Abstracts
Résumé
Le présent article propose une réflexion sur la place de l’alliée dans les luttes des peuples autochtones, par l’entremise de discussions sur certains concepts pertinents dont l’intersectionnalité, le colorisme et la blanchité. Il porte particulièrement sur le débat concernant les places que les individus, selon leurs complexités, peuvent prendre lors de leurs engagements dans la lutte contre les oppressions intersectionnelles et multiples fréquemment subies par les membres des Premières Nations au Canada.
Mots-clés :
- peuples autochtones,
- intersectionnalité,
- colorisme,
- alliés,
- blanchité
Article body
Je suis une Brésilienne dont l'histoire familiale est intimement liée à l'histoire de l’invasion du Brésil par le Portugal. Je suis la fille, la petite-fille, l’arrière-petite-fille et l’arrière-arrière-petite-fille de Brésiliens, du côté maternel. Mon ascendance paternelle compte des ancêtres européens, et j'ai hérité, dans mon phénotype, beaucoup plus de leurs caractéristiques que celles de mes ancêtres brésiliens. Pour cette raison, dans mon pays, je suis considérée comme une personne blanche. Lorsque je parle d'une ascendance brésilienne, je parle aussi d'une ascendance amazonienne. Oui, je suis la fille, la petite-fille et l’arrière-petite-fille de gens nés dans l'État de l’Amazonas. Est-ce que cela fait nécessairement de moi une autochtone? Évidemment que non! Toutefois, ce fait me situe à une autre place dans la manière dont nous, les Brésiliens, nous comprenons et nous percevons. En outre, j'ai grandi dans un village appelé Balbina, situé à environ 300 kilomètres de Manaus, la capitale de l'État d'Amazonas. Or, ma famille et mon expérience ont fait en sorte que je m’identifie beaucoup plus à mes racines brésiliennes qu'à mes racines européennes, malgré mon apparence. J'explique qu'au Brésil, on me considère comme une femme blanche, rien de plus. Quelles que soient mes ascendances noires et autochtones, mon apparence sera toujours associée à ce qu’on appelle la « blanchité ». Pour cette raison et parce que j'ai été dépossédée de toute l'histoire des femmes de ma famille, je n'ai jamais pu trouver la société ou la communauté autochtone à laquelle mes ancêtres auraient appartenu. Mais il y a une rumeur – dans ma famille comme dans celle de beaucoup de familles brésiliennes – selon laquelle mon arrière-grand-mère Umbelina serait d'origine autochtone. Cependant, aucun membre de ma famille ne connaît l'histoire de sa vie d’avant le mariage avec mon arrière-grand-père. C’est l’histoire ancienne et très connue des femmes dépossédées de leurs corps, de leurs droits et de leurs mémoires.
Aussi, il est important de souligner que je viens d’un pays extrêmement raciste, surtout envers les personnes noires et les personnes autochtones. Le colorisme – théorie qui renvoie à la discrimination basée sur la couleur de la peau au sein d'une même communauté ou d’un même groupe racial et axée plus précisément sur les nuances de la couleur de la peau (Alessandra Devulsky 2023) – et le profilage racial sont très présents dans mon pays. Et même si au Québec, je suis considérée comme une personne racialisée je suis blanche dans mon pays. Afin d’être reconnu comme une personne autochtone ou une représentante des Premiers Peuples, dans la majorité des cas[1], on doit avoir un lien d’appartenance à une nation ou communauté autochtone.
J’ai décidé de commencer le présent texte par cette courte introduction pour poser la question fondamentale suivante : Comment puis-je, en tant que femme immigrante d'un pays pauvre — même si considérée comme blanche dans mon pays d'origine —, m'engager dans les luttes des peuples autochtones au Québec et au Canada? Par ailleurs, comment suis-je comprise au Québec et au Canada? Quelle est ma place dans l’intersectionnalité? Femme? Latino-américaine? Dans le même sens, comment puis-je, en tant que conseillère auprès des personnes étudiantes autochtones à l'UQAM, me positionner en tant qu’alliée? Il est important de préciser que mon rôle en tant que conseillère consiste à soutenir individuellement les personnes étudiantes autochtones dans leur parcours universitaire, personnel ou familial, par des rencontres en personne ou à distance. Parmi d’autres responsabilités, j’ai également la charge d’organiser des activités sociales et culturelles comme les cercles de partage et des ateliers et de favoriser la sécurisation culturelle des personnes étudiantes.
Selon Kimberlé W. Crenshaw, l’intersectionnalité consiste en la conceptualisation du problème à saisir les conséquences structurelles et dynamiques de l'interaction entre deux ou plusieurs axes de subordination. Une attention particulière est portée à la façon dont le racisme, le patriarcat, l'oppression de classe et d'autres systèmes discriminatoires engendrent des inégalités fondamentales. Ces inégalités structurent les positions relatives des femmes, des personnes racialisées, des ethnies et des classes. En outre, l'intersectionnalité met l'accent sur la façon dont des actions et des politiques particulières génèrent des oppressions qui s'étendent sur ces axes, constituant ainsi des aspects dynamiques ou actifs de la non-responsabilité (Crenshaw 2002).
Par conséquent, il est possible d’affirmer que je me trouve dans l’intersectionnalité par mon statut de femme latino-américaine au Canada. Mais il me faudrait plus que cela. Je dois reconnaître que mon engagement dans la lutte des Premiers Peuples et dans la lutte contre les oppressions multiples et intersectionnelles laisse entendre que, bien que j'occupe certaines de ces positions minoritaires, je ne peux pas les occuper toutes simultanément. En d'autres termes, je dois toujours m'engager sur les plans académique, politique et interpersonnel de la même manière pour toutes ces positions, car comprendre comment les multiples oppressions interagissent signifie également réunir les conditions d'un activisme juste. Il est ainsi important de toujours être conscient et de garder à l'esprit la différence évidente entre être un allié et un protagoniste. Il y a plus de 20 ans, je commençais le parcours vers cette compréhension.
Au début de ma maîtrise en anthropologie en 2003, j'ai participé à un projet sur le phénomène du suicide chez les Guarani Kaiowá, qui vivent dans l'État du Mato Grosso do Sul, au Brésil. Cette expérience m’a révélé tout un nouveau monde, plein de possibilités d’études, d’entraide et d’alliance et, le plus important, a réveillé en moi une identification avec les peuples autochtones qui m’était encore méconnue. Après ce séjour, j’étais décidée à concentrer tous mes efforts de recherche sur les questions relatives aux Premiers Peuples des Amériques. Conséquemment, j’ai entamé une recherche sur les compétences autochtones spéciales de quatre pays andins, soit la Bolivie, l’Équateur, la Colombie et le Pérou. De plus, j’ai étudié la situation politique et juridique actuelle des peuples autochtones au Brésil et au Mexique, dans le but de comparer la progression de quelques politiques étatiques en matière de droits propres à ces derniers. Par ailleurs, connaître d’autres réalités juridiques des populations autochtones latino-américaines a soulevé en moi un intérêt pour d’autres pays du continent américain, dont le Canada.
En 2006, j’ai déménagé à Montréal pour entreprendre un doctorat en anthropologie à l’Université de Montréal. Grâce à toutes mes expériences mentionnées, l’idée initiale pour le projet de doctorat était d’établir une comparaison entre les politiques étatiques visant les peuples autochtones au Brésil et au Canada. Cependant, le fait d’avoir joint, en 2007, une équipe de recherche sur la prévention du suicide en milieu autochtone désignée Wasena / Waseya, (en atikamekw et en anishinaabe, respectivement) et signifiant « lumière après la tempête », en français, a changé mes plans. Afin d’atteindre les objectifs du projet prévu pour une période d’environ quatre ans, j’ai réalisé de fréquents voyages vers des communautés anishinabek au nord du Québec et visité les lieux qu’on nomme « semi-urbains », comme Val-d’Or et Senneterre, où l’on retrouve des représentants de plusieurs Premières Nations.
Mes séjours étaient consacrés à la réalisation d’entretiens avec des membres de familles autochtones. La plus grande partie des quatre ans dédiés au projet de recherche Wasena / Waseya s’est avérée une expérience riche sur plusieurs plans. En effet, connaître des sociétés autochtones au Québec et au Canada d’aussi près m’a fait découvrir un autre monde, m’a rapproché de la pluralité des Premiers Peuples du continent américain, même si j’en avais une certaine connaissance. De cette façon, les voyages très fréquents, l’utilisation de questionnaires, les séjours dans les communautés, les villages et les villes dans les alentours m’ont préparée à mener les recherches de terrain nécessaires à la rédaction de ma thèse de doctorat. Forte de mon expérience, de ma volonté et de mes connaissances, j'ai notamment mené une recherche de terrain de 12 mois dans la communauté atikamekw de Manawan et j'ai soutenu en avril 2012 la thèse Couper le fil de la vie : suicide et rituels de mort chez les Atikamekw de Manawan.
Depuis lors, je n’ai jamais cessé de travailler auprès des peuples autochtones au Brésil et au Canada. D’ailleurs, cette explication de l’établissement de mon engagement est fondamentale pour l’analyse que je vous propose : quand et comment se reconnaître en tant qu’alliée des Premiers Peuples et, surtout, comment éviter les pièges de cette dénomination.
Selon la psychologue brésilienne Cida Bento (2022), il existe au Brésil un pacte narcissique de la blanchité. Par cette expression, elle désigne la manière dont les personnes blanches collaborent pour maintenir leurs privilèges et pour finir par exclure des groupes autres que le leur. Il me semble important d’aborder ce pacte, car on doit réfléchir au rôle d’alliée d’une personne considérée comme blanche dans les luttes des peuples autochtones. La composition des alliés du mouvement ou de la cause autochtone est donc hétérogène, tant du point de vue de l'autoidentification raciale que du positionnement politique. Certains s'identifient comme descendants des peuples autochtones, mais sans lien avec une nation ou une communauté en soi, tandis que d’autres s’identifient simplement comme « moins blancs ». D'autres, cependant, parce qu'ils sont suffisamment critiques ou parce qu'ils ne sont pas en position de remettre en question leur blanchité, assument leur véritable « place de privilège ». Mais il faut se poser une question : Comment concevoir un allié blanc véritablement critique et militant, qui collabore réellement à la lutte des Premiers Peuples? Quel est le rôle de contribution d'une personne blanche?
Ces questions ne visent pas à justifier ou à légitimer l'inclusion des blancs dans les luttes des peuples autochtones. Ce qu’il faudrait, c'est remettre en question la possibilité de participation et provoquer un débat sur le rôle des blancs notamment dans les luttes contre le racisme systémique et pour l’autochtonisation des espaces de pouvoir. On cherche donc à savoir où les alliés blancs sont censés se situer par rapport aux mouvements des Premiers Peuples : à l'intérieur, à l'extérieur ou en parallèle? Par ailleurs, d'autres questions surviennent. Par exemple, il faut s'interroger sur l’autonomie des personnes blanches au sein de ces mouvements. Est-ce que la relation de collaboration est à long terme ou plutôt ponctuelle? Stratégique? Et finalement, il faut se demander si, pour les blancs qui se considèrent des alliés, les luttes des Premières Nations sont au coeur de leurs propres luttes.
Sur ce dernier point, il faut revenir aux discussions portant notamment sur les traumatismes intergénérationnels, la dépossession des cultures, la violence perpétrée à l’encontre des peuples autochtones dans les pensionnats ainsi que le racisme systémique, le profilage racial et toutes sortes de discriminations vécues aujourd’hui par les membres des Premiers Peuples. L'activisme serait-il, par conséquent, la limite de l'action antiraciste blanche? La réponse est non! Avant tout, il faut aller au-delà du pacte narcissique de la blanchité, c'est-à-dire reconnaître les privilèges. En outre, on doit comprendre que nous ne sommes pas les protagonistes de cette lutte et qu’on doit avant toute chose se taire et écouter au lieu de parler au nom d’autrui.
Enfin, il n'existe pas de réponses faciles ou évidentes à ces questions. En fait, nous devons évaluer les défis que pose l'examen critique de la blanchité. Tout d'abord, la diversité présente au Québec et au Canada placera les alliés blancs dans diverses catégories. Comme pour moi, une personne qui se voit comme blanche peut être reconnue comme appartenant à un marqueur ethnique ou social différent, et ce, parce que la blanchité est une catégorie historique et relationnelle associée à des significations socialement construites. On se retrouve donc avec une variante qui dépend du temps et de l’endroit; une personne blanche au Brésil peut ainsi être reconnue comme étant latino-américaine au Canada. Or, la blanchité n'est pas illimitée ou inconditionnelle; elle est imprégnée d'autres catégories qui la structurent et parfois de privilèges, parfois de subordination. Par conséquent, il faut tenir compte de la possibilité que le phénotype, le genre, le pays d'origine et la classe d’une personne détermineront les privilèges qui lui seront accordés.
En ce sens, nous, les alliés, on doit se situer dans la lutte antiraciste sous la direction de ceux qui réclament réparation. Il est nécessaire de reconnaître tous les sévices historiquement causés, afin de contribuer à restaurer l'espace volé de la parole, de la transmission culturelle et de la vie. Nous devons donc prendre du recul, déconstruire notre appareil idéologique colonial et exercer véritablement la décolonisation des esprits. La lutte des alliés contre la discrimination et le racisme systémique subis par les Premiers Peuples est une obligation éthique, politique et réparatrice. L’acquisition des mécanismes d'un militantisme antiraciste, anti paternaliste, décolonisé et non sectorisé est un défi à notre blanchité.
La différence entre se désigner soi-même et être réellement une alliée de la cause autochtone se fonde sur la compréhension de sa place dans cette lutte, dans ces revendications. En tant qu'alliée, je pense qu’il faut promouvoir des débats et des réflexions parmi les non-autochtones – surtout les Blancs –, en incluant effectivement les peuples autochtones. Ainsi, nous devons toujours porter une attention particulière à notre propre discours et à nos actions et prendre des mesures efficaces pour lutter contre le racisme et la discrimination systémique vécus par les membres des Premiers Peuples.
En guise de conclusion, j’affirme que, en tant que conseillère auprès des étudiants autochtones, je suis en mesure d'être proche d'eux, d'écouter leurs demandes et de répondre au mieux. L'équipe du NISKA et moi-même privilégions un service horizontal, où l'écoute est à l’avant-plan de l’action. Cette approche présente des avantages, notamment en ce qui concerne la transmission d'information. L'expérience riche en connaissances favorise la recherche de possibilités dans le processus d'enseignement et d'apprentissage et améliore l'expérience des personnes étudiantes autochtones dans leur parcours académique et universitaire.
Il existe donc un désir de surmonter la désinformation concernant les histoires, les cultures et les réalités des Premières Nations. Lorsque je suis confrontée à la nécessité d'assurer la liaison entre une personne étudiante et son professeur, il m'apparaît explicitement que l'idée d'une personne autochtone générique est toujours présente. Or, il est possible de lutter contre la discrimination, le racisme systémique et les préjugés, en approfondissant sa compréhension des réalités des personnes étudiantes autochtones.
Appendices
Note biographique
Livia Vitenti est titulaire d'un doctorat et d'une maîtrise en anthropologie. Elle a effectué des recherches postdoctorales au sein du département de bioéthique de l'UNESCO et du département d'anthropologie de l'université de Brasília. Ses domaines d'expertise incluent l'anthropologie de la santé, les études sur les Premières Nations et les populations autochtones, les études de genre, l’éducation et l'anthropologie de l'État.
Note
-
[1]
Au Brésil, il n'existe aucun processus réglementaire faisant en sorte de déterminer qui est autochtone.
Bibliographie
- BENTO, Cida, 2022, O Pacto da Branquitude, 1ª edição, Rio de Janeiro : Companhia das Letras.
- CRENSHAW, Kimberlé W., 2021, « Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire du droit antidiscriminatoire, de la théorie féministe et des politiques de l’antiracisme », Droit et société, 108 :465-487. En ligne : https://doi.org/10.3917/drs1.108.0465.
- DEVULSY, Alessandra, 2023, Le colorisme : métissage, nuances de couleurs de peau et discriminations, Paris : Anacaona Editions.