Article body

Introduction

Qu’on l’appelle équilibre ou harmonie, il existe un ordre dans la Nature. Se cautionnant de principes économiques étroitement fondés sur la seule utilisation rentable des produits, bien des activités « dirigées » ne semblent pas toujours s’en préoccuper aujourd’hui. […] Trop de menaces pèsent et pèseront longtemps encore sur sa stabilité dans la majorité des pays méditerranéens […].Sans exclure la recherche légitime d’une rentabilité, le choix des moyens naturels ou artificiels propices à son redressement exige donc prudence et réflexion

Dugelay, 1962: 372-373

Équilibres écologiques/contraintes socioéconomiques, modèles universels/spécificités régionales, ces débats très contemporains sont déjà présents au sein d’une association internationale, Silva Mediterranea. Pensée en 1911, créée en 1922 puis institutionnalisée en 1948 au sein de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), sous l’appellation de Sous-commission de coordination des questions forestières méditerranéennes, Silva Mediterranea existe toujours. Néanmoins, dans cette publication, nous nous concentrerons sur les deux premières phases de sa vie, entre 1911 et 1970, année de l’interruption (pendant 15 ans) de pratiquement toute activité ; 1911-1970, une période durant laquelle la sylviculture est encore largement dominée par les formations des écoles européennes, notamment françaises, pour le cas méditerranéen.

Dans le contexte de la première partie du XXe siècle, de l’après-Deuxième Guerre mondiale et de la croissance économique des Trente Glorieuses, au moment de la prise en compte des avancées de la botanique et de l’écologie, de la mise en place d’institutions internationales, Silva Mediterranea défend l’idée de l’existence spécifique d’une forêt et d’une région méditerranéennes, mais aussi la prise en compte de cette singularité dans les politiques forestières à mettre en place. Cette histoire est peu connue et les travaux scientifiques posent parfois comme une évidence écologique l’existence de la forêt méditerranéenne. Pourtant, l’analyse des revues forestières, des bulletins de Silva Mediterranea et des archives de la FAO[1] montre que cette idée a été l’objet d’une conceptualisation scientifique qui n’allait pas de soi.

Présenter Silva Mediterranea est donc l’occasion de réfléchir à la coopération scientifique et technique au sein de nouveaux réseaux internationaux, dans un contexte plus globalisé de construction des connaissances et de diffusion des modèles sylvicoles. En ce qui concerne la forêt méditerranéenne, cette dimension internationale reste peu traitée. Les travaux sont concentrés sur l’évolution des paysages, des usages, la construction nationale des savoirs, sans oublier les risques d’incendies. Pour autant, l’étude de la circulation des modèles sylvicoles, de la construction de « la » connaissance et d’une pensée « alternative », sans oublier la prise en compte (ou pas) de spécificités écologiques régionales au sein des grandes institutions internationales, peut éclairer nos questionnements contemporains. Dans le contexte des évolutions très diversifiées des sociétés agro-sylvo-pastorales de part et d’autre de la Méditerranée, de l’exode rural et des changements écologiques ainsi générés, mais aussi dans le contexte de la sylviculture productiviste née après la Deuxième Guerre mondiale, il s’agira de comprendre les influences et les débats entre différentes écoles de pensée, de voir s’il y a émergence d’une sylviculture méditerranéenne « alternative » à un moment où la gestion ne concerne plus seulement une ressource en bois, mais également des équilibres écosystémiques.

Une sylviculture méditerranéenne : genèse d’une construction (1911-1935)

Silva Mediterranea : une association internationale

Lors du IXe Congrès international d’agriculture et de sylviculture tenu à Madrid en 1911, Robert Hickel, alors conservateur des Eaux et Forêts, propose de créer « l’unité de la sylviculture méditerranéenne » en réunissant une « association internationale » de forestiers et d’universitaires spécialisés sur les forêts de cette région (1911: 14).

Après la guerre, en 1922, ce projet voit sa première réalisation avec la fondation de la Ligue forestière internationale méditerranéenne, Silva Mediterranea, qui réunit des forestiers (Robert Hickel, Philippe Bauby, Roger Ducamp, Alfred Dugelay, Pierre Guinier) et des chercheurs (Charles Flahaut, Aldo Pavari, Henri Gaussen, Louis Laurent, Dr Ougrenovich[2]) français, espagnols, italiens, grecs, portugais et yougoslaves. Formée avec le statut d’association, la Ligue est dotée d’un bureau et d’un conseil de membres élus, réuni en assemblée statutaire qui prend les décisions par vote, notamment l’ordre du jour et les grands thèmes qui devraient être traités lors de chaque session (Silva Mediterranea, 1924).

Rejet des modèles forestiers nord-européens

Pour Hickel, cette construction d’une science forestière et d’une sylviculture spécifiques à la Méditerranée est d’autant plus importante que la dégradation du couvert forestier en Méditerranée ne saurait être enrayée par une science sylvicole qui « venait de l’Europe centrale, de la région du pin sylvestre, du sapin, de l’épicéa et du chêne rouvre », une science prônant des techniques totalement inefficaces pour des « terres presque toujours ingrates » (1911: 14).

Ces déclarations étaient l’aboutissement d’un long processus engagé dès le XIXe siècle. Confrontés aux réalités du terrain, les ingénieurs des forêts espagnols et italiens avaient constaté que les méthodes sylvicoles, largement inspirées par le modèle des écoles allemandes[3], n’étaient pas adaptées aux réalités écologiques et sociales qu’ils rencontraient. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, puis au début du XXe, ces forestiers, en collaboration avec les géographes et les botanistes, ont entamé un travail d’inventaire, de classification et de cartographie des biens forestiers, tout en tentant d’élaborer des méthodes sylvicoles nationales (Gómez Mendoza, 1992 ; Chalvet, 2000)[4]. De leur côté, les officiers français formés à l’École de Nancy faisaient le même constat. Dans un premier temps, au XIXe siècle, nommés en Provence et en Algérie, ils ont imposé de façon souvent autoritaire ce qu’ils avaient appris, c’est-à-dire une sylviculture en opposition avec les usages et les aménagements locaux. Néanmoins, ils ont dû faire face à de nombreux échecs et contestations (Kalaora et al., 1980 ; Corvol, 1987 ; Chalvet, 2000 ; Davis, 2012). Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, en collaboration avec les élites provençales et les colons d’Algérie, mais aussi avec les botanistes, ils ont commencé à dresser l’inventaire des différences et spécificités méditerranéennes. La végétation, le climat, les sols, les modes de culture et un phénomène présenté comme nouveau, les incendies de forêt : tout semblait séparer la Provence et la colonie algérienne de la sylviculture apprise à Nancy (Chalvet, 2000 et 2016).

Au XXe siècle, ce travail se poursuit en collaboration avec les chercheurs du Museum et de la faculté des Sciences Saint-Charles, à Marseille, notamment dans les colonnes du bulletin de la Société forestière provençale Le Chêne. Nommé inspecteur des Eaux et Forêts à Marseille, Philippe Bauby a en effet resserré les liens de l’administration forestière avec les notables marseillais qui avaient fondé la Société forestière Le Chêne[5], puis en a pris le contrôle pour l’organiser comme un véritable organe de coordination des recherches mêlant les forestiers et les botanistes spécialistes des forêts sur les rives nord et sud de la Méditerranée (Chalvet, 2000). De son côté, avec le soutien de forestiers et de botanistes[6], le conservateur des Eaux et Forêts de Nîmes, Roger Ducamp fait en quelque sorte école au point de définir les grands principes d’une sylviculture nouvelle opposée aux théories forestières de son époque (Mure et Lepart, 2006).

Présent sur les deux rives de la Méditerranée, le service forestier français s’enrichit d’une connaissance théorique et pratique d’autant plus vaste que ses agents, comme R. Hickel, V. Boutilly ou P. Peyerimhoff, au gré de leurs nominations, peuvent bénéficier d’une expérience à la fois dans les colonies et dans la métropole. Dans la colonie algérienne, puis dans les protectorats tunisien et marocain, la collaboration entre les botanistes et les forestiers aboutit à une meilleure connaissance de la flore forestière en Afrique du Nord[7].

Créer l’unité de la sylviculture méditerranéenne

Que ce soit en Italie, en Espagne, en Provence ou dans les colonies, les nouvelles théories sylvicoles se construisent sur des études de terrain et sur un savoir pluridisciplinaire associant les botanistes, parfois les agronomes et les géographes, et les forestiers (Puyo, 1996). Néanmoins, ce nouveau savoir se construit à l’échelle des États sans véritable coordination à l’échelle régionale méditerranéenne.

Dans l’esprit des membres de Silva Mediterranea, il s’agit donc de mettre en relation les différents réseaux de recherche, locaux et nationaux, du pourtour méditerranéen, de « créer et […] expérimenter des méthodes nouvelles, méthodes qui n’ont rien de commun avec celles que nous enseigne la sylviculture du Nord » (Hickel, 1911 : 14), de trouver « des formules méditerranéennes » (Ducamp, 1932 : 390), d’étudier « les meilleures essences spontanées et exotiques, les méthodes de traitement, de reboisement, de réglementation, de restauration des pâturages et de lutte contre les incendies etc. » (Silva Mediterranea, 1924 : 74). Grâce à ce nouveau réseau, les forestiers et les botanistes ont échangé leurs expériences lors de congrès et excursions sur le terrain (Marseille 1922, Florence 1924, Madrid 1930, la Côte d’Azur 1932), mais aussi par l’intermédiaire des revues forestières nationales et des bulletins spécialisés comme Silva Mediterranea et Le Chêne.

Recréer la forêt climax

Dans ces travaux, la question de la restauration des boisements en Méditerranée préoccupe les forestiers. Connaissant les trois paramètres qui la rendent difficiles, à savoir l’aridité, les sols secs ou calcaires et les incendies, les spécialistes cherchent quelles essences peu exigeantes en eau, résistantes à la sécheresse et peu inflammables seraient propres au reboisement de terrains souvent pauvres. Ces questions alimentent de nombreux débats au sein de Silva Mediterranea, mais aussi de la foresterie française. À en croire les spécialistes, la situation des forêts en Méditerranée serait si dramatique qu’elle nécessiterait des mesures exceptionnelles. La restauration du sol boisé devrait notamment être menée en lien avec la lutte contre les incendies, en oubliant les impératifs de la production et de l’exploitation ligneuse (Silva Mediterranea, 1924-1936).

S’appuyant sur les travaux de la botanique, de nombreux membres de Silva Mediterranea, proposent de « travailler en vue de reconstituer des boisements climaciques » (Idem, 1928 : 2). Parée de toutes les vertus, la « forêt climax »[8], vue comme une sylve originelle, préservée de toute intervention humaine, devient le parangon de l’équilibre naturel. Par définition adaptée aux conditions de la région méditerranéenne, cette forêt non dégradée résisterait aussi bien à la sécheresse qu’à l’incendie.

Les tenants de l’École de Nîmes vont encore plus loin et proposent de laisser faire la nature, ce que leurs détracteurs ont appelé « la théorie du moindre effort » (Ducamp, 1930 et 1934 : 266 ; Jagerschmidt, 1930). Face au « mirage du reboisement », Ducamp (1934) défend la « reforestation ». À l’opposé de reboisements volontaristes d’essences à croissance rapide, de résineux sensibles au feu ou d’essences exotiques (Ducamp, 1932), il serait nécessaire de « créer des réserves de reconstruction » (Ducamp, 1934 : 268). Ces propositions totalement opposées aux théories sylvicoles alors apprises dans les écoles forestières font l’objet de nombreuses contestations (Jagerschmidt, 1930). Néanmoins, les discussions au sein de la ligue laissent entrevoir de nouvelles orientations en faveur de la restauration d’une forêt résistante aux incendies sans recherche d’un quelconque profit dans l’exploitation du bois. Il s’agirait de se concentrer sur la restauration du couvert boisé vu comme fortement dégradé, une restauration difficile en raison des conditions socioécologiques spécifiques de la région.

Sylviculture méditerranéenne : la difficile reconnaissance (1948-1970)

Marquée par les décès de R. Hickel et de C. Flahaut, Silva Mediterranea ne résiste pas à la montée des tensions internationales, avec le début de la Guerre civile espagnole. Néanmoins, mouvement fondateur d’une coopération forestière à l’échelle méditerranéenne, la ligue ne disparaît pas définitivement. Après la guerre, les échanges entre les chercheurs et les forestiers méditerranéens reprennent dans un contexte international, politique, économique et social, mais également écologique tout à fait nouveau.

Silva Mediterranea: une sous-commission forestière de la FAO

En 1945, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) joue un rôle de coordination, d’expertise, de modélisation et d’orientation des politiques nationales. Sa section forestière est divisée en plusieurs commissions thématiques ou régionales, à l’instar de la Commission européenne des forêts. Or, certains membres de cette section, comme Aldo Pavari, avaient eux-mêmes fait partie du mouvement Silva Mediterranea. Ils rappellent alors « le voeu » de Robert Hickel en faveur de « l’union des peuples du bassin de la Méditerranée pour la solution des problèmes forestiers de cette région » (Guinier, 1956 : 5) et parviennent à fonder, en 1948, une Sous-commission de coordination des questions forestières méditerranéennes.

Dotée d’un bureau et d’un secrétariat, la Sous-commission organise, tous les deux ans, des sessions de réflexion, d’échanges et de travail. Chaque État membre envoie alors des délégations, en général composées de membres des administrations forestières nationales, de chercheurs spécialisés dans les domaines sylvicoles ou écologiques, de représentants de l’État qui accueille la session et de représentants de la FAO. On y retrouve quelques anciennes figures de Silva Mediterranea (Pavari, Dugelay, etc.) mais également une nouvelle génération de forestiers et d’experts (De Vaissière). Lors de chaque session, des groupes de travail internationaux sont organisés sur différentes thématiques selon des questionnements des États membres, mais aussi des orientations du Comité des forêts de la FAO et de ses commissions régionales. La composition des membres de la Sous-commission évolue, notamment après la décolonisation. D’une manière générale, on retrouve tous les États du pourtour méditerranéen: ceux d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient (Israël, Liban, Turquie, etc.) et d’Europe. Extérieurs à la Méditerranée, des pays baignés par un climat similaire reçoivent, s’ils le souhaitent, les comptes rendus des travaux de recherche. Dans un premier temps, Silva Mediterranea est rattachée à la seule Commission forestière européenne. Par la suite, elle est également « placée sous la tutelle conjointe des Commissions forestières concernées » (Moyen-Orient en 1953 et Afrique en 1962) (Morandini, 1994 ; FAO, 2014 et 2022).

Actuellement, la Sous-commission existe toujours, mais ses travaux et réunions ont été suspendus entre 1970 et 1985. Dans cet article, nous nous concentrons sur la première phase de son existence, une période durant laquelle Silva Mediterranea est encore influencée par la Commission forestière européenne et par la foresterie européenne, notamment française. Cette époque est largement marquée, en Europe, par le contexte de la reconstruction puis des politiques de développement économique et de restructuration des filières de production de bois.

1948-1970 : un contexte de forte production de bois

Détruites ou fortement dégradées, les forêts du vieux continent ont souffert de coupes excessives et d’une surexploitation croissante (FAO, 1956). Dans les contextes de reconstruction faisant suite à la guerre, puis de croissance économique, les États européens ne peuvent satisfaire leurs besoins en bois sans avoir recours au reste du monde. À l’heure de la guerre froide, ils ont perdu la diversité de leurs sources d’approvisionnement et se retrouvent placés dans une dépendance étroite à l’égard de l’Amérique du Nord, notamment du Canada. Dans cette situation catastrophique, redresser la production ligneuse et échapper aux importations massives de bois représentent une « nécessité impérieuse » (Messines, 1946 : 436 ; FAO, 1965a). Cette volonté de production de bois s’intègre parfaitement au programme de reconstruction proposé par le secrétaire d’État américain George C. Marshall. En 1948, certains pays méditerranéens comme l’Italie, la Grèce, le Portugal, la Turquie et la France ont en effet accepté l’aide américaine et se sont lancés dans de vastes plans de reconstruction boisée fréquemment évoqués dans les rapports nationaux des groupes de travail de la FAO (FAO, 1952 et 1958a).

Après les destructions, il s’agit aussi de repenser et de moderniser la production et la transformation du bois. Dans ce domaine, les responsables nationaux des politiques sylvicoles souhaitent mettre en place ce qu’ils appellent une « filière-bois » unifiée, organisée et rentable grâce à du reboisement industriel lié à un traitement des matériaux ligneux en aval. En conséquence, « la sylviculture doit se plier aux conditions économiques nouvelles et aux besoins modernes de l’industrie » (Guinier, 1946 : 594). En France, ce type de politique aboutit à la mise en place du Fonds forestier national, qui encourage le reboisement en essences à croissance rapide (Corvol, 1987).

Dans l’esprit de l’après-guerre, de la planification à la française (Rosanvallon, 1993)[9] et des objectifs de coordination et de développement économique de plusieurs organismes des Nations Unies comme la FAO, le succès de cette organisation rentable de la production est étroitement lié à une meilleure connaissance de la réalité économique et à l’élaboration de plans indicatifs de développement confiés à des « experts ». S’appuyant sur une connaissance statistique poussée, les spécialistes devraient pouvoir planifier les évolutions et les besoins à venir puis proposer des outils et des modèles de développement et de croissance (FAO, 1962a).

Renoncement de Silva Mediterranea à ses valeurs fondatrices

Dépendante des orientations des États membres et, dans un premier temps, de la Commission européenne des forêts, la Sous-commission de coordination des questions forestières méditerranéennes s’inscrit dans les thématiques qui lui sont fixées. Elle réunit une nouvelle génération de forestiers dans des groupes de travail spécialisés sur différents segments de la production ligneuse : la préparation des sols, l’irrigation, l’utilisation d’engrais et d’amendements fertilisants, l’élagage mécanique, le choix d’essences à croissance rapide ou les méthodes de reboisement (FAO, 1950 et 1952). Chaque groupe est chargé de collecter des données statistiques, de présenter des tableaux synthétiques et des bilans permettant de proposer des prospectives et des orientations des politiques forestières nationales. Au-delà d’une simple réflexion sur la production, les spécialistes s’interrogent aussi sur les usines de traitement des matières premières à mettre en place en aval de la coupe (FAO, 1952, 1956, 1958b, 1962a et b, 1965b).

À partir de toutes ces données, les membres de Silva Mediterranea tentent d’élaborer des modèles d’exploitation et d’écoulement des produits ligneux (FAO, 1958b). Ils prônent la création « artificielle » de peuplements à croissance rapide (résineux, peupliers et eucalyptus) (FAO 1954,  1962a, 1965b) avec une exploitation mécanisée intégrée dans l’ensemble de la filière-bois (FAO, 1968). Au tableau d’honneur, ils n’oublient pas de louer les plantations d’eucalyptus de la région du Rharb, au Maroc, couplées avec les usines de traitement de la cellulose, ainsi que la politique de reboisement industriel en eucalyptus, lancée dans l’Espagne franquiste (FA0, 1950 et 1958b ; Chalvet, 2012).

Finalement, les groupes de travail se donnent un rôle de coordination, d’expertise et de modélisation (FAO, 1956). Les « experts » mettent à la disposition des États un certain nombre d’outils et de modèles pour orienter les politiques forestières nationales en fonction de leurs projets de développement économique et du contexte international de production de bois. Toutefois, ces investigations ne visent pas à imposer une politique forestière aux différents États membres. Organe de coopération, la Sous-commission ne dispose d’aucun pouvoir pour influer directement sur les décisions des gouvernements. Dans le système de l’économie libérale, elle reste un instrument indicatif qui se place au service des États pour moderniser leur production boisée. Du reste, les gouvernements ne contrôlent pas les secteurs économiques régis par les principes de la libre entreprise et de la propriété privée. Cela dit, les membres de Silva Mediterranea peuvent tout de même peser dans les décisions nationales. En effet, le sésame des « experts » constitue une caution pour obtenir les financements de la part des organismes internationaux et une garantie pour les investisseurs privés qui se lancent dans la production industrielle en achetant des superficies boisées ou à reboiser (FAO, 1962b).

Par ailleurs, les groupes de travail sur les essences à croissance rapide organisent une coopération concrète. Ils informent sur les réseaux d’arboreta[10] puis coordonnent la production et les échanges de semences et de plants sélectionnés (FAO, 1956 : 384, 1962d, 1968). Ces efforts permettent d’ailleurs l’extension des plantations d’eucalyptus dans la région méditerranéenne selon un rythme annuel d’environ 40 000 ha. (FAO, 1962d).

In fine, « [d]urant les 20 années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la croissance économique a constitué la préoccupation essentielle des services forestiers de la région méditerranéenne » (FAO, 1985). Formés en grande partie par des ingénieurs des forêts, plusieurs groupes de travail de la Sous-commission ont repris ces visées productivistes : « rentabilité à court et moyen terme[s] des investissements forestiers, priorité à la reforestation à partir d’essences à croissance rapide » (Ibid.). Certains ont donc défendu les principes de la monoculture et de l’uniformisation des massifs grâce à la plantation d’essences à croissance rapide, bien loin des principes de restauration de la forêt méditerranéenne souvent défendus par les membres de la Ligue Silva Mediterranea dans les années 1920-1930.

Cette adaptation de certains groupes de travail de Silva Mediterranea au contexte productiviste pose la question de la réelle acceptation de l’existence d’une forêt méditerranéenne spécifique, à la fois par les organismes internationaux et par les instances dirigeantes des différents corps d’États nationaux. Désormais, la Sous-commission bénéficie bien d’une légitimité officielle. Néanmoins, dépendante de la Commission européenne des forêts puis des autres commissions régionales, mais aussi des instances des directions forestières des différents États membres, elle a perdu une grande partie de son autonomie pour fixer les programmes de recherche et les orientations techniques. La foresterie méditerranéenne serait-elle à nouveau englobée dans une conception généralisante admettant sa différence pour aussitôt l’oublier sous la pression des États nationaux, des formations, des orientations idéologiques et des nécessités économiques du contexte d’après-guerre ?

Sylvicutlure méditerranéenne : réaffirmation et reconnaissance (1948-1970)

Au sein de la Sous-commission de coordination des questions forestières méditerranéennes, organisme doté d’une grande diversité tant sur le plan des États représentés que de la composition des délégations nationales, il ne peut y avoir une seule voie, une seule école de pensée. Durant la période 1948-1970, on connaît des clivages qui témoignent de l’existence de toutes les nuances de positionnement : de la défense du reboisement intensif et industriel à celle d’une restauration forestière s’appuyant essentiellement sur la restauration des équilibres écologiques.

Forêt méditerranéenne : une singularité écologique

L’ancienne génération des « pères fondateurs » (A. Pavari, H. Gaussen, A. Dugelay) cherche toujours à montrer la spécificité de la « région méditerranéenne » et la nécessité d’y employer des méthodes sylvicoles adaptées. Pour y parvenir des groupes de travail dirigés par H. Gaussen et A. de Philippis se consacrent à la poursuite des travaux scientifiques de définition, délimitation et cartographie de la forêt méditerranéenne. Ils complètent ainsi la collecte de données climatiques, géologiques, dendrologiques et botaniques[11] effectuée sur les rives nord et sud de la Méditerranée avant la guerre (FAO, 1950, 1952 et 1956 : 177-188 ; Marchand, 1990). Tous ces travaux permettent d’établir les singularités d’un organisme biologique fragile, différent des milieux naturels de l’Europe centrale, c’est-à-dire d’une formation stable se régénérant aisément après destruction. Comme le dit P. Guinier, « la forêt méditerranéenne […] offre des particularités constantes de constitution et de physionomie: sa conservation, sa gestion, sa reconstitution posent pour le forestier des problèmes spéciaux » (FAO, 1956 : 1).

Conscients de ces questions, des membres de la Sous-commission, comme Alfred Dugelay et Aldo Pavari, reprennent leur ancienne argumentation en faveur de la restauration des bois et du rétablissement d’un équilibre écologique qu’ils défendaient avant même la création de la Sous-commission. Dans le cas spécifique des régions méditerranéennes, Dugelay place, par exemple, « l’amélioration de l’instabilité actuelle et le rétablissement d’un équilibre détruit au-dessus de la notion de revenu » (Dugelay, 1947 : 374).

En conséquence, les anciens membres de Silva Mediterranea soulignent « l’exagération de l’application systématique » (Dugelay, 1962 : 372) d’une conception productiviste qui « serait à tous égards regrettable » (FAO, 1956 : 240) car « le ciel lumineux de la Méditerranée est peu propice à la production ligneuse » (Dugelay, d’après une citation de Pavari, 1962 : 369).

Ces prises de position ont un poids dans les orientations de la Sous-commission de la coordination des questions forestières méditerranéennes, notamment avec la mise en place d’un groupe de travail consacré à la conservation des sols et à la réaffirmation, à plusieurs reprises, du rôle essentiel de la forêt méditerranéenne sur le régime des eaux (FAO, 1968 et 1970a), l’érosion et l’avancée du désert (FAO, 1958a).

Dans le nouveau contexte qui suit les indépendances, le rattachement à la Commission des forêts et de la faune sauvage pour l’Afrique (1962) et la mise en place de nouvelles formations en Afrique du Nord, notamment au Maroc[12], ces orientations sont renforcées. De même avec la fin de la période de croissance économique dans les années 1970, mais aussi avec les premiers bilans des opérations de reboisement artificiel, les orientations productivistes sont remises en cause. Comme on le reconnaît dans une note du secrétariat, en 1985, « l’objectif prioritaire de croissance économique des politiques forestières » a mal répondu « aux espérances que l’on avait placées en lui. Des réticences déjà anciennes s’étaient manifestées de la part de plusieurs pays qui doutaient, dans les conditions écologiques de la région méditerranéenne, […] de la réalisation de grands reboisements industriels rentables » (FAO, 1985 : 4).

Déçus par les programmes productivistes, les membres de Silva Mediterranea reconsidèrent les projets élaborés durant les Trente Glorieuses (FAO, 1985). Ils créent des groupes de recherche sur la lutte contre les incendies, l’aménagement des bassins versants, la conservation du sol, l’utilisation des produits forestiers non ligneux, la protection phytosanitaire et la lutte contre la désertification (FAO, 1970a et 1987).

De la spécificité écologique à la singularité socioéconomique

Au-delà de cette référence à des nécessités écologiques, les membres de la Sous-commission forgent une démonstration économique et sociale totalement inédite. Selon plusieurs forestiers de renommée, comme Aldo Pavari, Alfred Dugelay ou J.-P. Challot, la rentabilité de la forêt méditerranéenne ne se mesure pas seulement à la quantité et à la qualité du bois d’oeuvre ou de la gemme qu’on peut en retirer. Les membres de Silva Mediterranea veulent faire mieux apparaître la contribution de la forêt au développement général de l’économie rurale. Lors de son discours d’ouverture de la session de 1956, A. Pavari, notamment, insiste sur « la nécessité d’encadrer les questions forestières dans un problème beaucoup plus vaste, comme la destination des terres, les rapports entre la forêt, le pâturage, le système de l’agriculture, […] l’importance des soi-disant produits secondaires ou accessoires de la forêt […] » (FAO, 1956 : 26).

Dans cette orientation, des groupes de travail sont chargés de réunir des statistiques sur « l’utilisation générale des terres », notamment sur les activités rurales en lien avec la forêt, y compris le pastoralisme (FAO, 1952, 1956 et 1962c), et sur les revenus forestiers, incluant ceux des « produits secondaires ou accessoires des forêts […] qui très souvent sont au contraire les produits principaux » (FAO, 1956 : 26, 250-251). En étudiant le pâturage, l’artisanat et les produits forestiers secondaires, les membres de Silva Mediterranea montrent l’importance, pour les populations rurales, des intérêts économiques et politiques en jeu, notamment en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et dans certains pays européens qui n’ont guère connu l’industrialisation. Ils mettent en avant que « bien que ses revenus soient faibles, la forêt méditerranéenne est loin d’être improductive [...]. Ne serait-ce que par le pâturage auquel [elle] est ouverte, [...] cette forêt représente une source de revenus. [...] Les produits accessoires sont susceptibles d’apporter une contribution variée à l’économie des régions méditerranéennes, ils méritent d’être pris en considération autant en raison de leur intérêt économique que de leur importance sociale » (FAO, 1956 : 254-255).

Loin de brandir l’argument de la destruction ou de la dégradation des bois par les activités rurales, comme le faisaient les forestiers du XIXe siècle et de la première partie du XXe siècle (Chalvet, 2000), certains membres de Silva Mediterranea présentent le maintien de la forêt et le reboisement comme des nécessités économiques et sociales pour les sociétés agropastorales. Plus conciliants, les forestiers méditerranéens acceptent désormais l’économie pastorale et artisanale sous réserve de l’orienter vers des modes plus rationnels (FAO, 1956 : 255 et 1987). Après un siècle de lutte contre les pratiques rurales, notamment contre le pâturage, les ingénieurs des Eaux et Forêts admettent qu’il est impossible de regarder la forêt comme un objet naturel sans tenir compte des équilibres semi-naturels que les sociétés agropastorales ont jadis forgés (FAO, 1985).

Les ingénieurs des Eaux et Forêts ont retenu la leçon du siècle passé et ne veulent plus s’opposer aux populations rurales. Bien au contraire, ils veulent faire « oeuvre constructrice » (FAO, 1956 : 248). Dans le contexte de décolonisation, voire de guerre d’indépendance, dans le contexte de l’État-providence et de l’exode rural, les programmes de développement affichent un « but social » bien supérieur « au rôle secondaire de l’intérêt économique » (FAO, 1958). Intégrés à la nouvelle politique d’aménagement du territoire, les ingénieurs doivent désormais concilier reboisement, gestion des forêts et développement économique des zones rurales (FAO, 1956).

Dans les années 1950-1960, les forestiers savent également tirer les leçons écologiques de l’abandon des terres. Conscients des risques d’incendies, ils veulent éviter l’augmentation « des espaces mal boisés », c’est-à-dire des maquis, des garrigues et du matorral. Dans les années 1970, la lutte contre les sinistres devient même une priorité pour Silva Mediterranea, qui crée « un groupe ad hoc sur la réduction du risque d’incendies de forêts » (Seigue, 1985 ; FAO, 1970a). Après avoir lutté pendant plus d’un siècle contre le système agro-sylvo-pastoral (Chalvet, 2000), les forestiers se rendent compte que la meilleure barrière contre les flammes serait un entretien régulier des bois grâce aux activités pastorales, agricoles et artisanales des populations rurales.

Dans le contexte de l’affirmation des sociétés postindustrielles, les forestiers prônent aussi l’essor de nouveaux aménagements. Moteurs du tourisme, équipements de protection et de lutte contre les incendies, modèles éducatifs pour la population, les créations de zones touristiques deviennent le parangon du développement des zones rurales. Jusque dans les années 1970, les décideurs sont encore persuadés que la présence des visiteurs devrait permettre de développer la région et dans le même temps la protéger de tout dommage (FAO, 1965b et 1985). Essentiellement tournés vers l’Europe, ces équipements ne négligent pas pour autant le tourisme en Afrique ou au Moyen-Orient ; le programme mis en place en Turquie en témoigne[13] (FAO, 1970b).

Construction de parcs touristiques, amélioration de l’élevage, de l’agriculture et de l’artisanat rural, éducation et formation des populations : aucune de ces tâches n’échappe à la nouvelle responsabilité du forestier. Après la guerre, ce technicien spécialisé n’est plus cantonné au seul traitement des arbres, mais doit proposer, en concertation avec les autres services, des programmes complets, un « aménagement intégré » (FAO, 1970c).

Au sein des Nations Unies, cette évolution rejoint les programmes de développement des zones économiques retardataires[14]. Investi d’un rôle inédit, le forestier devrait permettre l’épanouissement des régions les plus pauvres. À ce titre, la Sous-commission a été choisie pour formuler une politique forestière générale pour la Méditerranée. En collaboration avec le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe, elle propose des plans de développement intégré afin d’encourager la croissance des pays méditerranéens pauvres, en Afrique, au Moyen-Orient et même en Europe. En 1959, les « experts » présentent des projets pour huit « zones pilotes » qui ouvriraient la voie du développement et amélioreraient l’ensemble de l’économie (FAO, 1959). Malheureusement, ces zones expérimentales n’ont guère produit d’effet d’entraînement économique. Dans les années 1970, les fonds de développement forestier sont déplacés vers les pays tropicaux. Silva Mediterranea suspend pratiquement toutes ses réunions.

Conclusion

L’histoire de Silva Mediterreanea ne s’est pas pour autant terminée. En 1985, des réseaux de coopération et de recherche ont été relancés et, jusqu’à nos jours, Silva Mediterranea engage de nouveaux programmes concernant les incendies, la conservation de la biodiversité et les conséquences environnementales du changement climatique.

Finalement, Silva Mediterranea a contribué à construire les concepts de forêt méditerranéenne et de région méditerranéenne, aujourd’hui totalement acceptés. Grâce à la collaboration internationale et au travail pluridisciplinaire avec les botanistes, les forestiers en Méditerranée ont su proposer des solutions mieux adaptées à la spécificité des écosystèmes. Cependant, l’exemple de Silva Mediterranea témoigne des difficultés à construire de véritables politiques méditerranéennes, à dépasser le poids des découpages nationaux ou régionaux, le poids des formations et des modèles sylvicoles, le poids des contextes politiques, sociaux et économiques et, jusqu’aux indépendances, le poids des méthodes et des modèles européens dans la foresterie méditerranéenne.

L’exemple de Silva Mediterranea montre également la nécessaire prise en compte des dimensions temporelles de la longue durée. Les questions de construction des connaissances, de modèles ou, à l’inverse, de propositions « alternatives » ne peuvent se comprendre dans une étude limitée à notre seule actualité. Enfin, l’exemple de Silva Mediterranea éclaire la nécessaire prise en compte d’une dimension géographique plus vaste englobant les instances internationales. Les comparaisons et inventaires de cas nationaux ne peuvent suffire à comprendre les transferts, les circulations de connaissances et de modèles dans un monde de plus en plus globalisé et connecté.