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Qu’est-ce qu’un·e allié·e? Les enjeux autochtones et la reconnaissance de leurs droits se font de plus en plus présents dans les différents milieux de la société (académiques, culturels, politiques, médicaux, éducatifs, entre autres). Bien que la question du soutien par les personnes allochtones aux Premiers Peuples et à leurs causes ne soit pas nouvelle, reste aujourd'hui pertinente. Au-delà du cas extrême des pretendians[1], auxquels fait habilement référence l’oeuvre Indian Name (2017) de l’artiste Meky Ottawa (Atikamekw) en couverture de ce numéro 24, les actions de prétendu·e·s allié·e·s peuvent être tout aussi périlleuses et néfastes pour les Premiers Peuples si elles ne sont pas mûrement réfléchies. Dans une scène d’une simplicité effarante exposant l’appropriation de noms autochtones par la découpe d’un petit papier, Ottawa évoque le sujet épineux des Indigenous identity fraudster, le terme utilisé dans Indigenous Identity Fraud. A report for the University of Saskatchewan (2022) par l’avocate Jean Teillet (Métis), qui « refers to individuals who make false claims to Indigenous identity, usually for personal material advantage » (Teillet 2022 : 12). Il va sans dire que les noms farfelus affichés sur l'oeuvre graphique évoquent des stéréotypes et soulignent, par conséquent, l'aspect superficiel des connaissances des allochtones sur les cultures autochtones, voire l’absence trop récurrente de leur respect envers les Premiers Peuples. Les allié·e·s peuvent bénéficier d’avantages et de reconnaissances pour leur prise de position et leur travail, sans pour autant rencontrer les obstacles auxquels font face les Autochtones dans la défense de leurs droits, contrairement aux identity fraudsters (usurpateurs d’identité) résolus à se prévaloir à tort de la culture d’autrui. Dans cette perspective, qu’est-ce qu’un allié·e et comment ses efforts se déploient-ils sans être dommageables?

Voilà l’une des questions qui animent ce numéro, qui se propose d’explorer un concept à l’application délicate ayant pris de l’ampleur dans l’espace médiatique ces dernières années, l’allyship, ou le concept de l’allié·e, mais qui n’est pourtant pas récent. En effet, la naissance de la littérature scientifique sur le concept d’allyship remonte aux années 1990 (Suyemoto et Hochman 2021). Aujourd’hui, une simple recherche sur Internet fait ressortir bon nombre de publications et de contenus sur le sujet (articles de journaux, blogues, balados, publications sur les médias sociaux, etc.) proposant des listes d’actions à mettre en oeuvre, de même que de formules et de conseils à suivre pour être un·e « bon·ne » allié·e des peuples autochtones[2], et ce, particulièrement au travail (Melaku et al. 2020; El-Soueidi 2023). Similairement, le même constat ressort de l’analyse de Sklaerenn LeGallo et Mélanie Millette concernant les publications et contenus ciblant les allié·e·s de la communauté LGBTQQIP2SAA : l’idée « est de guider l’action et la prise de parole » de l’allyship (LeGallo et Millette 2019 : §38). Plus important encore, ces chercheuses nous dévoilent dans leurs travaux « [...] le caractère relationnel du statut de personne alliée, ou encore la nécessité de relayer la parole des personnes concernées et non pas de l’accaparer » (ibid.). Les universités ne sont pas en reste concernant le sujet; ainsi, plusieurs d’entre elles dédient des pages à ces préceptes, parfois avec une vision globale (McMaster University 2024), d’autres fois, en ciblant spécifiquement les comportements envers les peuples autochtones (Teixeira 2022; Université Laurentienne 2023; McGill University 2024). Ces pages Web orientent également vers des ressources (tels que comme des guides) et partagent des réflexions sur cette position. D’ailleurs, la plupart des ressources mentionnées précédemment sont d’ordre prescriptif et permettent aux individus de mettre en valeur des gestes afin de mieux comprendre et d’apprendre, en vue de les soutenir les causes autochtones. Cependant, peu d'écrits traitent des défis et des échecs auxquels peuvent être confrontées les personnes aspirant à soutenir les luttes autochtones ainsi que des exigences inhérentes à la position d'allié·e. Par ailleurs, malgré cette littérature grise assez abondante, il y a encore assez peu de discussions dans la sphère francophone sur ce sujet, comme le soulignait également d’Élise Grondin-Couture et Isabella Huberman (2021), et ce, même s’il faut souligner la présence de guides et de ressources à cet effet, notamment, la Trousse d’outils pour les allié-es aux luttes autochtones, produite par le RéSEAU de la communauté autochtone à Montréal ou encore l’Aide-mémoire sur la collaboration avec les créatrices et créateurs autochtones (Mikana 2022), qui s’adresse davantage aux personnes non autochtones oeuvrant dans les institutions privées et publiques. Notons aussi que plusieurs de ces projets sont à l’initiative d’Autochtones et signalent que le fardeau de l’éducation des allié·e·s est encore majoritairement placé sur elles et eux. Au-delà d’une définition, c'est la profondeur des processus et leur mise en pratique concrète qui nous intéressaient.

Par ailleurs, ce sont aussi des questionnements auxquels nous devions faire face personnellement et professionnellement. Qui sommes-nous? Deux chercheuses allochtones, l’une québécoise, l’autre française aux origines chypriotes, toutes deux membres de l’équipe des Cahiers du CIÉRA et confrontées à l’observation d’enjeux autochtones dans leurs recherches respectives.

Daphnée Yiannaki : Je m’intéresse à la manière dont les musées d’art canadiens et étatsuniens, qui sont issus d’un modèle muséal européen fondé sur des paradigmes occidentaux et coloniaux, sont transformés par les arts et les principes autochtones, que ce soit dans leur gouvernance, leurs collections ou leurs expositions.

Maude Darsigny-Trépanier : Pour ma part, j’oscille en ce moment entre une carrière d’enseignante au collégial en histoire de l’art et un projet doctoral qui porte sur les violences, plus particulièrement les féminicides, et leurs représentations dans les arts textiles (broderie, perlage et courtepointe).

Toutes deux, nous nous positionnons dans des perspectives de recherches féministes et décoloniales, tout en reconnaissant que nous travaillons dans des environnements fermement ancrés dans ce système colonial de la connaissance, inspirées par les écrits de Joplins (2020), de Le Gallo et Millette (2019) et d’Hamel-Charest (2022) concernant la positionnalité et les intentions des chercheurs·euses en regard d’enjeux féministes et autochtones. L’aspect réflexif que portent ces différents textes est important et force leur lectorat à réfléchir plus profondément à ses propres intentions. Nous trouvons pertinente l’approche de Grondin-Couture et d’Huberman (2021) sur la collaboration et de « positionnalité partagée », qui souligne l’aspect relationnel de nos propres identités et positions. L’esprit de collaboration et d’échange favorisé par leur perspective a inspiré notre démarche d’édition.

En effet, au-delà de notre réflexion individuelle sur notre position dans un milieu académique fortement hiérarchisé, nous souhaitions élargir le débat en invitant nos collègues allochtones et autochtones à partager leurs expériences et à réfléchir ensemble sur le concept et rôle d'allié·e. Ce processus s’inscrit dans la démarche continue des Cahiers du CIÉRA, engagés dans une réflexion sur la décolonisation de leurs pratiques. La question que nous posions n’était pas vraiment de définir les critères d’un·e allié·e, mais plutôt de comprendre comment se traduisent ces éléments d’écoute, d’apprentissage et de cocréation dans la recherche et sur le terrain (en et hors communautés autochtones). Était-ce si simple que de suivre une formule simplifiée et digeste d’être et de savoir-être? Qu’en est-il de l’inconfort lié à la mise en pratique de ces principes et de la ligne étroite entre allyship et white saviour? Tandis que le gouvernement fédéral promeut la « réconciliation »[3] entre Autochtones et allochtones, notamment par le biais des appels à l’action du Rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR 2015), il paraît pertinent de s’interroger sur le rôle que les personnes allochtones sont amenées à jouer dans ce processus complexe de longue haleine, mais surtout sur ce qu’en pensent les personnes autochtones contraintes à composer avec ce rôle. Le terme reste décrié et critiqué (Indigenous Action 2014; Bourke 2020; Kluttz et al. 2020), car il est simple de s’affirmer allié·e sans pour autant contribuer réellement au changement des systèmes néocoloniaux et même de perpétuer ces mécanismes en adoptant la position du white saviour (Tuck et Yang 2012). Certain·e·s de ses détracteur·trice·s appellent alors à un positionnement plus radical de « complice » ou de « corésistant·e », tandis que d’autres dénoncent une position performative, tout en offrant des solutions à cet aspect performatif et à viser une « cohérence pratique » (Pereira 2021). D’autres encore appellent à élargir les discours et à passer outre le terme allyship, tout en encourageant à réfléchir à l’idée d’une solidarité décoloniale, afin de dépasser l’aspect identitaire accolé au concept afin de souligner l’aspect processuel et continu du travail à effectuer : « [u]nlike being an ‘ally’, decolonising solidarity is not an identity taken on or stepped into, but a process where relationships within action shape one’s identity and self-understanding » (Kluttz et al. 2020). Dans cet esprit de solidarité et par égard pour les personnes dont les proches sont victimes de violence, Le Gallo et Millette rappellent le concept de liminal allyship (29), qui fait en sorte d’affiner le positionnement de certain·e·s allié·e·s. On peut reconnaître que le concept même est critiqué, bien qu’il reste utilisé par les universités canadiennes et québécoises.

En tant que membres de l’équipe des Cahiers du CIÉRA, dont la mission est de créer un lieu d’apprentissage et de formation des étudiants·es au milieu de l’édition, il paraissait important de réunir des réflexions d’étudiant·e·s, de professeur·e·s et de professionnel·le·s de tous horizons en plus de partager des illustrations et des exemples de ce processus dans les milieux académiques et professionnels, mais aussi d’échanger sur les différentes manières de discuter de ces processus.

La variété des angles abordés dans les contributions de ce présent numéro démontre bien les multiples facettes du concept de l’allyship, et ce, à travers différents cas de figure et contextes : académique, politique et éducatif. Le travail d’Ann-Sophie Boily, doctorante en Applied Linguistic of Discourse Studies à Carleton University, analyse l’aspect performatif de l’utilisation des langues autochtones à la Chambre des communes. Plus précisément, Boily se penche sur le cas de l’élu québécois Marc Miller de la circonscription Ville-Marie-Le Sud-Ouest-Île-des-Soeurs, situé à Montréal (Tiohtià:ke / Mooniyang). Miller est reconnu pour avoir, à quelques reprises, pris la parole en kanien'kéha au Parlement canadien. Boily s’interroge alors sur la notion de performativité de l’allyship devant ce cas de figure particulier et comment cela contribue aux structures politiques coloniales. Sans pour autant être toujours aussi visibles, ces structures directement dérivées de la colonisation façonnent nos institutions. C’est à cette question complexe que Boily tente de répondre dans son article intitulé « Serihwakweniénsthak » ou comment faire de la réconciliation un spectacle : le cas de Marc Miller.

L’article de Cristian Cabrera van Cauwlaert porte aussi un éclairage critique sur les dynamiques d'entraide au sein du cadre particulier des Fab Labs, laboratoires multimédias mis à la disposition de la population, qui se concentre sur la décolonisation de ces espaces multimédias. La production en réseau à l’ère des Fablabs : ce que les alliances entre le réseau péruvien de Fablabs et les artisans et artisanes traditionnels peuvent nous révéler sur ce modèle aborde ainsi une facette pratique de la figure d’allié·e en contexte d’échanges entre Autochtones et allochtones sur des savoirs traditionnels au Pérou. Il s’interroge sur les faiblesses de ce modèle dans un contexte de déséquilibre hiérarchique et économique entre les porteurs de savoirs ancestraux et les personnes créatrices de ces Fab Labs.

Les milieux politiques et universitaires ne sont pas les seuls à prendre racine dans une conception coloniale et à favoriser la perpétuation de visions et d’actions coloniales. Les systèmes de santé et d’éducation secondaire jouent un rôle important dans le maintien d’un État colonial, dont leur structure découle directement. L’éducation est un enjeu complexe quant aux réflexions sur la décolonisation des institutions, attendu que certaines étapes comme le primaire et le secondaire sont obligatoires; quant au cégep et à l’université (établissements d’études supérieures au Québec), ils sont facultatifs. La décolonisation du système d’éducation québécois est complexe et doit s’adapter aux particularités de chacun des niveaux. Cependant, l’école primaire est loin d’une conception holistique et des valeurs autochtones de l’apprentissage. Malgré tout, elle demeure obligatoire pour l’ensemble des enfants du territoire, qu’ils soient autochtones ou allochtones. Vanessa Ratté, doctorante en administration de l’éducation, oeuvre également dans une école primaire autochtone sur le Nitassinan (territoire traditionnel innu / ilnu, Côte-Nord) et s’interroge sur sa double posture. Cherchant à allier leadership autochtone et exigences ministérielles, son texte est une réflexion sur la pertinence et l’importance d’adapter l’école aux besoins des Autochtones. Adoptant un processus d’autoréflexion, Ratté exprime les limites réelles du concept d’allié. Dans son texte L’allyship : l’exercice d’un leadership éducatif favorisant l’émergence et la valorisation des réalités, savoirs et perspectives autochtones dans les écoles des Premiers Peuples. Plus encore, Ratté met en garde le lectorat sur les limites des bonnes intentions dans un système érigé sur des valeurs impérialistes et coloniales, conçu directement avec un objectif d’acculturation des peuples autochtones.

Il n’y a pas que les établissements d’enseignement qui se trouvent constitués autour d’une conception coloniale. Ces structures et schémas de pensée sont devenus inhérents à l’occupation du territoire. Inspiré·e·s d’un séjour sur le Nitassinan, Yasmine Fontaine et Étienne Levac, ami·e·s et collègues, réfléchissent ensemble sur les thèmes de l’identité, du territoire et de l’activisme. D’ailleurs, sous forme d’échanges lors d’un entretien, leurs réflexions sont portées par une envie commune d’équilibre. Ensemble, iels se questionnent sur ces structures étatiques qui divisent et cherchent à renverser la vapeur. On entend mal les rivières derrière les murs contribue à amorcer un travail réflexif sur les positions que chacun, chacune occupe et qui, nous l’espérons, résonnera chez un lectorat varié.

Dans une visée collaborative, le texte de Carine Nassif Gouin, Maria del Carmen Grullon Carvajal, Chantal Levesque, Pierre Picard, Mélanie Boivin, Samuel Blain, Sophie Martel et Isabelle Chiasson-Levesque propose une réflexion sur les pratiques de collaboration. Il illustre l’une des formes que l’allyship peut prendre dans ces cadres de travail et de réflexions collectives. Dans l’article Réflexion sur le rôle de la personne alliée dans le cadre de l’élaboration de projets appliquant le principe du Double Regard-Etuaptmumk, les auteurs envisagent l’intérêt d’une posture d’allié·e basé sur la collaboration et la notion du double regard. Ce texte réflexif plurivocal décortique les étapes vers la réalisation d’un guide de travail collaboratif – dans ce cas-ci, la collaboration est issue de trois projets distincts dont l'une entre les Innus du Lac St-Jean et les allochtones –, les réflexions personnelles, le ressenti ainsi que les impacts du travail collaboratif dans une optique décoloniale. Les auteurs n’hésitent pas à remettre en question certains comportements hérités de la pensée coloniale et à offrir des solutions.

Dans une réflexion personnelle, Livia Vitenti expose l’importance d’adopter une posture d’allié·e en contexte autochtone. Son texte La théorie de l’intersectionnalité à travers la place de l’alliée aborde le caractère important d’une approche empathique basée sur une réflexion profonde de sa propre place dans un système fondé sur l'exclusion. Vitenti met à profit son expérience personnelle double (d’une part docteure en anthropologie et d’autre part conseillère à l’accueil et à l’intégration des étudiant·e·s autochtones à l’Université du Québec à Montréal) comme moteur de réflexion sur des enjeux sociétal comme le colorisme, le racisme et la colonisation.

Finalement dans une entrevue bilingue (français et anglais), l’historienne de l’art et comédienne Pascale Tremblay discute avec différent·e·s acteurs·trice·s autochtones oeuvrant dans le milieu culturel : Michelle McGeough, Caroline Nepton-Hotte et Jonathan Lainey. Iels réfléchissent sur cette vaste notion d’allié·e ainsi que sur ses implications et retombées dans le milieu des arts. Musées, galeries, enseignements et médias sociaux sont analysés par ces trois interlocuteurs·trice·s. Chacun·e·s à leur manière, iels illustrent également les questionnements ou encore les limites liées au concept.

L’ensemble des textes de ce numéro présente une grande variété de sujets, de mises en commun et d’exemples concrets qui démontrent, selon nous, la complexité et les diverses ramifications de ce concept d’allyship. Oeuvrant sur ce numéro 24 des Cahiers du CIÉRA depuis environ deux ans, nous remarquons encore à l’écriture de ces lignes marquant la fin du processus éditorial que le mot allyship n’a toujours pas encore de traduction ou d’équivalent en français. Il n’en demeure pas moins qu’il semble y avoir un consensus à son sujet, ce qui, nous le croyons, se remarque à la lecture de ce numéro : la posture d’allié·e n’est pas garantie; elle se construit au fil de chaque action, réflexion ou décision. Il ne s’agit pas d’une récompense ni d’un acquis, mais bien d’un processus de réflexion et de questionnement menant à une série d’actions et de prises de position.

Le processus de coédition d’un numéro d’une revue évaluée par les pair·e·s est lent et ardu. En soi, la conception d’une revue scientifique en contexte académique ne s’arrime pas de facto avec certains principes de la décolonisation. L’écriture, les multiples révisions et la longueur du processus sont également des aspects sur lesquels les communautés universitaires devraient réfléchir. La lecture des pages suivantes nous pousse à conclure qu’il existe un important désir de changement. Par ailleurs, proposer une thématique qui serait « passée de mode » au moment de la parution était l’une de nos craintes. Cependant, à constater les différentes itérations et réflexions entourant la position d’allié·e exemplifiées par les collaborateur·trice·s de ce numéro, nous remarquons aujourd’hui que le sujet porte encore à réfléchir. La variété des textes explique probablement pourquoi : l’allyship est complexe, car il requiert une autoréflexion ou un regard sur soi, sur ses actions et ses croyances. Il s’agit d’un travail qui va de pair avec la décolonisation de nos pratiques, à la fois personnelles et professionnelles.