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Introduction

Le premier semestre de la formation initiale des enseignant·es, les personnes étudiantes sont invitées chaque semaine à une démarche d’apprentissage de et par le territoire tout en tenant un journal de réflexion (écriture, dessins, images, photos, sketchs) pour documenter leur apprentissage et l’intégrer dans un portfolio numérique présenté à la fin du semestre. Pour les guider, une équipe de professeur·es a élaboré un plan basé sur l’approche à double perspective[1] (Two-Eyed Seeing) de Bartlett et al. (2012) en travaillant à la fois des écrits de chercheuses autochtones qui travaillent la pédagogie centrée sur la terre (Kimmerer, 2013; Simpson, 2017) et des chercheur·ses qui s’intéressent aux questions d’éducation écologique (Orr, 2004) et du développement d’une identité écologique chez les jeunes enfants (Pelo, 2014). Dans cet article, nous présenterons d’abord le contexte de l’apprentissage de et par le territoire développé par l’équipe de professeur·es. Nous présenterons ensuite une revue de la littérature suivie du cadre conceptuel et la méthodologie basée sur l’étude de soi et plus spécifiquement sur l’enquête transformatrice. Nous poursuivrons avec une discussion dans laquelle nous présenterons des artéfacts du portfolio numérique de trois étudiant·es ainsi que leur réflexion par rapport à leur apprentissage centré sur le territoire. Nous conclurons en proposant quelques pistes pour la pratique et pour la recherche.

Contexte

En Colombie-Britannique, l’intégration des perspectives des Premières Nations, Métis et Inuit (PNMI) fait partie de la formation initiale des enseignant·es depuis 2013 et des programmes scolaires (M–12) depuis 2016 (BC Ministry of Education, 2023). Ces changements sont en lien avec les appels à l’action spécifiques à l’éducation de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CRV) (2015). Il est aussi important de noter qu’en automne 2019, le gouvernement de la Colombie-Britannique a reconnu officiellement la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007) au niveau provincial, ce qui a ajouté à l’élan de l’intégration des perspectives des PNMI dans les différents programmes en éducation autant dans les écoles (M–12) qu’au niveau post-secondaire. À la Faculté d’éducation de notre université, le programme de la formation initiale des enseignant·es est d’une durée de 16 mois. Chaque année, une cohorte d’environ 400 étudiant·es y sont inscrits. Parmi cette grande cohorte, un petit groupe d’étudiant·es (entre 23–45 selon les années) suit sa formation principalement en français pour l’enseignement dans les programmes de français de base, d’immersion française et du programme francophone.

Dans notre programme, le premier semestre de formation se concentre sur des thématiques fondamentales de l’éducation dont : la pratique réflexive, l’éducation inclusive, l’éducation antiraciste, la justice écologique, le développement de l'identité professionnelle et l’intégration des perspectives des PNMI. La planification du contenu et des approches pédagogiques pour le premier semestre se veulent moins fragmentées et sont planifiées avec 12 membres de la faculté qui collaborent sur différentes thématiques pour ensuite les mettre en modules communs pour l’enseignement à tous les étudiant·es du programme qui sont divisés en sous-groupes appelés communautés d’apprentissage professionnelles. Un de ces modules est celui de l’apprentissage de et par le territoire qui a été conçu par trois formateur·trices allochtones : Dr. David Chang, Dre. Cher Hill et Colleen Elderton. Ce module, Land-Centered Learning, est appelé « Exploration A » et invite les étudiant·es à une enquête transformatrice dans une démarche d’observations et d’activités à partir de diverses lentilles, dont celles de l’écojustice, la pédagogie du lieu et l’intégration des perspectives PNMI. L’objectif de cette démarche d’apprentissage de et par le territoire est qu’elle soit faite sur une base hebdomadaire tout au long du semestre. Dès la première semaine, les étudiant·es doivent choisir un endroit à l’extérieur qui leur est invitant[2] où ils·elles pourront aller tous les jeudis pour y passer au minimum 1 à 2 heures selon les activités proposées. Nous expliquons plus en détails la démarche de l’enquête transformatrice de l’Exploration A dans la section méthodologie de cet article.

Revue de la littérature

Dans l’Accord sur la formation à l’enseignement (2017), l’Association canadienne des doyens et doyennes d’éducation (ACDE) met l’apprentissage des savoirs autochtones au centre de la formation initiale des enseignant·es. En effet, dans le principe 3 de cet accord, il est question d’une éducation qui 

reconnait le rôle central du territoire dans les visions du monde et les enseignements autochtones, respecte les droits inhérents et la souveraineté des peuples autochtones et se fait le défenseur des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada.

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Dans notre revue de la littérature, nous nous sommes intéressées aux recherches menées dans le cadre de la formation initiale des enseignant·es de/en français au Canada pour ce qui est de l’intégration des perspectives PNMI. Il est important de préciser que nous parlons des programmes de formation initiale offerts à l’ensemble des étudiant·es et non seulement à des futures enseignant·es autochtones et/ou en milieu autochtone[3] puisque l’Accord sur la formation à l’enseignement (2017) s’adresse aux programmes pour tous dont la majorité sont des personnes allochtones.

Dans une recherche menée à l’Université Saint-Boniface, Sims (2019) partage les pratiques pédagogiques qu’elle a développées dans le cadre d’un cours d’intégration des perspectives PNMI pour les étudiant·es en formation. Le cours visait plus spécifiquement à « sensibiliser les étudiant·es à la diversité culturelle autochtone » dans un contexte d’héritage colonial (Sims, 2019, p. 95). De leur côté, Boutouchent et al. (2019) de l’Université de Régina, présentent certains défis de l’intégration des perspectives PNMI dans la formation des enseignant·es en contexte francophone minoritaire tout en expliquant l’importance de l’enseignement des traités en Saskatchewan. Dans une autre étude à l’Université de l’Alberta, Lemaire (2021) explique de quelles manières le jeu de rôle dont celui de l’ « exercice des couvertures » permet aux futurs enseignant·es de mieux comprendre les réalités des PNMI au Canada en général, mais plus précisément en Alberta[4].

D’autres recherches en lien avec la pédagogie du lieu qui intègrent des éléments de perspectives autochtones ont été menées en français. Nous notons les travaux de Diane Campeau (2019) qui a travaillé en contexte scolaire pour développer une approche hybride avec des jeunes allochtones et autochtones. Elle a également travaillé avec des enseignant·es pour la mise en pratique de cette pédagogie hybride dans leur enseignement (Campeau, 2021). Dans leur ouvrage, Brogden et al. (2021) ont publié différentes recherches en lien avec l’enseignement des traités en milieu scolaire et à la formation initiale des enseignant·es dans une visée de réconciliation puisqu’historiquement, les devoirs et responsabilités du gouvernement vis-à-vis des traités n’ont pas été respectés. Étudier les traités et les lieux qui n’ont pas de traités, par exemple une grande partie du territoire de la Colombie-Britannique (Côté, 2021a), est une autre porte d’entrée à la pédagogie du lieu puisqu’on fait ressortir les perspectives divergentes et souvent très tendues de l’histoire des lieux qui existent dans toutes les communautés au Canada.

Notre recherche est, à notre connaissance, la première qui met de l’avant les voix de trois étudiantes-apprenantes-chercheuses allochtones engagées dans une démarche d’apprentissage de et par le territoire dans la formation initiale des enseignant·es de/en français. La chercheuse Madden (2019) nous rappelle que la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015) soutient que l’éducation pour la réconciliation n’est pas seulement entre les personnes allochtones et autochtones mais requière également une réconciliation avec la terre :

La réconciliation entre les Canadiens autochtones et non autochtones, du point de vue des Autochtones, exige aussi une réconciliation avec le monde naturel. Si les humains règlent les problèmes entre eux, mais continuent de détruire le monde naturel, la réconciliation sera inachevée.

CVR, 2015, p. 21

Madden (2019) fait remarquer qu’il n’y a pas d’appels à l’action de la CVR (2015) qui soient directement en lien avec la réconciliation avec le monde naturel, bien qu’entretenir de bonnes relations avec les êtres humains et les plus qu’humains soit au coeur des visions des PNMI. Rappelons que l’Article 25 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007) met de l’avant l’importance des liens spirituels avec la terre, le territoire et les eaux :

Les peuples autochtones ont le droit de conserver et de renforcer leurs liens spirituels particuliers avec les terres, territoires, eaux et zones maritimes côtières et autres ressources qu’ils possèdent ou occupent et utilisent traditionnellement, et d’assumer leurs responsabilités en la matière à l’égard des générations futures.

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Dans le contexte de l’éducation à la réconciliation il est important de mettre l’apprentissage de et par le territoire au centre de la formation initiale des enseignant·es au Canada pour que les personnes allochtones comprennent mieux les droits des peuples autochtones qui ont été niés par le colonialisme de peuplement.

Cadre conceptuel

L’approche à double perspective de Bartlett et al. (2012) aide à comprendre la démarche d’apprentissage qu’entreprennent les étudiant·es en formation pendant l’Exploration A. D’une part, ils·elles travaillent à la fois sur la pédagogie du lieu conceptualisée par des chercheur·ses allochtones et d’autre part avec des savoirs autochtones ancrés dans les relations avec la terre. Campeau (2019; 2021) parle d’une approche hybride puisqu’elle permet aux enseignant·es d’inclure des pratiques issues des savoirs allochtones et autochtones qui reflètent les réalités du territoire où ils·elles enseignent.

La pédagogie du lieu

La pédagogie du lieu se caractérise par un enseignement axé sur les cultures locales, les questions de développement durable, la gestion du territoire et autres enjeux qui se trouvent dans la communauté où est située l’école. La pédagogie du lieu a comme objectif de sensibiliser les apprenants à leur environnement et à prendre part à des activités qui sont bénéfiques pour le bien-être des êtres humains et autres formes de vie (Smith, 2017).  Un des aspect important de cette pédagogie est que la connaissance d’un lieu soit fondamentalement incarnée, c’est-à-dire qu’elle ne peut se faire que par les cinq sens (Pelo, 2014; Somerville, 2010). Pour la chercheuse Pelo (2014), la pédagogie du lieu aide à reconstruire la relation des apprenants avec la nature. Elle présente l’importance de développer une relation profonde avec le monde naturel pour développer une identité écologique. Selon Pelo (2014), nous ne pouvons défendre et protéger ce que nous n’avons pas appris à aimer.

Un autre aspect important de la pédagogie du lieu est d’y apprendre les histoires qui le représentent et de les comprendre. Dans le contexte du colonialisme de peuplement canadien (Donald, 2009) et australien (Somerville, 2010), déconstruire et réapprendre les histoires du lieu fait partie d’une démarche de décolonisation en donnant voix aux histoires autochtones. Des tensions et contradictions sont inhérentes au processus de décolonisation et les lieux deviennent alors des « zones de contact » entre différents groupes culturels (Somerville, 2010).

Les savoirs autochtones

Au Canada, il existe 11 grandes famille de langues et plus de 60 langues autochtones (Battiste et Henderson, 2021). Bien qu’il y ait des différences culturelles entre les nations, elles ont en commun une vision cosmocentrique du monde dans laquelle les êtres vivants et non-vivants ont une profonde interconnectivité non-hiérarchisée. Cette vision du monde est fondamentalement différente de la vision occidentale qui est anthropocentrique – c’est-à-dire que les humains se retrouvent au sommet de la pyramide des êtres vivants (Orr, 2004) – et qui nie les liens entre tous les êtres vivants avec lesquels, et grâce auxquels, l’être humain existe (Donald, 2019). Les penseurs autochtones décrivent souvent leur vision du monde en termes de liens de parenté (kinship) qui unissent les différents êtres dans des relations de profonde réciprocité (Atleo, 2004; Battiste, 2013; Kimmerer, 2013). Simpson (2017) rappelle que « notre mode de vie a été conçu pour engendrer la vie, non seulement la vie humaine, mais aussi la vie de tous les êtres vivants » [traduction libre] (p. 3).

Comme nous le rappelle Stelómethet Ethel Gardner, membre Stó:lō de la Première Nation Skwah, les savoirs autochtones sont toujours intimement liés à la langue et au territoire (2000; 2009). Par conséquent, dans le cadre de l’Exploration A, plusieurs lieux visités par les étudiant·es en formation lors de différentes activités proposées ont été choisis en consultations avec les Premières Nations locales (c.-à.-d. : couvoir de saumons, centres communautaires et culturels, lieux de commémoration). De plus, des Aîné·es des nations locales, dont ceux des nations xʷməθkwəy̓əm (Musqueam), Skwxwú7mesh (Squamish), Kwikwetlem (Coquitlam), Kwantlen, Qíc̓əy̓ (Katzie), Semá:th (Sumas), ont co-produit avec l’équipe enseignante de courtes vidéos qui ont été visionnées par les étudiant·es en formation (ces derniers ne sont pas disponibles au grand public pour des raisons de droits d’auteurs). Ces vidéos se sont avérées être de riches sources d’informations en lien avec l’histoire et les savoirs autochtones des nations locales.

Méthodologie

Notre recherche se situe dans le paradigme interprétatif du fait que nous reconnaissons que l’expérience humaine est unique, définie par des contextes particuliers et interprétée par chaque individu (Mackenzie et Knipe, 2006). Les trois étudiantes en formation, se trouvent à la fois apprenantes, enseignantes et chercheures puisqu’elles sont engagées dans une démarche d’enquête transformatrice. Selon Stanger et Tanaka (2017), en apprenant à être enseignant·e, la personne est déjà en partie enseignant·e et c’est en réfléchissant à son propre apprentissage de manière critique qu’il·elle se retrouve aussi dans une position de chercheur·se. Le concept de be-coming (Stanger et Tanaka, 2017), c’est-à-dire l’indissociabilité du fait d’être et de devenir, représente la position ontologique de notre recherche.

L’enquête transformatrice

L’inclusion de l’enquête transformatrice dans la formation initiale est une démarche qui a pour but de recentrer l’apprentissage sur les étudiant·es à partir de leur propre compréhension et interprétation du monde en relation aux grandes questions qui émergent en éducation, dont entre autres le développement durable, la crise climatique, la justice sociale et l’autochtonisation des pratiques (Tanaka, 2015). La question d’enquête peut être ouverte, c’est-à-dire choisie par les étudiant·es ou elle peut être structurée par l’instructeur·trice (Cranton, 2016). Dans le cadre de notre enquête transformatrice, les questions ont été développées par les trois collègues en charge de l’Exploration A[5]. Voici les questions d’enquête que les étudiant·es ont reçues dès la première semaine du semestre.

  • L’objectif de l’Exploration A est de vous amener à réfléchir aux questions suivantes :

    • Qui vivait ici avant vous?

    • Qu’y aurait-il ici si ___________ n’existait pas?

    • Qui partage cet espace avec vous (humains et autres)?

    • Quelles sont les histoires racontées/non racontées à propos de ce lieu?

    • Comment est-ce que je m’engage avec la terre?

    • Quelles sont mes responsabilités à l’égard de la terre?

Tous les étudiant·es ont été invité·es à une démarche qui s’est déroulée en quatre temps et ce cycle a été recommencé chaque semaine tout au long du semestre :

  • démarche guidée : questions, lectures, podcast et activités ciblées, etc.

  • démarche participative et expérientielle : temps d’observation à l’extérieur

  • démarche documentée : journal de réflexion écrite, dessins, images, photos, sketchs, enregistrements sonores ou tout autre moyen de documenter

  • démarche partagée : partage de réflexions hebdomadaires avec les autres étudiant·es et l’enseignant·e et à la fin du semestre, le partage du portfolio numérique avec des artéfacts (« des traces ») qui représentent une synthèse de l'apprentissage de et par le territoire

Ce cycle en quatre temps reflète les quatre sphères d’influences du modèle d’enquête transformatrice présenté par Stanger et Tanaka (2017) : les partenaires de l’enquête (le partage et les discussions en classe), la recherche (les lectures, webinaires, activités ciblées), les observations à l’extérieur et la partie de l’étude de soi (le questionnement et les réflexions personnelles). Dans le cadre de notre recherche, nous avons ajouté une étape explicite qui est importante à l’étude de soi : celle de la communication des résultats à un public (Samaras, 2011). En effet, les étudiantes-enseignantes-chercheuses qui ont présenté leur apprentissage lors d’un colloque international en mai 2023 ont co-écrit cet article.

Le déroulement de l’enquête transformatrice et le rôle des quatre co-chercheuses

Au cours de l’automne 2022, Isabelle était responsable d’un groupe de 23 étudiant·es dans la cohorte de formation en français. Tout au long de ce cours, les 23 étudiant·es ont fait l’Exploration A. Notre rôle en tant qu’enseignante de la cohorte en éducation en français a d’abord été d’animer les discussions de l’Exploration A, de lire les réflexions hebdomadaires des étudiant·es tout en donnant des rétroactions et d’évaluer les apprentissages de chacun à la fin du semestre lors de la présentation de leur portfolio numérique en décembre 2022. Nous reconnaissons qu’en tant que formatrice allochtone, nous continuons à apprendre avec les étudiant·es lors des discussions et des présentations des portfolios numériques dans une démarche de co-constructions du savoir (Santiago, 2006).

Lors d’un appel à communication à un colloque international, Isabelle a voulu donner la voix aux étudiant·es qui avaient passé un semestre à suivre l’apprentissage de et par le territoire. En janvier 2023, étant donné ses responsabilités d’enseignante, Isabelle était à nouveau en lien avec la cohorte des étudiant·es en formation en français et a demandé à Stephanie, Daphne et Marina si elles étaient intéressées à revenir sur leur expérience de l’Exploration A, en discuter et la partager publiquement. Les trois étudiantes ont accepté l’invitation. Le choix de ces trois étudiantes était basé sur le fait qu’elles avaient grandi dans des contextes différents et avaient développé un sérieux dans leur démarche de l’Exploration A. Dès lors, nous avons eu cinq rencontres d’environ 2 heures en avril et en mai 2023 en préparation à la communication au colloque international. Le rôle d’Isabelle était d’aider à structurer la communication et poser des questions de clarifications à Daphne, Stephanie et Marina qui avaient apporté leur portfolio numérique et les artéfacts en lien avec l’Exploration A. L’expérience de partager leur apprentissage au colloque international a été très positive et Marina, Daphne et Stephanie ont décidé de co-écrire cet article ensemble avec l’appui d’Isabelle. Nous avons donc eu cinq autres rencontres de travail entre les mois de juin et septembre 2023 pour l’élaboration du présent article. La forme utilisée dans cet article (dont l’utilisation des pronoms nous et je) reflète la nature polyphonique du processus d’écriture. Il est important de noter qu’Isabelle a vécu une situation issue du « statut assigné de rôles choisis » (Paillé, 2006, p. 37), c’est-à-dire de celui de « professeure » vis-à-vis des étudiantes. Bien que dès le début du mois d’avril 2023 Isabelle n’était plus leur enseignante, il existe toujours des différences de statut et de pouvoir dans lesquelles les étudiantes aimeraient plaire à leur enseignante. Toutefois, il nous semble qu’en discutant ensemble tout au fil de nos rencontres, le désir réel de la part de Marina, Daphne et Stephanie a émergé de partager l’expérience d’apprentissage qu’elles ont vécue au cours de l’Exploration A.

Le profil des trois apprenantes-enseignantes-chercheuses allochtones avant d’entreprendre la démarche d’apprentissage de et par le territoire

Dans une enquête transformatrice, il est important de faire une réflexion sur ce que Stephanie, Marina et Daphne connaissaient sur les perspectives PNMI avant de commencer leur démarche d’apprentissage de et par le territoire. Nous avons choisi de partager leur profil sous format de vignette.

Analyse des données et discussion

Dans notre analyse, nous partageons les moments clés d’apprentissage des trois apprenantes-enseignantes-chercheuses. Daphne et Marina ont vécu des moments clés similaires et ont co-écrit sur l’importance de mieux comprendre deux visions du monde différentes : vision anthropocentrique et cosmocentrique. De son côté, Stephanie a choisi de partager son apprentissage en lien avec les changements de la saison de début automne à début hiver et l’importance d’apprendre la langue Stó:lō sur le territoire. Mais tout d’abord, nous présentons leur réflexion au sujet de leurs réactions initiales lorsqu’Isabelle a présenté l’Exploration A lors de la première semaine du semestre en septembre 2022.

Premières impressions d’une démarche d’apprentissage de et par la terre : résistance, incrédulité ou curiosité

Demander aux étudiant·es de s’assoir et d’observer en silence, sans écouteurs ni surstimulation peut être déconcertant pour plusieurs lorsqu’on les invite à s’impliquer dans une pratique d’apprentissage de et par la terre. Daphne, Stephanie et Marina ont eu des réactions distinctes à cette invitation. Lors d’une rencontre de co-écriture en août 2023, avec assez de recul depuis l’expérience, elles se sont senties à l’aise de partager leurs premières impressions de ce moment où Isabelle a présenté l’Exploration A au début septembre 2022. Marina et Daphne, avouent avoir eu une réaction de résistance et surtout d’incrédulité à l’invitation d’une approche hybride (Campeau, 2019 ; 2021). Marina se souvient s’être dit : « À quoi ça sert ? C’est quoi le lien avec l’enseignement et cette Exploration A? Bon, ce sera un moment que je vais prendre pour méditer ». Daphne s’est aussi posé la question sur la pertinence de cette démarche : « Quelle est la connexion avec l’enseignement ? Est-ce que c’est une manière de remplir la semaine (a filler)? » Marina et Daphne ont partagé avoir même eu une certaine remise en question du sérieux de la formation. Ce fût différent pour Stephanie; avec son expérience de l’intégration des perspectives des PNMI lors de son année d’enseignement dans une petite communauté au nord de Vancouver, sa réaction a été la curiosité. Elle s’est tout de suite dit que ce sera une source d’apprentissage pour de futures activités à faire dans sa classe. Elle a vu cette démarche comme étant utile sans savoir qu’elle serait aussi transformatrice. Elle attendait donc l’Exploration A avec anticipation : « Je comprenais pourquoi on le faisait et ce sont des bonnes activités à adapter pour la salle de classe ». Marina et Daphne ont pris quelques semaines pour commencer à comprendre la démarche d’apprentissage de et par la terre. Elles ont dit avoir apprécié le fait que l’apprentissage expérientiel à l’extérieur de la classe était intégré au rythme d’apprentissage de la semaine. Pour Stephanie qui aime beaucoup passer du temps à l’extérieur, elle a avoué qu’elle le faisait plus d’une fois par semaine, et parfois pour éviter de faire d’autres tâches. Aller marcher et retrouver son endroit choisi était « une excuse » pour approfondir son Exploration A.

Apprentissage clé : comprendre les différences fondamentales entre une vision anthropocentrique ou cosmocentrique du monde

Dès la 2e semaine du semestre, Isabelle a présenté une leçon sur le cosmocentrisme et l’anthropocentrisme, ce qui a donné aux étudiant·es une lentille particulière pour observer, apprendre et travailler les questions sur l’Exploration A. Pour Daphne et Marina, comprendre qu’une différence fondamentale existe entre les épistémologies anthropocentriques et cosmocentriques a été un moment fort de leur apprentissage avec la double perspective (Bartlett et al. 2012) qu’elles ont représentée de manières très différentes dans leur portfolio numérique.

Artéfact du portfolio numérique et apprentissage de Daphne. Les activités entreprises tout au long du semestre, surtout dans le cadre de l'Exploration A, ont fait resurgir en mémoire les raisons pour lesquelles je suis si profondément investie dans la poursuite d’une manière de vie écoresponsable depuis quelques années. Les lectures (Kimmerer, 2013; Orr, 2004; Simpson, 2017) et le webinaire de Chang (2022) m’ont encouragée à regarder au-delà de ma compréhension personnelle de l'écojustice qui est ancrée dans des idéologies et désirs occidentaux. En créant mon artéfact qui est composé de deux collages, j’ai visé à fournir une représentation visuelle bien accessible et compréhensible des perspectives anthropocentrique et cosmocentrique ainsi que les effets qui les accompagnent.

Figure 1

Artéfact : premier collage qui représente l’anthropocentrisme

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Mon premier collage représente une vision du monde anthropocentrique. L’espace de l’être humain est mis au centre du cercle entouré de tout ce qui est « plus qu’humain » (Abram, cité dans Chang, 2022). À cet égard, ce placement crée une hiérarchie écologique en impliquant que l’espèce humaine est au-dessus de tout. À l'arrière-plan de l’image, il y a des représentations du capitalisme et des crises environnementales. Ceci est destiné à montrer que la perspective anthropocentrique encourage l’exploitation excessive des ressources naturelles de la planète. En outre, je voulais communiquer que la vision anthropologique du monde est profondément enracinée dans le capitalisme et que l'exploitation de la terre est souvent réalisée au détriment de l'écologie de la terre (Donald, 2019; Orr, 2004). J’ai décidé de manière intentionnelle en créant cet artéfact d’employer les termes « environnement » et « non-humain » puisqu’ils renforcent inconsciemment la croyance que la terre n’est qu’une ressource exploitable et que tous les autres êtres vivants sont inférieurs ou là pour servir à l’être humain.

Mon deuxième artéfact est un collage qui représente une vision du monde cosmocentrique. Les humains ne sont plus au centre du cercle, mais en font partie, démantelant ainsi la hiérarchie des êtres vivants présente dans la perspective anthropocentrique. Dans cette optique, les humains ont une importance égale à tous les autres êtres vivants et non-vivants sur la terre. À l'arrière-plan de l'image, on voit un paysage prospère, de l'eau propre et une communauté saine. En créant cette représentation visuelle de la perspective cosmocentrique, je voulais également mettre de l’avant mon apprentissage de l’Exploration A. Ce que je comprends mieux aujourd’hui est que la perspective cosmocentrique encourage un mode de vie holistique, ce qui est une vision partagée par les différentes cultures autochtones (Conseil canadien sur l’apprentissage, 2009). C’est en regardant au-delà des préconceptions occidentales de la façon de vivre cosmocentrique que j’ai pu approfondir ma compréhension de l’interconnectivité sacrée des cultures autochtones et de la terre (Kimmerer, 2013; Simpson, 2017).

Figure 2

Artéfact : deuxième collage qui représente le cosmocentrisme

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Avant mon arrivée à l’Université Simon-Fraser, j’avais déjà vécu un changement important quant à ma façon de vivre. J’ai essayé de désapprendre les croyances consuméristes et capitalistes qui sont omniprésentes dans notre société. La surconsommation généralisée de biens matériels et les conséquences étiques de l’exploitation, ainsi que les besoins insatiables des êtres humains ne sont pas viables pour notre planète. Dans ma quête d'une nouvelle philosophie et d'un nouveau mode de vie en accord avec mes convictions, je me suis tournée vers des documentaires, des recherches et des médias pour en apprendre davantage. La plupart des informations que j’ai apprises au sujet des façons traditionnelles de vivre des PNMI étaient présentées dans des médias occidentaux qui articulent ces idées autour du développement durable. À cause de la perspective occidentale, la relation sacrée entre la terre et les peuples autochtones était effectivement sous-évaluée. Au début de l’Exploration A, je ne comprenais pas que pour les cultures autochtones, la vie est holistique et tous les aspects de la personne sont reliés à la terre. Simpson (2017) explique cette connexion par l'épistémologie Michi Saagiig Nishanaabeg. C’est une épistémologie holistique étant donné que tout apprentissage se passe « en contexte familial, communautaire et en relation (…) » [traduction libre] (p. 151). C’est avec les écrits autochtones que j’ai enfin compris que le retrait systémique et intentionnel des nations autochtones de leurs terres par le colonialisme de peuplement menace leurs systèmes des savoirs, ce qui, à son tour, menace la survie et la vivacité de leurs cultures. En effet, une fracture entre les peuples autochtones et leurs territoires met en péril leurs façons d’apprendre de la terre et par la terre, en plus de leurs liens dans la communauté. Cette approche holistique et cosmocentrique de l'éducation n’est pas du tout présente dans le système d'éducation occidental, ce qui pourrait expliquer mon manque de compréhension et celui des Canadiens allochtones de l'importance de la terre pour les communautés des Premières Nations, Métis et Inuit.

Artéfact du portfolio numérique et apprentissage de Marina. Plusieurs mythes quant à l’éducation eurocentriste, tel qu’exprimé par Orr (2004), ont contribué à la crise climatique en enracinant la transmission de connaissances dans une visée anthropocentriste et capitaliste. Qu’il soit question du désir incessant de contrôle sur nos ressources naturelles, la fausse impression que nous pouvons restaurer ce qui a été détruit par notre progrès et nos technologies ou encore l’association de l’éducation au succès, nous continuons ainsi d’exacerber notre écologie en omettant de considérer celle-ci (Orr, 2004). Cela s’est ainsi aligné avec l’essor de l’idée suivante chez moi : l’apprentissage n’est pas automatiquement synonyme d’éthique et cela se transpose dans notre forte déconnexion face à l’écologie, ou encore tout ce qui est « plus qu’humain » tel que le décrit David Abram cité dans Chang (2022).

L’analyse cosmocentrique de tout ce qui est plus qu’humain a poussé ma réflexion vers un cadre d’analyse centré sur le spécisme. C’est une réflexion que j’avais déjà entamée par un choix de vie végane, mais que j’ai exploré davantage dans le cadre de l’Exploration A. En inférant une hiérarchisation des différentes espèces, des relations de pouvoir sont à l'oeuvre dans une perspective spéciste, favorisant les intérêts de l’espèce humaine par rapport à ceux de toutes les autres espèces (Singer, 1977 tel que cité dans Winters, 2022). Ainsi, l’être humain se retrouve une fois de plus au centre des intérêts au coeur du spécisme. Je reconnais que le mode de vie végane ne fait pas partie des savoirs traditionnels autochtones, mais en étudiant la vision cosmocentrique du monde, cela m’a aidé à faire des ponts dans mon propre apprentissage et compréhension du monde.

Une invitation telle que celle d’« accueillir le saumon à la maison » a permis de remettre en question la perspective spéciste, mais cette fois-ci à travers les enseignements ancrés dans les savoirs autochtones avec l’Aîné Rick Bailey de la Nation q̓íc̓əy̓ (Katzie) :

L’Aîné Rick enseigne aux enfants que le saumon fait partie de la famille. Il partage avec eux l’histoire de la genèse q̓íc̓əy̓ dans laquelle un des ancêtres originaux q̓íc̓əy̓ se marie à une épouse du saumon. Comprendre que le saumon fait partie de la famille est cohérent avec l’histoire de l’évolution – les poissons sont nos parents. L’Aîné Rick demande aux enfants de planter des arbres sur le bord de ruisseaux afin de créer plus d’ombre et baisser la température des eaux afin de les rendre plus habitables pour les saumons [traduction libre].

cité dans Hill et al., 2023

Apprendre l’histoire autochtone d’un lieu a changé ma manière de voir les choses lors de ma visite au parc Hoy Creek à Coquitlam où un couvoir de saumons est établi (Somerville, 2010). En effet, j’ai été profondément touchée par le retour éventuel du saumon à son lieu de naissance, témoignant d’une certaine connexion spirituelle du saumon au territoire ainsi que la « sentience » de ces êtres. Par sentience, nous entendons ici la capacité de ressentir et de vivre des expériences subjectivement (Winters, 2022). Dans le cas des saumons, la sentience pourrait donc s’exprimer par leur capacité à vivre des expériences sensorielles et ressentir des émotions en revenant ainsi à leur lieu de naissance. Si la sentience permet aux humains d’être dignes (worthy of) de considération morale (Winters, 2022), ne devrait-elle pas en faire de même pour toutes les espèces plus qu’humaines? Nous revenons donc ici à la nécessité d’une réflexion importante sur la différence fondamentale entre les vision anthropocentrique et cosmocentrique et les répercussions sur toutes les formes de vie (Donald, 2022), ainsi que les possibilités d’une réconciliation avec la terre (Madden, 2019).

Figure 3

Artéfact 1 : photomontage de la visite au Parc Hoy Creek accompagné d’une photo du journal de réflexion

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Afin d’inscrire mon deuxième artéfact dans une perspective enchâssée dans les connaissances autochtones cosmocentriques, et donc intrinsèquement juste envers tout ce qui est plus qu’humain, je me suis inspirée de la soupe des trois soeurs, un plat traditionnel haudenosaunee, fort symbole de l’autochtonisation et de la décolonisation. Il faut noter que la soupe des trois soeurs n’est pas un plat traditionnel des nations salishes de la côte ouest où j’ai fait mon Exploration A. Mais ayant passé une grande partie de ma vie à Montréal, j’étais également intéressée à explorer des traditions autochtones de ce territoire.

Figure 4

Artéfact 2 : photomontage de la recette de la soupe des trois soeurs préparée par Marina

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Les trois soeurs témoignent des connaissances haudenosaunee approfondies du territoire et de l’écologie, soit avant même l’arrivée des techniques agricoles occidentales. En effet, ces trois soeurs symbolisent la culture du maïs, des haricots et des courges; ces trois plantes sont complémentaires les unes aux autres. Le maïs permet aux vignes d'haricots de grimper, les haricots fournissent du nitrogène au racines du maïs, alors que les feuilles des courges au sol fournissent assez d'ombre pour conserver l’humidité et prévenir l’apparition de mauvaises herbes au sol. Tel que l’expriment si bien Kimmerer et Gray Smith (2022), la réciprocité s’inscrit au coeur d'un jardin des trois soeurs par l’interdépendance de ces plantes s’arrimant dans un harmonieux équilibre. Une telle complémentarité pourrait également se transposer entre l’éducation et l’empathie; l’éducation engagée dans une lentille décolonisatrice nourrit intrinsèquement l’empathie qui, à son tour, cultive un émerveillement face aux pratiques agricoles traditionnelles autochtones.

Je me suis ainsi inspirée de la recette de la soupe des trois soeurs telle que présentée dans le document Traditional Foods & Recipes on the Wild Side de l’Association des femmes autochtones du Canada (2012). En raison de son mode de vie végane et donc dans le désir de continuer à défier le spécisme, j’ai adapté la recette selon cette ligne directrice, notre relation aux produits animaliers étant très souvent inhérente à une surconsommation issue de l’élevage non-éthique. Je n’ai que substitué la viande par une protéine végétale, ainsi que le beurre par une alternative à base de plantes, souhaitant demeurer le plus fidèle possible à cette préparation traditionnelle.

Le bonheur de créer une relation plus approfondie avec le territoire où on habite en apprenant l’histoire locale

Artéfact du portfolio numérique et apprentissage de Stephanie. Pendant le premier semestre de ma formation, j’ai surtout travaillé à approfondir ma relation avec le territoire et la langue halq'eméylem. Dans cette optique, un aspect de mon portfolio numérique reflète ces enseignements en les encadrants dans un parcours personnel d'observation, de recherche et de présentation. Pour cela, comme le suggère Somerville (2010) et Pelo (2014), j’ai beaucoup joué avec mes cinq sens, en prenant des photos, des enregistrements audios ou vidéos et en faisant des sketchs et créant des cartes sonores pour reconstruire mon expérience. Une carte sonore est un sketch centré sur l’expérience auditive d’un endroit fixe pendant 10 à 15 minutes. En tant que future enseignante, je voulais être certaine d’imaginer les possibilités de stimuler mes élèves avec des projets multimédias. J’ai trouvé que depuis mes expérimentations avec mon point de repère pendant l’Exploration A en observant le territoire, je me sens plus confiante pour faire ce type d’apprentissage avec mes futurs élèves.

Figure 5

Artéfact 1 : photomontage du point de repère visité tout au long de l’Exploration A

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Ce fut vraiment frappant de revoir mes photos hebdomadaires de mon point de repère : une rangée d'arbres le long d’un champ. Au début du semestre, la vallée était remplie de fumée de feux de forêts et j’ai pu remarquer les changements météorologiques et saisonniers. Cette connexion d’observation attentive est une habitude que j’ai gardée après la fin de l’Exploration A. Sans être devenue une experte botaniste, je peux maintenant mieux observer la présence plus abondante de la crécerelle d’Amérique à la fin de l’automne et l’ordre de floraison au printemps.

Je n’ai pas seulement décidé d’observer les êtres vivants et non-vivants de mon point de repère, mais aussi d’apprendre leur nom dans la langue halq'eméylem. D’après Vowel (2022), apprendre les noms autochtones utilisés, autant historiques que contemporains, de l’endroit où nous habitons est la première étape à prendre en tant qu’allochtone pour le processus de réconciliation. Il faut honorer le fait que les langues sont vivantes et en adoptant l’habitude d’apprendre les noms nous aide à respecter les identités autochtones de nos régions. Un sentiment qui a aussi été abordé dans le balado Laissez-nous raconter : L’histoire crochie (Gill, 2020), où il est discuté que les noms de lieux au Canada sont souvent des toponymes provenant des langues ancestrales du territoire. Avec ceci en tête, une activité que j’ai développée pendant ma formation est centrée sur les toponymes que nous rencontrons tous les jours. Un bon exemple est le nom de Coquitlam, une ville dans la métropole de Vancouver. Le nom de Coquitlam est dérivé du mot hən̓q̓əmin̓əm̓ kʷikʷəƛ̓əm (kwee-kwuh-tlum) qui signifie « poisson rouge en amont de la rivière » [traduction libre] (Kwikwetlem First Nation, 2023). Je travaille donc à me poser des questions à propos des noms de lieux avec lesquels j’interagis et à réfléchir à ceux qui pourraient provenir de toponymes de langue autochtones. Chrona (2022) et Gardner (2009) nous rappellent que si nous n’apprenons pas des nations autochtones d’ici nous n'apprendrons jamais et les connaissances seront perdues.

Mon lexique est centré sur les lieux, les repères, les plantes et les animaux que j'ai observés tout au long de ce semestre. Je les ai pris en photo et j’ai partagé leurs noms en halq’emeylem, en français et en anglais. Je me suis donné comme tâche de trouver non seulement leurs noms, mais aussi des petites anecdotes – soit traditionnelles, soit contemporaines – de leur importance dans la culture autochtone ou dans la région (Gardner, 2000; 2009). En suivant l’idée que « donner un nom à quelque chose est une façon d’en faire connaissance … où il est peu probable que les gens apprécient ce qu’ils ne peuvent pas nommer » [traduction libre] (Brooks, cité dans Pelo, 2014). Il était important pour moi de créer un lexique plurilingue parce qu’en Colombie-Britannique, il y a un manque criant de ressources en français qui reflètent les langues et les savoirs des nations autochtones locales (Côté, 2022).

Voici un extrait du lexique en lien avec les images de l’artéfact 2 :

  • sthxá:lem (shla-wol) — polystic à épées : une fougère aussi vieille que les dinosaures et l’esturgeon blanc. Bouillie pour être utilisée comme teinture noire. (Sword Fern)

  • lhíheqey (heh-la-kwey) — la montagne Cheam: une femme transformée avec ses filles et son chien pour devenir la chaîne de montagnes. Gardienne du peuple Stó:lō et du fleuve. (Mount Cheam).

  • selíy-elp — mahonia faux houx : les baies, racines et feuilles peuvent être mangées ou utilisées dans des toniques et confitures. (Oregon Grape)

  • slálem álhqey — tortue peinte de l’ouest : traduction littérale « un serpent avec une maison ». (Western Painted Turtle)

Figure 6

Figure 6 (continuation)

Artéfact 2 : photo du lexique plurilingue développé en halq'eméylem, français et anglais des plantes et montagnes observées pendant l’Exploration A.

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Pour ce lexique, j’ai utilisé diverses sources : le dictionnaire de Galloway (2009), le programme de langue halq'eméylem (Stó:lō Shxwelí, 2023), les ressources de la commission scolaire d’Abbotsford (2019) et celles de First Peoples’ Cultural Foundation (2023). Ce fut une chance en tant qu’allochtone de trouver et d’écouter des ressources des peuples Stó:lō de ma région et de les utiliser pour décoloniser mon apprentissage. Pendant ma scolarisation, nous utilisions toujours des ressources d’auteurs allochtones et je comprends beaucoup mieux l’importance de changer cette pratique pour mettre de l’avant les savoirs autochtones liés au territoire (Battiste, 2013; Simpson, 2017).

Ce qui est vraiment ressorti dans mon apprentissage de et par le territoire a donc été l’abondance d’inconnus chez moi, surtout autour de l’histoire locale et des plantes indigènes. L’habitude de ralentir et d’observer les environs a certainement aidé à créer des liens positifs avec ce que je trouvais. Comme le propose Pelo (2014), entretenir des relations positives favorise la volonté de cultiver une meilleure compréhension. Pour les jeunes, Sobel (1996) affirme qu’ils·elles ont besoin de cette connexion pour développer de l’empathie pour l'environnement avant d’aborder des thèmes plus sérieux comme les crises climatiques. Je me suis rendu compte qu’en créant l’habitude de revenir aux mêmes endroits, il y avait quelque chose de nouveau à observer à chaque visite. Je suis donc moins inquiète d’entreprendre cette pédagogie du lieu (Campeau, 2019; 2021) avec mes élèves puisqu’ils·elles trouveront aussi des choses nouvelles à observer. Cette démarche m’a permis de mieux comprendre ce que veut dire l’éducation pour la réconciliation avec le territoire (Madden, 2019).

Conclusion

Cet article a permis de faire ressortir les moments forts d’une démarche d’apprentissage de et par le territoire de trois apprenantes-enseignantes-chercheuses allochtones en formation initiale. Le cadre de l’enquête transformatrice leur a permis d’observer, de collaborer, de questionner et de documenter leur apprentissage en se basant sur des travaux de chercheur·ses allochtones (Orr, 2004; Pelo, 2014; Sobel, 1996) et autochtones (Battiste, 2013; Kimmerer, 2013; Simpson, 2017). Deux d’entre elles, Marina et Daphne, ont reconnu que l’apprentissage des différences fondamentales entre une vision anthropocentrique et cosmocentrique leur a permis d’articuler des idées et explorer davantage leur relation aux êtres vivants du monde naturel. Après leur expérience de l’Exploration A, elles ont une meilleure compréhension de ce que veulent dire les perspectives des PNMI dont l’interconnectivité entre les différentes formes de vie et les autres éléments du monde naturel. De son côté, Stephanie a pu mieux explorer l’histoire du territoire non-cédé des nations Stó:lō où elle habite. Les observations des éléments de la nature et l’apprentissage des mots en langue halq'eméylem lui ont permis de nommer le monde qui l’entoure dans la langue qui est ancrée dans le territoire, ce qui se veut être un pas vers la décolonisation de l’éducation. Pour les trois apprenantes-enseignantes-chercheuses allochtones, l’Exploration A leur a donné des pistes concrètes pour la pratique à double perspective (Bartlett et al. 2012) dans leur future salle de classe. Il serait pertinent pour la recherche en éducation en français que Marina, Stephanie et Daphne documentent les manières qu’elles mettront en pratique une démarche d’exploration avec leurs élèves et en noter les défis et les réussites.

En ce qui concerne des avenues de recherche pour la formation des enseignant·es conçue par des éducateurs·trices autochtones et allochtones dans notre institution et ailleurs au Canada, il nous apparaît évident que plus de recherche est nécessaire pour mieux comprendre les possibilités, les tensions et les contradictions d’une approche à double perspective (Bartlett et al., 2012). Selon Battiste et Henderson (2021), bien que les chercheur·ses autochtones occupent de plus en plus une place importante dans la recherche, encore très peu est connu au sujet des méthodes utilisées pour intégrer les systèmes de savoirs autochtones aux savoirs eurocentristes. Nous avançons qu’à la lumière des apprentissages des trois étudiantes-enseignantes-chercheuses allochtones, l’Exploration A est un exemple d’une approche à double perspective (Bartlett et al. 2012), de l’enseignement des perspectives autochtones et d’une pédagogie du lieu dans un contexte de réconciliation.