Pour Deleuze, comprendre un auteur ne peut se réduire à faire de son oeuvre un simple résumé, ou même à la commenter, ou encore à étaler la pensée du philosophe ainsi que les différentes structures conceptuelles qui la composent, comme s’il s’agissait d’un système la sous-tendant, lui préexistant, une grille n’attendant qu’à être dévoilée, révélée. La pensée d’un auteur, ou plutôt d’un créateur de concepts, ne peut être rendue qu’au prix d’un effort, d’une transformation rigoureuse, quitte à lui faire des petits dans le dos — « non pas redire ce que dit un philosophe, mais dire ce qu’il sous-entendait nécessairement, ce qu’il ne disait pas et qui est pourtant présent dans ce qu’il dit » (Deleuze 1988, p. 16) — dans un mouvement double, à la fois de fondation et de rêverie. D’abord, fonder la pensée de l’auteur dans la délivrance d’une métaphysique qui lui est inhérente — dégager en quelque sorte ce qu’elle offre de possibilités de vie. Puis, rêver cette pensée, de sorte que sa propre pensée vienne y creuser des sillons différents, qui ne tracent pas le même parcours. Il s’agit donc en quelque sorte, et comme le suggère Frédéric Gros (1995), d’écrire une fiction, d’opérer une réécriture en réinjectant une part de nouveauté, de rêve, à même les fondations de l’architecture conceptuelle d’une oeuvre, si singulière soit-elle. À partir de là, explorer avec joie jusqu’où cela peut nous mener. Ronald Bogue, professeur à l’Université de Georgia, nous propose en ce sens une série d’ouvrages voulant faire la lumière sur la philosophie deleuzienne, et ce relativement aux arts. Le premier essai de la série , Deleuze on Cinema, qui fait l’objet de ce compte rendu, porte sur les deux études que Deleuze consacre au cinéma : Cinéma I (L’Image-mouvement) et Cinéma II (L’Image-temps). Fasciné à la fois par le grand amour de Deleuze pour le septième art et par la densité avec laquelle il aborde certains concepts clés du cinéma, Bogue affiche dès le départ humilité et prudence devant une telle opacité du texte et des exigences d’exégèse de l’auteur, tant en philosophie qu’en cinéma (p. 2 ). Il propose ainsi une lecture « along with Deleuze, an exposition of his thought through an exposition of his sources and examples » (p. 2). Cette sobriété de l’amorce nous révèle deux choses : qu’effectivement une oeuvre telle que celle de Deleuze présume que le lecteur possède une connaissance exacte non seulement des oeuvres majeures du cinéma, de leurs auteurs, mais également d’une grande partie de la littérature critique et théorique qui alimente ce cinéma ; de plus, à quel point il est difficile de rendre justice à la philosophie de Deleuze et de son oeuvre, tout en tâchant d’adresser ses explications tant aux philosophes qu’aux non-philosophes. Force est de constater que Bogue — qui cherchait à rendre compte de l’extrême rigueur, de l’impressionnante cohérence avec lesquelles Deleuze parcourt non pas une histoire du cinéma, mais un tracé, un terrain conceptuel et cinématographique tout à la fois — se trouve en quelque sorte à fixer cette fulgurante trajectoire des deux Cinéma en un sommaire bien souvent mimétique, accompagné d’une mise en tableau des différents signes qui y sont répertoriés (p. 70-71). Il prend comme point de départ l’idée d’ouverture de L’Image-mouvement selon laquelle Deleuze désirait élaborer une sorte de classification des signes purement cinématographiques, s’inspirant fortement de la conception bergsonnienne du mouvement, du temps et de l’image, mais également de la classification sémiotique peircienne . Il suit donc scrupuleusement cette ligne taxinomique virtuelle, du signe le plus « simple » au plus « complexe », c’est-à-dire …
Appendices
Références bibliographiques
- Deleuze 1988 : Gilles Deleuze, « Entretien avec Raymond Bellour et François Ewald », Magazine littéraire, no 257, 1988.
- Gros 1995 : Frédéric Gros, « Le Foucault de Deleuze : une fiction métaphysique », dans Gilles Deleuze, Philosophie, no 47, Paris, Minuit, 1995, p. 53-54.
- Martin 1993 : Jean-Clet Martin, Variations. La philosophie de Gilles Deleuze, Paris, Payot, 1993.