Abstracts
Résumé
Marcher sur le sentier de la décolonisation, de la réconciliation et de l’autochtonisation selon le principe du Double Regard / Etuaptmumk (Two-Eyed Seeing) demande une ouverture à la coconstruction, soit à la reconnaissance de l’égalité des savoirs. Pour y parvenir, toutes les personnes impliquées dans un projet qui se veut guidé par une véritable coréalisation incarnent le sens et l’application d’un faire-ensemble. Dans un tel contexte, la question du rôle de la personne « alliée » peut se poser. Cet article se veut un partage d’expériences, sans prétention ni prescription, recueilli lors d’échanges sur le rôle de la personne « alliée », dans le cadre de l’élaboration de trois projets distincts. Ces derniers se sont déroulés dans le respect des différences de visions ou de paradigmes. Il s’inspire du récit polyvocal pour présenter notre réflexion collective à ce sujet.
Mots-clés :
- Personne alliée,
- principe du Double Regard,
- Etuaptmumk,
- approche coconstructive,
- groupes de travail paritaires Autochtones-allochtones
Abstract
The path to decolonization, reconciliation and indigenization in terms of Etuaptmumk (Two-Eyed Seeing) requires openness to co-construction, i.e. the willingness to recognize the equality of knowledge. To achieve this, all the people involved in three different projects guided by genuine coconstruction must embody and apply what it means to be working together. As such, the role of “allies” may be addressed. The purpose of this article is to share insights, free of pretense or prescription, from conversations held on the role of “allies,”, while acknowledging differences of vision or paradigm. In the form of a polyvocal narrative, it presents our collective thinking process on this subject.
Keywords:
- Allyship,
- Two-Eyed Seeing principle,
- Etuaptmumk,
- co-constructive approach,
- Indigenous‑non‑Indigenous joint working groups
Article body
À Miniam, à Andréanne, à tous nos partenaires.
Introduction
Dans le cadre de l’élaboration de trois différents projets, trois groupes de travail se sont constitués dans l’intention de respecter autant que possible l’application du principe du Double Regard ou Etuaptmumk (Two-Eyed Seeing). Ce principe peut être défini en quelques mots comme étant une vision du monde dans laquelle se retrouvent ensemble, de manière égale, les philosophies et les savoirs autochtones et occidentaux (Bartlett, Marshall et Marshall 2012).
Pour ce faire, il était incontournable de constituer des groupes de travail paritaires Autochtones-allochtones, idéalement mixtes. Peu importe la constitution des groupes de travail, toutes les personnes participantes — chercheuses, praticiennes et étudiantes — se sont rassemblées pour atteindre les objectifs fixés en commun. Cette coconstruction a pu se réaliser dans le cadre de projets divers[1], comme un programme de formation, un jardin ou encore un guide d’accompagnement, pour ce qui nous occupent dans cet article. Ce principe du Double Regard a pour essence même de laisser une place à l’Autre, une voix égale. Par souci de congruence et d’authenticité, cette démarche coconstructive a défié les normes de temps et d’espace dans la réalisation de ces projets. Cela dit, il a été essentiel de respecter ce temps et cet espace nouveaux demandés par chacun et chacune.
Lors de la réalisation de chaque projet, l’un des exercices que nous avions était de respecter le principe du Double Regard tant dans le milieu professionnel de la santé que de l’éducation, que nous soyons Autochtones ou allochtones. Nous proposons de faire état des échanges que les personnes membres et partenaires de ces groupes de travail ont eus sur le rôle de la personne alliée, dans ces contextes de coconstruction, de manière à représenter les visions autochtones et allochtones que nous avons de ce travail en application du Double Regard. Ainsi, nous n’explorerons pas plus que nous ne décrirons les projets. En effet, l’intention de cet article est de présenter quelques réflexions ayant eu lieu sur la notion de la personne alliée dans le cadre d’initiatives réalisées selon le principe du Double Regard / Etuaptmumk.
Ipso facto, cette note de recherche s’aligne et est aussi réalisée en cohérence avec le principe du Double Regard. Sous la forme d’une revue auto-ethnographique, nos témoignages sur cette coconstruction conjuguent la tradition orale retranscrite de manière structurée, afin de nous assurer de la cohérence et de la fluidité de la lecture du texte. Pour illustrer cette conjonction de voix, nous avons construit cet article sous la forme d’un récit polyvocal, dans le sens de la polyvocalité de Nathaniel Kohn (2000), laquelle « fait en sorte de créer des espaces où plusieurs voix variées se côtoient dans l’interaction et la juxtaposition » [notre traduction] (Kohn 2000, cité dans Paquin et Noury 2021), voire plus encore là où elles se raccordent au point de se confondre sur le plan narratif.
Enfin, pour faciliter la compréhension du contexte dans lequel les projets s’inscrivent, nous discuterons brièvement de la relation entre Autochtones et allochtones et des raisons qui peuvent renforcer et fragiliser sa coconstruction. Ensuite, nous préciserons notre compréhension du rôle de la personne alliée en contexte de coconstruction autochtone-allochtone après avoir précisé le double cadre conceptuel retenu pour nos échanges. Par la suite, nous décrirons brièvement la méthodologie de l’autoethnographie et nous terminerons par une synthèse de ce que nous en retenons.
Problématique
Dans le cadre des relations entre Autochtones et allochtones, le rapport aux savoirs sur de nombreuses réalités vécues et reconnues se pose toujours. Autant le spectre de la connaissance (The DICS Pyramid; Wallace 2007) peut être très large en ce qui a trait à certaines réalités, autant il semble bien plus réduit quant aux réalités autochtones. Il va sans dire que ce manque de connaissances remet en cause l’évolution de l’acquisition des savoirs et le développement de leur mise en application ; pensons à la place limitée, voire invisibilisante des Premières Nations et des Inuit dans le système de l’éducation et dans les milieux professionnels au Québec, par rapport à d’autres figures issues de l’Antiquité ou d’autres continents, par exemple. Malgré ces questionnements, notamment depuis la publication des rapports d’enquêtes nationale et provinciale et de leurs recommandations distinctes (CVR 2015; ENFFADA 2019, pour n’en nommer que quelques-uns), la méconnaissance des réalités et des réalisations autochtones est malheureusement encore bien courante et peut être un enjeu dans la prise de contact et le maintien des relations. Il est donc nécessaire avant tout de défaire les préjugés ou encore les mythes (Lepage 2019) pour saisir l’importance des renseignements erronés ou incomplets.
Afin d’illustrer notre propos, nous avons imaginé une version de la pyramide inversée de la connaissance inspirée et adaptée à partir de l’article de Grodie et Dos Santos (2017) et de la pyramide de Wallace (2007; voir figure 1) :
Figure 1
La pyramide inversée de la connaissance
Devant cette déclinaison, les partenaires peuvent exprimer différents états émotifs. En effet, cette pyramide inversée de la connaissance, qui inclurait la méconnaissance, peut se décliner jusqu’à l’ignorance totale d’événements historiques aussi bouleversants qu’importants. À cette situation se conjuguent un déséquilibre vécu et l’incompréhension devant cette ignorance des autres, créant un inconfort, voire un malaise durable, entre les deux partenaires autochtones et allochtones, quels que soient le niveau de scolarité et le milieu de travail.
En effet, dans certains contextes, nous avons été témoins de l’expression d’un sentiment de trahison, voire de manipulation (tokénisation[2] ou instrumentalisation), plus ou moins contenu. Ainsi, dans le cadre de cours et de formations postsecondaires que certains et certaines d’entre nous avons eu la chance d’animer, le manque de connaissances de nombreux pans de l’histoire passés sous silence a été souligné à maintes reprises. Or, ces connaissances sont incontournables pour comprendre la complexité de certains enjeux autochtones. La révélation de ce manque de connaissances a fait émerger de vives réactions chez les personnes apprenantes, comme de l’inquiétude ou de l’irritation à l’idée d’avoir été privées de connaissances historiques fondamentales. Ces dernières ont alors tenté de saisir les raisons de cette méconnaissance et des lacunes dans les programmes d'enseignement, et ce, quel que soit le niveau, de l’école primaire à l’université. Pour nous, cette démarche est l’expression d’un pas vers la décolonisation des savoirs à tous les niveaux. Cependant, nous avons fait le constat que ces manques fragilisent la relation entre Autochtones et allochtones.
Pour notre part, nous comprenons mieux pourquoi il est courant d’observer de l'indignation face au peu, voire à l’absence, d’efforts de décolonisation des savoirs et des pratiques autant dans les milieux scolaires que professionnels (Battiste 2013; Mintz, 2021; Tsehaye et Vieille-Grosjean 2018). Cette situation représente un défi de taille pour expliquer et saisir les nuances quant aux conséquences et aux résultats de nombreuses décisions politiques, économiques et sociales ayant une incidence sur les communautés et personnes issues des Premières Nations, Métis et Inuit au Canada. À ce moment précis, le rôle de la personne alliée peut prendre tout son sens dans l’appréhension de cette quête. Or, dans un contexte de décolonisation des savoirs et des actions, la posture choisie remet en cause le rôle à prendre.
To be an ally, it is not enough to merely be motivated to express minimal or no prejudice towards Aboriginal Peoples. As already stated, in order to be an ally, non-Aboriginal people must actively engage in decolonizing processes. Brown and Ostrove (2013) assert that allies can be distinguished by two characteristics: first, allies have a desire to actively support social justice, to promote the rights of the non-dominant groups and to eliminate social inequalities that the allies benefit from; and second, allies offer support by establishing meaningful relationships with people and communities of the non-dominant group that they wish to ally themselves and [, in order] to ensure accountability to those people and communities.
Brown et Ostrove 2013
En ce sens, le concept d’allyship — que nous traduirons par « personne alliée » par la suite — est un moyen employé à une fin bien précise : « the reconciliation of historical and contemporary wrongdoings and the rectification of the inequitable colonial systems » (Smith, Puckett et Simon 2015 : 6). Ces auteurs soutiennent d’ailleurs que l’on ne peut pas s’autoproclamer personne « alliée ». En effet, seule la personne Autochtone ayant vécu les conséquences « indues » du système politique, économique et social mis en place par l’autre partie peut déclarer la personne allochtone qui les voit, s’en soucie et tente de rééquilibrer les iniquités et les inégalités comme une « personne alliée ».
De ce constat et de ces expériences, les questions suivantes ont émergé pour s’imposer sans relâche à nos réflexions sur la notion de personne alliée :
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Comment construire de réelles perspectives ou des regards communs à l’intérieur de structures de pouvoir établies comme inégales et inéquitables?
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Comment créer de véritables alliances entre Autochtones et allochtones, pour ce faire, ces alliances nécessitent-elles le démantèlement des structures de pouvoir établies?
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Comment l’ensemble de ces réflexions peut-il se traduire en pratique?
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Comment peut-on approcher et faire coexister plusieurs perspectives qui paraissent, à première vue, incompatibles?
À notre avis, l’une des réponses se trouve dans l’application du principe du Double Regard ou Etuaptmumk (Two Eyed-Seeing) (Bartlett, Marshall, Marshall et Iwama 2015). Dans ce contexte, la personne alliée ne se contente pas de prendre conscience des mécanismes (dé)coloniaux, mais participe également au processus de réduction de ces mécanismes.
Double cadre théorique
À la suite de plusieurs recherches et de longues discussions, nous avons conclu que la notion d’allyship n’est pas encore suffisamment bien définie pour retenir une définition pertinente et complète. En effet, le terme « allié·e » (en anglais, ally ou allyship) est un concept dont la définition ne fait pas l'unanimité et dont la conceptualisation varie en fonction du groupe minoritaire ou marginalisé auquel il est associé.
Dans le cadre de cet article, nous avons limité la discussion à l’usage de ce terme dans une relation égalitaire entre Autochtones et allochtones, conclusion d’une expérience vécue lors de la coconstruction de projets et d’initiatives menés pas à pas, ensemble. Certaines personnes allochtones ont été reconnues par les membres autochtones des différents groupes de travail comme étant des personnes alliées, et c’est pourquoi nous proposons une discussion sur son sens et ses effets possibles sur les projets réalisés en mode Double Regard / Etuaptmumk.
Afin de comprendre ce qu’est une personne alliée, quelques éléments de définitions ont été recensés. Ainsi, nous proposons une sélection de définitions apportées par quelques personnes autrices ayant travaillé sur la question, afin de nourrir et justifier l’approche que nous avons retenue.
Sur la liste de qualités
Nous avons déterminé plusieurs pistes de réflexion fondées sur une liste de postures ou de traits de caractère à acquérir ou à reconnaître (Lamont 2021; voir également la Trousse d’outils pour les personnes alliées aux luttes autochtones du RéSEAU 2019). Ces caractéristiques sont présentées par plusieurs personnes autrices comme des qualités à avoir pour se qualifier ou être qualifiée de personne alliée. Or, la question ne s’est jamais posée dans le cadre de nos projets. Naturellement, les personnes allochtones ont présumé pouvoir travailler ensemble sans avoir à questionner préalablement les qualités et la posture de personnes alliées, pendant et après la réalisation des projets, quels qu’ils soient.
La blogueuse, designer et activiste Amélie Lamont (2023) rappelle que l’un des guides suggère plusieurs éléments visant à identifier ce qu’est une personne alliée :
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Take on the struggle as your own.
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Transfer the benefits of your privilege to those who lack it.
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Amplify voices of the oppressed before your own.
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Acknowledge that even though you feel pain, the conversation is not about you.
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Stand up, even when you feel scared.
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Own your mistakes and de-center yourself.
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Understand that your education is up to you and no one else.
Ces qualités nécessitent d’être authentiques et ressenties, dans le sens où certains évoquent la sincérité comme pierre angulaire de cette notion (Moser 2022). Plusieurs caractéristiques récurrentes dans les définitions de la personne alliée sont également précisées, principalement la confiance et la solidarité (Smith, Puckett et Simon 2015 : 16). À ce titre, la personne alliée est responsable de sa posture et de ses propres apprentissages. Il relève d’elle de prendre les mesures requises pour discerner les connaissances et les faits incontournables à la prise en compte des discriminations et des inégalités vécues indûment par un groupe et par des personnes en particulier. Ainsi, il lui revient de renverser la pyramide inversée de la connaissance (figure 1). Cela dit, nous croyons qu’il n’est pas nécessaire de s’attarder sur une liste comme sur les ingrédients d’une recette.
Évitant ces critiques, la définition plus large de Smith, Puckett et Simon (2015) nous apparaît viable : être une personne alliée est un processus continu et infini dans lequel la personne allochtone peut aspirer à le devenir, sans jamais l’être complètement, puisqu’elle sera perçue comme « une personne alliée aux yeux des uns, mais ne le sera pas aux yeux des autres » [notre traduction] (Smith, Puckett et Simon 2015 : 6). En ce sens, ce n’est donc pas tant d’être une personne alliée reconnue qui compte, mais les actions que l’on pose, le sens qu’on leur donne et la posture que l’on adopte.
Sur l’expression d’une volonté d’un faire-ensemble
Le terme « personne alliée » est présent dans les dictionnaires classiques, comme celui de l’Office québécois de la langue française (OQLF), qui le définit en ces termes : « Personne en position de privilège par rapport à un groupe minoritaire ou marginalisé, qui s'associe aux membres de celui-ci afin de promouvoir l'inclusion et l'équité » (OQLF 2023 §1). Empruntant un angle plus politique, Nicole Asong Nfonoyim-Hara, directrice des programmes sur la diversité à la Mayo Clinic, aux États-Unis ajoute à cette définition l’intention d’abolir les systèmes qui remettent en cause les droits fondamentaux, l'égalité d'accès et la capacité de ce groupe à prospérer dans la société (Asong Nfonoyim-Hara s.d., citée dans Dickenson 2021). Toutefois, la question de l’inclusion fait débat dans le sens où elle n’est pas nécessairement un objectif pour les groupes minoritaires et marginalisés (Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques 1992 [2012] : 166). La reconnaissance des valeurs, des philosophies, des pratiques et des langues ne vise pas toujours une inclusion ou une intégration au groupe majoritaire ou privilégié (voir figure 1).
À la lecture de nombreuses définitions, nous en retenons qu’être une personne alliée suscite l’idée d’une préqualification. Ces définitions nous amènent à nous demander si nous avons bien compris la définition de ce qu’est une personne alliée et comment nous l’entendons. Ainsi, nous nous interrogeons sur notre propre conception de cette notion et comment nous la définirions. La question est alors de déterminer comment notre démarche s’inscrit dans le principe du Double Regard ou Etuaptmumk (Two-Eyed Seeing). Nous avons donc revisité notre compréhension de ce principe, défini ci-après, à la lumière de la notion de personne alliée.
Double Regard ou Etuaptmumk (Two-Eyed Seeing)
Le principe du Double Regard ou Etuaptmumk a été conçu dans le milieu académique par trois auteurs et autrices de la Nouvelle-Écosse : la professeure Cheryl Bartlett et les deux personnes Aînées Mi’gmaw Albert et Murdena Marshall (Bartlett, Marshall et Marshall 2012). L’idée principale décrite consiste à percevoir un même objet ou individu selon les deux perspectives, ou plus précisément encore, les deux regards autochtone-allochtone. Ce double regard vient enrichir la vision humaine de l’individu, du monde, et donc de celui de l’Autre. Notons qu’il n’est aucunement question de confronter ou de déséquilibrer l’une et l’autre, mais bien au contraire de les valoriser.
La définition du cadre conceptuel du Double Regard est reprise du guide que certaines personnes du groupe ont publié sur ce principe directeur :
Le « Double Regard », appelé Etuaptmumk ou encore Two-Eyed Seeing, a été défini par Murdena et Albert Marshall, deux personnes Aînées de la Nation Mi’gmaw, pour concilier la vision de la santé dite conventionnelle allochtone avec celle de la santé traditionnelle autochtone, qui se trouve au fondement de la santé intégrative.
Bartlett, Marshall, Marshall et Iwama 2015, repris du Groupe de travail pour un Faire ensemble de l'Etuaptmumk / Double Regard, 2023 : 17-19
Ce principe directeur de vie (Tremblay et Martin 2023 ; Roher, Yu, Martin et Benoit 2021) illustre en soi le rapport égalitaire des savoirs autochtones et allochtones. Il s’appuie sur un processus de décolonisation visant l’abolition de la hiérarchisation des peuples et des individus de même que de leurs savoirs, de leurs philosophies et de leurs valeurs, afin de vivre des rapports humains comme étant égaux. Cette définition peut s’étendre à tous les champs visés.
Nous proposons une mise en contexte de la méthodologie de travail employée dans la réalisation de nos projets, suivie de notre compréhension de la notion de personne alliée. Nous terminerons par une synthèse des événements, des moments d’apprentissage ou encore des enjeux et des points forts d’une expérience de ce genre pour en dégager une définition ou des éléments constitutifs visant à enrichir cette notion.
Démarches pour guider nos réflexions
La méthodologie de l’auto-ethnographie (Hilgers 2013 : 97) retenue pour cette note est une démarche de recherche du « sujet social » (Coulon 1988, 2003). Elle s’inscrit dans la perspective post-positiviste qui compose avec la subjectivité dans le contexte d’une recherche qualitative et s’illustre dans un récit auto-ethnographique. Afin de mieux appréhender le sujet, plusieurs questions ont été soulevées. D’un point de vue épistémologique et dans notre contexte d’étude, nous les formulerons ainsi :
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Si la reconnaissance des personnes alliées fonctionne avec un projet particulier, fonctionnera-t-elle avec tous les autres?
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Comment opérer le passage du particulier au général en évitant un travail de décontextualisation, qui peut extraire la particularité du Double Regard et la spécificité du contexte?
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Comment généraliser les résultats obtenus de manière participative? Comment valider le tout avec des programmes qui ne seront jamais aussi bien connus, soit par inférence inductive (Hume 1739)?
Sous un autre angle et d’un point de vue strictement méthodologique, d’autres questions se sont prêtées à la réflexion :
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Comment étendre à d’autres recherches la pertinence d’une observation localisée dans un lieu, un contexte et une temporalité (indexicalité) en particulier?
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Comment l’observation peut-elle être productrice de sens à partir d’une activité critique (Bourdieu 1984)?
Enfin, d’un point de vue rhétorique, il serait légitime de se demander comment, à partir de l’observation de projets, il est possible de produire des analyses suffisamment générales pour dépasser l’intérêt des seuls spécialistes directement liés à ces objets de recherche?
La réponse devrait pouvoir constituer une méthodologie composée de quatre étapes, dont :
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La présence sur le terrain en tant qu’acteur ;
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L’observation des situations ;
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La consignation ;
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La rédaction de vignettes descriptives (Ellis et Bochner1996; Riordan 2014)
Ces étapes mènent à l’élaboration d’une approche réflexive par l’adoption d’une posture dite « observatrice participante », en alternance lors d’échanges informels au sein de trois groupes. Dans ce cadre méthodologique, la personne observatrice participante doit faire la preuve d’une grande rigueur qualitative, en démontrant connaître son terrain, saisir la réalité sociale qu’elle étudie, cerner et définir sa complexité ainsi que comprendre les logiques qui sous-tendent l’organisation grâce à la production de données inédites (tout en risquant l’exotisation). Cependant, il reste plus que jamais important de « se donner une chance de découvrir quelque chose que l’on ne savait pas » (Bourdieu 1984 : 17).
À cette étape, nous avons interrogé quelle posture une personne alliée peut prendre et quel statut pourrait lui être accordé dans le cadre de l’élaboration d’une initiative ou d’un projet appliquant le principe du Double Regard / Etuaptmumk.
En effet, dans cette situation, le groupe a joué et joue un rôle essentiel dans le cadre de son propre terrain de réflexion. Dès lors, sa posture est-elle celle d’une personne observatrice participante ou bien l’inverse (Spradley 1980 Tedlock 1992 ; Soulé 2007), soit celle d’une personne participante observatrice? Dans les faits, les postures changeront selon les rôles retenus. Ainsi, l’approche (auto)réflexive ou autodiagnostique a été privilégiée, et ce, afin d’aider à définir les limites de chaque personne partie au projet (Ellis et Bochner 2000; Rondeau 2011). Cette démarche fait en sorte de revenir sur un travail collaboratif précis, puisqu’il visait l’application du principe du Double Regard dans la coconstruction de projets. Dans ce cadre, certaines personnes membres du groupe de travail ont joué un rôle essentiel, en s’aidant elleux-mêmes ainsi qu’autrui à ne pas perdre de vue la distance et l’esprit critiques essentiels à la réalisation des projets de formation et de rédaction. Certes, il en va de la validité et de la crédibilité du travail réalisé dans le cadre de divers projets, même s’il ne s’agit pas d’une recherche conventionnelle (Donnay et Savoie-Zajc 2004).
Dans le cadre d’une approche qualitative, nous avons ensuite simplifié toutes nos questions préalables pour les formuler de la façon suivante :
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Qu’est une personne alliée?
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Quelle place les éléments constitutifs ont-ils pour définir ce qu’est une personne alliée?
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Avons-nous des précisions à apporter sur la définition de la personne alliée dans le contexte qui nous anime?
Résultats des échanges
Cet article est rédigé sous la forme d’un récit polyvocal (Kohn 2000) lequel nous donne une voix pour modifier, maintenir et renforcer le narratif, ensemble. Ainsi, en nous interrogeant sur la notion de personne alliée, nous avons à tour de rôle, et ensemble, fait le constat d’une insatisfaction face aux définitions trouvées. D’après nous, il y manque toujours au moins une dimension fondamentale.
Qu’est-ce qu’une personne alliée ?
La définition que nous avons retenue comme étant la plus pertinente est celle qui met en relation le rôle de la personne alliée comme étant celle qui décolonise les pratiques. Ainsi, elle apparaît uniquement dans l’action et se décrit ainsi :
Être une personne alliée, c’est perturber les espaces oppressifs en s’éduquant soi-même et en éduquant les autres sur l’historique des réalités [liées aux] des discriminations et [aux] des inégalités vécues indûment par un groupe et par des personnes autochtones.
RéSEAU 2019
Cela dit, ce n'est pas suffisant. Nous pensons que cette définition doit s’appuyer sur la proposition de certaines personnes autrices qui soutiennent un engagement actif et continu. Le soutien à la cause ne suffit pas sans créer un espace d’échanges et de changements. Ainsi, sans actions continues concrètes et sans création d’espaces de collaboration pour ce faire, la personne ne peut être réputée alliée. La reconnaissance ne peut se donner avant tout que par les actions entreprises, lesquelles peuvent prendre différentes formes (National Institutes of Health Clinical Center s.d., passage cité dans Dickenson 2021).
Dans cette conception, ce n’est pas tant le résultat qui compte, mais l’action entreprise. Ainsi, toute personne qui donne tout ce qu’elle peut pour faire avancer la cause reste une personne alliée, même si elle n’est pas en position de pouvoir de changement. À l’appui de notre réflexion, nous retiendrons les deux caractéristiques énoncées par Brown and Ostrove (2013) :
Allies have a desire to actively support social justice; to promote the rights of the nondominant groups and to eliminate social inequalities that the allies benefit from; and second, allies offer support by establishing meaningful relationships with people and communities of the non-dominant group that they wish to ally themselves and [, in order] to ensure accountability to those people and communities.
RéSEAU 2019
De ce fait, une personne alliée ne cherche jamais à tirer personnellement profit de cette relation et n’est pas plus en quête d’un crédit social. Ainsi, nous maintenons l’idée que la reconnaissance d’une personne alliée se réalise par son intention et ses actions authentiques et non pas par son résultat attendu ou espéré. Cela dit, le contexte étant si complexe et multidimensionnel, nous ne pensons pas que le résultat doit reposer sur les épaules d’une seule personne, même si elle appartient à un groupe de personnes privilégiées. La personne appartenant à ce groupe ne peut répondre au nom d’une institution ou d’un groupe à laquelle ou auquel elle appartient, à moins d’avoir la légitimité pour ce faire. Dans cette réalité résident toute la difficulté et les limites que nous avons pu retenir. La vision personnelle de l’individu n’est pas nécessairement celle de son groupe ou de son organisme ou institution. Or, la relation entre Autochtones et allochtones devrait pouvoir aussi passer par les institutions, lesquelles auraient alors la charge de sécuriser et protéger les personnes autant Autochtones qu’allochtones.
Lors d’un échange, l’un des membres du groupe de travail nous a rappelé que dans chacun des milieux de travail, « des lois, des règlements, des codes, des politiques de gestions internes, une déontologie sont à respecter. Ce corpus de normes ne nous permet pas toujours d’adapter nos actions en fonction du besoin de la personne » (personnes collaboratrices, Échanges, 2023). Il est donc nécessaire d’avoir un cadre assez souple et flexible pour protéger l’Autre. Dans le cadre des relations entre Autochtones et allochtones, il « faut savoir se réinventer, sortir de ce cadre, en ne perdant pas de vue cette mince ligne entre l’acceptable et le préjudiciable » (personne collaboratrice, Échanges, 2023). Pour faire preuve de créativité et suivre une certaine intuition, celleux ayant en charge le respect « du cadre doivent avoir une ouverture d’esprit et faire confiance pour donner la latitude dans des initiatives totalement nouvelles et étrangères » aux organisations (personne collaboratrice, Échanges, 2023).
La réponse à toutes nos questions précédentes s’inscrit également dans une perspective institutionnelle ouverte et équitable. La charge de décoloniser les savoirs et les institutions ne devraient jamais reposer que sur une seule personne ou un petit groupe, aussi privilégié e soit-elle ou soit-il. En attendant que la décolonisation et l’application du Double Regard / Etuaptmumk soient portées par les institutions et non seulement par des individus, l’interrogation demeure sur les éléments susceptibles de constituer la définition d’une personne alliée, à défaut d’avoir un cadre, entre autres normatif, issu des organismes et institutions.
Quelques éléments constitutifs?
Nous nous sommes mis d’accord afin de préciser qu’une personne alliée n'est pas une identité autodésignée ni une récompense. Dans ce contexte de cocréation de projets, être une personne alliée suppose de démontrer une compréhension de ce que sont les réalités des Premières Nations, des Métis et des Inuit au Canada par ses intentions, ses actions et ses relations. Cette réflexion épistémologique a conduit à quelques constats, divisés de la façon suivante.
La posture de la personne alliée
Certaines personnes membres du groupe ont précisé qu’être une personne alliée nécessite une posture d’ouverture au dialogue, qui se maintient avec authenticité. Il est donc essentiel de savoir se mettre en position d'écoute continue. Pour ce faire, il est important de faire preuve de « curiosité positive face à l'autre et à son point de vue » (personne collaboratrice, Échanges, 2023). Le fait de s’allier peut alors être une partie de la solution à la coconstruction, soit réaliser un projet créé en partenariat égalitaire autochtone-allochtone. Une posture d’« écoute pour favoriser le dialogue est alors de mise » (personne collaboratrice, Échanges, 2023). Une autre personne participante à l’un des projets précisera que nous « sommes responsables de nos apprentissages et de nos connaissances / compétences ; pour ce faire, c’est à chacun et chacune de nous d’épouser une posture d’écoute [afin de] pour favoriser le dialogue » (personne collaboratrice, Échanges, 2023). Dans le cadre de la perpétuation des traitements inégaux, injustes et inéquitables, nous pouvons même espérer la sécurisation émotionnelle de chacun et de chacune des membres du groupe.
Cette posture fait en sorte de « mettre en commun les forces de chacun et de chacune » ainsi que de réfléchir et de déterminer ensemble des lieux de rencontre qui bénéficient à tous et à toutes (personne collaboratrice, Échanges, 2023).
Comme une personne membre d’un groupe de travail l’a souligné : pour atteindre l’égalité des savoirs et des traitements, l’une des solutions consiste à mettre les forces en commun et à créer des lieux de rencontre où chaque personne y trouve sa place, une place égale. Cette posture rend possible le partage des actions et des expériences en étant soi-même et l’autoconstruction dans un espace prévu, à cet effet. Comme l’indique une personne d’un autre groupe de travail, il faut comprendre que la confiance se construit en continu et que lorsqu’elle est fragilisée, il ne faut pas « hésiter à pardonner les écarts » et à « persévérer les relations, car les blessures sont là pour rester malgré tous les efforts fournis » (personne collaboratrice, Échanges, 2023). L’effort d’oser, d’ouvrir la discussion et de communiquer le résultat de ces échanges s’est avéré une démarche essentielle à prévoir en amont et en aval des activités, puisqu’elle a contribué à réaliser un pas de géant vers la vision enrichie de l’expérience partagée autochtone-allochtone.
Pour notre part, ces coconstructions ont illustré combien il est possible de se découvrir, en prenant conscience de nos jugements et de nos préjugés. Cette prise de conscience nécessite parfois d’accepter de les ébranler, de les confronter à une nouvelle réalité dans une perspective de les délaisser et de les réduire, voire de les faire disparaître.
Une personne participante à l’un des projets précise que « personnellement, j’ai beaucoup apprécié le fait que l’on respecte mon rythme qui n’était pas aussi rapide qu’à mon habitude. Cet exercice m’a demandé de plonger à l’intérieur de moi pour trouver cet espace à l’échange authentique. De plonger dans ma culture et dans mon vécu pour faire ressortir des clés de compréhension qui allaient [faciliter] permettre cet échange et ces écritures [censées] qui allaient être partagées » (personne collaboratrice, Échanges, 2023).
De plus, la réflexion sur l’inversion de la qualité de personne alliée s’est également posée lors des échanges sur la notion de personne alliée. En somme, nous avons soulevé la question à savoir si une personne Autochtone pouvait être qualifiée d’alliée. Nous en avons conclu qu’il y a un grand risque d’atténuation ou de réduction, voire d’annihilation de ce que les personnes vulnérabilisées et invisibilisées ont vécu. En effet, en d’autres termes, ce qui semble limiter l’inversion de la qualité de personne alliée est avant tout la finalité associée à ce concept et, par association, la praxis. Nous avons questionné le terme de personne « alliée » pour identifier s’il n’était pas sine qua non d’un contexte colonial, au sens où c’est l’allochtone qui se présente comme le pont d’entrée / d’accès pour améliorer la situation des personnes marginalisées (Autochtones) dans un contexte d’intégration à une société (post)coloniale. Cette manière de concevoir le monde nous éloigne de l’application du principe du Double Regard, voire la rend impossible. En effet, dans cette logique, attribuer la qualité d’alliée à une personne Autochtone aboutirait à l’identifier, par association, comme étant une personne allochtone en contexte d’alliance à la cause autochtone! Par conséquent, une personne Autochtone pourrait être une « alliée », mais dans le cadre d’une cause autre que la sienne. Plus précisément, en étant des personnes alliées de leur propre cause, les Autochtones n’auraient alors pas besoin des allochtones pour faire mention de leurs besoins, de leurs causes, de leurs expériences, des injustices vécues, etc. Ils ne pourraient plus justifier les raisons de leur situation créées par la marginalisation, l’exclusion ou la ségrégation, etc., ainsi que ses conséquences subies.
Pour terminer, certains membres du groupe ont amené l’idée que la posture de personne alliée peut faire écho à la critique de la réconciliation (Bloomfield, Barnes et Huyse 2003). En effet, il a souvent été énoncé que « la réconciliation pouvait faire référence à une symétrie des rôles dans un conflit préalable ». Cela dit, cette vision n’est effectivement pas envisageable en raison des réalités des Premières Nations, des Métis et des Inuit au Canada. Comme l’indique Sipi Flamand, « la réconciliation imposée, à sens unique, ou la réconciliation négociée où on demande aux petits Indiens d'oublier le passé et de contempler un "bel avenir" en fermant les yeux [...] » (Flamand 2023 : 19) n’est, en effet, pas envisageable. Nous retenons qu’il faut bien passer par la reconnaissance pour maintenir sa posture de personne alliée.
Une reconnaissance
Comme nous l’avons précisé précédemment, le concept de personne alliée n'est jamais une identité autodésignée. Cela dit, elle peut être celle qui inspire et guide les personnes tout au long de la vie. Cette posture demande de démontrer sa compréhension des réalités autochtones par « ses actions, ses relations et la reconnaissance collective des communautés » (traduit librement et inspiré de Lamont 2021). Il s’agit donc d’une reconnaissance uniquement donnée par l’Autre; elle est évolutive, voire toujours temporaire. Elle peut être qualifiée pour les uns et déqualifiée pour d’autres. Ainsi, on n’est une personne alliée ni un jour ni pour toujours.
Cette qualité est mouvante par le fait qu’il ne s’agit pas d’un titre ni d’une récompense, mais davantage d’une reconnaissance à un temps « T » par une ou des personne(s) « P ». Cette reconnaissance temporaire est donc réservée aux personnes ayant un pouvoir de changement ou qui tente de l’initier, et ce, même si les résultats ne viennent pas nécessairement s'incarner dans un champ des possibles. En ce sens, il s’agit donc davantage d’un principe de vie.
Un principe de vie
Comme tout principe de vie, la personne alliée présente des caractéristiques bien particulières, sincères, authentiques et solidaires. Ce n’est pas l’erreur commise sur laquelle on se focalisera qui annihile tous les efforts démontrés, soit sur l’ensemble de ses actions et de sa posture cohérente et continue. Ainsi, l’ouverture à l’Autre se réalise dans une relation pérenne. Elle ne s’arrête jamais.
C’est pourquoi nous sommes d’avis qu’il n’y a donc aucune liste (non) exhaustive pour être une personne alliée. Nous n’y voyons aucune liste ou recette possible à composer. Par conséquent, il n’existe aucune évaluation ou aucun test pour vérifier la présence ou non de tous ces éléments. Il n’y a pas non plus de gestes précis à poser ni de caractéristiques à combler.
Dans nos échanges, nous n’avons pas non plus été en mesure de préciser ce qu’il faut dire ou ce qu’il faut faire ou encore qui être. Puisque la reconnaissance de personne alliée peut être retirée en tout temps, être une personne alliée s’accompagne nécessairement d’attentes relatives à que dire, au comment faire et à qui ou à comment être. Ainsi, cette reconnaissance peut disparaître, dès le moment où les intentions et les actions d’une personne ne correspondent pas aux attentes. En effet, comme il s’agit de combler les inégalités et les iniquités, il reste important qu’une personne demeure attentive aux besoins de l’Autre.
À notre avis, il ne s’agit en rien d’avoir pitié, de créer un malaise ou de susciter de la culpabilité chez la personne alliée. Cette posture devrait appartenir à chacun et à chacune, car au fond, l’idée de reconnaître une personne alliée est aussi étrange que celle de qualifier quelqu’un de gentil ou pas. En ce sens, d’après nous, être une personne alliée relève plus de l’ordre de l’état d’être d’une personne et donc de son ressenti, tout comme être amoureux, que d’un concept. Nous n’avons pas retenu l’idée que le fait d’aider une cause ou encore d’aider à la reconnaissance des arts, de la pédagogie, des savoirs ou des droits autochtones devait passer par un titre quelconque. Au fond, il ne s’agit pas de venir en aide à des personnes vulnérables, car la face cachée de cet état nous ramène à une attitude condescendante et renvoie, là encore, à une relation inégale.
Conclusion
En conclusion, nous en retenons que chaque personne définit la posture de personne alliée par elle-même, et il n’est en rien besoin d’un titre puisqu’il s’agit d’un état, d’un ressenti.
En nous appuyant sur les éléments constitutifs présentés, nous espérons participer à la reconnaissance de personnes alliées telle qu’elle a fonctionné avec ce projet en vue de soutenir tout autre projet. Nous n’avons pas la prétention d’opérer un passage du particulier au général, et ce, même dans un contexte que nous sommes en mesure de contextualiser, soit le contexte particulier de l’application du principe du Double Regard. Nous laissons le travail à nos personnes lectrices de généraliser les résultats obtenus de manière participative, soit par un travail d’inférence inductive (Hume 1739). Pour ce faire, nous rappellerons les éléments suivants :
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On ne s’autodéclare pas « personne alliée »
Dans le cadre de l’élaboration de nos projets, quelques discussions ont eu lieu sur le rôle que nous avons et que nous portons. Nous en avons conclu que l’on ne s’autodéclare pas personne alliée. Cette qualification est davantage réservée à celleux qui reconnaît chez l’autre des actions authentiques. Il s’agit d’une reconnaissance donnée par l’autre du fait de la façon cohérente d’être et d’agir d’une personne. Ce n’est donc pas un statut, mais la reconnaissance d’une posture ressentie, incarnée et authentique.
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La reconnaissance n’est jamais définitive
Cette désignation est toujours temporaire, car elle est en évolution, chaque jour et à chaque instant. Ainsi, si une personne alliée est reconnue comme telle dans le cadre d’un projet, elle pourrait ne pas l’être dans celui d’un autre projet.
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La posture de personne alliée est sine qua non du contexte colonial
La logique de liste de compétences à cocher ou encore la recherche de titre s’inscrivent dans une logique coloniale, qui favorise l’appât du gain et la hiérarchisation. Si l’on souhaite décoloniser ses façons de faire et proposer d’autres modèles, le rôle de la personne alliée apparaît nécessairement comme provisoire. Cela dit, il n’est jamais question d’oublier ou de faire disparaître les événements du passé, mais d’en tenir compte pour mieux les dépasser et tendre vers un modèle plus juste, plus équitable et égalitaire.
En conclusion, nous laissons encore quelques dernières questions en suspens, afin de susciter des discussions collectives sur lesquelles nous sommes nous-mêmes encore en réflexion. Il est beaucoup question d’assurer des corridors et des espaces sécuritaires, exempts de jugement. Son corolaire est lié à la notion du temps. En effet, la contrainte du temps a été soulignée de nombreuses fois, et il serait important de travailler à concilier nos temporalités. La question qui demeure est : « Quand? ». Si l’on sait comment intégrer des mécanismes favorisant une relation de confiance, « il serait maintenant plus que temps et nécessaire qu’ils soient intégrés rapidement dans les organisations, [afin] pour que cette relation ne repose plus uniquement sur une [personne] ou un petit groupe de personnes ». Sous cet angle et d’un point de vue strictement méthodologique, nous espérons que ces quelques réflexions critiques auront mis en évidence certains éléments producteurs de sens en vue de passer à une autre étape le plus rapidement possible, car il est plus que temps de ce faire.
Appendices
Notes biographiques
Carine Nassif-Gouin est doctorante à la Faculté des sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal et est membre collaboratrice du CIÉRA (www.ciera.ulaval.ca). Elle est conseillère pédagogique au cégep du Vieux Montréal et est conceptrice pédagogique agréée (ACCP-CAID); à ce titre, elle travaille aussi comme consultante.
Maria del Carmen Grullon Carvajal est doctorante à la Faculté des sciences de l’éducation à l’Université de Montréal. Son sujet de thèse porte sur la planification de l’enseignement à visée universelle des mathématiques en contexte d’inclusion ainsi que sur les modèles d’évaluation fondés sur le programme.
Chantal Levesque est responsable du certificat en santé publique, du certificat en gestion des services de santé et des services sociaux et du certificat en intervention psychoéducative de l’Université de Montréal et est chargée de projets en décolonisation, en réconciliation et en autochtonisation à la Faculté de l’éducation permanente de l’Université de Montréal.
Pierre Picard est membre de la nation huronne-wendate et dirige depuis plusieurs années le Groupe de recherche et d’interventions psychosociales en milieu autochtone (GRIPMA).
Mélanie Boivin, Innue, est la directrice générale du Centre d’amitié autochtone du Lac-Saint-Jean.
Samuel Blain est médecin de famille, médecin conseil en santé publique et professeur adjoint de clinique au Département de médecine de famille et de médecine d’urgence à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal.
Sophie Martel, Innue, est infirmière clinicienne spécialisée.
Isabelle Chiasson-Levesque est responsable du certificat en santé publique, du certificat en gestion des services de santé et des services sociaux et du certificat en intervention psychoéducative de la Faculté de l’éducation permanente de l’Université de Montréal.
Notes
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[1]
Ici nous faisons référence à plusieurs projets : 1) la cocréation d’un guide d’accompagnement pour illustrer l’application du principe du Double Regard [Groupe de travail pour un Faire ensemble de l’Etuaptmumk / Double Regard (2023). Guide d’accompagnement pour un Faire ensemble de l’Etuaptmumk / Double Regard (ou Two-Eyed Seeing). ASPQ/RÉFIPS Amériques. Publication numérique] https://aspq.org/app/uploads/2024/08/guide-daccompagnement-pour-un-faire-ensemble-de-letuaptmumkdouble-regard.pdf; 2) la cocréation d’espaces Jardins des Premières Nations en milieu académique et de santé et services sociaux et 3) la coconception de formations et de cours de niveau universitaire sur la santé des Premières Nations et des Inuit ou encore en lien avec l’art, la culture et l’intervention en contexte international.
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[2]
La « tokénisation » vient de l’anglais tokenism, faisant référence au fait d’instrumentaliser une personne ou un groupe non dominant dans le but de paraître respectueux des meilleures pratiques et de faire bonne figure. Ainsi, l’intention de laisser une vraie place égalitaire à l’Autre n’est pas réelle ou première, car elle est obstruée par la volonté, avant tout, de se targuer de répondre aux recommandations et aux normes contemporaines.
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List of figures
Figure 1
La pyramide inversée de la connaissance