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Sujet sensible s’il en est, la banlieue est couramment caricaturée et accablée de tous les maux. On la décrit souvent comme socialement homogène, un territoire-dortoir où rien ne se passe. Pourtant ? Voilà qu’un ouvrage sur la banlieue, publié par Gérard Beaudet, remet en question ces images reçues et aborde le thème dans toute sa complexité. L’auteur nous invite à mieux comprendre l’évolution de la banlieue dans le contexte nord-américain et ses particularités dans la région métropolitaine de Montréal. Cet ouvrage de plus de 475 pages est organisé autour de 7 chapitres.
En introduction, Beaudet rappelle les transformations de la banlieue de l’après-guerre modelée par une périurbanisation et alimentée par une croissance démographique et migratoire. Cette attractivité des aires métropolitaines appelle une remise en question des rapports aux territoires non métropolitains à cause de facteurs tels que la délocalisation relative des activités économiques et des emplois au profit des espaces suburbains, de l’autonomie grandissante des banlieues et de leur poids démographique et politique grandissant à l’échelle métropolitaine. Tout cela nous oblige à revoir la notion de centralité.
Le premier chapitre retrace l’évolution de la banlieue américaine, caractérisée par un quartier résidentiel de maisons unifamiliales érigées au coeur de parcelles d’assez grandes dimensions (p. 21). À cette forme urbaine reproduite à grande échelle sur tout le territoire américain se greffent d’autres fonctions, notamment le commerce, les services, l’industrie et les infrastructures essentielles qui l’accompagnent. Dans sa phase post-suburbia, la banlieue américaine s’est carrément transformée non seulement physiquement, mais aussi socialement et économiquement. Certaines banlieues ont acquis une telle indépendance par rapport à la ville-centre qu’elles sont devenues des edge-cities décrites par Gareau.
Au chapitre II, l’auteur décrit succinctement le contexte de l’émergence de la banlieue d’après-guerre dans la région métropolitaine de Montréal, ainsi que le rôle pionnier du chemin de fer et du tramway dans le processus de suburbanisation. Il explique que le développement du réseau de transport en dehors de la ville a permis à de nombreux ménages modestes de s’établir près des noyaux villageois en construisant leur propre maison. En effet, il souligne l’importance de l’autoconstruction tout autour de la région montréalaise, alimentée par une forte croissance démographique et une pénurie de logements.
Le chapitre suivant relate l’époque pionnière de l’urbanisme québécois et les difficultés rencontrées dans une période de « laissez-faire ». À cette époque, la banlieue métropolitaine est produite en ordre dispersé, sans planification, où plusieurs municipalités se contentent d’accommoder les propriétaires fonciers et les promoteurs immobiliers (p. 109). On planifie alors en faisant du zonage ponctuel (spot zoning) laissant place à un développement anarchique. Avec la crise du pétrole, c’est la fin des Trente Glorieuses. Les conditions économiques obligent plusieurs villes et municipalités à revoir leurs pratiques de gestion territoriale et à explorer d’autres modèles de développement, comme le Smart Growth, les Transit Oriented Development (TOD) et le nouvel urbanisme (New Urbanism). Au Québec, s’ajoute l’adoption de nouvelles lois importantes qui obligeront les municipalités et les régions à se conformer à de nouvelles règles en matière d’aménagement. Ces pièces législatives sont, d’une part, la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, adoptée en 1980, et la naissance des municipalités régionales de comtés (MRC) et la Loi sur la protection des terres agricoles du Québec, de 1978.
Dans le chapitre IV, Beaudet évoque les spécificités des banlieues montréalaises de l’après-guerre, soulignant que les banlieues québécoises ne sont pas un copier-coller des banlieues étatsuniennes. Au Québec, la banlieue serait le produit de petits entrepreneurs avec de nombreux petits chantiers (p. 142). L’auteur rappelle qu’après la guerre, de nouveaux acteurs importants apparaissent dans le marché du logement, notamment la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) dont le mandat est de répondre rapidement à la pénurie importante de logements, spécialement pour les familles de vétérans nouvellement démobilisés.
Plus tard, en 1967, le gouvernement du Québec crée la Société d’habitation du Québec en réponse à la crise du logement dans les quartiers centraux. À l’opposé, le gouvernement contribue au développement des banlieues en lançant un programme important de construction d’autoroutes autour de Montréal. S’interrogeant sur les raisons qui expliqueraient le prix moins élevé des maisons à Montréal que dans les autres villes canadiennes, l’auteur en attribue la cause au fait que les municipalités du Québec devaient assumer les coûts d’infrastructure de ces nouveaux développements résidentiels, contrairement aux municipalités hors Québec.
Le chapitre V décrit le paysage suburbain de Montréal, constitué de deux patchworks imbriqués, le premier étant celui « qui a été engendré par les découpages administratifs nombreux qui se sont succédé, superposés () depuis le milieu du XIXe siècle » (p. 217). Le second, beaucoup plus complexe et créé plus ou moins récemment, est un paysage façonné par de petits propriétaires fonciers et des promoteurs très près des élus municipaux (p. 218). Ce chapitre démontre la grande connaissance de Gérard Beaudet de son terrain en décrivant, pour chacune des municipalités, les « morceaux » de ce patchwork complexe apparu entre 1945 à 1981.
Le chapitre suivant analyse l’occupation du sol de la région métropolitaine de Montréal, caractérisée dès le départ par des lotissements souvent « établis dans le voisinage des villages, d’autres [s’étant] greffés aux petites villes industrielles de la région ou d’autres, plus récents, [jouxtant] de modestes banlieues ouvrières en voie de conversion () » (p. 303). Aujourd’hui, cette banlieue est toujours dispersée, discontinue et hétérogène dans ses formes et dans ses types résidentiels, car soumise aux aléas du marché, à l’évolution des modes d’habitation, à la délimitation des périmètres d’urbanisation municipalité par municipalité, etc. (p. 310).
Le chapitre VII se concentre sur la transformation des banlieues entre la crise du pétrole de 1973 et aujourd’hui. En effet, l’auteur explique comment les banlieues ont acquis une autonomie de plus en plus grande par rapport à la ville-centre. Il souligne qu’au cours des années 1980, les banlieues ont dû changer leur façon de faire à cause de difficultés financières de plus en plus importantes. Parmi ces changements, citons le transfert partiel ou entier, aux promoteurs immobiliers, des coûts de mise en place de réseaux de base, la réduction de la taille des lots et la construction de maisons en rangée. Graduellement, les banlieues se dotent de parcs industriels, d’équipements hospitaliers, éducationnels et culturels, de grands parcs et terrains sportifs, etc. D’ailleurs, certaines de ces villes satellites deviennent des pôles économiques et des pôles d’emplois et commerciaux. Ce processus de multipolarisation de la zone métropolitaine est le résultat de cette « autonomisation » des banlieues par rapport à la ville-centre.
Enfin, la conclusion rappelle les transformations majeures qui ont façonné les banlieues depuis les années 1950 et déplore encore une fois les excès d’un urbanisme de marché, tout en dénonçant le droit au développement revendiqué par plusieurs municipalités.
En résumé, voici un livre de référence important que doivent lire les spécialistes de tous les milieux intéressés aux questions urbaines. L’auteur, dont on constate la proximité avec les géographes, aborde son sujet avec objectivité et érudition en expliquant avec détails cette banlieue du XXIe siècle. Malgré les répétitions qu’on y trouve, l’ouvrage est intéressant et passionnant à lire !