de proverbes afin de les définir en cours de projection, repère les passages qui risquent d’être mal compris, les intertitres trop complexes (Kacigras 1929). En vue du débat, il établit une liste des questions sociales et politiques que soulève le film. Bref, il prépare la « partition verbale » du film (Zel’manov 1931). Pour les ciné-conférences (kino-lekcija) accompagnant les films documentaires ou éducatifs, le conférencier, avant tout homme de verbe pour lequel le film constitue un matériau illustratif, peut, le cas échéant, couper dans la copie, modifier le montage, compléter avec des plaques ou des diapositives (Kudrjavcev 1925 ; Suharebskij 1927, p. 31).
Avant d’entrer dans la salle (dans le foyer ou à l’extérieur)
Écran des dernières nouvelles : Un tableau composé de coupures de journaux, illustré de dessins et caricatures, permet au spectateur de prendre connaissance des dernières nouvelles. Cet « écran » doit pouvoir être lu en 5 à 10 minutes (Bykov 1934, p. 19-20).
Le foyer peut être orné de photos, d’affiches, de maquettes, de transparents lumineux, de slogans. Un stand propose des brochures en rapport avec le sujet du film. Une petite exposition ou une vitrine avec des diagrammes et des chiffres montre les avantages de la collectivisation, les progrès réalisés dans les transports, l’accomplissement du plan quinquennal (Juzi 1931 ; Kac-Nel’son 1930 et 1930a).
Journal mural : Rédigé par des membres du club local, le journal mural comprend des comptes rendus sur les films déjà projetés. Sa présentation graphique et ses couleurs vives doivent attirer le regard du spectateur (Bykov 1934).
Librairie ambulante : Dans le foyer ou directement dans la salle, un responsable organise un stand de livres, affiche des titres, incite le spectateur à se rendre à la bibliothèque. Avant le début de la séance, il organise une lecture à haute voix d’extraits de la presse ou d’oeuvres littéraires (Bykov 1934).Tableau ou casier de questions et réponses : Les spectateurs déposent dans un casier ou écrivent sur un tableau leurs questions concernant le film, leurs remarques ou suggestions quant à l’organisation de la séance (Anonyme 1930).
Avant la séance
Discours d’introduction : La durée du discours d’introduction n’excède pas 15 à 20 minutes. En reliant le sujet du film à la situation concrète du village, le conférencier peut poser quelques questions auxquelles le film apportera des réponses. Pour d’autres auteurs, ce discours ne doit pas déflorer le sujet du film, porter sur des questions politiques d’actualité (Bykov 1934, p. 12) ou sur le cinéma, ses techniques, son potentiel éducatif. Hélas, comme on le regrette dans nombre de textes, l’éducateur politique profite souvent du public assemblé pour lui servir un long prélude ennuyeux que personne n’écouterait sans la perspective de la séance. Mais, à l’inverse, transmettre la totalité du message politique et culturel à l’issue de la projection s’avère souvent impossible, tant le public est « irrésistiblement entraîné par le sempiternel bal » (Juzi 1931).
Résumé de l’action : En fonction des premières réactions du public, un résumé général de l’action peut être souhaitable. Celui-ci suivra le discours d’introduction et enchaînera éventuellement sur un résumé de la première bobine (Kacigras 1926, p. 103). Chaque bobine sera alors introduite par un bref résumé de l’action.
Victorine : Un jeu de questions et réponses sur des sujets ayant, de préférence, trait au film, peut précéder la projection. Il ne doit pas durer plus d’une vingtaine de minutes et est assorti de prix décernés aux participants ayant donné plusieurs réponses justes (calendrier, portrait de Lénine, loubok [image d’Épinal] à thème politique) (Kas 1931 ; Bykov 1934, p. 21).
Journal filmé ou journal lumineux (svetogazeta) : Ce journal est une variante du journal mural sur pellicule. Tout le matériel est reporté à l’aide d’encre de chine sur des chutes de pellicule et projeté sur l’écran à l’aide de l’objectif. Dans les exemples cités, les titres de journaux et les extraits de presse alternent avec des diagrammes, des slogans, des tableaux d’honneur, des poèmes agrémentés de dessins et de caricatures. Bien que rare, cette forme d’accompagnement des séances, pratiquée par certains responsables d’« isbas-bibliothèques », semble avoir remporté un énorme succès (Kac-Nel’son 1930b ; Anonyme 1932 ; Bykov 1934, p. 16-17).
L’accompagnement oral du film
Commentaire : Le conférencier procède à une lecture commentée des intertitres et réagit aux répliques ou réflexions du public. Sensible à l’humeur de la salle, il doit être prêt à espacer ou à multiplier ses interventions. « Il arrive qu’il entre dans son rôle et se sente un artiste du métier. » Dans ce cas, il émaille ses explications de proverbes ou dictons, caractérise les personnages par des épithètes pittoresques. Il s’attache à clarifier ou à souligner certains passages qui risqueraient de passer inaperçus et sur lesquels s’appuiera l’analyse ou le débat à l’issue de la projection. Il peut également accélérer le tour de manivelle, afin que le spectateur ne fixe pas son attention sur des scènes « inappropriées, lestes, vulgaires » ou simplement trop complexes. Inversement, il doit ralentir pendant les passages importants, par exemple lorsqu’on voit Lénine à l’écran, ou pour laisser le temps au public de déchiffrer une inscription (Kacigras 1926, p. 104-105 ; Bykov 1934, p. 15).
Dans les régions à population allogène, les explications devront être plus simples et plus nombreuses pour le public féminin. Un auteur préconise d’organiser des séances spéciales pour les femmes ou de leur réserver un espace de l’autre côté de l’écran, en veillant à ce que la projection ait lieu à une heure où celles-ci sont libres. L’idéal serait que le conférencier soit une conférencière (Bunegin 1933).
Certains auteurs recommandent de s’appuyer sur des brochures contenant le texte du commentaire :
D’après notre expérience personnelle, cette lecture n’irrite pas l’auditoire à condition que le conférencier ne se cramponne pas au texte, se place sur le côté ou au fond de la salle en tenant son livret sous une petite lampe. Dans ce cas, l’auditoire peut même avoir l’illusion d’un discours librement improvisé.
Voronov 1930
Kino-skaz : La pratique du commentaire émaillé de proverbes ou d’expressions populaires reçoit une définition particulière : le kino-skaz (dit cinématographique) [4]. Pour certains auteurs, il y a là matière à une véritable création verbale et à un travail de comédien, même si cette création vise principalement à infléchir politiquement la perception du spectateur. Plusieurs brochures développent une théorie très élaborée de cette forme, évoquent à son propos la pratique des montreurs de panoramas (raïochniki) ou des benshis japonais (Kacigras 1927 et 1928), préconisent d’associer des musiciens, récitants et chanteurs à la performance, appelée parfois montage ciné-litté-musical (Kac-Nel’son 1930a ; Kas 1931 ; Juzi 1931).
L’auteur d’une des méthodes les plus élaborées de ce « ciné-skaz » assigne au conférencier, dans une phraséologie assez eisensteinienne, la tâche « d’organiser les émotions du spectateur ». Il distingue quatre types de performances allant de l’improvisation à la création littéraire. Dans ce dernier cas, « réservé aux véritables poètes », le conférencier compose une sorte de « nouveau scénario du film » qu’il fait entendre au spectateur. Les styles, choisis en fonction des séquences, font appel au conte populaire comme au discours savant, au vers romantique comme au jargon politique. Les intertitres sont entièrement intégrés au commentaire. Au sein de cette performance, toutes les formes peuvent alterner — récit, monologue, dialogue, séquence polyphonique, pour peu que l’artiste varie les intonations et veille au contraste des timbres. La difficulté réside dans « l’équilibre architectonique » que requiert pareille prestation (Murzaev 1930).
Entre les bobines
Un tract d’information, distribué entre les bobines, fournit au spectateur diverses informations locales collectées le jour même (Bykov 1934, p. 19). Grâce à cette forme de « travail politique de masse », le conférencier informe le public des prochains spectacles, fournit la liste des nouveaux ouvrages reçus à la bibliothèque du village ou présente les résultats de l’émulation socialiste.
Le conférencier peut également profiter de la pause pour mettre en relief les épisodes cruciaux de la partie projetée et résumer l’action de la suivante (Kacigras 1926).
À l’issue de la projection
Le projectionniste ou le conférencier spécialisé a le choix entre de multiples formes permettant de développer un discours politique autour et à propos du film.
Un petit livre est consacré à l’organisation de ciné-débats : en introduction, le président de séance compare les événements du film à des faits analogues tirés de la vie locale, avant d’élargir le sujet et d’énoncer clairement quelques thèses. L’initiative de la discussion peut être confiée à des membres du Komsomol. Une anti-thèse doit être soutenue par un autre responsable qui propose au public de développer des arguments en sa faveur. À l’issue du débat, la conclusion est formulée par le président de séance et éventuellement publiée dans le journal mural (Kacigras 1926, p. 71 et suivantes ; Suharebskij 1932).
Soirée de questions et réponses : Dans ce cas, le conférencier pose directement les questions au public. Les bonnes réponses données par les spectateurs devront être reprises haut et fort, tandis que les mauvaises seront corrigées (Kas 1931 ; Suharebskij 1932).
Procès : Conçue initialement pour la critique collective d’oeuvres littéraires ou théâtrales, cette méthode n’a aucun antécédent traditionnel dans la culture populaire. Elle est directement issue de la culture révolutionnaire. Après la projection, un « procureur » prononce l’acte d’accusation. Devant le public se déroule ensuite un véritable procès, avec les accusés (qui sont les personnages du film, interprétés par des comédiens amateurs ayant assisté à la projection), un juge, un avocat, et des témoins cités à la barre (choisis parmi d’autres personnages). Certains participants peuvent être choisis ou réquisitionnés parmi les spectateurs. En fait, ce procès-spectacle doit avoir été minutieusement préparé. Idéalement, il devra être joué par les membres du club de théâtre de l’usine, la partie formelle du procès étant prise en charge par le club juridique. La totalité de la soirée (introduction, projection, procès) peut durer entre quatre et cinq heures. À l’issue des plaidoiries et du réquisitoire, les juges se retirent pour délibérer et rendre leur verdict, lequel ne correspondra pas nécessairement à la position soutenue par le réalisateur du film. Un personnage « coupable » dans le film peut être ainsi « innocenté » à l’issue de son procès dans la salle. Mais le plus souvent, le verdict ne fait que confirmer celui du film, en le rendant simplement plus catégorique, plus clair, plus unilatéral. Cette forme est censée impliquer activement le spectateur dans le message idéologique du film (Nikanorov 1930 ; Suharebskij 1933). Plus rarement, c’est le film lui-même qui pourra être sur la sellette (scénario, jeu des acteurs, travail de l’opérateur, montage, message idéologique…) (Kas 1931 ; Juzi 1931).
Enfin, la projection pourra donner lieu à un ciné-meeting sur le modèle des « radio-meetings » (Anonyme 1932) ou, mieux, à une soirée thématique autour du film, associant des interventions de tous types : concert, discours, déclamation de poèmes, improvisation rimée, chant, saynète, témoignage (pour des films à sujet historique), procès, exposition de photos, etc. (Boltjanskij 1926 ; Kacigras 1927 ; Nikanorov 1930 ; Sychev 1930 ; Kac-Nel’son 1930b ; Bykov 1934).
Services à la population : Enfin, le conférencier-projectionniste peut, à l’issue de la projection, vendre des ouvrages (dont une liste figure souvent à la fin des mémentos édités sur les films), proposer un abonnement aux journaux, suggérer au responsable de l’isba-bibliothèque ou à l’instituteur comment développer un débat autour du film, si lui-même doit aussitôt repartir (Terskoj 1925 ; Saltanov 1929). Mais, surtout, intermédiaire essentiel entre le pouvoir et l’habitant, il est censé apporter une réponse aux questions les plus diverses, de la politique internationale aux nouvelles du kolkhoze voisin.
Rapports et contrôle du travail accompli
Les itinérants sont astreints à des procédures assez complexes de contrôle. Ils doivent entretenir une correspondance avec les différentes instances dont ils dépendent, tenir un livre de comptes et, surtout, établir des rapports réguliers sur leur travail. Si l’on suit les recommandations de Kacigras (1929, p. 110-112), l’un des responsables de la cinéfication des campagnes du GPP entre 1926 et 1930, le conférencier-projectionniste doit fournir des précisions concernant vingt-neuf sujets différents, et de surcroît tenir un journal de bord dans lequel il consigne des informations sur dix-huit points (nombre de séances, de spectateurs, moyenne d’âge, accueil par les instances locales, questions et réactions du public, méthode choisie pour l’accompagnement oral de la projection…).
Du projet à la réalité
Il est certain que cette production théorique se heurte dans la pratique à une situation matérielle très défavorable : réseau des routes, coûts de location des bandes et des appareils qui résistent mal aux conditions de transport, concurrence entre diverses instances, solvabilité du public et des organes demandeurs, sans parler de la qualité même des prestations des conférenciers :
Dès à présent, les séances de cinéma sont souvent accompagnées d’une pièce en un acte, d’une déclamation, parfois de musique et de chansons. Mais le plus souvent la chose se termine par le fameux bal. Musique de bas étage, déclamation désastreuse, mise en scène bâclée d’une pièce lamentable, sans parler des éructations dénuées de sens d’un conférencier du cru qui tire profit du public réuni pour voir un film, tout cela peut finir par dégoûter les paysans du cinéma.
Kacigras 1926, p. 176
Malgré tout, à une lecture attentive, les témoignages, échos, et comptes rendus de séances livrent les traces d’une pratique réelle, même si celle-ci est toujours jugée insatisfaisante par l’institution. Une bonne partie des méthodes et brochures collectées semble notamment avoir été établie à partir de l’expérience personnelle de leurs auteurs, expérience à laquelle ils donnent a posteriori une valeur généralisatrice ou prescriptive. Certaines tournures de phrases font implicitement ou explicitement allusion à une pratique personnelle. En outre, les responsables de l’Éducation Politique (GPP) procèdent eux-mêmes périodiquement à des tournées-tests en province (Kosmatov 1985). Enfin, un film, récemment retrouvé aux archives de Krasnogorsk, montre en introduction d’un court métrage consacré à la culture maraîchère tout le déroulement (idéal) d’une séance en plein air : collage d’affiches par les enfants, mise en place de l’écran, chargement de l’appareil de projection, arrivée des musiciens, exposé du conférencier devant les kolkhoziens [5].
Mais surtout, il ne faudrait pas minimiser, sous prétexte de l’absence de sources, la pratique des itinérants privés qui accompagnent leurs projections de conférences et commentaires. Or cette activité se poursuit vraisemblablement jusqu’à l’aube des années 1930. En attestent pour le moment, et faute de documents plus directs, les tentatives de l’institution pour obtenir officiellement l’interdiction de ces conférences :
Les explicateurs de films, lors des séances de cinéma organisées dans les villages par des tourneurs privés, ne pourront être que des représentants d’organisations du Parti, des comités d’éducation politique et autres institutions et organismes soviétiques. Aucune conférence d’un tourneur privé en rapport avec le contenu et au sujet des films projetés ne sera tolérée, faute de quoi celui-ci se verra retirer son autorisation [6].
De l’écrit pour de l’oral : la question des sources
L’exposé de ce matériel inspire un certain nombre de réflexions. On sera frappé tout d’abord par l’effort théorique sans doute sans équivalent qui accompagne ou en tout cas vise à susciter cette pratique. Celui-ci émane presque toujours de l’institution et donne lieu à l’édition de supports écrits [7]. Sous ce double rapport, le cas soviétique diffère nettement des autres cas d’accompagnement des séances de cinéma évoqués dans la littérature pour d’autres pays. Cette différence nous amène à préciser, en préambule à toute réflexion, le statut des sources en question, leur intérêt et leurs limites.
On soulignera tout d’abord que la documentation utilisée pour cette étude n’avait jusqu’à présent jamais attiré l’attention des historiens spécialistes du cinéma soviétique, avant comme après la disparition du régime, en Russie comme à l’étranger. On est en droit de s’interroger sur les raisons pour lesquelles un corpus de pareille ampleur a pu être à ce point ignoré. Avançons pour le moment quelques hypothèses : la perspective auteuriste est, aujourd’hui encore, largement dominante dans les études cinématographiques postsoviétiques ; la question de la réception commence à peine à être abordée, et uniquement sous son aspect « élitaire », « central » ; enfin la réflexion sur l’institution est encore limitée à la question de la censure, elle-même envisagée selon un schéma « totalitarien » largement hérité de la guerre froide, qui met face à face le « créateur » et son « censeur » principalement vu au sommet de l’échelle (Jdanov, et, en dernière instance, Staline lui-même). Enfin, il serait absurde aujourd’hui de gommer la nouveauté même de cette thématique dans les études cinématographiques occidentales.
Cela posé, il est vrai que l’identification même de cette documentation a été particulièrement malaisée et n’aurait sans doute guère progressé sans la découverte d’un fichier de références bibliographiques portant le titre « Travail éducatif et politique », établi à l’École de cinéma de Moscou (VGIK) dans les années 1920. Autrement dit les découpages, catégories, etc. d’aujourd’hui avaient abouti à une éclipse totale du phénomène. C’est en repartant de la terminologie de l’époque que cette quête a été menée [8]. À l’issue de cette investigation, de larges pans restent inexplorés, particulièrement du côté des archives régionales, institutionnelles, politiques et judiciaires. Il est vrai aussi que l’exploitation de ce matériel présente des difficultés majeures : le niveau de description des inventaires permet en effet rarement d’identifier l’activité cinématographique en tant que telle. Toutefois, cette multiplication des sources ne présentera un réel intérêt qu’à condition que l’on sorte de cette vision institutionnelle et prescriptive du phénomène. À ce point, il convient bien de souligner les limites de ces sources, pour chercher dans l’avenir à échapper à ce qu’on pourrait décrire comme un cycle d’injonctions et de récriminations visant à susciter et à parfaire un modèle conçu de façon strictement théorique. L’idéal serait évidemment de proposer de ce phénomène une vision « d’en bas », ou au moins de parvenir à mieux mesurer la distance entre le discours et la pratique. Pour ces pratiques marginales et pour cette période, la tâche est pour le moins ardue.
La chronologie comme indice
À un autre niveau, cette spécificité écrite ne doit pas uniquement être envisagée comme une limite invalidant nos sources : elle nous renseigne sur le statut même du phénomène examiné et sur celui du cinéma dans ce pays durant cette période. Il faut, pour l’expliquer, revenir à la question chronologique posée en introduction.
La frontière supérieure du phénomène se situe, on l’a vu, nettement au-delà des années 1920, les publications des années 1930 constituent même la majorité du corpus [9]. La première explication qui vient à l’esprit tient à la propagation tardive du cinéma parlant dans le pays. On sait également que la mise en place de la Direction de la cinéfication en 1930 avait notamment pour objectif d’améliorer et de répandre davantage ces pratiques d’accompagnement. Mais se borner à ces explications nous ferait manquer l’essentiel. Il paraît beaucoup plus pertinent d’interpréter le phénomène non comme un maintien, ou une rémanence de pratiques populaires plus anciennes, mais comme le résultat de l’investissement particulier du nouveau pouvoir dans le cinéma, de la charge confiée au cinéma dans les pratiques culturelles soviétiques, au service de l’idéologie. Un document est à cet égard révélateur : il s’agit d’une circulaire de 1932 qui suggère de réfléchir aux nouvelles méthodes d’accompagnement que va nécessiter le passage au parlant (Anonyme 1932, p. 16). L’institution voit donc dans ces pratiques un moment essentiel du spectacle cinématographique, et non pas une survivance, une composante contingente.
Les conclusions concernant la borne chronologique inférieure confirment cette interprétation : ces méthodes ne sont pas directement héritières des pratiques d’accompagnement oral des projections antérieures à la révolution. Ni le personnel ni les principes mis en oeuvre ne permettent de les faire dériver de la ciné-déclamation, pas plus que du raïok. Même si elles intègrent une part de cet héritage en lui-même pluriel, ces nouvelles pratiques ne se mettent pas en place avant 1919. Les inscrire dans des chronologies connues, ou tracer une généalogie qui les rattacherait directement aux pratiques du cinéma des premiers temps, risquerait d’altérer la singularité du phénomène et conduirait à privilégier un aspect de ce phénomène, une tradition, au détriment des autres. Or on a vu que ces pratiques englobent bien davantage que la performance du bonimenteur au sens strict. Si les vertus du travail comparatif sont indiscutables (au point de permettre, comme dans le cas présent, l’apparition d’un nouvel objet de recherche), l’enquête doit se garder de privilégier les similitudes d’un pays à l’autre, au risque de réduire les documents à un schéma interprétatif, aussi séduisant soit-il. En prêtant une attention scrupuleuse au contexte, une étude fouillée débouche sur ses propres questionnements, permet de dessiner des problématiques qui soulèvent de nouvelles interrogations ou modifient en retour le cadre interprétatif préalablement formulé.
La question de l’oralité
Dans ce cas précis, la singularité du phénomène tient avant tout à son hétérogénéité. Cette hétérogénéité concerne tout d’abord les médiums employés : bibliothèques ambulantes, coupures de presse, slogans, illustrations graphiques, livrets, journaux filmés, commentaires oraux, jeux de questions-réponses, conférences, sketchs — la performance du bonimenteur peut s’appuyer sur les supports les plus divers et adopter des formes très différentes, depuis le chant jusqu’au théâtre d’agitation (le procès offrant la possibilité de rejouer le film sous une forme didactique théâtralisée). Les traditions auxquelles font appel ces méthodes sont tout aussi hétérogènes : issues de cercles savants, elles préconisent le recours à des formes populaires, comme les improvisations rimées (chastushki), et dont certaines sont en voie de disparition, comme le boniment du raïok. Ce dernier trait est, soulignons-le, davantage révélateur de la vision du public à laquelle se réfèrent les auteurs cités que d’une véritable prégnance de ces traditions. Ces formes populaires sont ici associées à des formes dont l’origine remonte aux conférences des sociétés savantes ou philanthropiques à but éducatif (d’où sont issues les pratiques orales de l’agitation bolchevique, par l’intermédiaire de la tradition populiste russe du dernier tiers du xixe siècle). Ces pratiques, selon certains auteurs, devraient en outre s’ouvrir à des traditions étrangères (les prestations des benshis) ou à des formes très modernes (le ciné-meeting ou le procès). On soulignera enfin l’hétérogénéité des fonctions, car si la visée éducative et politique y est largement prédominante, l’aspect « artistique » ou « artistico-émotionnel », pour reprendre la terminologie des sources, y est également très largement développé.
Mais en révélant la part d’association, de combinaison, de métissage entre divers médiums, formes et traditions, le cas exposé doit avant tout mener à une réflexion méthodologique. Dans le cas des « soirées thématiques », on a affaire à un spectacle véritablement intermédial, dans lequel un thème ou une situation narrative se voit déclinée sous plusieurs formes, savantes et populaires, visuelles et verbales, écrites et parlées, autour de l’axe que constitue la projection cinématographique. Or cela n’est pas sans conséquence pour le travail de l’historien appelé ainsi à dépasser le cadre spatial et temporel de la projection : le matériel examiné montre clairement combien il aurait été artificiel de découper dans cet ensemble, en ne sélectionnant que l’accompagnement oral du film, en limitant l’analyse à la performance ekphrastique vocale du conférencier exécutée durant le temps de la projection. Tout comme l’oral n’exclut pas et ne s’oppose pas à l’écrit, mais y est associé, on admettra, à partir de ce cas, qu’il convient de prendre en compte « l’avant » et « l’après » projection. La terminologie employée y conduisait d’ailleurs d’emblée : ces pratiques sont en effet généralement désignées dans ce corpus sous le terme d’« entourage politique ou culturel de l’écran », de même que cette variante du bonimenteur répond à l’appellation de « ciné-travailleur culturel », ou « ciné-éducateur politique », plutôt qu’explicateur ou conférencier.
Aussi, loin de récuser le terme d’« oralité » employé par Germain Lacasse (2000, p. 25-26) qui se référait au médiéviste Paul Zumthor, on préférera une définition souple du concept. Comme le propose François Albera (2002, p. 6-7), on parlera d’oralité du cinéma lorsqu’on est « dans l’ordre du spectacle, de l’événement, de la performance », lorsque divers éléments (ensembles provisoires agencés par le programmateur, illustrations et commentaires musicaux variant d’une projection à l’autre, modification de la cadence par le projectionniste) font apparaître le « caractère ductile, labile, changeant » du cinéma. On se rapproche ici de la notion de cinema as event (Altman 1992, p. 4). Mais, et ce cas en est un exemple significatif, l’institutionnalisation du cinéma ou sa sédentarisation n’ont pas automatiquement entraîné la fixation de ces multiples variables, fixation qui organise « le passage de l’oral à l’écrit ». Une définition élargie de la notion permet parfaitement d’imaginer une oralité au-delà de l’apparition du cinéma sonore, tout comme elle permet d’insérer de l’écrit à l’intérieur même de l’« oral », de voir de l’« oral » au-delà de la voix du bonimenteur, dans les divers supports imprimés proposés au spectateur ou édités à la seule intention du projectionniste-explicateur, dans les « journaux filmés », collages ou montages de textes et d’illustrations graphiques, reportés ou non sur pellicule, dans les slogans et mots d’ordre interpellant le spectateur depuis les murs de la salle.
Quant à l’oralité stricto sensu — ou plutôt faudrait-il peut-être parler de « performance vocale » ? —, il conviendrait de l’envisager dans ses modalités plurielles. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, trois types d’interventions vocales se rencontrent, et peut-être s’opposent : l’une savante, informée, politique et préparée — c’est celle du conférencier formé par l’institution ; l’autre, celle du tourneur privé, se définit a contrario comme populaire, « apolitique », improvisée. Elle est sans doute davantage héritière d’une tradition foraine. Enfin, on classera à part les interventions vocales de la salle, que celles-ci soient spontanées ou canalisées à l’aide des questions-réponses. Car à travers les modes de théâtralisation évoqués, ce n’est pas tant l’expression libre qui était recherchée, que l’implication des sujets dans l’énonciation d’une parole précise et attendue.
Une lecture politique et sociale
Ce type de pratiques instaure des rapports particuliers entre fiction et réalité qui révèlent une volonté de tout raccorder, contextualiser, exemplifier. L’histoire concrète du film permet de réfléchir à l’histoire concrète du village dans lequel celui-ci est projeté, à travers la situation générale du pays ou la construction du socialisme, dans un processus à entrées multiples qui peut fonctionner, selon le choix du conférencier, dans un sens ou dans l’autre : des déclarations de politique générale au film qui en constitue une application particulière, et de l’histoire du film à celle du village ou de l’usine, lieu de la projection dont on soulignera, selon les cas et l’objectif qu’on se sera fixé, les points communs ou les différences. À l’inverse, on pourra partir du film pour établir des comparaisons avec la situation locale avant d’élargir au pays, à la situation mondiale ou aux directives du parti. Ces différentes opérations (concrétisation/généralisation ; rapprochement/différenciation) et leurs combinaisons pourraient aisément être formalisées à l’aide d’un schéma.
Dans le cadre de la séance, le spectateur occupe successivement différentes positions par rapport à la diégèse : à un extrême, il peut avoir à interpréter le rôle d’un personnage du film durant le procès, à l’autre, il sera mis à distance durant l’exposé critique du conférencier et encore davantage durant les explications concernant le fonctionnement du projecteur. Au cours d’une même séance, le public est appelé à s’approprier un discours et à s’en détacher, à être juge et parti, véritable acteur dans le processus d’intégration à la nouvelle culture soviétique. Ce fonctionnement distingue encore une fois radicalement la pratique des « bonimenteurs rouges » de celle des ciné-déclamateurs des années 1910 qui, souvent cachés derrière l’écran, prêtaient leurs voix aux personnages du film.
Ces méthodes d’encadrement de la séance, combinant interventions du public et du conférencier, associant oral et écrit, tradition et modernité, visent à contrôler la réception du film. Simultanément, la confiance accordée au conférencier, formé pourtant par l’institution, est toute relative. D’une part, celui-ci est, de façon récurrente, accusé de n’être pas assez actif. De l’autre, le discours sur le film, de même que le message à transmettre à l’occasion de sa projection, vont être peu à peu élaborés « en haut », à Moscou, pour être ensuite diffusés sous forme de mémentos accompagnant la copie. Progressivement, s’impose l’idée d’un système où l’oralité idéale serait en fait entièrement dépendante d’un écrit (même si cet écrit spécifie de recourir à des formes de la culture orale populaire), et où l’improvisation serait sinon supprimée, du moins très circonscrite. On se retrouve alors face à des pratiques prérévolutionnaires qui, afin de contrôler au mieux la prise de parole publique, exigeaient que le texte de toute lecture, commentaire ou prestation orale (y compris les commentaires de lanternistes) soit préalablement soumis à la censure. L’oralité omniprésente de la tradition révolutionnaire ne signifie pas nécessairement improvisation.
Ce qui précède illustre donc certaines des distinctions établies par Germain Lacasse, à cette différence que le schéma proposé serait ici plus complexe et plus ambivalent. Dans les cas qu’analyse Lacasse, la narrativité (du film) imposée par l’institution est contrecarrée par l’expérience de la distraction offerte par la performance orale du bonimenteur. Dans le cas qui nous occupe, l’accompagnement oral est pensé comme susceptible de linéariser le récit filmique et de remplacer une réception individuelle mal contrôlable par une réception collective contrôlée. Il est significatif que l’oralité, dans de nombreux textes collectés, est censée parer à la polysémie des images et imposer, en théorie du moins, une univocité. Les différentes méthodes et médiums, employés dans diverses combinaisons, permettraient d’aboutir à un message « clair ».
On pourrait alors en conclure que la projection cinématographique fournit simplement dans ce cas l’occasion d’une séance d’endoctrinement. Mais on ne saurait trop insister sur l’écart entre le projet, sa visée générale (même implicite) et ses réalisations. Les témoignages montrent en effet l’importance de l’interaction entre le bonimenteur et son public, qui le sollicite et l’interpelle parfois très vigoureusement. C’est particulièrement le cas des itinérants dans la première moitié des années 1920 : pour éviter de se faire casser son appareil ou d’être passé à tabac, pour être hébergé sur place, voire nourri, pour se faire transporter en barque ou en télègue jusqu’au village voisin, enfin pour pouvoir revenir, le projectionniste doit se faire accepter par la population. L’adaptation de son discours à son public relève du simple pragmatisme et il n’est pas étonnant que les auteurs insistent aussi fréquemment sur le tact nécessaire dans la présentation des sujets antireligieux (dans la première moitié des années 1920).
Par ailleurs, le conférencier, relais ou représentant du pouvoir, doit également faire remonter la parole « d’en bas ». Il est censé en particulier photographier le public durant la projection (à l’aide d’une lampe à magnésium) afin d’enregistrer « objectivement » ses réactions à certains passages du film (Terskoj 1925 ; Kacigras 1926 ; Kosmatov 1985). Son journal de bord doit permettre de mieux connaître la composition et les goûts des spectateurs. De multiples formes d’enquêtes sont imaginées et proposées (Kacigras 1926 et 1928 ; Anonyme 1930 ; Rozhdestvenskij 1932). L’analyse de ces réactions a pour but déclaré d’influencer en retour la production cinématographique, en éliminant les présentations mièvres et conventionnelles du monde paysan ou de l’usine. Il ne semble pas que la production ait été effectivement influencée, même si cette référence aux « goûts réels du public tel que le montrent les enquêtes » revient fréquemment dans les débats cinématographiques. Ce matériel n’a pas pu être retrouvé dans les divers fonds d’archives explorés et il n’est pas sûr qu’il soit jamais parvenu aux studios. On notera que ces données (ou plus exactement l’existence de ces enquêtes) serviront à justifier, à partir de la fin des années 1920, l’élimination d’un certain nombre de films « incompréhensibles pour les masses », « formalistes », ou « faussement paysans [10] ».
Ce bonimenteur « rouge » est donc bien un médiateur, un « transcodeur », même s’il n’est pas exactement à la place que lui assigne Germain Lacasse dans son analyse. Sa fonction est bien, en partie du moins, celle d’adapter, voire de traduire un discours et des représentations étrangères dans des représentations plus familières. Plus familières, plus accessibles, mais non pas « plus locales ». Car ici, c’est l’institution elle-même qui édicte les règles régissant ces dernières, à partir d’une idée précise de ce qui est nocif ou incompréhensible pour le spectateur « d’en bas », et du message qu’il s’agit de lui transmettre. Si le discours est formellement plus « local », les représentations qu’il véhicule sont issues du centre, de l’institution. On est loin, on le voit, d’une pratique de « résistance ». En revanche, la médiation s’exerce ici à un double niveau. Le film a pour fonction d’exemplifier, de concrétiser des idées abstraites. Dans la salle, les phrases du conférencier explicitent les scènes muettes, assurent la suture entre les plans. Le film médiatise la compréhension des idéologèmes, tandis que les mots familiers médiatisent la compréhension du film. C’est par cette double opération que s’effectue le processus d’appropriation culturelle et d’investissement actif du spectateur dans l’actualité culturelle, sociale et politique.
Les différents aspects évoqués ici — opérations de contextualisation du film, stratégies simultanées de contrôle et de « stimulation » du spectateur et du projectionniste, méthodes de médiatisation des idéologèmes — dessinent des problématiques nouvelles pour l’histoire du cinéma soviétique, peu abordées jusqu’à présent. Celles-ci replacent le cinéma dans l’histoire politique et sociale de l’URSS. Mais elles ne lui apporteront un nouvel éclairage et ne profiteront de ses acquis qu’à condition de se départir de schémas interprétatifs obsolètes. À cet égard, les avancées de l’historiographie qui replacent au centre des préoccupations des spécialistes des années 1930 les questions d’investissement de l’individu dans le collectif, les pratiques de contrôle et les stratégies visant à susciter un certain type d’expression de soi, de même que les stratégies de résistance à ces nouveaux modèles de pensée et de comportement imposés peuvent largement nourrir la réflexion de l’historien du cinéma. Inversement, on voit sans peine ce que cette nouvelle histoire du cinéma, en révélant le contexte de réception et les stratégies de médiatisation de l’idéologie, peut apporter à une histoire des représentations dans l’URSS des années 1920 et 1930.
Une lecture esthétique : avant-garde et réalisme socialiste
À un autre niveau de lecture, ce type de pratiques empêche le spectateur d’être dans l’état de contemplation passive qui est celui du « consommateur des produits narcotiques du boulevard » décrié par Ossip Brik et les théoriciens du Front Gauche de l’Art (Brik 1927). C’est d’ailleurs plutôt à ce discours théorique, développé également au début des années 1920 par Dziga Vertov, Gustav Klucis ou le constructiviste Alexeï Gan, qu’à celui d’Eisenstein qu’il faudrait rattacher tant la pratique que les théories exposées ici (Kepley 1992, p. 21). Or, en dépit de coïncidences frappantes dans les objectifs qu’ils se donnent ou dans l’approche qu’ils ont du cinéma, aucun artiste ni théoricien de l’avant-garde ne semble s’être directement ou indirectement intéressé à ces pratiques. Inversement, aucun des textes collectés pour cette étude ne se réfère aux propositions de l’avant-garde. On avancera pour expliquer cette apparente cécité l’hypothèse du relatif cloisonnement entre, d’une part, les revues et les milieux artistiques de la capitale, et, d’autre part, les cénacles institutionnels dans lesquels étaient élaborées et expérimentées ces méthodes d’accompagnement des séances de cinéma. Il est vrai aussi que ces pratiques commencent réellement à se développer durant une période où l’avant-garde est déjà marginalisée et fait l’objet d’attaques constantes.
Mais par-delà cette absence de rapports visibles avec l’avant-garde, le modèle distraction vs contemplation amène d’autres interrogations. En effet, ce type de déclinaison d’un thème sur différents supports, selon différents degrés de fictionalisation, impliquant différents modes de participation du spectateur, renforce incontestablement le poids du spectacle que ce thème construit, au détriment de l’oeuvre cinématographique qui en constitue l’axe. Or ce rapport entre spectacle et oeuvre n’est pas banal à une époque où l’oeuvre d’art est investie d’une charge croissante. L’existence de ce genre de phénomène doit donc aussi conduire le chercheur à réviser l’image traditionnelle des pratiques culturelles de l’époque de la mise en place du réalisme socialiste, dans le sens d’une plus grande diversité. À la lumière de ce cas, les conditions concrètes de la réception dans les années 1930 mériteraient aussi d’être réexaminées. L’idée reçue selon laquelle le texte (quand bien même réécrit, modifié par la censure) est l’objet d’une fétichisation, devient immuable après avoir reçu l’imprimatur (même s’il doit ultérieurement être retiré du marché, réécrit et réédité en fonction des changements de la ligne politique) ne se vérifie pas toujours. Bien au contraire, il semble que ce texte ne soit pas (pas toujours, pas partout) donné comme objet de consommation identique quel que soit le public. Sa valeur symbolique n’est peut-être pas aussi grande qu’on l’imaginait jusqu’à présent. Il semble bien ici que le thème (« 9 janvier », « Guerre civile »…), ou le slogan (« Accomplir le plan quinquennal en 4 ans »), et le spectacle qu’il permet d’agréger prévaut sur l’oeuvre (quand bien même il s’agirait de ce modèle du réalisme socialiste qu’est Tchapaev). Les régimes de présentation et de consommation de la production artistique restent divers selon les lieux (centre-ville, quartier ouvrier, gare de chemin de fer, village) et les publics. Il en va de même pour le statut de l’auteur : selon les situations, la figure du « grand artiste » est tantôt mise en lumière, tantôt effacée au profit du spectacle politique. Il y a une différence entre voir Tchapaev comme chef-d’oeuvre des frères Vassiliev, modèle du cinéma à venir, et voir le même film au sein d’une soirée consacrée à la guerre civile, avec discours politiques, chants, improvisations rimées, interventions de témoins, en participant éventuellement à un débat ou une version théâtralisée du film après la projection.
Ce genre de cas peut donc aussi contribuer au renouvellement des schémas interprétatifs concernant la transition entre les années 1920 et les années 1930 dans l’art soviétique, longtemps réduits à l’alternative « rupture vs continuité ».
Certes, dans une histoire traditionnelle du cinéma, ce type de pratique ne peut occuper qu’une place irrémédiablement marginale. Mais dans celle de la réception, du spectateur et du spectacle, le phénomène prend toute sa dimension, aussi difficile soit-il d’en mesurer l’ampleur effective. Son étude nous permet d’approcher très concrètement le contexte de l’offre spectatorielle et culturelle dans lequel était baigné le public, les traditions dont il était pétri, les attentes qu’il nourrissait. De surcroît, et ce n’est pas le moindre de son intérêt, elle nous montre ce spectateur imaginaire que se représentait l’institution. Tout porte à croire qu’au-delà du phénomène strict du « bonimenteur », ce genre de pratique est à envisager selon une paradigmatique qui dépasse largement la séquence chronologique définie initialement.
Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, sans doute, le cinéma doit être replacé au sein d’un vaste réseau de pratiques spectaculaires et de stratégies éducatives, politiques et informatives hétérogènes. La tâche de réassigner une place chaque fois nouvelle à son objet revient donc au chercheur. Il lui revient aussi d’apprécier la pluralité des possibilités et des options, quand bien même celles-ci ont été rejetées, marginalisées, éliminées au cours de leur coexistence conflictuelle.
Appendices
Note sur l’auteur
Valérie Pozner
Elle est chargée de recherches au CNRS, spécialiste de l’histoire du cinéma russe et soviétique, auteure d’une thèse sur « Viktor Chklovski, scénariste ». Elle a animé au sein du CNRS un groupe de recherche sur les pratiques de sonorisation et de verbalisation des films muets (Colloque du Louvre intitulé « Le Muet a la parole », juin 2004, actes en préparation) et dirige actuellement un groupe de recherche sur la transition des années 1920 aux années 1930 dans les arts en Union soviétique.
Notes
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[1]
Théâtres apparus en 1909 et proposant, sur le modèle du cinéma, plusieurs séances par jour avec des programmes alternant courtes pièces, numéros de variétés et projections de cinéma. Voir Tihvinskaja 1995.
-
[2]
La mise en place de ce réseau a été largement éclairée par Alexandre Sumpf dans son DEA, soutenu en 2001 à l’Université de Paris X-Nanterre : Cinéma et Éducation politique en URSS dans les années 1920 et 1930.
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[3]
Pour donner une idée du volume de ces publications, le corpus rassemblé, qui ne prétend aucunement à l’exhaustivité, comprend plus de 120 entrées.
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[4]
Par référence à un procédé stylistique développé notamment par l’écrivain Leskov au xixe siècle et qui consiste à imiter, dans le discours du narrateur, les marques d’une oralité propre à un groupe social particulier.
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[5]
Ovoshchi proletarskim centram [des légumes pour les centres prolétariens], V. Pjatov, T. Bounimovich, 1930, RGAKFD, no 3586.
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[6]
GARF, F. 2306, op. 69, dossier 760 (I) et (II), juillet 1926-janvier 1927. Il y a tout lieu de croire que cette instruction resta encore un bon moment lettre morte.
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[7]
On comparera de ce point de vue cette littérature à celle qui accompagne, toujours en Union soviétique, la réflexion sur le parlant et le son au cinéma : ici et là, une même prolifération de projets, méthodes et théories compense peut-être les difficultés de la mise en pratique.
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[8]
Entreprise en 1997 et poursuivie irrégulièrement depuis, celle-ci a été menée, à partir d’un dépouillement systématique des fichiers thématiques des principales grandes bibliothèques de Moscou et Saint-Pétersbourg, aux rubriques « travail d’éducation politique », « travail culturel », « formation par le cinéma »…, rubriques souvent lancées au tout début des années 1920 et alimentées dans les deux premières décennies du régime. Ce premier travail a ensuite été complété par un recensement des principaux auteurs et éditeurs de brochures, par un dépouillement d’une certaine catégorie de périodiques (édités par les institutions concernées et donc non spécifiquement cinématographiques — publications des clubs, des coopératives, de l’armée — et vouées plus généralement à la formation culturelle et l’éducation politique), par un dépouillement des fichiers alphabétiques à partir des incipit les plus fréquents des titres et enfin par un examen des dossiers des films les plus fréquemment évoqués dans cette littérature, dossiers conservés au Gosfilmofond (c’est ainsi qu’ont pu être retrouvés la plupart des livrets de commentaires).
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[9]
La dernière entrée de notre corpus est datée de 1937, mais pour la simple raison que nous n’avons pas cherché au-delà.
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[10]
Sur un plan plus général, pour les usages de ce type d’enquêtes, voir particulièrement l’introduction de Brigitte Studer (2003) au recueil Parler de soi sous Staline, qui donne une typologie et une historiographie de la problématique. Voir également Hellbeck 2001 et Rittersporn 2003.
Références bibliographiques
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- Hellbeck 2001 : Jochen Hellbeck, « Working, Struggling, Becoming: Stalin-Era Autobiographical Texts », The Russian Review, vol. 60, no 3, 2001, p. 340-359.
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- Kacigras 1927 : Aleksandr Kacigras, « Ob’jasnenie kinokartin », Derevenskij teatr, no 5, 1927, p. 23-24.
- Kacigras 1928 : Aleksandr Kacigras, Kak rabotat’ s kino-peredvizhkoj v derevne, Moscou, TKP, 1929.
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- Suharebskij 1933 : Lazar’ Suharebskij, Kino-sud, opyt metodicheskoj razrabotki, Moscou, Roskino, 1933.
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