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L’Asie du Sud‑Est, espace géopolitique majeur, est une région à dominante maritime : l’espace marin y dépasse en superficie celui des terres émergées et sa situation exceptionnelle entre deux océans, Pacifique et Indien, lui confère un rôle central dans la circulation maritime mondiale. La mer a longtemps été la principale interface d’échange dans le Sud‑Est asiatique, et cet espace maritime est également zone de transit pour un commerce international en expansion. Espaces de circulation, les mers de la région sont également des zones pourvoyeuses de ressources, qu’on parle de la pêche ou des hydrocarbures. Enfin, le contexte juridique a changé avec l’avènement de la Convention sur le droit de la mer, de 1982, qui permet aux États côtiers d’étendre leur souveraineté ou de contrôler de vastes espaces maritimes. C’est en partant de ce constat que cet ouvrage aborde les conflits, mais aussi les formes de coopération et les enjeux de sécurité dans cette région de l’Asie du Sud‑Est maritime. Loin d’être homogène et uniforme, cette étendue maritime se structure en sous‑ensembles régionaux et l’ambition de ce livre est de prendre en compte cette diversité. Ainsi, l’ouvrage ne se focalise pas uniquement sur la mer de Chine méridionale, largement abordée dans la littérature scientifique du fait des vives tensions sur les archipels disputés des Spratleys et des Paracels, mais aussi sur les espaces maritimes. Il traite également d’autres mers : la mer de Sulu‑Sulawesi, celles Timor et d’Arafura, le golfe du Tonkin, le détroit de Malacca, ou encore le triangle de Corail. Si la mer cristallise ces tensions, elle n’en demeure pas moins au coeur de rivalités politiques qui la dépassent parfois, ainsi que d’enjeux économiques, sociétaux et environnementaux. De nombreuses initiatives de coopération ont cependant été entreprises : exploration et exploitation pétrolières et gazières, pêche, recherche marine, sécurité maritime, protection de l’environnement, opérations de sauvetage et lutte contre la criminalité.
Comment comprendre ces dynamiques complexes, mélange de confrontation et de coopération ? De cet intérêt retrouvé pour la mer ont émergé, selon les auteurs, trois catégories de potentialités conflictuelles. Les conflits de puissance sont d’abord liés à la volonté de contrôler des territoires et, par conséquent, la circulation des navires. Par ailleurs, en cherchant à s’approprier les ressources halieutiques et celles en hydrocarbures, les États de la région accentuent les tensions économiques. Autre source de tension : les changements climatiques, amplifiés par le développement économique, qui font peser un risque majeur sur les écosystèmes des mers de la région. Cette typologie – contrôle et maîtrise des mers, économie et ressources, relations avec l’environnement – forme l’architecture de l’ouvrage. Une discussion très étoffée introduit le livre, et c’est là une qualité importante à souligner, car les deux coordonnateurs de l’ouvrage ne se sont pas contentés d’une présentation du plan, mais ont développé un cadre conceptuel et une présentation de la problématique très structurée et intéressante.
Le livre s’appuie sur une démarche bien définie : il analyse les tensions pour y découvrir les possibilités de coopération, quitte à souligner, parfois, les impasses dans lesquelles les acteurs se sont engagés. Il n’y a donc pas d’irénisme excessif, pas d’angélisme et de plaidoyer pour une incontournable coopération qui permettra de régler les litiges. La coopération est ici analysée comme une facette de la gouvernance des espaces maritimes ; elle prend forme et évolue parfois vers un apaisement des litiges, mais elle échoue parfois à cause du manque de confiance ou d’une attitude peu propice à la négociation. C’est ce que souligne Benoît de Tréglodé, dans son chapitre consacré au golfe du Tonkin. En l’an 2000, un accord historique a défini une limite maritime entre la Chine et le Vietnam. À la suite de cet accord, les deux États se sont engagés dans une coopération en matière militaire, environnementale et scientifique. Le conflit en mer de Chine du Sud entre les deux États n’a d’ailleurs jamais remis en cause cet accord sino‑vietnamien. Cet accord peut servir de vitrine à la Chine pour prouver sa bonne volonté lors des discussions avec les Philippines et la Malaisie, avec lesquelles Pékin conserve aussi des contentieux maritimes en mer de Chine du Sud. Mais cette coopération a également ses limites, comme le signale Sébastien Colin, qui souligne le manque de volonté politique pour trouver un accord réel sur la gouvernance commune de la pêche en mer de Chine du Sud. Parfois, la coopération est elle‑même source de tensions. C’est ce qu’indique Christine Cabasset concernant le Timor Leste et l’Australie, en mer de Timor. Le Timor Leste jugeait inégaux et défavorables les accords de partage des gisements pétroliers avec l’Australie. Après de longues négociations, les deux pays sont parvenus en mars 2018 à un accord sur les frontières maritimes et, surtout, autour de la coopération pétrolière.
Le livre ne verse pas non plus dans l’excès inverse, soit de forcer le trait des tensions entre les États de la région. Les États établissent des dialogues qui peuvent parfois aboutir à des solutions durables, comme dans le golfe du Tonkin ou en mer de Timor, ou encore en matière de protection environnementale ou d’organisation du trafic maritime ; et à des solutions non durables, comme les zones communes de développement en mer de Chine du Sud ; voire à l’échec du dialogue comme pour la pêche. Cette coopération peut, bien sûr, comporter des objectifs stratégiques. Ainsi, Sophie Boisseau du Rocher analyse la coopération océanographique chinoise avec les autres États de la région. Jusqu’à récemment, les mers du Sud‑Est asiatique étaient mal connues, en particulier la mer de Chine du Sud où se déploie activement la marine chinoise. En 2004, un sous‑marin chinois a failli couler, par manque de connaissances des courants qui y circulent. La Chine s’est donc lancée dans une coopération avec les États de la région ; une coopération souvent asymétrique, du fait des moyens mis en oeuvre, et qui sert directement les intérêts de la marine chinoise dans la région.
Au final, Mers d’Asie du Sud‑Est dresse le constat d’un espace maritime régional portant tous les germes de conflits, mais qui n’éclatent pas. Les 12 chapitres permettent de comprendre un point crucial : les acteurs régionaux préfèrent la coopération, même conflictuelle, à l’affrontement ; mais cette préférence ne les empêche pas d’éprouver des difficultés à mettre en oeuvre une coopération durable sur des enjeux de contrôle des espaces maritimes.