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L’ouvrage est le produit actualisé de deux colloques qui se sont tenus en 2009 et 2010. Il rassemble les travaux de 15 auteurs français et étrangers qui brossent le tableau d’une géographie française confrontée aux noirceurs de l’époque peu étudiée de la Deuxième Guerre mondiale : dans sa substantielle Histoire de la Géographie française (1998), Paul Claval ne l’évoque pas. C’est dire l’intérêt de ce volume, sans doute rendu possible par la disparition des acteurs en place entre 1939 et 1945. Le livre se compose de quatre parties assez équilibrées, d’une centaine de pages chacune, qui couvrent à la fois les inégales difficultés des géographes pris dans l’étau de la guerre, l’occupation de l’État réputé français et le parcours de ceux qui l’ont vécue à l’étranger ou en exil.
La première partie (103 p.), « Géographier sous contrainte en zones libre et occupée », rend compte de la fin d’un monde vidalien, qui est actée par « l’étrange défaite » et les décès d’A. Demangeon et J. Sion en 1940. Elle retrace des engagements et des carrières dont le devenir semble beaucoup devoir à des relations interpersonnelles. P. George et J. Dresch, pourtant communistes, pourtant menacés par le régime de Vichy, sont protégés par l’inspecteur Général Boucau ; ils ont une dynamique de carrière paradoxalement favorable, le premier au lycée Lakanal, le second à Caen où il remplace R. Musset… déporté. D’autres, peut-être parce qu’ils sont plus jeunes (J. Bastié, R. Dugrand, A. Blanc, M. Wolkowitsch), s’engagent hardiment dans la Résistance. On lit avec intérêt les portraits fouillés de P. Gourou, D. Faucher et M. Sorre (p. 63-116) dont les attitudes critiques à l’égard du racisme institutionnel tranchent avec bien des frilosités. M. Sorre, révoqué, déplacé, pas payé pendant six mois, remercie ironiquement le ministre (p. 90) d’avoir remis sur les rails sa carrière de géographe : la guerre lui fait penser la mondialisation, bien avant qu’elle ne devienne un lieu commun. Mais son analyse de l’écologie humaine ne trouve pas grâce aux yeux de J. Dresch – pourtant mieux servi par le sort – qui fustige une « géographie d’instituteur » (p. 114). La guerre ne fait pas oublier les réflexes de classe.
La deuxième partie (83 p.), « Près de Vichy », brosse le portrait de géographes qui ont prêté leur concours à la prétendue Révolution nationale, soit par conviction maréchaliste, soit par « désir d’être utile ». Dans la première catégorie, on trouve L. Gachon, un enfant du peuple que son agrarisme pousse à soutenir Pétain, mais qui n’en est pas moins troublé par la suppression bourgeoise des Écoles normales. Cette ambiguïté – et sans aucun doute aussi, la modestie de ses origines – le desservent après la Libération : il peine à obtenir ensuite un poste de professeur. Le titre de la notice qui lui est consacrée – « La rencontre de trois mondes » – est révélateur des fractures multiples que n’efface pas le temps de guerre. Il n’est donc pas si étonnant que l’inspecteur Général de Vichy, H. Boucau (p. 147), certes germanophobe, antinazi et parfois philosoviétique, ait protégé le normalien Dresch, fils d’universitaire, et ait ensuite été défendu par lui à la Libération. Ce louvoiement, particulièrement bien décrit, est aussi celui de ceux dont le désir est d’être utiles. Dans cette catégorie, on trouve P. George (1942) et P. Deffontaines (1943) qui écrivent – avec prudence – des ouvrages scolaires édités dans un contexte « national » bien dans l’air du temps. Ils prêtent aussi leur concours aux approches géographiques de la décentralisation voulue par Vichy ; un tableau de synthèse des chargés de mission (p. 190-191) vient à propos illustrer ce volet de l’étude. Enfin, un recueil édifiant de documents montre les liens encore plus étroits de J.F. Gravier avec la Révolution nationale.
La troisième partie du livre, « Hors des frontières : géographes à l’étranger et en exil » (90 p.) permet de montrer l’impact à l’étranger des séismes internes. Le libertaire P. Dupuy, depuis Genève, explique sa « désillusion pacifiste » et développe, dès 1940, l’idée d’une mondialisation de la guerre, jusque-là cantonnée à l’Europe, et celle d’un possible écroulement des empires coloniaux. Mais plus significatif est le parcours précisément expliqué de P. Deffontaines, d’autant qu’il se déroule « à l’ombre du franquisme ». P. Deffontaines, vichyste convaincu et directeur de l’Institut français de Barcelone (IFB), attend avril 1943 pour retourner sa veste et installer en cette ville un lycée favorable aux Alliés. Il contribue alors à favoriser dans l’Espagne de Franco une géographie calquée sur le modèle français des monographies. Au Portugal, la réorganisation est menée par O. Ribeiro, ancien élève de l’Institut de géographie de Paris ; ses relations avec de Martonne sont fort bien rendues par des lettres que détient encore son épouse, rédactrice de l’article. Plus étonnant : on constate aussi que les géographes se déplacent malgré les lenteurs des transports : P. Birot, après sa libération, lui rend visite au Portugal. Quant à J. Gottmann, c’est à un voyage forcé, via ce pays, vers les États-Unis, qu’il est astreint pour ne pas subir un sort tragique. Il n’est pas pour autant réadmis dans l’Université française d’après-guerre, devenue sévère pour les « valets de l’impérialisme ». Enfin, P. Monbeig au Brésil est trop loin pour se préoccuper du conflit, mais il inscrit ses enfants à l’école anglaise pour éviter de cautionner le régime de Vichy. Curieusement, la francophonie ne semble pas avoir conduit les géographes vers le Québec…
L’ouvrage consacre sa dernière partie (73 p.) aux « Figures de résistants et de victimes ». C’est d’abord celle de Th. Lefebvre, qui s’engage dès la défaite dans une Résistance active en Poitou. Notre collègue est arrêté fin 1942 et décapité à la hache en Allemagne, en décembre 1943. L’auteur du portrait montre hélas la rareté des hommages – celui de M. Sorre est presque une exception – dont cette victime du nazisme a été l’objet. Son travail de géographe, nécessairement inachevé, a été, ou critiqué, d’autant qu’il n’était plus là pour le défendre, ou même oublié. Sa famille éprouvée n’a guère suscité l’intérêt ultérieur de l’administration ; on ne s’en étonnera guère. Si J. Ancel est jeté en prison malgré l’avis du secrétaire d’État, il n’y meurt pas. Mais libéré très affaibli, il décède à la fin de 1943. Là aussi, malgré une oeuvre de géopolitique, peut-être critiquable mais de réelle portée, sa mémoire n’a pas été défendue par ses collègues, sans doute par son positionnement dans un entre-deux historien. J. Blache survit à la police française et à la Gestapo et, en raison de son passé, est nommé préfet de Meurthe et Moselle à la Libération ; mais son ouvrage, Le grand refus, est oublié. C’est une analyse soignée du texte qui nous est proposée ; elle expose les aspects sémantiques de la propagande textuelle et cartographique des nazis.
En « conclusion », l’ouvrage montre remarquablement combien les destins des géographes furent alors divers. On y constate aussi une certaine « solidarité géographique » (H. Baulig, p. 269) qui, toutefois, ne gomme pas les fractures sociales entre les ordres d’enseignement. Il met aussi en valeur, avec finesse, les travaux rendus plus réflexifs en raison des replis imposés par la guerre. Les milieux cèdent la place aux espaces et la géographie coloniale se fait tropicale, entre autres évolutions. On apprend donc beaucoup en lisant Géographes français en Seconde Guerre mondiale, d’autant que le volume est complété par une abondante bibliographie (42 p.) et un index bienvenu. Passionnant.