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Introduction

Dans les pays les plus développés, la période de l’après-guerre a été marquée par une atténuation des inégalités géographiques. La forte croissance qui a caractérisé les «  Trente Glorieuses  » avec le développement de l’État-providence et les politiques keynésiennes figurent parmi les facteurs expliquant les convergences régionales quant au niveau de vie et au développement (Dunford et Perrons, 1994). Plus tard, l’abandon de certains instruments keynésiens dans le cadre d’un tournant qualifié de « néolibéral » et, conséquemment, la plus grande mobilité géographique du capital permise par la libéralisation du commerce et des investissements ont inféré des dynamiques qui ont notamment eu pour résultat de concentrer davantage les éléments composant la richesse globale dans certaines zones au détriment des autres, fût-ce aux échelles globale, nationale, régionale ou au sein même des grandes villes.

L’Union soviétique a connu un cheminement plus ou moins analogue alors que l’intervention de l’État s’appliquait, dans ce cas-ci, à l’ensemble de l’économie, ce qui a permis là aussi de réduire les inégalités régionales. Puis, la privatisation des entreprises, le recours au marché et l’ouverture à l’économie mondiale ont induit de nouvelles dynamiques de croissance des inégalités. Ces dynamiques font l’objet de recherches dans la communauté scientifique russe. Si, dans les premières analyses, les chercheurs ont eu tendance à évoquer l’héritage soviétique et une libéralisation considérée comme insuffisamment étendue et radicale pour expliquer ces inégalités nouvelles, d’autres ont fini par recourir au concept de périphérisation, à la lumière des transformations en train de s’effectuer et ainsi mettre en cause les rapports marchands. Les travaux portant sur la périphérisation fournissent des données essentielles à la compréhension du phénomène, mais sans réelle connexion avec les processus globaux qui agissent à l’échelle de l’économie mondiale. À partir de la perspective d’ensemble développée par le géographe David Harvey, notre objectif premier, dans l’analyse qui suit, consiste à mettre en exergue les liens entre la transition vers le capitalisme en Russie et l’amplification des inégalités géographiques alors que ce pays est affecté par des processus de périphérisation externe et interne qu’on ne saurait séparer.

Particularités du régime soviétique

La propriété étatique des moyens de production et la planification économique instaurées à la fin des années 1920 ont permis à l’URSS d’entreprendre un développement fulgurant, hissant ce pays au rang de superpuissance industrielle, militaire et scientifique, en dépit de problèmes persistants quant au dynamisme technologique et à la qualité de la production. Ces résultats ont été obtenus dans le cadre d’un régime où régnait l’arbitraire bureaucratique, la terreur alimentée par les purges de masse (jusqu’en 1953), la censure généralisée dans tous les domaines et une dictature prompte à tuer dans l’oeuf toute initiative de la part de subordonnés. L’isolement du régime soviétique, particulièrement contraignant avant la Deuxième Guerre mondiale, ne laissait d’autre choix que de développer les ressources du pays dans une quasi-autarcie. L’immensité du territoire offrait la plupart des ressources stratégiques. À elle seule, la partie russe de l’URSS figurait parmi les plus grands producteurs mondiaux de pétrole, gaz naturel, nickel, or, diamants, platinoïdes, fer, aluminium, bois, etc. Trop souvent privé de la possibilité de recourir aux importations, le régime devait compter sur des ressources qu’il exploitait parfois à des coûts que lui aurait interdits la rationalité marchande dans un contexte d’économie ouverte. Dans un tel régime, le développement régional ou urbain provenait non pas d’une logique autocentrée, mais de décisions indépendantes de la volonté des autorités locales, quoique l’hypercentralisation rendait inévitable une certaine déconcentration pour assurer un minimum d’efficacité au système.

Ce développement étant un objectif en soi, le fruit de décisions politiques et d’un creuset idéologique empruntant à la fois au discours socialiste d’origine et à une conception bureaucratique de l’économie écartant toute consultation démocratique, il n’obéissait ni à l’impératif du profit au sens où on l’entend dans les pays capitalistes, ni à celui du marché mondial dont l’URSS, pendant une longue période, était plus ou moins exclue. Les exportations, planifiées elles aussi, servaient à couvrir certains besoins de l’économie soviétique en fournissant les devises fortes nécessaires pour l’importation de ressources ou de technologies que le régime n’arrivait pas à produire lui-même. De tout cela a résulté un niveau de productivité et de qualité pouvant difficilement, sauf dans certains domaines bien précis, faire face à la concurrence internationale le jour où l’économie russe se libéraliserait.

L’État faisait office d’unique employeur, assurant ainsi des transferts de salaires, de marchandises (à prix fixes) et de services sociaux sur l’ensemble du territoire, aplanissant ainsi les inégalités mais sans les faire disparaître puisque les activités productives, les infrastructures (transport, eau courante, logement, etc.) et l’accès à la culture variaient considérablement d’un endroit à l’autre (Fuchs et Demko, 1979). De 1940 à 1975, les inégalités géographiques ont été effectivement réduites bien qu’on ait constaté un ralentissement des indices de convergence au cours des cinq dernières années de cette période (Sagers, 1980 : 190-192).

Transition vers le capitalisme

Le développement des rapports marchands dans les années qui ont suivi l’effondrement du régime soviétique ne pouvait – à tout le moins dans un premier temps – qu’inverser le processus de convergence régionale et transformer la nature des inégalités géographiques socialement produites. Précisons ici que la Russie est une fédération composée de 85 territoires appelés « sujets de la Fédération »: 22 républiques, 9 kraïs (territoires), 46 oblasts (régions), 3 villes d’importance fédérale, un oblast autonome et 4 okrougs (districts) autonomes (figure 1). Le statut de république est accordé aux territoires où se trouve une minorité non russe relativement nombreuse, à l’exception de la Crimée, qui compte 65 % de Russes ethniques. Les républiques disposent de leur propre constitution. Les okrougs autonomes et l’oblast autonome sont des subdivisions d’oblast ou de kraï basées sur la nationalité. Le reste est constitué de divisions territoriales (kraïs, oblasts et okrougs) où les Russes sont très largement majoritaires. Les parlements des sujets peuvent légiférer sur des questions relevant de leur compétence, dont l’aménagement du territoire, bref tout ce qui n’entre pas dans les pouvoirs exclusifs de l’État fédéral. Les pouvoirs exercés conjointement comprennent l’éducation, la culture, les ressources naturelles, la coordination des questions de santé, etc. Notons que les sujets ne peuvent percevoir leurs propres impôts. En général, leurs dépenses se concentrent sur l’application de décisions prises par le gouvernement fédéral.

La transition vers le marché autorégulateur a été particulièrement brutale, tant par sa vitesse que par sa radicalité (Roche, 2000). Dans les premières années de la « thérapie de choc », sous la pression des gouvernements du G7 et des institutions financières internationales, le volontarisme a fait place au laissez-faire quasi total : barrières tarifaires réduites à zéro, libéralisation totale des prix, privatisation de l’industrie, de la finance et du commerce. La question de la périphérisation se posait en termes nouveaux, l’État n’agissant plus comme instrument principal du développement.

L’économie russe se trouvait désormais exposée à l’économie mondiale comme jamais l’URSS ne l’avait été. Compte tenu des problèmes majeurs de productivité de l’industrie que le régime soviétique n’arrivait plus à résoudre, l’exposition brutale à la concurrence internationale a entraîné un recul majeur de la production, alors que le pays ne pouvait plus compter sur ses anciens alliés du Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM) ni même sur les ex-républiques de l’URSS pour écouler ses produits manufacturés.

Les régions faisaient face à une économie éclatée dont la régulation serait assurée par une multiplicité de décisions individuelles fondées sur les intérêts des propriétaires et actionnaires plutôt que sur les intérêts généraux du pays ou de l’espace géographique concerné tels que perçus par l’appareil dirigeant du Parti communiste. Alors que s’amplifiaient les inégalités régionales, la confusion régnait quant aux raisons susceptibles de les expliquer, dans un contexte où la communauté scientifique russe se trouvait au croisement de l’héritage intellectuel soviétique, dont on avait commencé à se débarrasser, et de l’assimilation des approches en vigueur dans le milieu universitaire des pays où existait depuis longtemps une réelle liberté académique. De nouveaux outils théoriques devenaient nécessaires.

Des facteurs politiques contribuaient à cette confusion. En août 1990, Boris Eltsine, qui présidait une Russie toujours membre de l’URSS, avait lancé aux dirigeants régionaux cette déclaration devenue célèbre : « Prenez autant d’autonomie que vous pouvez en avaler ». Après l’indépendance, le pouvoir central ne disposant guère de ressources à redistribuer alors que l’intégrité même du pays était en jeu, le président de la Fédération devait offrir des concessions politiques et financières aux régions. Moscou n’arrivait plus à imposer son autorité, les dirigeants régionaux violant à de multiples reprises la constitution du pays (Danks, 2001 : 135). Il en avait résulté une très forte décentralisation, qualifiée de fédéralisme « asymétrique » ou « contractuel » (Daucé, 2019 : 42), alors que l’État central concluait des traités bilatéraux avec les sujets de la Fédération (Dabla-Norris et Weber, 2001). Eltsine ayant besoin d’alliés contre l’opposition, les régions les plus influentes et les plus menaçantes pour l’ordre économique et constitutionnel avaient reçu les plus fortes sommes en paiements de transfert (Solnik, 1998 : 68 ; Dabla-Norris et Weber, 2001 : 18). La rationalité politique l’a donc partiellement emporté sur la rationalité marchande, qu’on ne pouvait pas encore clairement considérer responsable de la situation.

FIGURE 1

Fédération de Russie

Fédération de Russie
Conception : Roche, 2021

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Premières analyses : héritage soviétique et insuffisance du recours au marché

Dans un premier temps, la critique n’était guère tournée vers le passage au capitalisme comme tel, considéré nécessaire et inévitable. L’héritage soviétique est le plus souvent désigné comme principal responsable des inégalités régionales, les régions payant le prix d’un trop haut degré de spécialisation industrielle (Dolinskaya et Tytell, 2002 : 19). Certaines analyses mettent l’accent sur l’irrationalité des choix des planificateurs soviétiques. À titre d’exemple – et il s’agit ici de thèses de chercheurs étatsuniens – l’industrialisation et le peuplement des régions froides et éloignées aurait été une erreur que la transition vers l’économie capitaliste devait inévitablement corriger (Hill et Gaddy, 2003). De fait, l’industrie russe fait mieux dans les régions occidentales, au climat plus tempéré, impliquant des coûts de chauffage inférieurs, sans compter les coûts de transport et la proximité des principaux marchés.

Ce type d’analyse rejoint celui de la Banque mondiale. Pour celle-ci, les inégalités sont causées par des facteurs extérieurs à l’accumulation du capital, et les institutions doivent s’adapter aux lois du marché, dont on ne remet nullement en question la pertinence comme régulateur de l’activité économique. On insiste sur les imperfections internes des espaces économiques étudiés, leur rigidité sociale, leur inefficacité économique, leur capacité à se développer dans le cadre d’un marché libre (Kaïbitcheva, 2019 : 451). Cette vision libérale appelle au recours à l’aiguillon du libre marché pour inciter les acteurs à favoriser l’investissement privé. Comme le font remarquer Dolinskaya et Tytell (2002 : 21) dans une étude publiée par le FMI, la politique fédérale visant à aplanir les inégalités régionales se traduit par des subventions plus élevées aux régions pauvres qu’aux régions dotées en ressources. Ainsi, rien ne stimulerait les administrations régionales pour améliorer leurs politiques de façon à réduire leur dépendance des transferts fédéraux. Les régions sont donc appelées à devenir « compétitives », l’État (fédéral et régional) devant se concentrer exclusivement sur le cadre macroéconomique pour encourager l’investissement privé, notamment en développant des infrastructures – dont le transport – et en améliorant l’enseignement (OCDE, 2014).

Des analyses plus critiques : le concept de périphérisation

Depuis la chute du régime soviétique, les études régionales menées par la communauté scientifique russe ont généralement évacué l’apport du marxisme, mais la réalité économico-spatiale du pays amène nombre de chercheurs, volontairement ou non, à formuler des analyses qui s’en rapprochent. C’est ainsi que diverses études portant sur les régions russes utilisent, par exemple, les concepts de périphérie et de périphérisation pour comprendre les processus à l’oeuvre depuis quelques années. Le retour de la croissance, à partir de 1999, la prospérité relative des deux premiers mandats du président Poutine (2000-2008) et le passage du temps allaient permettre à la communauté scientifique russe d’observer le problème d’un point de vue plus critique. La persistance des inégalités géographiques, leur approfondissement et les nouvelles formes qu’elles prenaient ne pouvaient pas s’expliquer par le seul héritage soviétique. Les chercheurs ont donc dû composer avec une nouvelle réalité : celle d’une société complètement transformée exigeant l’utilisation de nouveaux outils théoriques et conceptuels.

Inspiré de divers travaux réalisés en Occident, dont ceux de Wallerstein (1979), le concept de périphérie utilisé dans la recherche russe ne se limite pas à la distance, soit l’éloignement de la capitale, mais inclut le niveau de développement, la dynamique économique et démographique et d’autres aspects, dont les composantes politiques et sociales du développement (Kaïbitcheva, 2019 : 452). Ce qui n’était pas forcément périphérique à l’époque soviétique le devient depuis la chute du régime. De ce point de vue, ce concept réfère à une réalité en mouvement. À l’instar de l’analyse de Wallerstein au sujet de l’économie mondiale, Kazantseva (2019) utilise également le concept de semi-périphérie pour les régions russes ne faisant plus partie du centre ou de la périphérie.

Si la périphérie se distingue en tant que « territoire » ou espace économique ou parties de ceux-ci présentant certaines caractéristiques, la périphérisation constitue, quant à elle, le « processus » d’émergence ou de production de la périphérie (Kaïbitcheva, 2019 : 452). Anokhin et al. (2019 : 315) définissent la périphérisation comme un processus caractérisé par l’expansion spatiale des territoires périphériques, accompagnée de processus socioéconomiques négatifs avec leurs dynamiques descendantes. Ils le résument également comme « marginalisation » d’un territoire donné, avec tout ce que cela comporte pour la population qui l’habite. Il faut également y inclure la périphérisation au sein d’une même région qui n’est pas elle-même globalement considérée comme périphérique. Plus suspicieux quant à la capacité du libre marché et du seul investissement privé de résoudre les problèmes de périphérisation, ces chercheurs en appellent généralement à un recours accru à l’État (Anokhin et al., 2019 ; Kayukov et al., 2019 ; Seliverstov et al., 2019). Quant au gouvernement russe, il a oscillé entre les deux pôles au cours des dernières années, mais avec encore trop peu de ressources pour se rapprocher davantage du second. Il n’est toutefois pas dans notre objectif ici de faire l’analyse des politiques gouvernementales.

Capitalisme et l’amplification des inégalités géographiques : la contribution de David Harvey

Ces approches plus critiques peuvent s’insérer dans le cadre plus général fourni par David Harvey, qui n’a été traduit en russe qu’à partir de 2007. Harvey a effectué l’essentiel de ses recherches sur les inégalités géographiques et l’urbanisation. Il a élaboré une théorie du développement géographique inégal à partir de l’analyse marxiste, insistant sur les rapports entre circulation du capital et espace. Il soutient que « les différences géographiques mineures préexistantes, qu’il s’agisse de la répartition des ressources naturelles ou de capacités construites socialement, sont décuplées et renforcées plutôt qu’érodées par la libre concurrence du marché » (Harvey, 2010 : 221). À cet effet, la transition vers le capitalisme, en Russie, constitue un cas contemporain et presque caricatural de ce qu’illustre son approche, dont nous ne reprendrons ici que quelques éléments.

Accumulation par dépossession

La transition amorcée en Russie au début des années 1990 correspond pleinement à ce qu’Harvey appelle « l’accumulation par dépossession ». La recherche du profit entraîne une suraccumulation de capital provenant de la multiplication des investissements dont on anticipe un bénéfice que la concurrence, la tendance à la baisse du taux de profit et l’inévitable étroitesse du marché ne sauraient garantir. L’accumulation sans limites du capital exige des ressources toujours plus gigantesques pour rentabiliser des infrastructures fixes. Cette suraccumulation prend la forme de capital (bâtiments, machinerie, argent, actifs de toutes sortes) et de force de travail excédentaires.

Parmi les moyens d’éviter la dévalorisation de ces surplus, l’expansion géographique et la réorganisation spatiale aux échelles mondiale, nationale et locale occupent une place importante en vue de les absorber (Harvey, 2010 : 258). Cette expansion et cette réorganisation ne suffisant pas à résoudre le problème à long terme dans le cadre d’échanges réguliers de valeurs équivalentes, il reste la dépossession, qu’Harvey désigne comme l’autre aspect de l’accumulation capitaliste et qui concerne les rapports entre le capital et les modes de production non capitalistes (2010 : 259). L’accumulation par dépossession correspond à une sorte d’accumulation primitive en permanence et qui s’effectue en dehors du strict rapport entre travail salarié et capital. Elle consiste à transférer au capital le patrimoine collectif, public (terre, forêts, mines, hôpitaux, infrastructures, etc.) de groupes sociaux situés dans des espaces spécifiques. « Ici, les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internationaux, la politique des sphères d’intérêts, la guerre. La violence, l’escroquerie, l’oppression, le pillage se déploient ouvertement, sans fard, et il est difficile de reconnaître les lois rigoureuses du processus économique dans l’enchevêtrement des violences et des brutalités politiques » (ibid : 260).

Ce qu’Harvey décrit en reprenant l’analyse de Rosa Luxemburg correspond bien aux tentatives infructueuses de renverser par la violence le pouvoir bolchevik après 1917, à l’isolement international imposé à l’URSS et aux pressions exercées par la course aux armements. La crise du régime soviétique à la fin des années 1980 a permis de reconquérir le territoire russe comme zone d’accumulation (expansion des marchés, nouvelles sources de matières premières, accès à une force de travail relativement bien formée, etc.) au moyen d’une thérapie de choc. Des pressions semblables s’exercent sur les autres pays où on a procédé à l’expropriation du capital, comme Cuba. L’État russe a été l’instrument principal de ce transfert de la propriété publique à des intérêts privés inscrits dans le processus d’accumulation par la concurrence et la recherche du profit (Roche, 2000). L’État, dans sa forme tant fédérale que régionale ou municipale, a réalisé la privatisation rapide des grandes, moyennes et petites entreprises dans des conditions souvent considérées scandaleuses, au mépris des lois et impliquant un niveau sans précédent de corruption et, parfois, la violence (les assassinats dans le milieu naissant des affaires ont été pléthoriques dans les années 1990). Åslund (2019), pourtant partisan de cette mesure, qualifie aujourd’hui le régime de « cleptocratie ».

Circulation du capital et inégalités géographiques

Harvey a démontré que l’accumulation capitaliste amplifiait les inégalités géographiques, qu’on ne saurait expliquer uniquement par des différences naturelles, mais également comme constructions sociales. « Le capitalisme ne se développe pas sur une surface plane et neutre, partout dotée des matières premières adéquates, d’une force de travail homogène et d’une égale facilité de transport dans toutes les directions » (Harvey, 2020 : 518). La circulation – ou rotation – du capital productif (AMPM’A’ pour argent, marchandise, production, marchandise transformée, argent accru par la plus-value) exige des infrastructures sociales et physiques aptes à la rendre aussi fluide que possible (Harvey, 2018 : 60).

Harvey a repris la formule de Marx pour en faire ressortir la dimension spatiale alors que, jusque-là, l’analyse marxiste en retenait surtout l’aspect temporel. L’investisseur avance donc une somme d’argent (A) destinée à l’achat de moyens de production et de force de travail (M) provenant de lieux déterminés impliquant des infrastructures de transport, un lieu précis pour la production (P) en usine et, encore une fois, des infrastructures de transport (chemins de fer, routes, ports, aéroports) pour acheminer les marchandises produites (M’) en d’autres lieux déterminés, ce qui influence directement la durée de la circulation du capital, laquelle ne se termine qu’avec la vente pour obtenir une somme supérieure à celle qui a été initialement avancée (A’).

La rotation du capital doit se répéter sans fin pour éviter la dévalorisation. L’intérêt immédiat de l’investisseur consiste à raccourcir autant que possible la durée de rotation du capital pour en obtenir le plus grand nombre possible dans un temps donné, ce qui implique des modifications dans l’espace occupé par ce capital : déplacement de la production, accès aux ressources et aux marchés, répartition des activités dans des lieux déterminés, etc.

Dans la première décennie qui a suivi l’effondrement du régime soviétique, la Russie a subi un processus de désindustrialisation[1] – inégal à l’échelle du territoire – qui l’a ramenée au rang de puissance semi-périphérique, sa croissance se trouvant désormais tributaire de la demande d’hydrocarbures et autres ressources naturelles exportées vers les pays du centre de l’économie mondiale, alors qu’elle importe biens d’équipement et technologies produits ailleurs. Selon Tourovski et Djavatova (2019 : 51), de ce point de vue, la Russie serait assimilable à un pays en voie de développement puisque les ressources naturelles constituent encore, pour l’instant, les principaux vecteurs du développement, ce qui était nettement moins le cas sous le régime soviétique. Destinées en très grande partie à l’exportation, ces ressources rendent l’économie russe particulièrement vulnérable aux chocs causés par les fluctuations de l’économie mondiale et aux sanctions internationales, frappant particulièrement les régions productrices de matières premières et les deux métropoles. La faible croissance enregistrée depuis 2016, des années qui ressemblent davantage à une période de stagnation que de croissance, illustrerait d’ailleurs la faillite du modèle de développement axé sur l’exportation des ressources naturelles (Mikheeva, 2020 : 2).

Déplacement et concentration de l’activité économique

La concentration de l’activité économique vers l’ouest et le centre du pays, ainsi que dans les agglomérations urbaines a été constatée dans de multiples recherches et parfois ouvertement attribuée au passage au marché (Kuzin, 2019 ; Kolomak, 2020). La centralisation a pour corollaire la périphérisation. Selon une étude comparant les années 2012 à 2017 à l’aide d’un coefficient comprenant différents critères liés à la géographie, à l’économie et à la démographie, 50 des 83 sujets de la Fédération auraient subi un processus de périphérisation[2] (Kaïbitcheva, 2019 : 455), alors que la crise consécutive à l’éclatement de l’URSS et à la thérapie de choc était loin derrière. Kuzin (2018 : 250) qualifie de polarisation ce « processus de différentiation extrême avec amincissement des indicateurs moyens » qui caractérise la période postsoviétique. La diversité du pays est telle que la croissance dans une partie des régions se déroule toujours en parallèle à des récessions dans l’autre partie (Mikheeva, 2018 : 335). Les gagnantes et les perdantes ne sont pas toujours les mêmes.

Ainsi, les régions riches en hydrocarbures, marquées par une croissance forte au cours de la période 2000-2007, ont été les plus durement frappées par la crise de 2008. Les prix du pétrole demeurant relativement bas jusqu’à aujourd’hui, ces régions ont perdu leur dynamisme et révèlent ainsi l’insuffisance de leur développement. En revanche, si la chute du prix des hydrocarbures et autres ressources naturelles entraîne une baisse du produit régional brut (PRB) dans les régions productrices, les régions dont la croissance est axée sur la production industrielle exportable (et non celle qui est tournée vers le marché intérieur) profitent de la chute du rouble qui en résulte et donc de la compétitivité accrue de leurs marchandises grâce à une baisse des prix (Mikheeva, 2020 : 6). La récession chez les uns peut donc parfois se manifester sous une forme inversée chez les autres.

Dans plusieurs aspects, dont celui du revenu, la transition a creusé les inégalités régionales. Si, en 1991 (fin de l’époque soviétique), le pire écart de revenu moyen par habitant se situait dans un rapport de 1 (république de l’Altaï) à 3,8 (oblast de Magadan), en 2003, il atteignait un rapport de 1 (Ingouchie) à 12,1 (ville de Moscou) (Gouline et Iline, 2005 : 50-51). Jusqu’à la fin du régime soviétique, les pénuries comprenaient également celle de la main-d’oeuvre. Le suremploi dans différents domaines était bien connu. Il n’en demeure pas moins qu’existait une forme de sécurité économique qui faisait partie des promesses du régime soviétique, ce qui impliquait l’inexistence du chômage.

Si toutes les régions ont entrepris la transition à partir d’un taux de chômage (artificiel ou non) de 0 %, la situation au fil d’arrivée témoigne d’inégalités criantes. En 2019, le taux de chômage officiel de l’ensemble de la Russie se situait à 4,6 %, mais à 1,4 % à Moscou et à 26,4 % en Ingouchie (Federal State Statistics Service, 2020 : 117-118). La redistribution par l’État fédéral ne pouvait à elle seule résoudre ces problèmes d’inégalités. Au cours des très difficiles années 1990, le pays ne comptait qu’une dizaine de régions (sur 89 sujets, à l’époque) « donatrices » de ressources financières à l’État central, alors que la majorité étaient « réceptrices » de la redistribution de ces ressources par des transferts et des subventions (Dabla-Norris et Weber, 2001 : 6). En 2021, la situation ne s’est guère améliorée, avec 13 régions donatrices et 72 réceptrices (Danilov, 2021).

Ces inégalités entraînent un dépeuplement des régions éloignées de la Russie européenne, accentuant le phénomène de périphérisation. Une telle situation pose de sérieux problèmes liés à l’occupation du territoire. L’espace habité rapetisse et va continuer de le faire (Zoubarevitch, 2014 : 12). À titre d’exemple, du recensement de 2002 à celui de 2010, la population a diminué dans 68 des 83 sujets de la Fédération que comptait la Russie à l’époque. Pour la moitié d’entre eux, cette baisse atteint au moins 5 % (ibid.). Elle s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui et les prévisions sont tout aussi pessimistes : pour la période 2021-2036, le Service fédéral des statistiques prévoit que le pays passera de 146,7 à près de 143 millions d’habitants, soit une baisse de près de 3,7 millions (GKS, 2019). Une telle situation inquiète fortement le gouvernement fédéral, le dépeuplement territorial représentant une menace pour la sécurité du pays.

L’accumulation élargie implique par ailleurs la centralisation du capital, qui s’exprime concrètement sous la forme de monopoles. Ces derniers organisent la production à une vaste échelle et en fonction de leurs seuls intérêts, contribuant là encore à des inégalités géographiques. Dans un cadre marchand, l’investissement privé n’obéit qu’à la seule dimension du profit, dont les perspectives, non fixées dans le temps, se traduisent par une grande variabilité sur le plan spatial. Les investissements directs étrangers (IDE) produisent les mêmes effets (Lankina, 2009 : 246). La majeure partie de ces investissements se répartit entre quelques régions seulement. En termes d’IDE, l’année 2013 a été, après 2008, la plus faste de l’histoire de la Russie postsoviétique, avec plus de 69 milliards de dollars (USD). À eux seuls, 10 des 83 sujets de la Fédération ont accaparé 74 % de cette somme, dont 32 % pour les villes de Moscou (24 %) et Saint-Pétersbourg (8 %) (Agence nationale de notation, 2014 : 6).

Il n’est guère surprenant que de telles inégalités géographiques se traduisent par des capacités financières variant considérablement d’un sujet de la Fédération à l’autre. Les prévisions budgétaires pour l’année 2020 – probablement dépassées par la pandémie de COVID-19 – indiquent que la ville de Moscou dépensera 249 700 roubles par habitant, l’okroug autonome de Yamalo-Nenets 451 500 roubles, alors que la région de Volgograd n’en accordera que 43 300, celle de Stavropol 44 300 et la république du Daghestan 44 900 (Bjudžet.RU, 2020).

Changements technologiques et instabilité du paysage géographique du capitalisme

La concurrence entraîne un dynamisme technologique ayant pour effet de transformer sans cesse le « paysage géographique du capitalisme », le rendant ainsi instable en permanence (Harvey, 2010 : 220). Les nouvelles technologies créent la possibilité d’une plus forte concentration de l’activité économique sur un territoire donné puisque la recherche du profit favorise l’amélioration du transport et des communications pour en réduire les coûts, améliorant par le fait même la mobilité du capital. Ainsi, « en réduisant la friction de la distance, le capital gagne en sensibilité aux variations géographiques locales. L’effet combiné d’un commerce plus concurrentiel et d’une réduction des coûts de transport n’aboutit pas à une meilleure répartition des capacités au sein de la dynamique de division territoriale du travail, mais au contraire, à des inégalités géographiques accrues » (ibid : 223). Les changements technologiques récents favorisent les grandes agglomérations urbaines puisqu’on y trouve déjà concentrés les sites de production, la main-d’oeuvre, les infrastructures et les marchés. « Le capitalisme doit s’urbaniser pour se reproduire » (ibid : 135). Harvey (ibid : 223-224) a déjà mis en garde contre les effets pervers des « investissements géographiques inégaux » dont les conséquences accentuent les inégalités géographiques au détriment des périphéries.

Prenons un exemple. Un projet de « Stratégie pour le développement spatial de la Fédération russe jusqu’à 2025 » a été adopté par le gouvernement, en février 2019. Ce projet a pour objectifs la réduction des différences interrégionales en termes de niveau et de qualité de vie de la population, l’accélération du taux de croissance économique et de développement technologique, ainsi que la sécurité nationale du pays (ministère du Développement économique de la Fédération russe, 2019). L’influence de la « nouvelle géographie économique », née des travaux de Paul Krugman, y est manifeste. D’entrée de jeu, le document résumant le projet rappelle que la concentration de la population et de l’économie dans les grandes (500 000 à 1 million d’habitants) et très grandes agglomérations urbaines (plus de 1 million) constitue la tendance mondiale depuis le début du XXIe siècle, ce qui se traduit par un rôle socioéconomique plus important des villes (Gouvernement de la Fédération russe, 2019 : 3). Les grandes villes constitueraient des pôles de croissance attirant les entreprises à haute technologie. La Russie en compte environ 40 qui représentent la moitié de la population du pays, soit 73 millions d’habitants. Mais elle ne compte que deux villes de plus de 1,5 million d’habitants : Moscou et St-Pétersbourg. Ces deux villes reçoivent la part du lion des flux migratoires.

Le projet souscrit aux recommandations de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. La Banque appelle le gouvernement russe à encourager l’urbanisation des villes intermédiaires par des politiques de développement du logement, des infrastructures, etc. De fait, les villes en tant que capitales de républiques ou centres administratifs concentrent une richesse plus importante à l’échelle régionale que leur poids démographique, faisant apparaître le reste du territoire comme effectivement périphérique (Leksin et Porfiriev, 2018 : 136), avec des salaires plus faibles et un taux de chômage plus important. L’effet d’agglomération attire les entreprises régionales, les jeunes et les immigrants, encourage le développement de nouvelles infrastructures plus modernes, etc.

La part de la population urbaine sur un territoire donné figure parmi les facteurs objectifs les plus importants pour assurer la croissance (Mikheeva, 2018 : 340). C’est pourquoi certains courants de la science économique y voient le salut pour assurer le développement de la Russie (Manaeva, 2019). Mais selon certains chercheurs de l’Institut d’économie et de génie industriel (branche sibérienne de l’Académie des sciences de Russie), une telle politique ne saurait donner les résultats escomptés, les villes phagocytant l’activité économique des territoires adjacents, transformant ces derniers en « déserts économiques » (Seliverstov et al., 2019 : 158). Par ailleurs, comme l’explique Harvey, « ces tendances à l’agglomération se heurtent à des limites physiques et sociales. Les coûts liés au surpeuplement, l’usage de plus en plus rigide des infrastructures physiques, la hausse des loyers, le simple manque d’espace, contrebalancent très largement les économies d’agglomération » (Harvey, 2020 : 520).

L’urbanisation du capitalisme s’est également affirmée dans la plus grande concentration qu’auparavant du nombre de chercheurs en R&D dans les régions métropolitaines (Botchko, 2019 : 654). La baisse des effectifs scientifiques aurait entraîné une dégradation technologique des territoires concernés (ibid).

La Russie : un microcosme des inégalités à l’échelle mondiale

Il n’est donc guère surprenant qu’au cours des dernières années, compte tenu de tout ce qui a été évoqué plus haut, le PRB per capita présente un tableau fortement contrasté d’une région à l’autre. Selon la Banque mondiale (World Bank Group, 2018 : 11), dans l’oblast de Sakhaline, il correspond à celui de Singapour. L’oblast de Tioumen se compare aux Émirats arabes unis. Dans la ville de Moscou, le PRB per capita équivaut à celui des Pays-Bas. Par contre, la république de Touva trouve son équivalent dans la Bolivie, la république de Karatchaïevo-Tcherkessie dans le Congo, la république de Tchétchénie dans le Myanmar et la république d’Ingouchie dans le Honduras.

Ce portrait dressé par les chercheurs de la Banque mondiale pourrait certes être nuancé, par exemple en tenant compte du pouvoir d’achat, variable d’une région à l’autre. Il n’en demeure pas moins que l’ampleur qu’atteignent les inégalités géographiques en Russie est difficilement comparable avec la situation observée dans les dernières décennies de l’époque soviétique. Mais comme Harvey (2010 : 232) l’a maintes fois mentionné dans son oeuvre, les luttes sociales et les rapports de force politiques, dont l’issue est toujours imprévisible, jouent un rôle déterminant sur les inégalités géographiques liées à la circulation du capital. On ne saurait donc réduire le phénomène de périphérisation qui affecte la Russie et la plupart de ses régions à un simple mouvement mécanique contre lequel la volonté humaine serait impuissante.

Conclusion

Le développement des rapports marchands a amplifié les inégalités régionales en Russie. Le régime soviétique comportait des inégalités significatives dont les causes étaient liées à la fois à l’héritage du passé, à des conditions naturelles variées en fonction de la géographie et à des décisions politiques dans le cadre de rapports sociaux non marchands. Si les deux premiers facteurs expliquent en partie les inégalités géographiques actuelles, force est d’admettre que les nouveaux rapports sociaux fondés sur le libre marché ont transformé la nature de ces inégalités. La première décennie de la période postsoviétique a été marquée par une thérapie de choc néolibérale et des politiques publiques destinées à faire transiter le pays d’une économie administrée par l’État à une économie dont la régulation est principalement assurée par la concurrence multiscalaire entre des intérêts privés. Les recherches menées en Russie pour expliquer les inégalités géographiques ont d’abord désigné l’héritage soviétique et d’autres facteurs de nature politique ou géopolitique, tenant pour acquise la norme imposée par les rapports marchands. Dans la période suivante, une partie de la production scientifique a commencé à remettre en question le laissez-faire à partir de recherches mesurant de très fortes inégalités régionales, faisant le lien entre le développement des rapports marchands et la périphérisation, et appelant à un rôle accru de l’État.

Le cadre théorique élaboré par David Harvey permet de comprendre l’inéluctabilité de la production d’inégalités géographiques dans le contexte de l’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale par la tendance à la suraccumulation, qui exige des ressources toujours plus vastes, et la conquête de nouveaux espaces, non encore soumis au mode de production capitaliste. Compte tenu des dimensions continentales de la Russie, des richesses immenses que contient son sol et son sous-sol, la transition effectuée dans les années 1990 a offert l’occasion d’une nouvelle expansion à l’accumulation, dont les effets ont été fortement différenciés d’une région à l’autre. L’État fédéral, les communautés régionales et les mouvements sociaux pourront-ils atténuer les inégalités dans leur dimension spatiale sans remettre profondément en question les politiques en vigueur depuis des décennies ?