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Dans son ouvrage, David Cumin propose de retracer les origines du conflit russo-ukrainien en revenant sur les nombreuses crises qui ont éclaté depuis la chute de l’URSS en 1991, la détérioration des relations entre Moscou et les Occidentaux, et l’embellie parallèle entre la Russie et la Chine. Trois dates retiennent l’attention de l’auteur dans son analyse géopolitique des relations de la Russie avec l’étranger proche et plus lointain : 1917 (année de l’effondrement de l’Empire russe), 1922 (année de la création de l’Union soviétique) puis 1991 (année de la dissolution de l’URSS). Selon lui, l’Empire russe comme l’URSS ont été des entités politiques eurasiennes, et la Russie a fait de l’eurasisme une doctrine au service de ses ambitions.
De fait, le propos s’inscrit parfaitement dans l’histoire contemporaine ! Avec de nombreux éléments historiques, des analyses de thèmes particuliers comme la géographie des populations ou des tubes d’exportation des hydrocarbures, l’ouvrage aborde des éléments fort intéressants.
Le lecteur découvrira cependant un livre très narratif, reprenant une structure largement axée sur l’enchaînement des événements. Non pas que la mobilisation de l’histoire soit inutile, bien au contraire, mais l’utilisation de ces éléments historiques ne répond pas à des objectifs clairement énoncés ni ne vient à l’appui clair d’un raisonnement. L’introduction, très brève, souhaite ancrer l’ouvrage dans l’analyse de la dynamique du conflit ukrainien, mais cette justification apparaît bien vite marginale. Le concept d’Eurasie n’est pas précisé et le lecteur ne sait donc pas très bien selon quelles approches il sera analysé, ni quelle en est la pertinence. Il n’y a pas de transition entre les parties, et le plan ressemble fort à une juxtaposition de tableaux, parfois intéressants, mais dont la cohérence entre eux n’est pas toujours évidente.
David Cumin, qui n’a pas mis d’appareil de références dans l’ouvrage (contrainte éditoriale ?), procède parfois par affirmations rapides et étonnantes, ou en omettant des éléments. Ainsi, certes en 1941, le Japon n’intervient pas contre l’URSS lors du déclenchement de l’opération Barbarossa et l’invasion nazie ; mais il ne faut pas oublier qu’en 1937, l’URSS et le Japon s’étaient durement affrontés en Mandchourie et que ce conflit s’était soldé par une défaite cuisante du Japon, ce qui l’avait conduit à délaisser ses projets continentaux pour se tourner vers la sphère maritime. Au printemps 1941, l’Armée rouge aurait été en préparatifs actifs pour attaquer l’Allemagne (p. 113). Cette thèse, portée par l’historien russe Suvorov, est encore l’objet de controverses entre historiens : elle ne semble pas corroborée par l’état de désorganisation qui caractérisait l’Armée rouge au moment de l’attaque allemande et devrait donc être présentée comme telle, au-delà des objectifs politiques et militaires de Staline, qui envisageait probablement un conflit à terme avec l’Allemagne hitlérienne. En page 123, l’auteur affirme, sans source, que le problème géopolitique fondamental est celui de la non-coïncidence entre les limites des États et des groupes ethnolinguistiques. Si cette problématique alimente en effet de nombreux conflits, tous ne se rapportent pas à une telle dynamique, il s’en faut. Certes, la Russie émet des revendications en Arctique (p. 133), mais elle le fait comme les autres États de la région, dans le cadre du droit de la mer, et comme presque tous les États disposant d’une façade maritime.
L’unité religieuse des peuples de l’Asie centrale est un lieu commun repris par l’auteur (p. 77). C’est une réalité que les peuples turcs de la région du Caucase et d’Asie centrale sont très largement sunnites, mais pas tous (les Azéris sont chiites), ainsi que les autres peuples musulmans de la région, dont les Tchétchènes ou les Tadjiks. Par ailleurs, ce poids important accordé à l’islam dans les analyses occidentales n’est pas toujours bien justifié et reflète sans doute un certain prisme : oui, il y a unité religieuse, et alors ? Il y a bien unité religieuse en Europe, ou en Asie du Sud-Est continentale avec le bouddhisme ; cela change-t-il beaucoup la dynamique géopolitique de ces régions ? Une analyse un peu plus fine des acteurs s’efforçant d’instrumentaliser les discours politico-religieux aurait été utile. Autre cliché, l’opposition entre puissances terrestres et maritimes est une vision un peu réductrice chère à la géopolitique matérialiste du début du XXe siècle, mais dont on sait aujourd’hui qu’elle traduit des modèles très ancrés dans des périodes données et induit des raisonnements réducteurs.
L’auteur développe également une intéressante analyse de la géopolitique des tubes destinés à exporter gaz et pétrole produits en Asie centrale et dans les marges russes. Il est exact que cette diplomatie des ressources a suscité d’importantes rivalités dans lesquelles la Russie a tenté de faire prévaloir ses intérêts dans son étranger proche, tandis que d’autres acteurs, Chine, Japon, Inde et États-Unis, ont tenté d’orienter le tracé de ces tubes selon leurs intérêts spécifiques. Mais si tout ceci est parfaitement pertinent pour l’ouvrage, pourquoi ne pas parler des nouvelles routes de la soie, ce vaste programme chinois qui comprend notamment le développement de corridors ferroviaires majeurs entre Chine et Europe via la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient ? Or, précisément, la relation entre la Russie et la Chine se nourrit de cette rivalité de fond que vient compenser la convergence contemporaine, certains diront très conjoncturelle, d’intérêts. Il demeure deux visions différentes au sein du gouvernement russe : celle d’un pivot vers l’Asie en réponse aux frictions avec les Occidentaux, accentué depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, et celle d’un nécessaire rapprochement avec les Européens pour, précisément, faire face à la pression croissante de la Chine. L’ouvrage aborde peu cette dialectique géopolitique.
L’explication de la notion d’eurasisme arrive un peu tard dans l’ouvrage. Sont intéressants l’exposé des idées et les liens avec les théories géopolitiques matérialistes du début du XXe siècle, de Haushofer et surtout Mackinder dont les idées de heartland et de rimland redeviennent à la mode – alors qu’elles n’ont aucun fondement scientifique. Mais des théoriciens majeurs comme Alexandre Douguine sont peu évoqués, voire pas du tout comme Savitsky, Suvchinsky, Mirsky, non plus que les relais contemporains de ces théories géopolitiques en Russie et leur influence auprès du gouvernement russe. Ces théories ont connu aussi une certaine influence auprès de l’ancien président kazakh Nazarbayev, mais il est permis de se demander dans quelle mesure celui-ci instrumentalisait ces idées pour exercer un jeu de séduction envers la Russie. Plusieurs auteurs comme Matthew Schmidt, Dmitry Shlapentokh, Andreas Umland ou Marlène Laruelle ont exposé ces liens entre théoriciens de l’eurasisme et les cercles du pouvoir russe.
Au final, un livre tout à fait d’actualité, avec un fort potentiel, bien écrit sur le plan formel, mais à la trame un peu trop enracinée dans l’énumération factuelle et événementielle au détriment de l’analyse structurée.