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Introduction

Depuis quelques décennies, une littérature scientifique de plus en plus abondante converge vers un constat important : l’accélération et l’intensification du rythme de développement des sociétés ont des impacts majeurs sur le système Terre (Steffen et al., 2011 et 2015 ; Haché, 2014). Les macroproblèmes socioécologiques engendrés par nos modes de développement – tels que les changements climatiques, la diminution de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques et la croissance des inégalités (Bonneuil et Fressoz, 2013) – semblent remettre en question la capacité des systèmes actuels de satisfaire aux besoins humains, notamment l’alimentation. Des phénomènes comme l’augmentation du prix des denrées, l’étalement urbain et l’accaparement des terres risquent d’aggraver les problèmes liés à l’accès à une alimentation saine, tant à l’échelle locale que globale. Ces problèmes sont en partie provoqués par des causes structurelles et systémiques qui induisent une injustice alimentaire, soit une répartition inéquitable des risques et bénéfices liés aux activités du système alimentaire (Gottlieb et Joshi, 2010).

La région du Saguenay-Lac-Saint-Jean (SLSJ) possède des atouts pour agir sur les enjeux de l’alimentation : production agricole variée, créneau d’excellence en agriculture nordique, réseau d’organismes de soutien alimentaire, mouvement d’agriculture urbaine et communautaire. D’innombrables initiatives locales apparaissent comme des niches de transition vers une alimentation durable pour tous, mais avec des résultats variables. Malgré les efforts, la région fait face à des enjeux persistants, comme le manque de main-d’oeuvre, l’insécurité alimentaire et le gaspillage alimentaire, ce qui entraîne des effets négatifs sur la santé des individus et des collectivités. Les acteurs font notamment face à des contraintes liées aux systèmes sociotechniques en place (systèmes politiques, économiques, culturels) qui limitent la portée de leurs actions transformatrices.

Dans ce contexte, plusieurs acteurs de la région travaillent depuis 2017 à mettre en place des mécanismes de coordination autour du système alimentaire pour fédérer leurs actions dans des projets intersectoriels. L’initiative, appelée Borée, est volontaire et coconstruite par les membres du groupe Borée. Elle vise notamment à augmenter la production alimentaire, à mutualiser les expertises et les équipements, à limiter le gaspillage, à favoriser l’innovation, les circuits courts et les mécanismes de distribution plus efficaces. L’objectif est de tendre vers un système alimentaire durable et boréal (SADB) qui procure un accès à tous, en tout temps, à un approvisionnement alimentaire de qualité, en quantité suffisante, à un coût raisonnable, tout en étant acceptable des points de vue social, écologique et culturel. Dans un système alimentaire durable, les acteurs considèrent l’environnement physique, économique, social et politique, ils mettent en valeur la typicité culturelle de l’alimentation pour accroître la santé collective. Or, comme le modèle agricole québécois dominant s’inscrit dans une logique verticale et sectorielle avec une approche par filière (Doucet, 2020), le développement d’un système alimentaire durable est complexe. Le défi réside dans le fait que les enjeux sont souvent traités de manière isolée, par des personnes et des organisations distinctes (Roberts, 2011), bien que les imbrications et les interdépendances soient nombreuses entre les acteurs (Mundler et Rouchier, 2016). La démarche Borée dépasse ainsi l’approche sectorielle et adopte plutôt une approche systémique, pour amener des changements durables dans les pratiques.

Cette mobilisation régionale, déjà en action, implique une nouvelle forme de gouvernance, partagée, informelle, non institutionnelle, portée par des acteurs multiples ayant une visée commune. Elle implique aussi des chercheurs qui contribuent à la démarche de mise en oeuvre du SADB, dans une approche de recherche-intervention transdisciplinaire. Les chercheurs participent directement à la construction et au déploiement d’une gouvernance susceptible d’engager les transformations permettant à la région de s’alimenter d’une manière plus cohérente avec les limites planétaires et humaines, en diminuant les freins liés aux systèmes et en facilitant l’action.

L’objectif de la recherche, réalisée entre 2019 et 2021, était de déterminer les outils d’animation et les modalités de gouvernance permettant de mobiliser l’intelligence collective et de coordonner l’action. Dans cet article, nous revenons sur l’expérience de la démarche Borée et sur les actions réalisées grâce à la collaboration intersectorielle. Nous présentons d’abord la problématique dans laquelle s’inscrit notre recherche, puis définissons notre cadre théorique. Nous décrivons ensuite la démarche utilisée par l’équipe de recherche, ainsi que nos principaux constats. La mise en lumière des facteurs de réussite et des limites de la démarche nous permet enfin de dégager des suggestions tirées de nos apprentissages et de proposer des perspectives pour les suites de la démarche.

Problématique : gouvernance collaborative d’un système complexe

Un système alimentaire est un système complexe qui comprend les acteurs, les activités et les infrastructures impliqués dans l’acte de se nourrir. Un système alimentaire couvre l’ensemble du cycle de vie des aliments : production, transformation, distribution, transport, consommation et valorisation des déchets (MacRae et Donahue, 2013 : 2 ; Vivre en Ville, 2014). Ancrer l’alimentation dans les territoires constitue un élément qui peut favoriser l’amélioration de la durabilité des systèmes alimentaires (Vivre en ville, 2015). Le concept de « système alimentaire territorialisé » (SAT) met en valeur cet aspect d’ancrage territorial des activités agroalimentaires. Un SAT peut être défini comme « un ensemble cohérent et à gouvernance participative territoriale de filières agroalimentaires durables localisées dans un espace géographique de dimension régionale » (Rastoin, 2014). Dans le cas de la démarche Borée, l’espace géographique concerné est celui de la région du SLSJ qui, pour les partenaires, représente l’échelle d’action la plus pertinente afin de permettre une collaboration optimale entre les acteurs. Pour les acteurs du groupe, travailler à l’échelle régionale demande de mettre en réseau les initiatives existantes sur le territoire en laissant leur autonomie aux municipalités, aux MRC et au territoire de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh. Il importe toutefois de considérer les décisions prises aux niveaux provincial, fédéral et international, qui affectent le système alimentaire du SLSJ.

Un système alimentaire durable repose généralement sur une gouvernance participative ou concertée, basée sur la transparence et la représentativité des acteurs territoriaux. Des instances de concertation ont été mises en place sur plusieurs territoires en Amérique du Nord. Souvent non institutionnalisées (absence d’arrangements organisationnels), ces instances tendent vers des systèmes alimentaires plus durables (MacRae et Donahue, 2013). Les conseils de politiques alimentaires (CPA) sont une forme de gouvernance qui vise, entre autres, la coordination, le maillage et le partage d’informations entre les acteurs du système alimentaire (MacRae et Donahue, 2013 ; Bassarab et al., 2019).

Ces instances reposent sur une approche fondée sur les systèmes alimentaires (MacRae et Donahue, 2013 ; Vivre en Ville, 2014 ; Bassarab et al., 2019), laquelle suppose que « des enjeux complexes sont liés, [que] le système se compose de plusieurs acteurs qui interagissent entre eux et [qu’]il faut des solutions intégrées » pour répondre à ces enjeux complexes (MacRae et Donahue, 2013 : 5). Bien que l’approche systémique soit très présente au sein des nombreux CPA nord-américains, très peu d’entre eux réussissent à appliquer toutes les composantes liées à l’approche systémique de l’alimentation (Bassarab et al., 2019 : 33). Amener des transformations à l’échelle d’un système alimentaire territorial présente donc plusieurs défis, notamment en ce qui concerne la capacité des acteurs d’entrevoir l’alimentation dans une perspective multifonctionnelle, multidimensionnelle et intersectorielle, en cohérence avec une approche systémique.

En effet, une telle approche demande une mobilisation des nombreux acteurs interpellés par l’alimentation, provenant de différents secteurs d’activités (aménagement, nutrition, agriculture, matières résiduelles, etc.) et avec divers statuts (citoyens, praticiens, experts, chercheurs, élus). Des instances gouvernementales sont également concernées par l’alimentation (ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation [MAPAQ] ; ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS] ; ministère des Affaires municipales et de l’Habitation [MAMH] ; ministère de l’Économie et de l’Innovation [MEI]). Chaque acteur possède ses objectifs, ses discours et ses capacités, qu’il faut comprendre et concilier. Cet apprentissage du travail intersectoriel implique un changement culturel, et plusieurs questions se posent sur les modalités idéales de gouvernance et de dialogue. Dans un contexte où il n’existe pas d’instances régionales de concertation sur l’alimentation au Québec, la question de la gouvernance est ouverte.

Les acteurs du système alimentaire ont besoin de déterminer les modalités de gouvernance et d’animation du système alimentaire les plus adaptées au contexte régional afin de mobiliser efficacement les acteurs, les ressources et les connaissances du système territorial. Ils ont besoin d’expérimenter, de formaliser et d’être guidés dans le choix des meilleurs mécanismes de coordination, d’interaction, d’animation, de dialogue, de mutualisation, de décision collaborative, de mise en oeuvre et de suivi, pour divers groupes de travail agissant sur des enjeux et des projets intersectoriels liés à l’alimentation. C’est pour répondre à ces défis de l’approche systémique et pour favoriser la transition vers un SADB au SLSJ que la démarche Borée a émergé.

Objectifs

Le projet de recherche-intervention vise l’animation d’un dialogue intersectoriel entre différents acteurs interpellés par les nombreux enjeux de l’alimentation. Des chercheurs contribuent à la démarche, afin de codéfinir les outils de coopération et d’animation, ainsi que les modalités de gouvernance permettant de mobiliser l’intelligence collective et de coordonner l’action des acteurs, pour l’ensemble du système alimentaire. Il s’agit d’un projet de coconstruction et de mise en oeuvre partagée des mécanismes favorables à une gouvernance participative du SADB.

L’accompagnement d’un groupe varié d’acteurs par des intervenants de la recherche vise à faciliter l’adoption et le maintien d’une approche systémique de l’alimentation et à amener le développement d’une compréhension et d’une conception du système alimentaire qui soit davantage multifonctionnelle, multidimensionnelle et intersectorielle. D’abord multifonctionnelle, c’est-à-dire qui considère et reconnaît – en plus de sa fonction biologique de nourrir et maintenir en bonne santé – toutes les fonctions de l’alimentation. En effet, l’alimentation « procure du plaisir (fonction hédonique), tisse du lien social (fonction sociale) et constitue l’un des supports privilégiés de la construction des identités individuelles et collectives (fonction culturelle) » (Bricas et Seck, 2004 : 12). Elle permet à des gens de travailler (fonction économique) et favorise l’occupation du territoire (fonction territoriale).

L’aspect multidimensionnel renvoie ensuite aux nombreuses dimensions d’un système. Le développement durable propose une approche de réflexion et d’action multidimensionnelle, puisqu’il considère les dimensions économique, sociale, environnementale, éthique, culturelle et politique du développement (Villeneuve et al., 2017). Enfin, le caractère intersectoriel implique la participation d’acteurs provenant de divers secteurs d’activités humaines : santé, aménagement du territoire, production agricole, distribution, gestion des matières résiduelles. L’approche intersectorielle suppose un effort d’intégration des connaissances et expertises issues des différents secteurs, dans une démarche de construction d’une compréhension collective.

Le but de ce projet de recherche-intervention est que ces trois manifestations de l’approche systémique se traduisent dans des actions concrètes, portées par le groupe Borée, notamment la Charte pour une alimentation durable, le Répertoire des acteurs, ressources et initiatives alimentaires régionales, le Sommet pour une alimentation durable et le Plan stratégique visant l’augmentation de l’autonomie alimentaire régionale.

Cadre théorique

Le cadre théorique de la recherche porte sur les collaborations transdisciplinaires pour la transition et associe des théories sur la transition socioécologique, la gouvernance territoriale, l’analyse des réseaux et les processus de décision collaborative.

Le concept de transition fait référence à une démarche qui fait progresser des secteurs d’activités vers un état durable par des changements structurels et à travers un ensemble d’innovations technologiques, économiques, écologiques, socioculturelles et institutionnelles, lesquelles se renforcent mutuellement (Tremblay, 2011). L’objet de ces transitions peut être une configuration générale des pratiques, des politiques, d’acteurs et d’institutions pouvant cibler certaines sphères spécifiques de l’activité humaine, comme l’alimentation. La transition constitue un champ de recherche émergent, les sustainability transitions studies, qui cible des méthodes pour gérer ces processus de changements profonds (Loorbach, 2007 ; Bergman et al., 2008). La littérature sur les transitions durables avait jusqu’à ce jour peu porté sur les études agroalimentaires. Pourtant, l’urgence et la complexité croissante des défis auxquels sont confrontés les systèmes alimentaires et la société (Hinrichs, 2014) indiquent que ce domaine mérite une plus grande attention de la part des chercheurs (Audet et al., 2017).

La transition suppose de nouveaux agencements et de nouvelles modalités de gouvernance fondés notamment sur une collaboration accrue entre acteurs à différentes échelles, dans une perspective transdisciplinaire. Appliquant cela aux systèmes alimentaires, Spaargaren et al. (2012) font référence aux changements structurels qui entraînent l’émergence de nouveaux modes de production, de distribution et de consommation alimentaires. Ces nouvelles modalités peuvent s’institutionnaliser au fil du temps, permettant d’établir un nouvel ensemble de règles et de ressources pour régir les pratiques alimentaires (Spaargaren et al., 2012 : 4-5). L’analyse des perspectives complexes (ou multi-level perspective) permet d’étudier ces processus de transition. Grin, Rotmans et Schot (2011) analysent les trajectoires de transition à l’aide d’un modèle à trois niveaux : les niches de transition, les régimes sociotechniques et les paysages. Selon ce modèle, la transition se justifie par des changements à l’échelle des paysages (changements climatiques, démographiques, déclin de la biodiversité, etc.). Si ces changements mettent les régimes sociotechniques (politiques, technologies, culture, marché, industries) sous pression, c’est souvent dans ces régimes, qui tentent de se maintenir dans une relative stabilité, qu’on observe les plus grandes résistances. Les facteurs qui freinent la transition sont alors d’ordre politique, législatif, économique ou culturel. Les pressions actuelles dans les paysages imposent toutefois une adaptation de ces régimes afin de limiter les impacts de nos modes de développement sur l’environnement, la société et son économie, créant des fenêtres d’opportunités pour une reconfiguration des régimes sociotechniques.

À plus petite échelle, il est possible d’observer une multitude de niches de transition, où sont expérimentées des solutions de rechange en réaction ou en anticipation des changements dans les paysages. À l’intersection des réseaux alternatifs alimentaires locaux, du régime sociotechnique et du paysage, des obstacles peuvent empêcher la transition du système alimentaire (Lutz et Schachinger, 2013 : 4783). Le défi du changement d’échelle pour les réseaux alimentaires alternatifs peut se traduire par l’enjeu de la structuration, soit l’établissement de relations solides pérennes et fonctionnelles entre les acteurs de la niche et les autres acteurs susceptibles de favoriser leur développement (Brisebois et Audet, 2018 : 9). Le maillage des niches dans une arène de transition, où les interventions sont mises en relation et coordonnées avec des agencements spécifiques, permet ainsi d’augmenter la cohérence et l’efficacité des actions, et d’amplifier les effets sur la reconfiguration des régimes. Les processus de dialogues, d’apprentissage et de coconstruction entre les acteurs des niches de transition facilitent la convergence des actions et deviennent des conditions-clés du pilotage des transitions (Grin et al., 2011).

Appliquées aux territoires, les démarches de transition mobilisent des processus de gouvernance territoriale qui peuvent inclure des mécanismes de coordination et d’interaction des acteurs territoriaux (Côté et Gagnon, 2005), ainsi que des processus de prise de décision collaborative. Ces mécanismes sont caractérisés par un décentrement du pouvoir décisionnel et par l’implication équilibrée d’acteurs. L’analyse d’une dynamique de transition sous l’angle de la gouvernance territoriale (Theys, 2002) considère l’existence, l’importance et la multiplicité de nature et de statut des acteurs de l’alimentation, tout en reconnaissant que la transformation repose sur des processus de collaboration et de négociation entre ces acteurs constitués en réseaux (Leloup et al., 2005).

Les réseaux d’acteurs sont des organisations sociales définies par différents types de relations, dans une structure conçue pour permettre à ces acteurs de collaborer et de coordonner leurs efforts (Bodin et al., 2006), notamment en leur offrant l’accès au savoir et à l’information (Granovetter, 1973). L’étude des réseaux peut reposer sur deux approches. La théorie des graphes étudie les propriétés de la structure du réseau et fournit des outils quantitatifs pour décrire les caractéristiques (connectivité, centralité, densité) et la nature des connexions (Keeling et Eames, 2005). L’analyse sociale des réseaux, qui s’intéresse aux acteurs et à leurs relations dans un contexte donné, porte plutôt sur la raison des connexions et sert d’outil explicatif pour l’évolution et la diffusion des idées, connaissances et innovations (Leinhardt, 1977). Dans les deux cadres, des personnes agissent comme intermédiaires (courtiers, agents de liaison), afin de réduire la distance entre les acteurs, relier des groupes isolés (Bodin et al., 2006) et agir comme médiateurs.

Les intermédiaires augmentent la connectivité et la centralité d’un réseau. Un réseau (ou graphe) est dit connecté si un acteur (ou noeud) peut être atteint depuis un autre en suivant les liens du réseau. Cela revient à dire que l’information ou l’échange d’une ressource peut atteindre toute autre personne à partir de n’importe quel point de départ à l’intérieur du réseau (Keeling et Eames, 2005). La centralité, pour un réseau donné, est la tendance pour quelques acteurs à avoir de nombreux liens (Bodin et al., 2006) et aussi à servir d’intermédiaires entre les autres acteurs (Krinsky et Crossley, 2014). Quant à la densité, elle exprime le fait que de nombreux liens vont vers d’autres membres du réseau (Bodin et al., 2006). La présence des intermédiaires (ou courtiers) dans le réseau permet de saisir l’importance d’un noeud quand il s’agit de réduire la distance entre les éléments du réseau (Bodin et al., 2006 ; Janssen et al., 2006). Elle peut, par ailleurs, être utilisée pour connaître les acteurs individuels qui occupent des positions de transition, contribuant à la liaison de groupes isolés (Bodin et al., 2006).

L’animation de réseaux est souvent assimilée à la génération de capital social, potentiellement porteur de changement. L’envergure du changement dépendrait en partie de la capacité des acteurs locaux à mobiliser ce capital social, ou ce que Dasí (2009) nomme l’intelligence territoriale, soit la connaissance du système territorial, de son évolution, des processus socioéconomiques et de leur influence sur le développement territorial. Une approche collaborative qui mobilise l’intelligence territoriale favorise la pérennisation d’une démarche territoriale, puisqu’elle implique plus durablement les acteurs-clés du réseau, dès les étapes de conception, en adaptant les solutions à leurs échelles d’action (Beuret et Cadoret, 2010). La prise de décision en commun suppose enfin des processus qui permettent la construction d’une compréhension commune de la problématique, une phase d’exploration des solutions possibles, une phase d’organisation des connaissances, une phase de convergence et une phase de clôture (Kaner et al., 2014). Ces concepts constituent le socle théorique sur lequel le projet de recherche a été construit.

Méthodologie

Les chercheurs peuvent participer au déploiement d’une gouvernance créative et innovante afin d’amener les changements qui permettront de bâtir des modes de vie plus cohérents avec les limites planétaires et humaines (Huybens, 2010 ; Wittmayer et al., 2014). L’approche proposée pour le projet est coopérative et elle mise sur la cocréation par les acteurs, incluant les acteurs de la recherche. Cela permet l’expérimentation, la formalisation, le transfert et l’appropriation des connaissances, des techniques et des outils par les acteurs en continu, tout au long de la démarche. Le projet explore une approche méthodologique innovante de recherche, soit une approche praxéologique et transdisciplinaire qui repositionne le rôle des chercheurs dans la démarche Borée. Cette approche implique directement les chercheurs dans Borée pour analyser les problématiques dans leur complexité et mettre en oeuvre des mécanismes d’actions concertées, adaptés au contexte.

Approche transdisciplinaire

Le pilotage et l’étude des processus territoriaux de transition sont d’abord transdisciplinaires, la transdisciplinarité étant à la fois un paradigme de recherche (Turcotte et Caron, 2017), un cadre analytique et une pratique. La transdisciplinarité implique la reconnaissance de la pluralité des niveaux de réalité (Nicolescu, 1996 ; Létourneau, 2008), mobilise différents types de savoirs scientifiques et non scientifiques (Max-Neef, 2005) et favorise les apprentissages mutuels entre théorie et pratique (Scholz, 2001). L’approche transdisciplinaire de la démarche Borée nécessite une mobilisation des nombreux acteurs interpellés par l’alimentation, provenant 1) de différentes disciplines scientifiques (sociales, fondamentales, appliquées, humaines) ; 2) de différents secteurs d’activités (aménagement, santé, nutrition, agriculture, matières résiduelles) ; et 3) de différents niveaux d’acteurs (citoyens, praticiens, experts, chercheurs, décideurs). Cette approche vise à relever ce que Morin (1999) appelle le défi de la globalité, pour connecter des savoirs fragmentés afin de mieux appréhender les réalités multidimensionnelles, globales et planétaires, pour mieux agir sur des problèmes transversaux, tels que les enjeux de l’alimentation.

Recherche-intervention

L’approche s’ancre aussi dans une méthodologie praxéologique de recherche-intervention. Cela suppose que le savoir d’expérience développé par une analyse réflexive sur la pratique occupe une place de choix dans l’exercice de création de connaissances (Schön, 1994). Le praticien-chercheur (Albarello, 2004) s’ancre dans une pratique – ici l’expérience de l’animation du dialogue transdisciplinaire – mais doit pouvoir s’en détacher pour mener une réflexion scientifique et analytique, afin d’en extraire des connaissances et théories explicites (Huybens, 2009). Dans la démarche Borée, la méthode choisie par les chercheurs les amène à mettre en pratique des stratégies de maillage, de collaboration, d’animation et de mobilisation de l’intelligence collective des groupes, et d’en observer les effets.

Dans cette approche méthodologique, un praticien-chercheur est impartial, mais non neutre. Il est impartial puisqu’il ne prend pas parti pour un acteur ou un autre, mais il travaille à faire valoir et à mettre en relation toutes les perspectives. Il n’est toutefois pas neutre puisqu’il travaille avec une visée éthique explicite : la transition vers un système alimentaire plus durable. Cette approche répond à un besoin d’implication accrue des acteurs scientifiques dans la transition (Wittmayer et Schäpke, 2014). Lhotellier et St-Arnaud (1994) voient d’ailleurs la praxéologie comme une contribution à la responsabilisation d’une société qui se construit plus consciemment. Cette approche collaborative augmente également l’impact de la recherche sur les acteurs du milieu.

Formalisation des connaissances : observation participante dans une étude de cas unique

La principale méthode utilisée dans cette recherche en est une d’action-observation praxéologique dans une étude de cas unique, au sein de la démarche Borée. C’est l’expérience de chercheur, coconstruite dans des interactions avec le groupe, qui permet de tirer des connaissances dans l’action, en lien avec notre cadre théorique.

Dans les trois dernières années, l’équipe de recherche de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) a participé à toutes les rencontres du comité pilote, se tenant presque tous les mois, à toutes les rencontres de comités de travail thématiques, ainsi qu’aux deux éditions de l’évènement En route vers le sommet et Sommet pour une alimentation durable. La démarche et les événements ont été animés avec des outils maîtrisés par les chercheurs, des étudiants et les acteurs, dans une perspective de recherche-intervention favorisant la coconstruction de savoirs pratiques et théoriques en matière de gouvernance territoriale. Concrètement, les chercheurs mettent en pratique diverses stratégies de maillage, d’animation, de mobilisation de l’intelligence collective et d’innovation ouverte, dans des groupes de travail sur des enjeux spécifiques ou transversaux liés à l’alimentation. Ils en observent les effets, animent des ateliers de rétroaction et établissent collectivement les processus efficaces et adaptés.

Méthodologie d’analyse

Le cadre d’analyse de cette partie de la recherche porte sur l’évolution de la compréhension du système alimentaire par les acteurs impliqués dans la démarche. Nous tenterons d’observer, dans les travaux et livrables produits par le groupe Borée, si les enjeux alimentaires y sont abordés dans une approche systémique, se traduisant par une perspective multifonctionnelle, multidimensionnelle et intersectorielle de l’alimentation. Par une analyse de contenu, il sera ainsi question de déterminer les différentes fonctions de l’alimentation remplies par les projets, les diverses dimensions du développement qui sont considérées, ainsi que la provenance des acteurs, à partir de leurs secteurs d’activités, qui sont impliqués dans la mise en oeuvre des travaux de Borée. De plus, la participation aux rencontres du comité permettra aux chercheurs de déceler les principaux facteurs de réussite de la démarche, ainsi que les limites associées aux modalités de gouvernance.

Description du cas : la démarche Borée

La démarche Borée vise à mobiliser les acteurs du système alimentaire du SLSJ autour d’une vision associée à l’identité alimentaire boréale, pour tendre vers un système alimentaire durable. Amorcée en 2017 par une rencontre des acteurs économiques et sociaux de l’alimentation, la démarche du groupe Borée mobilise, en 2021, de nombreuses organisations du milieu, avec des représentants des secteurs économique, sociocommunautaire, environnemental, administratif et de la recherche : le Créneau d’excellence AgroBoréal, la Table intersectorielle régionale sur les saines habitudes de vie (TIR-SHV), la direction de la santé publique du SLSJ, la direction régionale du MAPAQ, la Table agroalimentaire SLSJ, la fédération régionale de l’Union des producteurs agricoles (UPA), le Conseil régional de l’environnement et du développement durable du SLSJ (CREDD) et l’UQAC. Il faut noter qu’aucun élu ne participe directement aux activités du groupe Borée. L’engagement des partenaires est manifeste, ces derniers ayant déjà investi plusieurs centaines d’heures depuis 2017 dans des rencontres et investi collectivement plus de 300 000$ dans l’organisation d’événements et dans la réalisation des différents livrables.

À l’automne 2019, la démarche a adopté une identité visuelle et conceptuelle : Borée – Un vent de changement vers une alimentation durable. Ancrée dans la culture et l’histoire du territoire auquel elle est associée, l’alimentation se forge à l’image des gens qui produisent et consomment les aliments. Un état des connaissances a permis d’asseoir l’historique du positionnement boréal dans la région et d’en faire ressortir les éléments distinctifs du territoire, lequel présente des conditions climatiques et géographiques particulières typiques d’un environnement nordique. L’agriculture nordique représente l’ensemble des travaux transformant le milieu naturel afin de produire les végétaux et les animaux qui lui sont utiles, et ce, dans un lieu nordique, qu’il soit réel ou vécu (Agrinova, 2007).

Depuis les dernières années, les acteurs de la démarche agissent comme un comité de partenaires, non formalisé et évolutif. Le comité de pilotage n’est pas décisionnel et ne porte pas de projets spécifiques, sauf s’ils sont structurants et stratégiques. Le groupe se rencontre aux quatre à six semaines pour échanger sur des sujets variables, selon les enjeux ou besoins prioritaires de la région, et les décisions sont prises par consensus. L’équipe de recherche de l’UQAC accompagne le comité dans la préparation et l’animation des rencontres et, par la présente étude, cherche à évaluer les effets de ces modalités de gouvernance collaborative.

Résultats

Principaux accomplissements de Borée

Plusieurs actions ont été réalisées grâce à cette collaboration intersectorielle sur le système alimentaire. La démarche a déjà permis la mise en place de différents chantiers au niveau régional. Nous souhaitons ici faire ressortir quatre grands chantiers qui démontrent l’intérêt de travailler de manière collaborative : le Répertoire des acteurs, des ressources et des initiatives ; la Charte pour une alimentation durable ; la mobilisation par l’événementiel (En route vers le sommet et Sommet pour une alimentation durable) ; et le Plan stratégique visant l’augmentation de l’autonomie alimentaire régionale.

Premièrement, un répertoire des acteurs, des ressources et des initiatives durables du système alimentaire dans la région a été réalisé. Cette réalisation a été une étape importante dans l’évaluation et la connaissance du système alimentaire régional, des réseaux et des projets présents sur le territoire. Le répertoire visait également à mobiliser les acteurs régionaux et à favoriser leur maillage pour stimuler de nouvelles initiatives en matière d’alimentation durable. Le comité de pilotage de la démarche a rendu cet outil disponible sur son site Web pour en faire profiter l’ensemble de la population. Les initiatives et les acteurs y sont répertoriés par territoire d’action, ainsi que par une série de 30 thématiques. À plus long terme, cet outil sera utile à la recherche en aidant à mieux comprendre l’évolution du système alimentaire et rendra possibles l’étude et l’analyse des réseaux d’acteurs.

Ensuite, deux journées de consultation « En route vers le sommet pour une alimentation durable » regroupant environ 150 acteurs du système alimentaire, le 22 mai 2019 à Saguenay et le 13 juin à Saint-Félicien, ont permis de définir les éléments identitaires de l’alimentation boréale au SLSJ. Cette typicité alimentaire boréale a servi d’étape préalable afin de créer la Charte pour une alimentation durable. Dévoilée lors du Sommet pour une alimentation durable, cette charte incarne la vision mobilisatrice de Borée et s’inspire de l’identité boréale du SLSJ, ainsi que des saisons qui caractérisent la région. Elle s’appuie sur les forces collectives régionales, ciblées par les acteurs ayant participé au processus de consultation, dans le but d’assurer la santé de la population, la prospérité de la région et la préservation de ses ressources, de même que la vitalité des communautés locales. Depuis juin 2021, les acteurs interpellés par la vision énoncée dans la charte sont invités à signer le document dans le site Web de la démarche et peuvent ainsi prendre un engagement pour une alimentation durable. Toutes les étapes qui ont mené à la création de cet outil, de la consultation à sa mise en ligne, sont le fruit d’un travail intersectoriel et démontrent une volonté de favoriser l’implication des citoyens de la région. Ce travail a permis la cocréation d’un énoncé de vision et de valeurs adapté aux différents acteurs et milieux.

Le Sommet pour une alimentation durable, qui s’est tenu le 31 janvier 2020, a mobilisé près de 200 acteurs du système alimentaire. Cet événement et les deux activités préparatoires ont réuni des participants de tous les secteurs, couvrant l’ensemble du cycle de vie des aliments : producteurs, transformateurs, distributeurs, chercheurs, mangeurs, élus, fonctionnaires, experts, etc. Lors du sommet, la démarche et la Charte Borée ont été présentées. Les retours d’évaluation des participants démontrent une grande satisfaction relativement à l’événement et à la démarche Borée. La plupart se sont engagés dans la démarche et sont prêts à participer à d’autres activités de mobilisation, de coconstruction et de mise en oeuvre d’actions structurantes.

Au printemps 2020, le comité Borée a été ciblé pour développer un plan stratégique visant l’augmentation de l’autonomie alimentaire régionale. Le plan proposé par Borée vise à créer des synergies entre les différents acteurs du système alimentaire du SLSJ, à mettre en place des stratégies coordonnées et intersectorielles à l’échelle du territoire, ainsi qu’à renforcer l’engagement de la collectivité et des décideurs autour de l’autonomie alimentaire régionale. Les partenaires travaillent actuellement à coconstruire les mécanismes de mise en oeuvre de la stratégie.

L’analyse de ces quatre projets indique que le groupe Borée a pu, par l’adoption d’une pensée systémique, aborder l’alimentation dans une perspective multifonctionnelle, multidimensionnelle et intersectorielle. Le tableau 1 présente les manifestations de ces trois aspects fondamentaux d’une approche systémique dans les outils développés par Borée. Cette analyse des contenus présents dans les quatre contributions les plus structurantes de Borée démontre que le travail du groupe, auquel les chercheurs ont participé activement, a favorisé une représentation du système alimentaire dans une perspective à la fois multifonctionnelle de l’alimentation, multidimensionnelle du développement durable et intersectorielle pour le travail des acteurs du milieu.

La Charte pour une alimentation durable est le premier outil du genre dans la région du SLSJ ; il n’est donc pas possible d’apprécier la contribution de la démarche actuelle à l’adoption d’une approche systémique. Il existe toutefois des répertoires antérieurs à celui créé par Borée, dont un répertoire des entreprises du domaine agroalimentaire (production, transformation, distribution et restauration) réalisé par la Table agroalimentaire. Le CIUSSS du SLSJ avait également développé une cartographie des acteurs communautaires, ainsi qu’une cartographie des acteurs actifs sur les enjeux de sécurité alimentaire. Ces répertoires cartographient les acteurs de leurs secteurs respectifs, mais aucun n’adopte une approche systémique (aspects multifonctionnel, multidimensionnel et intersectoriel). Il en est de même pour les activités de mobilisation. Des forums sur l’alimentation ont été tenus dans le passé, mais ils portaient soit sur les enjeux des producteurs, soit sur l’adoption de saines habitudes alimentaires, ou encore sur les enjeux de la recherche en alimentation. Le sommet a été le premier événement régional à s’inscrire dans une perspective de système alimentaire, favorisant la collaboration de l’ensemble des acteurs régionaux en matière d’alimentation. Les travaux menés par les partenaires de Borée afin de rédiger un Plan stratégique visant l’augmentation de l’autonomie alimentaire régionale convergent avec d’autres initiatives locales, régionales et nationales. Néanmoins, le plan proposé par Borée est unique, d’abord par son échelle d’action régionale, et ensuite par son approche systémique. Composé de cinq grands objectifs et de quatorze stratégies d’action, le Plan permet d’agir sur l’ensemble des dimensions du système alimentaire tout en favorisant les interactions entre les acteurs.

Discussion

Facteurs de réussite de la démarche

Une analyse des initiatives de politiques alimentaires canadiennes a montré que certains éléments favorisent la réussite de ces modes de gouvernance (MacRae et Donahue, 2013 : 28), par exemple: réunir des gens qui ne se côtoient pas habituellement, procéder à une évaluation du système alimentaire ou élaborer une charte alimentaire à partir d’une évaluation sommaire, ou encore établir des liens entre les politiques et rapports existants portant sur le même thème (Idem : 28-29). Dans le cas de la démarche Borée, nous avons déterminé quatre facteurs de réussite qui semblent particulièrement importants : le dialogue, la volonté commune de collaborer pour un système alimentaire durable, la capacité du groupe à mobiliser des ressources et le rôle de concertation des acteurs.

Force du dialogue : surmonter les différences de point de vue

L’animation du dialogue est probablement un facteur-clé de réussite de la démarche. La présence à l’animation d’un acteur impartial (chercheur) permet une animation qui fait de la place au discours, aux intérêts et aux préoccupations de chaque acteur autour de la table. Cette approche dialogique est orientée vers la prise de décision collaborative, le plus souvent en consensus. L’animation permet de guider le groupe dans différentes étapes de résolution d’une problématique : compréhension commune du problème, exploration de possibilités, articulation de solutions consensuelles, définition de la solution, décision. Les stratégies qui permettent à chacun de s’exprimer, dans un contexte sécuritaire, permettent petit à petit une meilleure compréhension entre les acteurs.

Volonté commune de transformer le système alimentaire dans une perspective de développement durable

Le cadre du développement durable est un élément fédérateur du groupe ; il est au coeur de la vision partagée du système alimentaire. C’est un élément phare qui permet à chaque acteur de sortir de son secteur d’activité pour considérer les perspectives des autres secteurs. Ce cadre donne du sens à l’implication de chaque acteur mais aussi à l’action collective. Il rappelle au groupe les objectifs premiers de la démarche : faire évoluer notre système pour qu’il soit plus cohérent avec les besoins humains et les limites planétaires.

Le développement durable est par définition multidimensionnel, regroupant les dimensions de l’environnement, de la société et de l’économie, auxquelles on peut ajouter les dimensions culturelle, éthique, politique et territoriale d’une problématique (Tranquard et Riffon, 2018). Le cadre de référence du développement durable ouvre également la porte à une perspective multifonctionnelle de l’alimentation, puisqu’il en considère les fonctions sociales, écologiques, économiques et culturelles. Il devient intersectoriel par la nature des collaborations que demande la couverture des multiples enjeux du développement durable.

TABLEAU 1

Manifestation de l’approche systémique dans les projets de Borée

Manifestation de l’approche systémique dans les projets de Borée

TABLEAU 1 (continuation)

Manifestation de l’approche systémique dans les projets de Borée
Conception : Gobeil et Riffon, 2022

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Rôle de concertation des acteurs

Les acteurs qui ont démarré l’initiative du groupe Borée sont, dans le réseau du système alimentaire, des acteurs à forte centralité et à forte connectivité, soit des courtiers ou des intermédiaires (Bodin et al., 2006). Les personnes qui se sont jointes au groupe par la suite partagent aussi, pour la plupart, ces caractéristiques. Elles ont aussi ces positions centrales qui les connectent avec de très nombreux acteurs, souvent dans leur secteur respectif.

L’animation d’une collaboration entre ces acteurs centraux augmente la densité du réseau en connectant entre eux des réseaux étendus. Cela permet de réduire la distance entre les acteurs et de connecter des ensembles d’acteurs isolés. Cette connectivité accrue facilite la circulation d’information, les membres du groupe Borée agissant comme médiateurs entre les réseaux sectoriels. La forte connectivité collective du groupe permet de rejoindre, très rapidement, la majorité des acteurs du système alimentaire régional et facilite la communication directionnelle, de Borée vers les acteurs et des acteurs vers Borée.

Capacité du groupe à fédérer les ressources, les visions et les initiatives

La démarche Borée a été réfléchie dans une perspective de transition du système alimentaire. La perspective d’analyse complexe, ou multiniveaux (Grin et al., 2011), de notre démarche de transition démontre que l’action du comité favorise la connexion et la coordination entre des niches de transition. Cela permet de rendre l’action de ces niches plus efficace et d’augmenter l’effet de la mobilisation collective sur la transformation des régimes sociotechniques. En plus de fédérer des niches de transition, le groupe Borée inclut des acteurs impliqués directement au sein des régimes ou travaillant au sein de ministères, d’associations ou de regroupements qui font partie des régimes. Cela augmente le potentiel d’influence de la démarche sur les systèmes en faisant évoluer les mentalités et les pratiques dans ces organisations, créant des niches de transition au sein même des régimes.

Les acteurs de Borée ont réussi à construire, notamment à travers la charte, le sommet et le plan stratégique, une vision commune qui permet de fédérer plusieurs acteurs et de travailler avec une plus grande cohérence. On note aussi une importante capacité du groupe à mutualiser des ressources humaines et financières pour réaliser les projets jugés pertinents par le groupe.

Défis et limites d’une forme transitoire de gouvernance territoriale

Légitimité

Depuis trois ans maintenant, la démarche repose sur une implication volontaire et spontanée des acteurs. La crédibilité du groupe a été acquise par la pertinence de ses actions, et non par son statut. Certains peinent encore à trouver de la légitimité pour justifier leur implication auprès de leur propre organisation, mais de moins en moins. Le rôle du groupe en est un de convergence, d’influence et de sensibilisation, mais pas de décision. Il s’agit d’une limite inhérente à ce modèle de gouvernance informelle et volontaire qui rend plus difficile l’accès au pouvoir, ce qui inclut la difficulté d’avoir un impact au sein même des organisations des membres du groupe. La nature et la structure de la gouvernance de Borée peuvent évoluer pour gagner en potentiel de transformation.

Positionnement

La question du positionnement représente un défi pour Borée, dont la portée est régionale. Le travail avec les acteurs locaux (MRC, municipalités et communautés) est essentiel. En plus d’assurer un lien constant entre les territoires, Borée doit pouvoir soutenir les démarches et planifications territoriales déjà existantes. Le groupe vise aussi à assurer la cohérence des programmes, mesures ou interventions des ministères et organismes destinés à renforcer le système alimentaire. Toutefois, la compréhension de la démarche est encore faiblement assimilée par certains. Susciter l’adhésion à la démarche nécessite ainsi d’utiliser un vocabulaire compréhensible pour tous les acteurs et d’établir une ligne directrice au niveau des échelles d’actions. Cela permettra de coordonner les actions et de prendre des décisions collectives.

Perspective : la volonté de rejoindre le politique par une gouvernance plus formalisée

Les partenaires de la démarche Borée ont amorcé, en mai 2020, une réflexion sur la gouvernance et ont fait appel à l’équipe de recherche pour documenter les meilleures pratiques en matière d’initiatives de politiques alimentaires en Amérique du Nord et s’en inspirer. Plus spécifiquement, le comité de pilotage s’intéressait au modèle des conseils de politiques alimentaires (CPA) et cherchait à former une instance démocratique et représentative des acteurs régionaux. La principale force des CPA réside dans leur capacité à rejoindre les acteurs politiques et à influencer la prise de décisions, la mise en place de programmes et l’allocation de ressources pour l’alimentation durable.

Ces instances jouent un rôle de plaidoyer politique important (Chen et al., 2019) que le groupe Borée souhaite développer davantage dans ses activités. L’équipe de recherche a présenté au groupe divers modèles de gouvernance et a réalisé 12 entretiens avec les principaux partenaires de la démarche. De cette façon, chacun a pu se prononcer sur le modèle de gouvernance désiré. La synthèse et l’analyse de ces entretiens ont été réalisées et des outils supplémentaires (sondages, rencontres de groupe, consultation) ont permis de déterminer l’évolution souhaitée du groupe en matière de gouvernance.

Le processus a fait cheminer le comité vers la proposition de constituer le Conseil Borée, un conseil de politique alimentaire non légalement constitué. Le 28 septembre 2021, une activité de consultation a été réalisée auprès d’un groupe d’acteurs ciblés pour évaluer la formule proposée. Malgré un intérêt constaté, des interrogations et inquiétudes ont été soulevées. En parallèle, une demande de financement avait été déposée afin d’embaucher une personne à titre de ressource professionnelle pour assurer la coordination du conseil. Cette demande a généré un avis synthèse de la Conférence administrative régionale (CAR) du SLSJ. La CAR a recommandé de préciser le rôle des intervenants et leur positionnement avant d’opter pour la formalisation d’une instance de CPA.

Pour le groupe Borée, la volonté de rejoindre le politique par une gouvernance plus formalisée est encore d’intérêt, mais ces constats ont d’abord guidé les partenaires vers une forme intermédiaire. En 2022, les prochaines étapes seront alors de former un nouveau comité de pilotage, non formel, mais élargi par rapport à sa composition initiale. Plusieurs organisations ont été ciblées : des acteurs des secteurs économique et social, du milieu de l’éducation, la communauté innue de Mashteuiatsh et les MRC de la région. Les nouvelles dynamiques du groupe seront certes pertinentes à analyser.

Le principal mandat de ce nouveau groupe de partenaires sera de coconstruire les mécanismes de mise en oeuvre et de suivi du Plan stratégique d’autonomie alimentaire. D’autres outils sont aussi en phase d’élaboration, comme la cartographie dynamique des acteurs et l’indice d’alimentation boréale. Il sera intéressant d’analyser si ces nouveaux outils démontreront, à leur tour, l’intégration des multiples fonctions de l’alimentation, des dimensions variées du développement durable et du travail intersectoriel propres à une approche fondée sur les systèmes alimentaires. Cela invite à penser que le processus de réflexion entourant la gouvernance et le modèle organisationnel pourra continuer à évoluer dans la continuité de ces principes et illustrer le travail systémique.

Conclusion

Les réflexions et les expérimentations sur les modalités de mise en oeuvre de systèmes alimentaires durables sont en cours dans plusieurs régions du Québec, à diverses échelles territoriales. Il existe un besoin général d’expérimenter, de formaliser et de guider le choix des mécanismes de coordination, d’animation, de dialogue, de décision, de mise en oeuvre et de suivi sur les enjeux liés à l’alimentation.

La démarche Borée intéresse déjà plusieurs acteurs provinciaux par son approche innovante et intersectorielle. Plusieurs organisations suivent les avancées de cette expérience régionale. La formalisation de nouvelles modalités de gouvernance participative est porteuse, dans le contexte actuel. Il est probable que les conclusions du projet pourront s’appliquer à d’autres échelles, dans d’autres régions, mais aussi dans d’autres secteurs d’activité (tourisme, culture, éducation, santé, etc.). Les différents outils créés, ainsi que le travail en cours concernant la question de la gouvernance, montrent qu’une vision plus systémique de l’alimentation se développe. Les multiples acteurs de la démarche adoptent de plus en plus une compréhension multifonctionnelle, multidimensionnelle et intersectorielle du système, ce qui transparaît dans les réalisations du groupe. Cette compréhension améliorée et la reconnaissance de l’interdépendance entre les divers acteurs et dimensions de l’alimentation semble participer activement à une évolution durable du système alimentaire régional.