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Je propose illico un titre alternatif pour le brillant livre de Livio Belloï : L’Écran qui nous regarde. Si d’autres ont écrit sur l’entrée du spectateur dans la fiction, voici un essai révélant comment la subjectivité a été introduite dans le cinéma des premiers temps, et ce à quoi pensaient les trains de La Ciotat en fonçant sur les premiers spectateurs de cinéma [1]. L’auteur nous dit en concluant qu’une histoire du regard de (et du) cinéma n’est possible qu’en examinant les transformations des pratiques de représentation et les mises en jeu du regard qui leur répondent. Ce livre est une des premières et certainement une des plus fécondes tentatives en ce sens [2].
L’entrée en matière, malheureusement très courte, nous annonce un travail de « transversalisation » (p. 20) qui consisterait en une analyse formelle fondée sur une généalogie. Son objectif est de mettre à jour « ce qui nous regarde » au-delà des simples formes, par l’examen de quatre sortes d’images-attractions : la scène de rue, la vue attentatoire, la vue panoramique et le plan emblématique. Heureusement, les quatre chapitres consacrés à chacune de ces formes développent abondamment le court programme exposé au début.
Première station. Reposant sur une « pensée de l’espace d’interaction » (p. 72), la scène de rue Lumière serait la représentation d’une rencontre entre un opérateur-flâneur et un badaud qui devient le premier spectateur de cinéma par envie de se voir sur l’écran. Belloï n’avance pas en terrain miné et base ses hypothèses sur de minutieuses et perspicaces analyses des vues Lumière. Il y débusque surtout les traces des intentions des opérateurs et des badauds, les uns voulant voir et filmer sans être vus filmant, et les autres voulant surtout voir s’ils seront vus filmés. Cette formule me semble résumer assez adéquatement le phénomène et l’étude sur les vues Lumière et autres. L’irruption du Cinématographe dans l’histoire et de son opérateur dans la rue suppose une nouvelle opération cognitive. Il faut désormais concevoir la possibilité d’un espace de représentation intégrant le mouvement et, au-delà, la subjectivité.
Le deuxième chapitre s’attaque à ce qui agressa le spectateur : la vue attentatoire. C’est à toute vitesse que viennent vers le public les premiers personnages et les premiers paysages. Aux premiers regards des spectateurs vers l’écran répondent des machines qui foncent sur eux, si ce n’est l’espace lui-même comme dans les « Phantom Rides ». C’est d’ailleurs dans ce deuxième chapitre que Belloï lui-même charge le plus audacieusement. Il relativise la notion faisant le plus consensus chez les historiens des premiers temps du cinéma, celle de cinéma des attractions, et propose en lieu et place celle d’image-attraction (p. 86), qu’il pense plus appropriée parce que moins générale et moins homogène. Une des formes de ce type de cinéma serait la vue attentatoire parce qu’il est un cinéma de l’effet et du réflexe. L’auteur nous amène à nouveau près des voies, vers les trains Lumière et Biograph, les premiers à leur arrivée, les autres de passage (p. 120). Il y regarde les locomotives comme autant de projectiles lancés vers les spectateurs-cibles, qu’il croit plus éberlués par la disparition des locomotives que par leur irruption (p. 154). Ici aussi les analyses sont minutieuses et pertinentes, montrant la vue attentatoire comme fiction révélant la réalité de l’image en tant qu’interlocutrice du regard.
Belloï fait apparaître le spectateur à l’écran par couches successives, comme imprimées par les regards des spectateurs de la salle vers les figures qui se répètent sous de nouvelles formes. Après l’attaque rapide du regard par le train, le lecteur glisse au chapitre trois vers la vue panoramique et ses deux directions : frontalité et latéralité. Ici est construite une subjectivité qui est celle du public comme voyageur. Vision rapide d’impressions instables, le panorama inaugure un regard qui opère dans la mobilité, à l’instar du passager de train qui est le compagnon du lecteur tout au long de ce livre. Par le panorama frontal, on assimile le point de vue de la machine, par le panorama latéral une subjectivité « sans sujet déclaré » (p. 210). Le panorama aurait entraîné le sujet d’une spectature immobile à être un « spectateur fantasmatiquement mobilisé » (p. 230). J’ai souligné le mot « entraîné » parce que ce terme me semble bien désigner deux fonctions des vues en regard du parcours cognitif décrit par Belloï : les vues en-train-ent le spectateur en l’emmenant subjectivement dans le train ; les vues entraînent le spectateur en lui apprenant à assimiler la fiction du regard écranique mobile. Dès lors est justifiée la constatation de la page 233, où l’auteur écrit que le panorama marque le début de la vision haptique.
Le quatrième et dernier chapitre nous fait participer au plus long périple de ce livre, périple qui ne consiste pourtant qu’à piétiner dans une entrée : on examine maintenant le plan emblématique, plus souvent qu’autrement placé ou associé au début d’un film, et qui signifierait « ce que nous allons voir doit commencer par nous regarder » (p. 327). Le plan-emblème sert aussi à présenter les acteurs et parfois l’auteur, mettant les spectateurs face à ceux qu’il verra plus loin et qui le regardent.
Nouveau départ en train, dans un film peu connu et ici analysé avec brio : When the Devil Drives. Belloï soutient que ce film est lui-même un condensé de la réflexion mise de l’avant dans son livre, et nous indique lui-même en quoi le plan emblématique est la suite de la construction de la subjectivité spectorielle :
Tandis que la vue panoramique aura inversé, historiquement, la vue attentatoire, en lui adjoignant la mobilité du cadre, la vue subjective, pour sa part, se sera élaborée autour de la vue panoramique, en substituant à sa mobilité constitutive un Sujet déclaré du regard, ainsi qu’une marque formelle destinée à en signifier l’exercice (le cache, circulaire ou non). À son tour, le plan emblématique se sera en partie fondé sur la vue subjective, dont il aura élidé le Sujet, tout en conservant, parfois, sa marque formelle, désormais tendue en direction d’une autre instance regardante, le Spectateur. Très éloignées les unes des autres de prime abord, ces figures diverses, pour autant qu’on les examine de près, semblent donc devoir constituer autant de jalons au sein d’une progression réglée, tant historiquement que théoriquement.
p. 305
Cette citation montre que non seulement l’auteur sait fort bien retourner son regard en direction de son propre parcours, mais aussi qu’il a accompli le périple envisagé, c’est-à-dire celui de retracer une histoire du regard dans le cinéma des premiers temps par l’examen de la reprise de ses figures les plus marquantes. Mais l’historien qui le lit, s’il ne peut lui adresser de reproches, peut lui aussi remettre ce travail en perspective. Il s’agit d’une histoire du regard faite à partir de la seule spectature des films. Le spectateur construit ici est une figure abstraite, un sujet cognitif déduit de l’analyse des oeuvres. Il est assimilé au passager de voyage ferroviaire, mais nous ne savons pas d’où vient ce passager, ni où il va, ni ce qu’il emporte dans ses bagages. Ceci signale, il me semble, certaines limites de l’ouvrage, qui aurait pu gagner à emprunter aux nombreuses études faites sur la réception, par exemple les travaux de Janet Staiger ou de Miriam Hansen.
L’analyse des films, toujours brillante quant à leurs figures et à leurs reprises, souffre peut-être aussi de ne pas contextualiser les figurants et les personnages. Ils sont encore plus abstraits que les spectateurs, étant badauds ou passagers de trains, dont on néglige les coordonnées de temps et de lieu. Or il me semble que ces détails font aussi partie de l’évolution de la cognition et de la subjectivité, au point d’être parfois ce qui la motive ou l’encadre. L’auteur n’élabore pas beaucoup plus sur les présupposés de son travail. L’introduction est fort abrégée et si la suite nous éclaire brillamment sur les objectifs et les méthodes de cette recherche, ses bases théoriques auraient pu être un peu mieux exposées. Belloï écorche souvent les historiens qu’il accuse de faire dans l’anecdotique plutôt que dans le théorique ; mais il est bien évident qu’un travail comme le sien aurait été impossible sans les travaux accomplis par les historiens sur les corpus qu’il examine.
Malgré ces ajouts que je peux projeter moi-même sur l’écran dessiné par Belloï, je vois fort bien cet espace me regarder, je comprends comment il est arrivé à le faire, et comment j’en suis venu à le voir me regarder. Par la créativité de son analyse et la qualité de son écriture, voici peut-être une des contributions majeures à la réflexion sur le cinéma des premiers temps. Certainement un ouvrage original et marquant. Certainement une voie à suivre pour que les travaux sur ce corpus demeurent enrichissants.
Appendices
Note sur le collaborateur
Germain Lacasse
Professeur au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, il a écrit plusieurs ouvrages sur le cinéma des premiers temps (au Québec et au Canada, notamment). Son dernier livre, Les Bonimenteurs de vues animées, a obtenu le Prix Raymond Klibansky (2002).
Notes
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[1]
J’emprunte évidemment cette formule au livre de Jacques Aumont : À quoi pensent les films, Paris, Séguier, 1996.
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[2]
Une autre étude sur un sujet parent fut l’ouvrage collectif édité sous la direction d’André Gaudreault : Ce que je vois de mon ciné. La représentation du regard dans le cinéma des premiers temps, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.