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Introduction

Les raisons économiques, mais aussi sociologiques et spatiales, expliquant pourquoi existent des territoires beaucoup plus dynamiques que d’autres, même avec des types de population et de ressources semblables, continuent de hanter les chercheurs. On sait qu’une partie de l’explication peut provenir de la difficulté d’intégrer le grand nombre d’acteurs régionaux ou institutionnels qui stimulent et facilitent l’action des entrepreneurs. Sans parler de la cohésion et de l’encastrement de ces acteurs sur le territoire (Ozdemir et al., 2016), et ainsi de diverses formes de coopération entre eux favorisant des effets de débordement, et donc l’innovation (Aarstad et al., 2010). Par exemple, des études plus fines ont montré le rôle de la légitimation (ou acceptation) sur un territoire pour stimuler cette coopération (O’Neil et Ucbasaran, 2016), ou celui des croyances collectives en la bonne étoile, suscitant des stratégies plus risquées (Palich et Bagby, 1995). On peut aussi assimiler ces comportements à la culture entrepreneuriale générale (Fritsch et Wyrwich, 2017), sans compter le rôle du capital social complémentaire ajoutant le conseil et le réseautage ou encore l’intervention des médiateurs pour faciliter les échanges entre chercheurs et entrepreneurs (Svare et Haugen Gausdal, 2015), ou entre ces derniers et les autres intervenants socioéconomiques et leurs actions (Razafindrazaka et Julien, 2017). Il ne faut pas oublier non plus la forte présence des PME dans les régions, à l’encontre des grandes entreprises qui tendent à freiner l’entrepreneuriat (Malecki, 1993 ; Polèse et Shearmur, 2002 ; Arbuthnott, et al., 2011). Tout cela permet de distinguer ce qu’on appelle maintenant les différents milieux, ou écosystèmes, et leur dynamisme (Malecki, 2012).

Dans cet article[1], nous essaierons de prendre en compte le mieux possible ces spécificités et interdépendances, sans retenir toutes les variables plus ou moins qualitatives qui demandent des analyses spécifiques, mais en dépassant plusieurs contradictions, sinon la divergence de la plupart des études que nous avons considérées, en comparant six d’entre elles effectuées entre 1995 et 2015. Ces études touchent les régions de cinq pays et montrent que, sur 23 variables significatives, aucune ne revenait systématiquement[2]. Et encore pire, aucune ne touchait à toutes les dimensions que nous offre la théorie.

C’est d’ailleurs notre premier objectif, dans cette analyse, de regrouper les variables en les situant à l’intérieur de ces dimensions nécessaires et complémentaires ou interreliées, touchant tous les aspects du dynamisme entrepreneurial. Nous voulons ainsi tenir compte, autant que possible, de toute la réalité. Ces dimensions sont : 1) la demande, ou le marché, expliquant l’apparition et le développement des entreprises ; 2) l’offre justifiant cette apparition par la disponibilité de diverses ressources, tant physiques que psychologiques, pour lancer et soutenir ces entreprises ; 3) la dimension spatiale relevant de la qualité de la localisation des entreprises ; enfin, 4) la dimension institutionnelle, qu’on peut résumer par l’intervention gouvernementale, d’un côté, ou la culture entrepreneuriale, de l’autre.

Étant donné la complexité de ces dimensions, nous recourrons à plus d’une méthode pour notre analyse, en illustrant les différences de dynamisme entre régions quant à la création de nouvelles entreprises dans les 97 municipalités régionales de comté (MRC) québécoises qui possèdent des données là-dessus[3]. Cela, par opposition à l’ensemble des municipalités, des bassins d’emplois naturels plus ou moins bien définis, des aires de recensement etc., où de telles données n’existent pas.

Dans cette analyse, nous voulons dépasser la question de non-convergence tout en élargissant le nombre de variables, de façon à trouver explicitement ou non− les plus importantes relevant de chaque territoire. Pour cela, nous allons d’abord expliquer la démarche qui nous a amenés à retenir quand même la plupart de ces variables, pour ensuite les appliquer avec une analyse d’abord quantitative, pour les variables mesurables, puis qualitatives, pour les autres. Nous compléterons cela par le recours à la phénoménologie afin de tenir compte d’autres variables, notamment les variables informelles, très présentes pour le dynamisme des petites entreprises et donc, par définition, non mesurables directement. Pour finir, nous rappellerons les limites de notre analyse, tout en expliquant comment en tirer les principales leçons pour l’action.

Variables prises en compte dans les quatre dimensions

Variable quantitative dépendante

Pour la variable dépendante, nommée « création » dans notre analyse, nous avons retenu la création moyenne des nouvelles entreprises, soit celles de 99 employés et moins, mais le plus souvent de moins de 10 employés, pondérée par 1 000 habitants de 25 à 64 ans dans chaque MRC, entre 2006 et 2010, le tout tiré du Registre des entreprises du Québec. Nous nous sommes toutefois limités à six secteurs : manufacturier, transport et entreposage, communications, commerce de gros, finance et assurances et, enfin, services aux entreprises proprement dits. D'une part, ces secteurs sont généralement considérés comme relevant d’un dynamisme entrepreneurial plus complexe à reproduire et, d’autre part, moins corrélés à l’évolution démographique, donc aux secteurs banals et publics, ou à ceux liés à l’exploitation des richesses naturelles et du sol (Kirchoff, 1994).

Le choix de ces secteurs et de ces régions relève ainsi d’une même source statistique et d’une bonne homogénéité historique et culturelle, le tout permettant de faire ressortir les autres différences touchant l’impact économique et sociologique. Par comparaison, plusieurs études internationales reposent sur des communautés ou des groupes ethniques au dynamisme entrepreneurial différent, faisant en sorte qu’il soit difficile d’en tirer des éléments comparables (Beugelsdijk et Maseland, 2010).

Variables indépendantes quantitatives et qualitatives

Dimensions de demande et d’offre

Pour les variables indépendantes, notons d’abord que les données qui les concernenti portent sur des années antérieures à la variable dépendante, afin de minimiser les problèmes d’endogénéité ou d’autocorrélation. Pour les variables de demande et d’offre (en ne tenant pas compte des échanges extérieurs, faute de données), nous avons d’abord retenu quatre variables démographiques. La première est la croissance moyenne de la population (CPOP). La seconde est la part de cette population âgée de 25 à 34 ans (POP 25-34), là où l’on trouve le plus grand nombre de nouveaux entrepreneurs (Audretsch et al., 2012). Nous avons aussi tenu compte de la part des immigrants (IMMI), s’ajoutant à l’évolution démographique naturelle tout en étant une source d’idées nouvelles (Sequeira et Rasheed, 2006) et de développement de nouveaux marchés, notamment à l’international (Shinnar et Nayir, 2019). Enfin, nous avons retenu la concentration de la population par kilomètre carré (densité). Cette densité, et donc la proximité des personnes et des services qui s’ensuit, favorise en particulier les contacts entre les entrepreneurs et les autres acteurs socioéconomiques et, ainsi, les échanges d’information et d’idées, multipliant de la sorte les occasions de développement (Bouba-Olga et al., 2015).

Le deuxième groupe de variables indépendantes est le groupe économique. Nous nous sommes arrêtés d’abord à trois variables plus ou moins interchangeables, donc fortement corrélées, qui donneront ainsi trois analyses statistiques. La première est le revenu moyen régional (REVENU). La deuxième, la dépendance économique (DÉCO) définie par la somme des transferts gouvernementaux par tranches de 100 $ du revenu total de chaque région. Enfin, la troisième variable est le taux de chômage (TCHÔ).

Nous avons ajouté, à ces dernières, trois variables structurelles. La première (SPEC) mesure le niveau de spécialisation en comparant la part de chaque secteur dans l’ensemble des secteurs de chaque MRC. La deuxième, l’indice Herfindhal (HERF), est définie comme la somme des parts de chaque secteur au carré. Nous présumons qu’une région avec une spécialisation dans plus d’un secteur fait en sorte que les nouvelles firmes dans ces secteurs ont tendance à croître plus rapidement en profitant de certaines économies d’échelle, de l’existence de réseaux spécialisés, d’un accès financier particulier et de la disponibilité d’une main-d’oeuvre spécialisée. Toutefois, une trop grande spécialisation peut être dommageable quand la conjoncture est défavorable pour ces secteurs (Staber, 2009).

Pour la troisième variable structurelle, soit la part des PME (% PME) avec moins de 100 employés dans l’ensemble de l’emploi territorial, on sait que ces entreprises constituent la meilleure école de formation des futurs entrepreneurs tout en leur procurant divers exemples pour ce faire. De même, la présence importante de ces PME explique la force du tissu industriel favorisant l’échange d’information entre elles et les aidant à mettre en place certaines coopérations qui permettront de développer une culture entrepreneuriale dynamique (Mason et Brown, 2013).

Mais ce dynamisme repose aussi sur le savoir. C’est pourquoi nous avons tenu compte du niveau moyen d’instruction en mesurant la part de la population âgée de 15 ans et plus ayant obtenu au moins un diplôme postsecondaire (ÉDUC). De plus, nous avons ajouté deux variables dichotomiques touchant ce niveau d’instruction, soit la présence dans la MRC d’un collège d’enseignement supérieur (COLLÈGE) et celle d’un centre collégial en transfert technologique (CCTT) spécialisé dans un secteur le plus souvent important dans la région et favorisant ainsi l’innovation (Trépanier et al., 2004).

Enfin, nous avons pu trouver des données pour deux dernières variables : le nombre de permis de bâtir industriels (PERMIS) par habitant, illustrant une certaine dynamique, et la part des logements privés possédés par leurs occupants (PROPRIO), pour exprimer quelque peu la capacité d’emprunts des nouveaux entrepreneurs utilisant ces logements comme garantie (St-Pierre, 2004).

Dimension institutionnelle qualitative

Les variables institutionnelles, comme l’explique longuement Scott (2007), peuvent se diviser en trois. D’abord, les normes formelles ou lois en vigueur dans la société. Ensuite, le rôle des institutions soutenant, par exemple, les nouveaux investissements et le savoir des entreprises. Enfin, les valeurs et croyances collectives. Dans notre étude, étant donné que les lois formelles touchant les entrepreneurs sont communes, nous les avons mises de côté. Dans le cas des interventions des gouvernements, nous nous sommes limités à la seule présence des collèges et des centres de transfert, faute de données précises provenant des trois paliers de gouvernement, notamment les municipalités, dont les interventions varient d’une place à l’autre et sont mal ou différemment enregistrées. Pour ce qui est des croyances partagées ou règles du jeu qui affectent les comportements touchant l’entrepreneuriat (McKeever et al., 2015), nous avons utilisé une démarche qualitative avec une enquête auprès de quatre MRC tirées de huit paires de MRC ayant à peu près les mêmes caractéristiques socioéconomiques tout en divergeant de façon relativement importante (plus de 20 % en moyenne par année) du côté de la création d’entreprises, entre 2006 et 2010 dans les six secteurs retenus. Nous reprenons ainsi la façon de faire de Davidsson et Wicklund (1997).

Dans la première paire, la MRC désignée A avait créé en moyenne 21,4 % de plus de nouvelles firmes que celle désignée B. Dans la seconde paire, pour la MRC C, l’avantage sur D était de 83,6 %. Des quatre régions (avec moins de 25 000 habitants chacune), la première paire comprenait des zones semi-rurales et industrielles localisées à peu près à la même distance de la ville de Québec. La seconde, dont l’économie était fondée sur l’exploitation des richesses naturelles, se trouvait au nord-ouest de Montréal.

Pour cette enquête, nous avons contacté le responsable régional du développement de chaque MRC afin qu’il nous indique quelques acteurs importants et quelques entrepreneurs d’expérience ayant une certaine vue d’ensemble de l’économie locale, que nous avons interrogés sur le niveau de dynamisme économique de la région et ses principales causes. Dans les quatre cas, nous sommes allés jusqu’à saturation de l’information, tout en complétant cette information par divers rapports venant de différents ministères socioéconomiques, de façon à trianguler jusqu’à un certain point les 43 entrevues. Avec la première paire, 29 entrevues ont été réalisées, réparties à peu près également entre intervenants et entrepreneurs et 14 avec l’autre paire, (entrevues aussi partagées également) à cause d’une organisation plus ou moins interreliée[4].

Dimension quantitative spatiale

Nous avons présumé, en premier lieu, que le dynamisme entrepreneurial des régions adjacentes aux MRC étudiées pouvait très bien y influencer la création d’entreprises, notamment par effet d’agglomération ou de débordement (Aarstad et al., 2010). Nous avons aussi considéré que cet effet spatial devrait être particulièrement important à cause de la configuration particulière de la géographie québécoise, concentrée le long des rives du Saint-Laurent, et surtout compte tenu de l’importance de la métropole, faisant en sorte que la création d’entreprises soit particulièrement forte autour de Montréal (DISTMTL) et plus faible dans les régions plus éloignées (AUTRES MRC).

En deuxième lieu, nous avons considéré qu’une partie importante des MRC se trouvent relativement proches de la frontière étatsunienne, dont l’énorme économie attire depuis plus d’un siècle au-delà de 80 % des exportations québécoises, y ajoutant possiblement ainsi son influence spatiale (PROXEUA).

La figure 1 résume ces quatre dimensions avec les différentes variables, et donc notre analyse, en montrant les complémentarités ou les liens entre elles et leurs effets prévus (positif +, négatif -, ou les deux +/-), par exemple, sur les occasions suscitées par le dynamisme entrepreneurial et autres facilités provenant du territoire. Malheureusement, plusieurs autres variables ne sont pas directement disponibles auprès des MRC (comme l’importance des investissements étrangers ou l’effet de la sous-traitance, etc.). À titre d’exemple, certaines variables sont présentées en italique dans la figure. D’autres concepts sont aussi très difficiles à mesurer ou requièrent des mesures indirectes, ainsi que nous l’avons fait par ricochet, notamment pour l’importance ou non de la recherche en région avec les CCTT. C’est pourquoi nous devons recourir à une méthode plus large pour trouver indirectement plus de variables, soit l’approche phénoménologique.

FIGURE 1

Modèle d’analyse et ses quatre dimensions

Modèle d’analyse et ses quatre dimensions
Conception : Julien, 2022

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Cette approche est celle de philosophes (tel Merleau-Ponty, 1945) qui considèrent impossible de connaître totalement une réalité à moins d’être intimement lié à elle dès le début, comme le suggère le mot « connaître », dont l’origine latine est « naître avec »,. D’autant que toute connaissance est subjective et son objet est construit et délimité (« réduit », comme l’expliquent ces philosophes) par l’influence de l’observateur selon son expérience et sa sensibilité, provenant des liens entre cet objet et la façon dont il l’imagine. En d’autres mots, comme il est rare qu’un observateur puisse faire le tour complet d’un phénomène, il doit imaginer ce qui manque, ou « ce qui reste dans l’ombre », à partir des éléments qu’il a saisis, de façon à compléter ou à appréhender ce reste. La phénoménologie explique ainsi que les liens entre ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas peuvent permettre de « sentir » et de rebâtir, jusqu’à un certain point, l’objet inconnu en imaginant le reste. Comme le font, la plupart du temps, les entrepreneurs, qui ont rarement toutes les réponses à leurs interrogations (Gioia, 1986 ; Julien, 2008 ; Sahai et Freese, 2019). D’autant plus que leurs stratégies et leurs actions portent sur l’avenir, qui n’existe pas encore.

Résultats

Aux fins de cette analyse, nous nous sommes arrêtés en premier lieu sur les dimensions de demande et d’offre et, puis plus attentivement, sur celles touchant la dimension spatiale, et ce, de façon quantitative Nous avons ensuite eu recours à des techniques qualitatives pour la dimension institutionnelle, pour enfin examiner une petite partie de ce qui reste, grâce la phénoménologie. Les premiers résultats, quantitatifs, pour la demande et l’offre se présentent sous la forme d’une analyse des moindres carrés dans un croisement croisé de ce type :

Résultats quantitatifs des dimensions de demande et d’offre

Les résultats quantitatifs sont présentés au tableau 1 qui comprend les trois équations selon la variable économique retenue (REVENU, DÉCO ou TCHÔ), auxquelles nous avons ajouté une quatrième équation reprenant le tout sans les 14 MRC de la grande région de Montréal, pour mieux vérifier le poids des variables sur les MRC hors de l’influence directe de la métropole. Dans les trois premières équations, on peut voir que les variables démographiques, soit CPOP, POP25-34 et IMMI, sont particulièrement significatives. En particulier, la présence de jeunes et d’immigrants favorise généralement l’entrepreneuriat.

Quant aux mesures de richesse, un revenu moyen élevé (REVENU) et une faible dépendance au soutien gouvernemental (DÉCO, coefficient négatif) tendent à encourager la demande. Par contre, le chômage (TCHÔ) n’entraîne pas nécessairement plus de créations d’entreprises (le coefficient étant aussi négatif).

Dans le cas d’une population plus instruite (ÉDUC), seule l’équation 1.3 (liée au taux de chômage) est significative. Mais comme on sait qu’il y a une relation entre un revenu élevé et une présence plus longue à l’école, il est possible que cela ait absorbé l’effet dans les deux autres équations.

En ce qui concerne la densité (DENSITÉ), cette variable est significative et son effet est positif dans les trois premières équations. Comme nous l’avons expliqué, elle exprime jusqu’à un certain point l’importance de la proximité, surtout si elle favorise les interactions dont nous avons parlé avec les entrepreneurs et les acteurs socioéconomiques.

Une autre variable particulièrement significative est la part de l’emploi dans les petites entreprises (% PME). Cela confirme l’importance de ces entreprises comme lieu de formation des entrepreneurs et d’effet d’entraînement. Cela démontre aussi l’effet sur les nouveaux entrepreneurs, qui peuvent ainsi bénéficier de l’expérience et des conseils des autres entrepreneurs, notamment ceux qu’on appelle « champions » ou « chefs de file » dans la communauté, sans oublier les répercussions sur la solidité et le dynamisme du tissu industriel et sur la culture entrepreneuriale. Au contraire, une forte présence de grandes entreprises, sauf pour celles offrant beaucoup de sous-traitance locale, tend à freiner l’entrepreneuriat, comme nous l’avons aussi expliqué.

Quant à la présence d’un collège (COLLÈGE) dans le milieu ou d’un centre collégial en transfert technologique (CCTT), elle est non significative, ou même à effet négatif, sauf pour l’équation excluant la région métropolitaine. Une explication possible serait que les jeunes, après avoir terminé leurs études dans leur région et en accédant aux études supérieures, auraient tendance à déménager, du moins pour un temps et en particulier dans la métropole.

À propos du niveau de diversité industrielle mesuré par l’indice d’Herfindhal (HERF), il ne semble pas affecter beaucoup l’entrepreneuriat (sauf dans la première équation), pas plus que la mesure de spécialisation (SPÉC), sauf dans la troisième équation, et dans ce dernier cas, de façon négative. On peut penser qu’une certaine spécialisation ne joue qu’à la marge ou encore demande du temps pour favoriser le développement de différents services et donc d’entreprises afférentes.

TABLEAU 1

Résultats de la régression linéaire

Résultats de la régression linéaire

Régression (moindres carrés ordinaires) avec erreurs standards robustes

Coefficients beta (ß) standardisés:

  • *p < 0,1

    **p < 0,05

    ***p < 0,01

    ****p < 0,001

Légende

  • D: dimension de la demande

  • O: dimension de l’offre

  • I: dimension institutionnelle

  • S: dimension spatiale

* Voir l'annexe 1 pour la définition des variables

Conception : Julien, 2022

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Mais pour en avoir le coeur net, nous avons réalisé un test de « monotonicité » en remplaçant la variable SPÉC par deux variables reprenant le tiers inférieur et le tiers supérieur de la distribution et en comparant le taux d’entrepreneuriat de ces deux zones avec le taux médian pour l’ensemble des MRC. Le résultat (SPEC3) montre que le tiers supérieur est significatif dans deux équations. Cela suggérerait qu’une faible spécialisation ou une spécialisation limitée à quelques secteurs ne serait pas nécessairement négative sur l’entrepreneuriat.

Pour les autres variables, aucune n’est significative, telle celle sur la propriété (PROPRIO), démontrant que les entrepreneurs recourent à bien d’autres sources financières (St-Pierre, 2004) et sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Quant au nombre moyen de permis de construction industrielle par habitant (PERMIS), il s’agit probablement d’une mauvaise approximation des investissements industriels régionaux, notamment ceux touchant les équipements et ainsi la productivité, mais dont nous n’avons pu trouver les données.

Dans l’ensemble, l’analyse est particulièrement probante pour six des variables (ou douze en incluant les variables significatives dans au moins une équation, sans compter les variables spatiales vues un peu plus loin) avec un coefficient de détermination (R2) de plus de 85 %. Il est vrai que cela peut s’expliquer par une très forte concentration de l’activité économique ou du PIB, notamment dans la région métropolitaine qui génère plus de 50 % de cette activité. C’est pourquoi nous avons refait l’analyse sans les 14 MRC de cette région et avec la variable de dépendance économique dans l’équation EQU.1.4. Cette analyse montre que les résultats ne changent presque pas, conservant un R2 de 83,5 %, ce qui, finalement, conforte notre analyse.

Résultats quantitatifs de la dimension spatiale

Pour l’analyse spatiale, arrêtons-nous d’abord aux régions proches, qui devraient influencer le dynamisme entrepreneurial de chaque région du fait que les ressources nécessaires au développement, en particulier l’information et les sources de financement, ne se limitent pas aux frontières administratives. Il en est de même, d’ailleurs, pour l’impact de la plupart des politiques économiques des gouvernements. De plus, le développement de certaines entreprises dans ces régions peut avoir un effet sur les fournisseurs, les clients, l’emploi et les réseaux de la région en question. Il faut donc s’attendre à une endogénéité spatiale entre les MRC. C’est ce que nous avons démontré en recourant aux tests d’autocorrélation spatiale (I de Moran) et du multiplicateur de Lagrange qui sont positifs et très significatifs (tableau 1).

Quant aux autres variables spatiales, soit l’éloignement de la métropole (DISTMTL) ou son contraire (AUTRES MRC), dans le premier cas, l'effet est négatif, comme prévu. En d’autres mots, le fait de se situer dans le giron métropolitain permet de profiter notamment des économies d’agglomération. Par contre, les deux autres équations ne sont pas significatives, sauf pour une dans le cas de la proximité de la frontière étatsunienne (effet négatif). Cela peut relever de deux facteurs. Dans le premier cas, la période de 2006 à 2010, en particulier à cause du prix mondial élevé des métaux, a été accompagnée de forts investissements dans les mines des régions périphériques et y a donc favorisé la multiplication de petites entreprises (Proulx, 2014). Dans le second cas, la forte concentration de l’activité économique autour de Montréal expliquerait que le poids de cette variable géographique, et ainsi de l’influence de la demande étatsunienne, est faible ailleurs.

Résultats quantitatifs et qualitatifs de la dimension institutionnelle

Pour la dernière dimension, concernant les interventions gouvernementales, comme nous l'avons mentionné à propos de notre enquête qui a peu fonctionné, nous ne pouvons que tenir compte indirectement de l’effet des COLLÈGE et des CCTT, qui sont pourtant des variables non significatives sauf dans un cas. Par contre, la propension plus forte des immigrants à créer des entreprises et à exporter est aussi probante pour cette dimension, la densité accélérant les échanges marchands et informationnels ainsi que l’importance des PME.

Reste à discuter les résultats de l’enquête touchant l’influence de la culture entrepreneuriale. Ceux-ci y démontrent un effet très clair sur la création d’entreprises (Davidsson, 1995). Pour chaque paire de petites régions, les interviewés expliquaient que cette culture était beaucoup plus prononcée là où le rythme de création entre 2006 et 2010 était plus fort. Par exemple, dans la première paire des MRC, 67 % de ceux de la région A expliquaient que les deux tiers de la population avaient une perception « favorable » ou « très favorable » des entrepreneurs, contre 23 % dans la région B. Ce résultat est encore plus clair avec la seconde paire où 57 % des répondants de la région C avaient une vision « favorable », alors que tous ceux de la région D limitaient cette évaluation à « modérée » sinon « faible ».

Plusieurs autres éléments soulignés par les personnes interrogées confirment cette importance de la culture entrepreneuriale. Par exemple, l’enquête dans la première paire expliquait que, dans la région A, à l’encontre de B, on trouvait un plan quinquennal de développement socioéconomique permettant, par exemple, de mieux orienter les interventions publiques et de créer ainsi une vision relativement commune des acteurs et des entrepreneurs, comme Belley (2014) l’a expliqué. Ce plan inciterait aussi à diverses coopérations, comme le fait de favoriser la sous-traitance dans la région, ou encore, celui de soutenir le mentorat auprès des nouveaux entrepreneurs[5].

Quant à la deuxième paire, même si nous ne retrouvons pas de plan formel, les interviewés de C parlaient de la présence d’un « fort esprit de collaboration » entre les entrepreneurs, alors qu’un tel esprit n’a jamais été mentionné par les personnes sondées dans D. Dans ce dernier cas, la culture en était plutôt une de compétition, teintée d’une « certaine méfiance » entre les entrepreneurs. De plus, quant à ces ressources collectives, des personnes de A et de C ont mentionné l’importance du « réseautage » et des « liens » entre les centres de recherche et les entreprises : un important facteur pour l’innovation et la recherche de nouvelles opportunités (Baron, 2006 ; Julien, 2006). Enfin, chez A et C, on expliquait que les entrepreneurs avaient généralement une vision plutôt optimiste quant à l’avenir de l’économie de leur région. Cela les encourageait à prendre plus de risques, en dépit de la fermeture d’une grande entreprise dans les dernières décennies, de la récession de 2008 et d’une réévaluation importante de la monnaie (dans les derniers temps de la période).

Résultats phénoménologiques

Ces résultats quantitatifs et qualitatifs demeurent toutefois insuffisants même si le nombre total de 20 variables est plus élevé que dans les autres études touchant les différences territoriales. Par exemple, nous savons que le financement de démarrage ou l’aide du capital social ne peuvent être mesurés, du fait qu’ils se développent le plus souvent de façon informelle et donc, par définition, avec difficilement chiffrable. C’est pourquoi le recours à l’approche phénoménologique, dans un second niveau d’analyse, peut permettre justement d’en tenir compte, et ce, pour quatre raisons.

Premièrement la prise en compte des quatre grandes dimensions nécessaires et complémentaires qui délimitent le dynamisme entrepreneurial permet de mieux saisir l’ensemble et, ainsi, de mieux voir les interdépendances entre ces variables. Cela permet aussi d’anticiper, sinon de soupçonner, ce qui manque en concevant mentalement certains éléments pour remplir cette absence et même aller plus loin. Deuxièmement, l’analyse phénoménologique tenant compte de la connaissance et de l'expérience des parties prenantes dans les régions, en particulier pour faciliter l’obtention de ressources nouvelles, peut ouvrir la possibilité d’entrevoir ces nouvelles et importantes variables non mesurées jusqu’à maintenant, par exemple le poids de l’action des « champions », ou encore l’importance de la coopération entre les entrepreneurs par l’intermédiaire du « réseautage ». Troisièmement, cette analyse, en plus de variables mesurées, peut aider à mettre de l’avant certains éléments souvent laissés dans l’ombre. Un exemple en est l’évolution en cours de secteurs traditionnels vers plus de connaissances. Quatrièmement, cette vision plus holistique donne la possibilité de dépasser les variables mesurées en établissant davantage les liens entre elles, de manière à découvrir de nouvelles façons de faire complémentaires par de nouveaux acteurs extérieurs s’associant avec des acteurs locaux ou les centres de recherche. Bref, ce qui compte dans cette analyse, ce n’est pas seulement le nombre et l’importance des variables, mais aussi leur potentiel pour aller plus loin en permettant d’accéder à des comportements d’autres acteurs pour accélérer le dynamisme entrepreneurial.

Donnons deux exemples de ce que peut apporter la phénoménologie : la question de ce « financement informel » et celle du « réseautage » jouant un important rôle dans le développement territorial (Baldwin et Gellatly, 2003). Dans le premier cas, il est reconnu que le financement n’est pas le moteur de l’entrepreneuriat, mais une condition nécessaire qui peut accélérer la création et le développement des nouvelles entreprises. Mais même si nous avions pu obtenir des données régionales, par exemple, sur le financement de risque, cela n’aurait pas été suffisant puisque la grande majorité du financement de démarrage provient de cette avenue informelle. Ce qui veut dire aussi que, pour évaluer cette dimension culturelle importante, et en se référant aux autres variables déjà mesurées, cela demande de réunir plusieurs décideurs régionaux afin d’estimer, jusqu’à un certain point, l’importance de cette variable et voir sa contribution au dynamisme entrepreneurial.

Le second exemple touche les réseaux « à signaux faibles » à la base de l’innovation et de la multiplication de nouvelles occasions de développement (Julien et al., 2004), notamment hors des sentiers battus, en profitant des attitudes ou engagements mentaux partagés (Sahai et Freese, 2019). Ces réseaux plus ou moins formels sont souvent méconnus des chercheurs et peuvent être appréhendés justement par des rencontres du même type avec quelques-uns de ces acteurs d’entreprises particulièrement innovantes et croissantes.

Conclusion

Notre analyse montre que plus d’une dizaine de variables socioéconomiques, socioculturelles ou spatiales, sur les 20 prises en compte, expliquent significativement les différences du dynamisme entrepreneurial entre les petites régions et doivent être considérées dans les interventions pour mieux soutenir le développement. Les quatre premières variables relèvent de la démographie, soit la croissance et la densité de la population, la part des jeunes dans cette population et l’immigration. Cette dernière encourageant les nouvelles idées et considérant que si les immigrants se retrouvent en plus grand nombre, notamment hors des régions métropolitaines, on peut supposer que la population leur est plus ouverte et donc, plus ouverte à des idées nouvelles, entre autres, l’innovation. Cela amène le besoin de mettre en place de meilleures stratégies pour attirer et retenir les immigrants, tout en les aidant à s’introduire dans les réseaux d’affaires, notamment ceux des entrepreneurs.

L’autre variable fortement significative est la part des petites entreprises dans le tissu industriel. Son poids est soutenu par l’enquête sur l’importance de la culture entrepreneuriale (donc à la base de cette influence) dynamisée et partagée, et ce, à l’encontre d’économies axées sur les grandes entreprises particulièrement présentes dans plusieurs régions périphériques. Ces présences sont malheureusement trop défendues par les gouvernements, et ainsi, par une population remettant ses destinées économiques entre les mains de décideurs de sièges sociaux étrangers. De plus, ces décideurs défendent des stratégies internationales qui, le plus souvent, tiennent peu compte des besoins véritables et à long terme de la population (Polèse et Shearmur, 2002).

Enfin, du côté spatial, si l’on met à part l’effet bien connu des économies d’agglomération, le poids de la dynamique des régions limitrophes peut aussi jouer un grand rôle.

Dans l’autre cas, les approches qualitatives et phénoménologiques, tout en situant les variables dans leur dimension respective, peuvent permettre aux chercheurs et aux acteurs de mieux comprendre leurs rôles complémentaires, mais aussi d’aller plus loin, de façon à mieux pénétrer dans la complexité de l’entrepreneuriat régional. Cela peut même inclure certains acteurs tels les chefs de file ou « champions » parmi les développeurs de produits de haut savoir, ou de ces produits dans le financement informel, soit au coeur même des mécanismes-clés du développement. Également, cela peut tenir compte des ententes entre des groupes de recherche et des regroupements de petites entreprises, par l’intermédiaire du courtage ou de la médiation informationnelle à développer avec l’aide du gouvernement (Svare et Haugen Gausdal, 2015). En d’autres termes, les liens entre les variables et les effets sur le dynamisme régional, s’ils sont significatifs à partir des calculs statistiques, ne relèvent pas d’une relation causale, et doivent donc être scrutés attentivement pour en comprendre et accentuer les rôles. Car ces variables, même si elles sont importantes en nombre, par exemple, peuvent être plus ou moins qualitativement dynamiques selon les territoires.

Notre analyse, comme toute étude complexe, comporte toutefois plus d’une limite. Par exemple, la question du choix des territoires retenus, qui ne sont pas de même type et agissent donc différemment, comme nous l’avons souligné, ou plus important encore, le poids réel de chaque variable ou bien les niveaux d’éducation et la nature des formations (plus littéraires que techniques) ou encore le statut du chômage (temporaire ou de longue durée). De même, les relations entre les variables et leurs effets peuvent être limitées par les changements en cours, comme dans le cas des secteurs traditionnels pouvant se transformer, lentement mais sûrement, en secteurs plus modernes, avec l’arrivée de nouveaux acteurs. Leurs effets peuvent être indirects et n’avoir pas le même poids selon les périodes. Il faut aussi penser, par exemple, aux changements dans la technologie, comme on le voit avec la montée du travail à distance, susceptible de changer la technologie. D’ailleurs, c’est là une limite importante de notre analyse avec son caractère relativement statique, alors que tout change rapidement en entreprise avec le recours à ces nouvelles technologies. Bref, tout cela nous oblige à repenser régulièrement le poids et l’importance relative des variables ainsi que leurs effets sur la croissance générale, en utilisant justement l’approche phénoménologique pour profiter des intuitions et des différentes connaissances partielles des acteurs.

Mais cette vision complexe permet quand même de mieux répondre aux préoccupations de ces régions moins dynamiques ou périphériques afin de mieux adapter l’action en fonction des variables, telles les variables démographiques, comme la croissance de la population, liée à la rétention des jeunes et des immigrants avec leur famille. Dans le premier cas, ces actions ne peuvent pas se limiter aux politiques d’aide au logement (congés de taxes, par exemple) qu’on trouve partout, ou à l’emploi disponible ; mais elles touchent aux liens avec la culture ou avec les communautés ethniques, dans le cas des immigrants. L’enquête de Leclerc et Béland (2003) pour les jeunes, toujours d’actualité, l’avait bien montré. Cette analyse demandait, par exemple, de faire venir régulièrement des artistes dans la région, pour que les jeunes y restent tout en demeurant en contact avec Montréal, ou encore, pour les immigrants, des chefs culturels de la métropole, de façon à ce que ces deux groupes se sentent à l’aise en région. On sait par ailleurs qu’une culture dynamique favorise la créativité et, finalement, l’innovation dans les entreprises (Lee et al., 2004)[6]. Il en est de même pour la variable PME (% PME), qui aide la création d’un tissu industriel et d’un milieu de petits entrepreneurs dynamiques. Ce tissu favorise la multiplication de nouvelles interdépendances pour échapper ainsi à l’emprise, à la philosophie et aux comportements des grandes entreprises, tout en développant quelques secteurs industriels plus forts (voir SPEC3) capables de se distancer de ces grandes entreprises et de changer la dynamique du déclin ou de l’équilibre relatif, comme l’explique Proulx (2019 : 63).

Ajoutons enfin que le nombre important et le poids différencié des variables analysées, tant quantitatives que qualitatives, devraient quand même permettre aux intervenants tant privés que publics de mieux distinguer et de mieux mesurer la présence et le poids de ces variables, tout en cherchant les moyens pour mieux les utiliser dans les interventions.

Bref, en abordant des questions aussi complexes que le dynamisme entrepreneurial différencié entre les régions, il faut faire ressortir la subtilité de la réalité, de façon aussi complexe que possible, tout en la rendant pratique pour l’intervention, selon l’approche systémique. C’est ce qu’explique Malecki (1993), en rappelant que la réalité de toutes les régions, en particulier les régions «créatives», est toujours plus complexe qu’une liste de variables. Il demandait d’essayer d’atteindre et d’en saisir le «climat» pour comprendre la dynamique. Ce que nous n’avons que partiellement réussi. Cela explique aussi qu’il reste encore beaucoup de travail à faire, notamment du côté des études qualitatives, afin de mieux éclairer les variables et leur applicabilité tout en trouvant des approches plus subtiles.