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Depuis 1972, la Revue d’éducation comparée et internationale/Comparative and International Education Journal (ÉCI/CIE) accueille des études comparatives canadiennes, notamment sur les peuples autochtones, ainsi que des recherches comparatives sur divers contextes et sujets éducatifs, acceptant des manuscrits en français et en anglais. En tant que rédactrice de la portion française, j’aimerais aborder dans cet espace éditorial les défis associés aux publications bilingues, et mettre en évidence quelques domaines de recherche que la revue serait heureuse de soutenir par la publication d’articles en français.

Lors de la dernière conférence, la Société canadienne d’éducation comparée et internationale/Comparative and International Education Society of Canada (SCÉCI/CIESC) a organisé un panel aux étudiants de second ou troisième cycle, pour présenter leur travail dans le domaine de l’éducation comparée et internationale. Nous espérions que le panel serait bilingue, avec quelques étudiants présentant leur travail en français. Malheureusement, nous n’avons pas reçu de soumission. Et nous pensons que ceci est un reflet du défi que nous rencontrons depuis toujours pour faire de la revue un espace pleinement bilingue et non pas un espace de publication où deux solitudes cohabiteraient, les lecteurs anglophones ne lisant possiblement que les articles en anglais, et les lecteurs francophones ne lisant peut-être que les articles en français. Les auteurs francophones sont-ils davantage intéressés à publier dans une revue québécoise ou française/européenne qui leur assurera un plus grand lectorat francophone? Votre expérience nous intéresse : n’hésitez pas à la partager avec nous!

Notre vision pour notre revue est de voir émerger un espace bilingue qui permettrait aux lecteurs de s’enrichir des regards du monde académique francophone et anglophone sur des enjeux communs, conjoints, complémentaires : les enjeux d’équité/diversité/inclusion, de décolonisation, d’éducation antiraciste, les enjeux liés à la mobilité internationale, pour n’en citer que quelques- uns. Les mondes académiques anglophones et francophones sont perméables, avec des chercheurs qui, bien sûr, naviguent ces deux espaces. Mais ces mondes académiques se sont aussi construits avec différents cloisonnements disciplinaires, différentes cultures académiques, avec des concepts et des auteurs phares qui circulent plus ou moins, ou à différentes vitesses, avec des résonnances différentes, avec parfois des enjeux complexes de traduction des concepts d’une langue à l’autre. Je peux renvoyer ici aux travaux de Dervin (2012), et notamment à l’ouvrage, Les impostures interculturelles, qui posait déjà, il y a plus de 10 ans, la difficulté d’un tel concept, l’interculturel, de voyager d’un pays à l’autre, d’un contexte à l’autre, d’un auteur à l’autre et bien sûr d’une langue à l’autre. C’est aussi le constat qui avait émergé de l’article « La circulation internationale des idées en didactique des langues », où les auteurs, Zarate et Liddicoat (2009), parlaient de « véritables failles géologiques » ou encore de « gouffres du sens » (p. 192), lorsqu’il s’agit de communiquer entre chercheurs de nationalités et langues différentes.

Dans le cadre de ma position, j’ai la chance de lire les articles que nous publions en français et en anglais, et je pense que la revue pourrait tout à fait jouer un rôle de pont à cet égard. Il y a notamment quelques domaines de recherche que j’ai identifiés où l’on gagnerait sans nul doute à davantage d’émulation entre monde académique anglophone et francophone. Le premier est le domaine de la décolonisation de l’éducation, de l’éducation pour la réconciliation avec les peuples autochtones et de l’autochtonisation des systèmes éducatifs. Il y a de plus en plus de publications dans le domaine, d’auteurs autochtones et alliés, mais il existe seulement une poignée d’auteurs publiant en français sur le sujet, au Canada, d’Est en Ouest. Évidemment c’est toute la riche littérature qui nous provient du Canada anglophone mais aussi de l’Australie, de la Nouvelle- Zélande, d’Hawaii et des pays scandinaves qui va nourrir notre réflexion, et cette littérature est principalement en anglais. Pour autant il y a aussi des enjeux spécifiques qui gagnent à être traités en français, avec une perspective francophone : Quel est le rôle des communautés et des politiques éducatives francophones dans le processus de décolonisation des systèmes éducatifs francophones? Quelles sont les initiatives éducatives spécifiques qui, sur le terrain des écoles opérant en français, à travers le monde, au Canada et ailleurs, nous permettent d’innover et d’avancer sur ces questions? Comment en parler en français, en lien avec la recherche francophone existante? Est-ce qu’on ne gagnerait pas ici à avoir davantage de dialogue?

C’est dans cette optique que nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs, dans ce dernier numéro de 2023, deux articles en français, écrits l’un par Campeau et Ottawa, l’autre par Côté, Francombe, Odegard et Toptchiian. Par ailleurs, puisqu’il est ici question de décolonisation, soulignons qu’il y a, au sein d’une multitude de pays anciennement colonisés par la France et la Belgique francophone, une reconnaissance de plus en plus grande des droits des peuples autochtones, et notamment de leurs droits à l’éducation. En 2011, la République du Congo est devenue le premier pays d’Afrique à adopter une loi spécifique portant sur la promotion et protection des droits des populations autochtones. Depuis une dizaine d’années, la République centrafricaine, le Cameroun, le Burundi, pour ne citer que quelques pays francophones d’Afrique, reconnaissent dans leurs constitutions leurs peuples autochtones : on aimerait entendre ce que les chercheurs de ces pays ont à nous dire sur les processus de décolonisation de leur système éducatif, dans un monde académique qui a été aussi, de fait, fortement influencé par le système académique européen et dont certains chercheurs cherchent à s’émanciper.

L’intérêt d’une revue bilingue comme ÉCI/CIE, qui se donne pour mission de faire entendre les voix du Sud, les épistémologies du Sud, pourrait être justement d’être un tremplin pour l’affirmation de ces auteurs francophones du Sud global, en écho aux auteurs anglophones du Sud que nous publions, en marge d’espaces de publication académique européen ou francocentré. La décolonisation, l’autochtonisation, la réconciliation, mais aussi l’éducation antiraciste avec des concepts comme celui de « blancheur » ou de « privilège blanc » (Whiteness, White privilege) qui circulent peu en français, sont autant de sujets sur lesquels on aurait besoin de publier davantage, en synergie avec la recherche anglophone, et non pas en silos, en isolation. On voit aussi, sur ces sujets, beaucoup de recherche anglophone ancrée dans une posture critique, dans une positionalité engagée, alors que ceci est moins marqué dans le monde académique francophone. C’est aussi un écart qu’il serait intéressant de discuter dans notre revue bilingue, vue comme espace de dialogue.

En espérant que ces propos entrent en résonnance avec vous, et en espérant aussi qu’ils vous donnent le goût de publier sur ces sujets, en particulier en langue française, nous vous laissons avec la lecture des articles qui composent le dernier numéro de cette année 2023, avec donc, parmi d’autres, deux articles en français portant sur les questions d’éducation pour la réconciliation, deux articles en anglais mais aussi, en guise de nouveauté, trois articles de jeunes chercheurs produits pour notre nouvelle section de la revue, « bourses d’études émergentes ».

L’article de Campeau et Ottawa aborde la question de représentation des populations autochtones dans l’enseignement des sciences, en soulignant qu’il n’existe pas suffisamment de modèles intégrant les perspectives autochtones dans le curriculum scolaire des sciences, tout en respectant les principes pédagogiques des Premiers Peuples. Les deux auteures contribuent à combler cette lacune en présentant des éléments de pédagogie autochtone qui pourraient aider à développer une approche culturellement signifiante de l’enseignement des sciences.

La deuxième contribution par Côté, Francombe, Odegard et Toptchiian retrace les expériences de trois étudiantes-apprenantes-chercheuses allochtones dans leur apprentissage de et par le territoire. Grâce à leur méthodologie d’étude de soi ancrée dans l’enquête transformative, les trois étudiantes partagent la façon dont l’apprentissage de et par le territoire peut offrir une voie vers la réconciliation entre les peuples autochtones et allochtones du Canada.

Le troisième article intitulé « Academic Language Development and Linguistic Discrimination: Perspectives from Internationally Educated Students » (Développement du langage académique et discrimination linguistique : perspectives d’étudiants formés à l’étranger), écrit par Page, explore les perspectives d’étudiants sur les thèmes du développement et de la discrimination linguistiques pendant leur séjour à une université au Canada. L’auteure utilise l’Interrogation appréciative, une méthode de recherche qui permet à ses participants de discuter des expériences positives qu’ils ont vécues, tout en leur apportant suffisamment de soutien pour qu’ils se sentent à l’aise de décrire certaines des discriminations linguistiques auxquelles ils ont été confrontés au cours de leurs études. Le résultat est un article qui illustre la complexité du soutien au développement des langues sans discrimination à l’égard des apprenants, tout en résistant aux hiérarchies linguistiques coloniales qui peuvent imprégner les discours académiques dans les établissements d’enseignement postsecondaire canadiens.

Toujours sur le thème des perspectives des étudiants, El Masri et Khan partagent leurs recherches sur la perception qu’ont certains étudiants nationaux des programmes d’études à l'étranger dans un collège ontarien dans l’article « Study Abroad at an Ontario College: Towards More Accessible and Inclusive Programming » (Études à l’étranger dans un collège en Ontario : vers des programmes plus accessibles et plus inclusifs). Ils donnent un aperçu de la politique en matière d’études à l’étranger en Ontario, puis s'appuient sur une enquête menée auprès des étudiants pour déterminer leur perception des programmes d’études à l’étranger. Ils ont constaté que les étudiants souhaitaient participer à des programmes d’études à l’étranger, mais qu’ils estimaient qu’un nombre important d’obstacles les empêchaient d’envisager sérieusement une expérience d’études à l’étranger. Les auteurs soutiennent que la compréhension des perceptions des étudiants peut aider à générer une nouvelle approche des études à l’étranger, coordonnée aux niveaux national, provincial et institutionnel, qui pourrait encourager les étudiants à surmonter les obstacles perçus et à poursuivre des occasions d’étudier à l’étranger.

Bourses d’études émergentes

Ce numéro marque la première apparition d’une nouvelle sous-section au sein de la collection d’articles de recherche de la ÉCI/CIE. Dans le cadre de l’engagement de la revue en faveur de la recherche de pointe et de l’encadrement des chercheurs en début de carrière, l’ÉCI/CIE et la SCÉCI/CIESC se sont associées pour créer une session de présentations par des chercheurs en début de carrière lors de la conférence annuelle de la SCÉCI/CIESC. La session a présenté des travaux de recherche d’étudiants de troisième cycle indiquant de nouvelles orientations pour la recherche dans notre domaine. Les participants ont été invités à soumettre leurs articles à la ÉCI/CIE pour une évaluation par les pairs. Nous présentons trois articles dans cette section inaugurale. La section « bourses d’études émergentes » sera reprise dans les prochains numéros d’automne de la revue, et les chercheurs en début de carrière sont encouragés à envisager leurs travaux pour la session éclair annuelle de la conférence SCÉCI/CIESC en vue d’une soumission à la revue.

L’article de Pham intitulé « Environmental Education in Vietnam: A Critical Discourse Analysis » (L’éducation environnementale au Viêtnam : une analyse critique du discours) examine les politiques d’éducation environnementale au Viêtnam et constate que cette dernière est limitée par les priorités idéologiques de la classe dirigeante vietnamienne, ce qui montre l’importance d’examiner le contexte local lors de l’examen des politiques.

Jiang appelle également à une meilleure prise en compte du contexte, en particulier pour comprendre comment les étudiants étrangers interagissent avec les services d’orientation professionnelle sur les campus postsecondaires dans son article « A Critical Analysis of International Students’ Experiences in Using Career Services by Adopting Neo-Racism Theory » (Analyse critique des expériences des étudiants étrangers quant à l’utilisation des services d’orientation professionnelle en adoptant la théorie du néo-racisme). S'appuyant sur des recherches qui montrent que les étudiant étrangers fréquentent moins les centres d’orientation professionnelle que les étudiants nationaux, Jiang théorise les raisons de ce phénomène, remettant en cause la perception traditionnelle selon laquelle les étudiants étrangers ne sont tout simplement pas au courant des services d’orientation professionnelle qui leur sont disponibles. Il soutient que ce manque de connaissance peut en fait refléter l’influence du néo-racisme sur les campus, et en particulier au sein des services aux étudiants.

Pour conclure, Selvarajah dans son article intitulé « Resistance Through Connections, Communities, and Friendships: Interrelational possibilities of Educational Curriculum Design » (La résistance par les connexions, les communautés et les amitiés : possibilités interrelationnelles de la conception de programmes éducatifs) examine le rôle des programmes éducatifs centrés sur les communautés immigrantes dans le développement communautaire parmi les immigrantes tamoules canadiennes d’âge mûr. Selvarajah constate qu’en dépit de la réputation du Canada de soutenir les nouveaux arrivants, les femmes interrogées se sentent pourtant isolées au sein de la communauté canadienne générale. L’éducation centrée sur les communautés immigrantes, qui est censée surmonter ces sentiments, peut y contribuer, d’autant plus qu’elle propose un programme qui ne tient pas compte de l’expérience ou de l’expertise de ces femmes.

Dans leur ensemble, ces articles représentent trois nouvelles directions de recherche passionnantes, ainsi que le travail de trois chercheurs émergents.