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Introduction

Des 134 000 fermes existant au Québec en 1951, il en reste aujourd’hui moins de 30 000. Cette diminution massive correspond à une disparition de 7,3 fermes par jour entre 1951 et 1981, et de 1,5 ferme par jour entre 1981 et 2011. Ces chiffres témoignent de l’une des multiples transformations qui ont marqué l’agriculture depuis le milieu du XX e siècle. Loin d’être propres à la province, ces transformations ont touché de nombreux pays industrialisés.

Elles ont été associées à la modernisation agricole [1], soit à un ensemble de processus d’adaptation et de transformation des institutions, des structures et des pratiques agricoles qui ont permis l’intégration de l’agriculture à l’économie de marché (Mazoyer et Roudart, 2017). Même si elle démarre avant la Seconde Guerre mondiale, la modernisation agricole est surtout considérée comme caractéristique d’une période qui s’étend des années 1950 aux années 1990 (Wilson, 2008). Trois transformations de la production agricole en sont emblématiques (Ilbery et Bowler, 1998) : la concentration des activités dans des exploitations moins nombreuses et plus grandes ; la spécialisation des fermes dans un ou deux types de production ; l’intensification des pratiques par la mécanisation et l’utilisation croissante d’intrants qui ont contribué à l’augmentation des rendements. Si ces transformations en côtoient aujourd’hui d’autres (l’engouement pour l’agriculture biologique, les circuits courts, l’agriculture de loisir, la prise en compte des enjeux environnementaux, etc.) elles seraient néanmoins toujours bien présentes dans le monde agricole (Wilson, 2008).

Ces transformations sont reconnues pour s’être diffusées inégalement dans l’espace et dans le temps (Ilbery et Bowler, 1998 ; Wilson, 2001). En d'autres termes, elles se sont propagées dans des directions différentes, à une ampleur et des rythmes variés sur les territoires, produisant des effets différents. Dans les champs de l’économie agricole et de la géographie, les recherches ont ainsi relevé des impacts opposés autour de deux figures emblématiques : d’un côté, la création de bassins de production intensifs ou spécialisés et, de l’autre, le repli de l’agriculture avec une déprise qui s’est traduite par le développement de la friche, puis de la forêt (Vachon, 1991 ; Ilbery et Bowler, 1998). Au-delà de ces deux figures, des chercheurs se sont penchés sur les dynamiques spatiotemporelles des systèmes de production agricole pour s’interroger notamment sur la concentration spatiale des productions et la spécialisation des espaces productifs (Dussol et al., 2004 ; Bermond, 2006 ; Arfa et al., 2009). Ces recherches ont surtout porté sur les dimensions socioéconomiques des activités agricoles (production, revenus, spécialisation des systèmes de production, etc.) et leurs auteurs ont tenté de comprendre les déterminants de la localisation des activités agricoles, notamment le rôle des politiques publiques dans les dynamiques spatiales observées. Les recherches ont aussi mis en évidence les nombreux enjeux soulevés pour le développement du secteur ou des territoires : inégalités territoriales, concurrences urbaines-rurales, difficultés de développement des régions ressources, dégradation environnementale avec la concentration et l’intensification de l’agriculture dans les bassins de production spécialisés, etc.

Dans les champs de l’analyse des changements globaux et de l’écologie du paysage, c’est surtout la mesure des changements dans l’occupation et l’utilisation des terres agricoles qui a fait l’objet de nombreux travaux (par exemple l’évolution des superficies en culture, en prairie et boisées, et celle des structures spatiales comme les réseaux de haies). Les chercheurs voulaient principalement comprendre les déterminants des changements d’occupation des terres et leurs conséquences environnementales. Leurs recherches ont montré l’influence de la concentration, de la spécialisation et de l’intensification des activités agricoles sur les changements (Fjellstad et Dramstad, 1999 ; Hietala-Koivu, 1999). Croisant des sources cartographiques, des statistiques et l’imagerie aérienne, une très grande partie de ces travaux ont pris la forme d’études de cas localisées (Plieninger et al., 2016). Jobin et al. (2014) analysant, par exemple, les changements d’occupation des sols entre 1950, 1965 et 1997, sur 36 territoires de 25 km² répartis dans les basses terres du Saint-Laurent. Les résultats montrent que l’intensité des changements – qu’ils aillent dans le sens d’un reboisement ou d’une croissance des cultures annuelles, qu’ils soient fortement ou peu marqués par l’urbanisation – varie beaucoup au sein de cette région naturelle. Plus rarement, des analyses sur de grandes régions sont venues offrir une meilleure compréhension de l’ampleur et de la distribution spatiale des changements, tout en étant souvent limitées à une analyse variable par variable (Cunfer, 2005 ; Ruiz et Domon, 2005).

Ainsi, les grandes figures emblématiques caractérisant les impacts spatiaux de la modernisation de l’agriculture dans les pays industrialisés sont connues : bassins de production spécialisée et déprise. De nombreuses études de cas ont également permis une quantification des effets sur l’occupation des terres dans des contextes spécifiques et à des échelles fines. En revanche, restent rares les analyses quantitatives qui fourniraient un portrait plus complet de l’ampleur spatiale de ces impacts sur de grands territoires, sur une période couvrant bien la modernisation et à des échelles pas trop grossières. C’est à une meilleure compréhension des effets spatiaux des transformations des activités agricoles associées à la modernisation de l’agriculture au Québec que nous entendons contribuer avec cet article. Notre objectif est de fournir un portrait synthèse des impacts sur l’occupation des terres agricoles de 1951 à 2011. Pour ce faire, nous nous intéressons à l’évolution de l’occupation des terres agricoles des municipalités de la province sur trois années, 1951, 1981 et 2011, et proposons d’élaborer une typologie. Celle-ci prend appui sur les données du recensement agricole canadien pour regrouper les municipalités dont l’occupation des terres agricoles est similaire pour les trois années étudiées. Dans une visée exploratoire, nous cherchons à mettre en évidence les traits distinctifs de l’histoire de l’occupation des terres agricoles du Québec municipalisé.

Les enjeux qui gouvernent l’élaboration de cette typologie sont doubles. D’abord, au plan scientifique, celle-ci s’inscrit dans les champs de l’analyse des changements globaux et de l’écologie du paysage. Avec elle, nous cherchons à jeter les bases d’un cadre spatial qui permettra de mieux comprendre les rapports entre les forces motrices agissant sur les dynamiques d’occupation et d’utilisation des terres agricoles. Plus spécifiquement, un tel cadre spatial devrait permettre de localiser des sites en vue d’études de cas localisées soutenant l’analyse d’une diversité de situations contrastées au sein desquelles le jeu des forces pourrait varier.

Ensuite, aux plans social et politique, en caractérisant finement l’évolution de l’occupation des terres agricoles, cette typologie fait écho à plusieurs enjeux contemporains qui animent les politiques publiques : le rôle de l’agriculture dans l’occupation des territoires, les impacts des transformations des activités agricoles sur l’environnement et les paysages et, plus globalement, la capacité d’adapter les politiques à des situations territoriales contrastées. Nos résultats apportent des éclairages nouveaux sur la diversité des histoires d’occupation des terres agricoles de l’ensemble du Québec. Ils invitent ultimement à mieux comprendre les forces motrices derrière la création des divers territoires agricoles. Avant de présenter les choix méthodologiques associés à la construction de notre typologie ainsi que les résultats, nous exposons notre cadre d’analyse.

Cadre d’analyse

Un ensemble de prémisses et de bases théoriques président souvent à la construction des typologies. En les explicitant, nous cherchons à fournir un cadre d’analyse pour interpréter le matériel empirique primaire, construire la typologie et analyser les résultats (Whatmore et al., 1987).

Transformations des activités agricoles et modernisation de l’agriculture

Cherchant à caractériser les impacts spatiaux des transformations des activités agricoles au cours de la modernisation de l’agriculture, nous mettons l’accent sur les processus de concentration, de spécialisation et d’intensification des activités agricoles. Ces processus ont eu des effets directs sur l’occupation et l’utilisation des terres, car ils reflètent les décisions des agriculteurs (vendre ou agrandir l’exploitation, par exemple).

Pour étudier ces impacts spatiaux, nous avons fait le choix de nous intéresser à une longue période (60 ans), comprenant deux sous-périodes d’analyse. La première s’étend de 1951 à 1981. Elle offre un portrait de l’évolution de l’agriculture de l’après-guerre jusqu’à la mise en place des principales lois, politiques et programmes qui régissent encore aujourd’hui le secteur, au Québec : mise en marché collective (1956), assurance-récolte (1967), assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA) (1975) et protection du territoire agricole (1978). La seconde sous-période s’étend de 1981 à 2011 ; elle permet de mesurer les effets spatiaux associés à la consolidation de ces politiques.

Analyser les impacts spatiaux des transformations des activités agricoles pose aussi la question des indicateurs pertinents. Dans cette recherche, nos indicateurs principaux concernent l’occupation et l’utilisation des terres (ci-après désignées par « occupation des terres »), ainsi que leur évolution dans le temps. En effet, ces aspects sont reconnus pour matérialiser les rapports dynamiques qu’une société entretient avec son territoire ; ils sont le résultat des interactions passées de la société avec son territoire (Brandt et Vejre, 2004). Dans cette optique, l’occupation des terres agricoles peut être considérée comme matérialisant les rapports que les activités agricoles entretiennent avec le territoire dans lequel elles se déploient. Chaque portrait de l’occupation des terres agricoles à un moment donné serait donc le résultat des interactions passées entre activités et territoires alors que leur évolution renseignerait sur les impacts des transformations des activités agricoles selon les caractéristiques des territoires.

Les dynamiques d’occupation des terres agricoles

Trois grandes transformations dans l’occupation des terres agricoles ont été mises en évidence depuis les années 1950, dans les pays industrialisés. Premièrement, dans les régions aux conditions naturelles favorables à l’agriculture conventionnelle, de nombreux travaux ont montré une augmentation des superficies cultivées au détriment des forêts, des prairies et des milieux humides, ainsi que le remplacement des cultures pérennes par des cultures annuelles (Hietala-Koivu, 1999 ; Ruiz et Domon, 2009 ; Brown et Schulte, 2011). Deuxièmement, dans les régions présentant de fortes contraintes naturelles pour une utilisation agricole conventionnelle (pente, sol mince, etc.), ils ont mis en évidence des changements d’une occupation agricole dominée par les prairies et les cultures pérennes vers une occupation forestière (Bürgi et al., 2017 ; Lasanta et al., 2017). Troisièmement, autour des centres urbains d’importance ou dans certaines régions rurales riches en aménités[2] et attirant des développements touristiques majeurs, des changements d’une occupation agricole en faveur des zones bâties, au détriment de tous les types d’utilisation agricole, ont été relevés (Kristensen, 2016 ; van der Sluis et al., 2016).

De ces études, ressortent trois grandes dynamiques de changement dans l’occupation des terres agricoles : une dynamique d’intensification de l’utilisation agricole des terres, caractérisée par une croissance des superficies agricoles et une diminution de la diversité des utilisations des terres au profit des cultures annuelles ; une dynamique de déprise agricole (abandon des activités agricoles entraînant la croissance des friches puis des boisés) ; et une dynamique d’urbanisation. Si les deux premières ont été liées à la modernisation agricole, il est difficile, pour la dernière, de faire la part entre les changements liés aux pressions urbaines et ceux qui découlent de la modernisation agricole, les deux étant concomitantes sur les territoires.

Ainsi, selon les caractéristiques initiales de l’occupation des terres agricoles et selon les changements qui ont traversé cette occupation, différents types de territoires agricoles pourraient aujourd’hui se côtoyer à l’intérieur d’un triangle dont les extrémités correspondent à trois figures. À une extrémité, on trouverait les territoires très agricoles dominés par un ou deux types de culture, à une autre, des territoires dans lesquels l’agriculture a presque disparu et qui sont dominés par les forêts, et à la troisième, des territoires urbains où l’agriculture est supplantée par des usages liés à l’urbanisation (figure 1). Dans les faits, les territoires pourraient se répartir à l’intérieur de ce triangle selon les caractéristiques initiales de leur occupation des terres agricoles dans les années 1950 et selon l’ampleur des dynamiques de changement qui les ont marqués. Ce triangle nous a fourni le cadre pour l’analyse typologique.

Méthodologie

L’analyse typologique regroupe des éléments semblables dans un même type, mais qui se distinguent d’un type à l’autre. Elle a été abondamment utilisée pour caractériser les exploitations agricoles, ainsi que les espaces agricoles et ruraux (Briggeman et al., 2007 ; Hilal et al., 2011 ; Marie et al., 2014). Malgré leur nature exploratoire, les analyses effectuées ont montré leur utilité, que ce soit pour documenter les effets des politiques agricoles ou des activités agricoles sur les paysages et l’environnement (Andersen et al., 2007). Le plus souvent, elles fournissent une image instantanée d’un moment particulier. Plus rarement, elles comparent des périodes différentes dans une perspective de caractérisation des évolutions (Dussol et al., 2004 ; Bermond, 2006 ; Preux, 2019).

Source et compilation des données

Les données des recensements agricoles de Statistique Canada de 1951, 1981 et 2011 relatives à l’occupation des terres agricoles et à d’autres caractéristiques de l’agriculture ont été compilées pour les secteurs de recensement unifié (SRU) (tableau 1). Seules les variables du recensement possédant des définitions comparables au cours du temps ont été retenues. Les SRU sont la plus petite entité spatiale disponible. Un SRU correspond généralement à une municipalité ou à un regroupement de municipalités.

FIGURE 1

Illustration schématique des types de territoires agricoles et exemples de quelques dynamiques de changement qui les ont traversés depuis 1950

Illustration schématique des types de territoires agricoles et exemples de quelques dynamiques de changement qui les ont traversés depuis 1950
Conception : Ruiz, 2019

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Ces données permettent de connaître uniquement l’occupation des terres appartenant à des fermes dont l’adresse civique se trouve dans le SRU, et non l’occupation agricole de l’ensemble du SRU. Les fermes recensées peuvent exploiter des terres en dehors du SRU, alors que certaines terres agricoles d’un SRU peuvent être exploitées par un agriculteur qui n’y réside pas. De plus, ces données ne fournissent aucune indication sur les superficies urbanisées, forestières ou en milieux humides en dehors de celles appartenant à des fermes. En regard de notre cadre d’analyse, ces données ne permettent que de positionner les territoires sur un continuum allant des territoires très agricoles à ceux où l’agriculture a quasiment disparu, les territoires urbains ne pouvant pas être repérés avec elles. De plus, les données relatives aux prairies naturelles, ce que le recensement nomme « pâturages naturels » pour les distinguer des pâturages ensemencés, n’ont pas été recensées de manière similaire au cours du temps. Ainsi, nos analyses passent sous silence une occupation des sols, à savoir les prairies naturelles utilisées pour le pâturage, qui pouvaient a priori occuper des superficies importantes, dans les années 1950.

Les limites spatiales des SRU ont été créées pour chacune des années d’étude dans un système d’information géographique. Afin d’obtenir une image plus juste de l’étendue de l’occupation agricole du territoire, nous avons rapporté l’ensemble des données à ce que nous avons appelé un « écoumène agricole potentiel » (ci-après désigné « écoumène »), soit la superficie terrestre des SRU pouvant potentiellement être utilisée pour l’agriculture (figure 2). Cet écoumène a été délimité par une zone tampon de 2  km de part et d’autre du réseau routier québécois de 2001, de laquelle nous avons soustrait les lacs et cours d’eau[3]. Les variables choisies du recensement agricole ont été liées à l’écoumène des SRU dans le système d’information géographique et exprimées en pourcentage de la superficie de l’écoumène ou en densité d’occupation (tableau 1).

Enfin, comme les limites des SRU évoluent dans le temps avec les limites municipales et l’agriculture, des entités spatiales communes pour les trois années ont été générées en vue de l’analyse typologique (figure 2). Au final, de 1 120 SRU en 1951, 899 en 1981 et 662 en 2011, le nombre d’entités spatiales communes est de 626 pour les trois années.

TABLEAU 1

Variables retenues pour décrire l’occupation agricole et l’agriculture en 1951, 1981 et 2011

Variables retenues pour décrire l’occupation agricole et l’agriculture en 1951, 1981 et 2011

*Cette variable correspond à la somme des superficies en luzerne et en autres cultures fourragères du recensement agricole canadien.

** Ces variables ne sont disponibles que pour les recensements de 1981 et de 2011 puisque ces deux cultures étaient quasi inexistantes en 1951, et donc non recensées.

*** Les cases en gris désignent les variables retenues pour l'analyse typologique.

Source : Statistique Canada, 1953, 1982 et 2012 | Conception : Ruiz, 2019

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Analyse des données

Les variables retenues ont fait l’objet d’une analyse descriptive et cartographique visant à dresser un portrait des grandes transformations de l’occupation des terres agricoles à l’échelle du Québec (tableau 2) (Ruiz, 2019). Ces analyses ont servi à sélectionner les variables pour la création de la typologie. Celles retenues sont représentatives de l’occupation dominante des terres agricoles et présentent des évolutions spatiotemporelles différentes. Pour les types de culture, nous avons retenu celles qui avaient occupé plus de 10 % des superficies des terres en culture du Québec à au moins l’une des trois années, tout en nous assurant que leur somme couvrait plus de 75 % des terres en culture de la province. Au terme de cet exercice, 5 indicateurs représentant 13 variables ont été sélectionnés pour l’analyse typologique : superficies totales en culture, superficies en avoine et en culture fourragère de 1951, 1981 et 2011, superficies en maïs-grain et en soya de 1981 et de 2011 (tableau 1). Un tableau de données de 626 entités spatiales en ligne et de 13 variables descriptives de l’occupation agricole en colonne a ainsi été utilisé pour créer la typologie. Les autres variables (densité de fermes, de porcs ou de vaches, superficies en pâturages ensemencés, etc.) ont été utilisées comme variables complémentaires pour caractériser et valider les types construits. Ces variables complémentaires sont susceptibles soit de fournir quelques hypothèses pour expliquer les types construits compte tenu, par exemple, du poids historique des productions laitière et porcine, soit de fournir une image plus fine de l’occupation des terres agricoles, sans pour autant présenter de variations spatiotemporelles majeures. Elles ont notamment contribué à la dénomination des types.

FIGURE 2

Illustration des étapes de traitement des données spatiales autour de la ville de Québec

Illustration des étapes de traitement des données spatiales autour de la ville de Québec
Source : Statistique Canada, 1953, 1982 et 2012 Conception : Ruiz, 2019

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TABLEAU 2

Quelques données sur l’évolution de l’agriculture au Québec, 1951, 1981 et 2011

Quelques données sur l’évolution de l’agriculture au Québec, 1951, 1981 et 2011
Source : Statistique Canada, 1953, 1982 et 2012 | Conception : Ruiz, 2019

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En vue de l’élaboration de la typologie, les données ont fait l’objet d’une analyse de groupement hiérarchique. Même si d’autres méthodes auraient pu être utilisées, comme une analyse en composantes principales, cette analyse a été choisie compte tenu du petit nombre de variables sélectionnées et parce qu’elle a déjà montré l’intérêt qu’elle présente pour l’analyse spatiotemporelle des paysages (Ruiz et Domon, 2009). Plutôt que de mettre en évidence des trajectoires d’évolution (Dussol et al., 2004 ; Bermond, 2006 ; Preux, 2019), notre analyse se rapproche davantage de « l’analyse des histoires » (Benzecri, 1973, dans Paulus, 2004). Elle est appuyée sur le calcul d’un indice de similarité avec la distance de Gower et utilise l’algorithme de Ward (Legendre et Legendre, 2012). Toutes les analyses ont été réalisées avec le paquet Cluster (v.2.0.6 ; Maechler et al. 2017) sous R (v.  3.3.3 ; R Development Core Team, 2005). Cette analyse groupe des objets, ici les entités spatiales communes aux trois années d’étude, sur la base de la similarité entre les variables choisies pour les caractériser, ici 13 variables d’occupation agricole. L’algorithme de Ward permet de minimiser la variance à l’intérieur des regroupements et, donc, de maximiser leur homogénéité. Pour déterminer le nombre de groupes utilisés pour la typologie, nous avons choisi de retenir un nombre de groupes gérable (ni trop petit, ni trop grand) que nous avons confronté à l’analyse cartographique préliminaire (Ruiz, 2019). Au final, nous proposons ici une typologie en quatre groupes et huit sous-groupes [4].

Résultats

L’analyse typologique synthétise et simplifie les caractéristiques de l’occupation des terres agricoles de 1951, 1981 et 2011. Les huit types de territoires sont regroupés en quatre grands types (figure 3). Ils sont nommés en fonction de l’ampleur de l’occupation agricole de l’écoumène, des évolutions de cette occupation, et selon leurs associations avec des densités de cheptel laitier et porcin distinctives. Ces densités de cheptel revêtent un caractère explicatif des évolutions de l’occupation des terres agricoles. En effet, au Québec, les cultures servent essentiellement pour l’alimentation animale (cultures fourragères pour les vaches ; maïs et soya pour les porcs), et les productions laitières et porcines sont les deux principales productions animales au cours de la période d’étude (Ruiz, 2019).

Les territoires en intensification désignent ici une intensification dans l’utilisation agricole des terres qui se traduit par une augmentation des terres en culture et, au sein de cette augmentation, une diminution des cultures fourragères au profit des cultures à grands interlignes (maïs-grain, soya). Ce processus est à distinguer de l’intensification des pratiques agricoles qui, elle, a lieu partout sur le territoire. Les territoires en déprise désignent ceux marqués par une disparition de l’agriculture.

FIGURE 3

Types de territoires agricoles au Québec

Types de territoires agricoles au Québec

Les données sont présentées sur l'écoumène agricole potentiel (2 km de part et d'autre du réseau routier) des entités spatiales communes

Source : MELCC, 2018 | Conception : Ruiz, 2019

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Ces types illustrent un gradient d’occupation agricole caractéristique du Québec, avec, à une extrémité, des territoires où l’agriculture occupe plus de 92 % des superficies de l’écoumène qui s’associe aux plus fortes densités de fermes (type A1, figures 3 et 4) et, à l’autre extrémité, des territoires où elle représente 12 % de ces superficies en 2011 avec les plus faibles densités de fermes (type D ; figures 3 et 4). Ces types se distinguent aussi par leur répartition spatiale : les types A et B sont majoritairement situés dans les basses terres du Saint-Laurent, alors que les types C et D dominent dans les Laurentides, les Appalaches et les basses terres de l’Abitibi (figure 3).

Deux dynamiques d’évolution opposées entre 1951 et 2011 accentuent les différences entre les types : les types A et  B se caractérisent par une augmentation des terres en culture entre 1951 et 2011, alors que c’est une diminution de ces terres en culture qui marque les types C et D, surtout entre 1951 et 1981. Ces dynamiques sont accompagnées de tendances similaires dans tous les groupes, mais dont l’ampleur varie : diminution des superficies des pâturages ensemencés et augmentation des cultures de maïs-grain et de soya.

FIGURE 4

Superficies totales des fermes et les densités de fermes des types de territoires agricoles

Superficies totales des fermes et les densités de fermes des types de territoires agricoles
Conception : Ruiz, 2019

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Type A  : les territoires très agricoles

Les « territoires très agricoles » (type A) se retrouvent uniquement dans le sud des basses terres du Saint-Laurent. On y distingue des territoires très agricoles en « intensification porcine marquée » (type A1) et des territoires très agricoles en « intensification marquée » (type A2). Ils occupent une faible part de l’écoumène, respectivement 2 % et 4 %.

Plusieurs traits distinctifs singularisent l’écoumène du type A1. Les superficies agricoles totales ont occupé plus de 90 % de l’espace depuis 1951 et cette part s’est maintenue jusqu’en 2011 (figure 4). Les terres en culture ont augmenté leur emprise de 20 % entre 1951 et 2011, au détriment des pâturages ensemencés, mais aussi des « autres » terres agricoles (prairies naturelles, boisés, milieux humides, etc.) (figure 5). C’est le seul type pour lequel on observe ce phénomène. L’ampleur des changements dans les cultures est aussi frappante. En 2011, les cultures de maïs-grain et de soya occupent quelque 60 % de l’écoumène, faisant en sorte que les cultures fourragères et l’avoine ont quasiment disparu. C’est également le type marqué par l’arrivée massive du maïs-grain, dès 1981, une culture connue pour avoir fait son apparition dans la région de Saint-Jean-sur-Richelieu dans les années 1950 (Brouillette-Paradis, 2010). Enfin, alors qu’en 1951 ce type possédait les plus fortes densités de cheptel laitier, en 2011 ces densités sont parmi les plus faibles des types. Par contre, la densité de cheptel porcin est la plus importante dès 1981 (figure 6). Autrement dit, de nombreuses fermes de ce type se sont orientées vers la production porcine entre 1951 et 1981 ; localement de 30 % à 50 % des fermes produisent des porcs, en 2011.

Le type A2 dit en « intensification marquée » se caractérise par le maintien des superficies occupées par les terres en culture autour de 60 % de l’écoumène sur la période d’étude et, comme le type précédent, par une forte croissance des cultures de maïs-grain et de soya, qui occupent 45 % de l’écoumène en 2011. Ces croissances se font principalement au détriment des cultures fourragères et des cultures d’avoine. Ce type se distingue du précédent par une diminution des superficies totales des fermes depuis 1951. Alors que les fermes possédaient 94 % de l’écoumène en 1951, cette part tombe à 72 % en 2011. Ce sont surtout les pâturages ensemencés et les « autres » terres agricoles (prairies naturelles, boisés, milieux humides, etc.) (figure 5) qui disparaissent de l’écoumène. Cette diminution pourrait être attribuée à l’urbanisation pendant la période 1951-1981 (Bernier, 2018) ainsi qu’à l’abandon des activités agricoles sur les pâturages qui se sont avérés des terres peu propices aux cultures annuelles comme celles du maïs-grain et du soya (Domon et Bouchard, 2007). Ces hypothèses tendent à être confirmées par le fait que ce type est associé à une chute radicale des cheptels laitiers qui utilisaient les pâturages et se nourrissent de fourrages (figure 6). Le cheptel porcin y a, quant à lui, connu une augmentation appréciable, quoique moindre que celle du type A1. Il semble donc que les fermes de ce type, tout en diminuant au cours du temps, soient nombreuses à s’être orientées vers les grandes cultures et, dans une moindre mesure, vers la production porcine.

FIGURE 5

Occupation des terres selon les types de territoires agricoles

Occupation des terres selon les types de territoires agricoles
Conception : Ruiz, 2019

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FIGURE 6

Densités de cheptel laitier et porcin des types de territoires agricoles

Densités de cheptel laitier et porcin des types de territoires agricoles
Conception : Ruiz, 2019

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Type B : les territoires agricoles

Le type B regroupe des « territoires agricoles » situés majoritairement dans les basses terres du Saint-Laurent, aux pourtours du type A et plus au nord, mais aussi, localement, le long du littoral du Bas-Saint-Laurent, aux pourtours du lac Saint-Jean et dans le Témiscamingue. Là encore, les types de ce groupe occupent de faibles superficies de l’écoumène agricole du Québec : 3 % pour les types B1 et B2, 2 % pour le type B3. Les terres en culture y ont connu une légère augmentation depuis 1951, occupant aux alentours de 50 % de l’écoumène agricole au cours de la période.

Le type B1 « intensification porcine et laitière modérée » se distingue par la présence, en 2011, d’environ 20 % de cultures fourragères, qui côtoient quelque 20 % de surfaces en maïs-grain et soya (figure 5). Sur ces territoires, les cultures fourragères se sont donc relativement bien maintenues. Cette situation est d’ailleurs associée aux densités les plus élevées de cheptel laitier de tous les types, en 2011, de même qu’à des densités de cheptel porcin similaires aux territoires en intensification porcine marquée (types A1, figure 6).

Les territoires dits en « intensification modérée » (type B2) ont connu des évolutions similaires à ceux en intensification marquée (type A2), mais avec une ampleur moindre. Autrement dit, les cultures de maïs-grain et de soya ont pris, en 2011, plus de place au profit des cultures fourragères, comparativement au type précédent. Cette tendance est associée à une chute importante du cheptel laitier, bien que celui-ci occupe la troisième place parmi les différents types, en 2011. Quant à la densité du cheptel porcin, son augmentation a été modérée sur la période alors qu’elle a été multipliée par six par rapport à 1951.

Les territoires caractérisés comme étant en « intensification laitière modérée » portent, quant à eux, des traits marqués. D’abord, ce sont eux qui occupent localement des régions en dehors des basses terres du Saint-Laurent (figure 3). Ensuite, ce sont les seuls territoires à avoir connu une augmentation des cultures fourragères depuis 1951 (de 19 % à 25 %) (figure 5), et les cultures de maïs-grain n’y occupent toujours que de très faibles superficies en 2011 (2 % en moyenne bien que ce chiffre soit probablement sous-estimé en raison des règles de confidentialité des données de Statistique Canada). Ce type est associé à de faibles densités de cheptel porcin (en diminution) et à des densités de cheptel laitier qui y sont toujours importantes en 2011, comparativement aux autres types.

Type C : les territoires moyennement agricoles

Le type C est caractérisé « territoires moyennement agricoles ». Il regroupe des territoires localisés essentiellement dans les piedmonts des Appalaches et des Laurentides (figure 3). Les superficies totales des fermes, des pâturages ensemencés et des terres en culture y ont connu des diminutions au cours de la période d’étude. L’agriculture devient donc progressivement de moins en moins visible dans le paysage de ces territoires. La typologie conduit à y distinguer des territoires en « déprise laitière douce », qui occupent 12 % de l’écoumène, et des territoires en « déprise douce », qui s’y étendent sur 13 %.

Le type C1, dit en « déprise laitière douce », vient en quelque sorte entourer spatialement les territoires très agricoles et agricoles (figure 3). On y a vu les superficies totales des fermes diminuer de 34 % entre 1951 et 2011, passant de 83 % à 48 % des superficies de son écoumène (figure 5). Dans ce chiffre, ce sont surtout les « autres » terres agricoles (prairies naturelles, boisés, milieux humides, etc.) et les pâturages ensemencés qui ont disparu, alors que les terres en culture n’ont diminué que de 6 %. En d'autres termes, de nombreuses fermes ont disparu de ces territoires et celles restantes se sont agrandies en maintenant la majorité des terres en culture. Les cultures fourragères y sont encore assez présentes en 2011 (13 % des superficies de l’écoumène) même si le maïs-grain et le soya ont fait leur apparition, surtout entre 1981 et 2011, pour s’étendre sur quelque 8 % de l’écoumène. D’ailleurs, ce type est associé à des densités de cheptel laitier pouvant être caractérisées de moyennes, pour 2011. Bien qu’en augmentation depuis 1951, les densités de cheptel porcin restent faibles cette même année.

Les territoires moyennement agricoles en « déprise douce » (type C2) encerclent, de manière générale, les types précédents (figure 3). Ils concernent aussi la métropole de Québec[5]. Ces territoires ont connu des tendances d’évolution similaires au type C1, mais s’en distinguent par une agriculture moins présente, quelle que soit l’année d’étude. Les croissances des cultures de maïs-grain et de soya y ont aussi été moindres, faisant en sorte que les terres en culture continuent d’être dominées par les cultures fourragères, en 2011. De plus, les densités de cheptel laitier y ont connu des chutes importantes depuis 1951 et sont faibles en 2011, comparativement aux autres types. Quant au cheptel porcin, il a connu des augmentations très modestes et reste faible en 2011. Ces tendances indiquent que les fermes de ces territoires ont abandonné la production laitière entre 1951 et 1981, et que celles restantes, de moins en moins nombreuses, se sont dirigées vers d’autres types de production.

Type D : les territoires faiblement agricoles

Le type D regroupe les territoires faiblement agricoles. Il occupe l’ensemble des marges de l’écoumène agricole, ainsi que des centres urbains comme Montréal et Trois-Rivières. Il couvre à lui seul 62 % de l’écoumène agricole, même si ce chiffre est probablement surestimé. Faiblement agricoles en 1951, ces territoires avaient déjà connu, en 1981, une diminution importante de l’agriculture, diminution qui se poursuit jusqu’en 2011. Alors que les superficies totales des fermes y occupaient en moyenne 42 % de l’écoumène en 1951, elles ne couvrent plus que 12 % de celui-ci en 2011 : 30 % des terres de 1951 n’appartiennent plus à des fermes. Les paysages agricoles ouverts tendent donc à disparaître de ces territoires. Les cultures fourragères ainsi que les cultures à petits interlignes (avoine, blé, orge) ont toujours dominé l’espace cultivé. Quant aux fermes laitières, déjà peu présentes en 1951 comparativement aux autres types, elles tendent aussi à disparaître.

Discussion

Cette analyse offre un portrait des types de territoires selon leur occupation des terres agricoles en 1951, 1981 et 2011. Chaque type relate ainsi, en la simplifiant, l’histoire de l’occupation des terres agricoles du Québec. Ces résultats confirment d’autres analyses tout en apportant des éclairages inédits. Ce faisant, ils suscitent des questions nouvelles pour mieux comprendre les forces qui ont modelé ces changements.

Avant tout, il importe de garder à l’esprit que notre analyse est concentrée sur cinq indicateurs qui représentent l’occupation dominante des terres agricoles du Québec. Les types de culture considérés sont avant tout le reflet des productions les plus importantes, soit les productions laitière et porcine, ainsi que les grandes cultures. Les superficies de terre en culture constituent toutefois un indicateur qui englobe différents types de production végétale. Localement, d’autres types de territoires pourraient probablement être mis en évidence avec des indicateurs différents, par exemple des concentrations spatiales de cultures maraîchères, de petits fruits (bleuets, canneberges, etc.) ou encore de production avicole. Avec des périodes d’analyse sur 30 ans, cette étude met également l’accent sur les tendances lourdes d’évolution, mais occulte les évolutions plus fines qui ont pu se produire entre les années à l’étude. Preux (2019), par exemple, a mis en évidence le fait que des évolutions sur des pas de temps très courts, à une échelle fine, pouvaient localement être en rupture avec les évolutions dominantes. Également, les choix méthodologiques effectués pour construire la typologie simplifient les dynamiques d’intensification ou de déprise. Autrement dit, localement, des dynamiques plus prononcées existent dans chacun des types.

Les multiples visages de l’intensification et l’ampleur de la déprise

Les résultats montrent des territoires qui se positionnent sur un gradient d’occupation agricole qui était présent dès les années 1950 et dont les caractéristiques internes se sont modifiées au cours de la modernisation, au point de se différencier. Comme cela a été relevé en Europe (van Vliet et al., 2015), la modernisation agricole a eu tendance, au Québec, à accentuer les différences entre les territoires et à engendrer des territoires aux dynamiques contrastées. Ces résultats rejoignent ceux de nombreuses autres études ayant mis en évidence le fait que – au cours de la modernisation à tout le moins – l’agriculture conventionnelle a eu tendance à se concentrer dans les territoires aux conditions naturelles favorables et proches des marchés, et à quitter les autres territoires (Fjellstad et Dramstad, 1999 ; Brown et Schulte, 2011). Les résultats offrent aussi un portrait plus global de l’ampleur spatiale des effets des transformations des activités agricoles. Trois éléments sont particulièrement marquants.

Le premier concerne la diversité des visages des territoires marqués par une intensification alors que la typologie distingue cinq types pour ces territoires (types A et B). Ces types représentent des paysages de plus en plus cultivés, qui prennent deux visages distincts au plan de l’occupation des terres agricoles. L’un est dominé par les cultures à grands interlignes (maïs-grain, soya ; type A1, A2, B1, B3) alors que l’autre continue à l’être par les cultures fourragères (type B3). Alors que le premier avait déjà été esquissé (Ruiz et Domon, 2005), l’autre est nouveau et il surprend d’autant plus qu’il concerne principalement des territoires situés en dehors des basses terres du Saint-Laurent, plus éloignés des marchés et avec des conditions naturelles a priori moins favorables à la pratique de l’agriculture.

Le deuxième élément marquant concerne la diversité des histoires d’occupation des sols agricoles dans les basses terres du Saint-Laurent. C’est effectivement dans cette région qu’on trouve la plus grande diversité de types, ce qui rejoint les analyses effectuées par Jobin et al. (2014). Cette région concentre à la fois la majorité des territoires en intensification, les métropoles et, dans sa partie nord, des localités en déprise.

Enfin, c’est l’ampleur des superficies occupées par les territoires moyennement et faiblement agricoles qui est particulièrement marquante pour le Québec. Les types C2 et D, qui occupent 75 % de l’écoumène, sont les plus concernés par une déprise. Plus forte sur la période 1951‑1981, elle n’a toutefois jamais cessé de progresser.

Comprendre les forces derrière la différenciation des territoires

Au XIXe siècle, von Thünen insistait sur le rôle de la fertilité des sols, de la distance des marchés fournisseurs de débouchés pour les produits agricoles, des coûts de production et des impôts, ainsi que du prix de vente des produits agricoles pour expliquer la répartition spatiale des productions en cercle concentrique autour de la ville-marché (von Thünen, 1851/2012). Depuis, économistes, agronomes, géographes et écologues se sont intéressés à l’organisation spatiale des activités agricoles (O’Kelly et Bryan, 1996 ; Mignolet et al., 2007 ; Marie et al., 2014). Les chercheurs qui ont plus spécifiquement essayé de comprendre les formes d’occupation des terres agricoles et leurs changements reconnaissent aujourd’hui que des rapports complexes s’établissent à un moment donné entre un ensemble de forces agissant à des échelles spatiales différentes (van Vliet et al., 2015 ; Bürgi et al., 2017) : les conditions naturelles (relief, sol, climat) ; la distance des marchés ; les politiques et institutions agricoles ; l’évolution des marchés internationaux ; les innovations techniques ; les dynamiques démographiques (par exemple, l’arrivée de populations néorurales) ; les dynamiques locales (dynamisme des acteurs, présence de traditions qui peuvent expliquer la présence d’une filière de production dans un territoire) ; les agriculteurs (valeurs, comportements) ; etc.

Les rapports entre ces forces évoluent dans le temps alors que certaines peuvent tantôt accélérer, moduler ou inhiber les effets des autres forces. Au Québec, pour expliquer la croissance des cultures annuelles dans l’extrémité sud des basses terres du Saint-Laurent, Domon et Bouchard (2007) ont insisté sur les effets accélérateurs, au cours des années 1960 et 1970, de la demande mondiale pour les céréales, des politiques agricoles québécoises, des innovations technologiques, telles que le développement de nouveaux cultivars de maïs-grain et le drainage souterrain, et la présence de conditions agroclimatiques favorables. La mise en évidence de huit types de territoires montrant des occupations des terres agricoles différentes suggère ici que les rapports entre les diverses forces ont pu être différents au sein de chacun des types. Chercher à les comprendre constitue un vaste chantier de recherche à poursuivre dans l’optique de contribuer au développement d’une théorie des forces motrices des changements d’occupation et d’utilisation des terres (Bürgi et al., 2017). La typologie proposée dans cet article fournit pour cela un premier cadre spatial pour orienter les recherches futures. Les caractéristiques et localisations des types permettent, dès à présent, de soulever quelques hypothèses sur des rapports entre des forces susceptibles d’avoir joué un rôle majeur dans les types établis, et qui restent à comprendre. Nous nous limiterons ici à quatre ensembles d’hypothèses.

D’abord, les patrons spatiotemporels mis en évidence suggèrent un caractère systémique pour l’ensemble. Ainsi, alors que la production était surtout présente dans les types A1, A2 et B1 en 1951, en 2011, on trouve les plus fortes densités de cheptel laitier dans les types B et, dans une moindre mesure, dans le type C1. En même temps qu’une diminution du cheptel laitier caractéristique de l’augmentation de la productivité moyenne par vache, ces résultats illustrent un déplacement de la production laitière sur le territoire. La spécialisation en grandes cultures et élevage porcin des fermes des types A1 et A2 au cours de la période semble ainsi avoir eu pour effet de repousser la production laitière plus au nord. L’ensemble des forces déterminé par Domon et Bouchard (2007) pourrait alors avoir eu un impact sur les transformations qui se sont produites ailleurs sur le territoire, en permettant aux propriétaires de fermes laitières d’acheter les quotas de celles qui s’orientaient vers les grandes cultures. Autrement dit, les forces agissant dans les territoires très agricoles influenceraient celles des territoires voisins – agricoles et moyennement agricoles – en contribuant au déplacement des productions.

Cependant, la production laitière a réussi à maintenir son emprise sur la majorité des types établis et elle constitue encore aujourd’hui une production qui contribue largement à l’occupation du territoire québécois. Elle aurait donc été moins sélective que d’autres productions pour sa localisation. Plusieurs facteurs liés au poids historique de cette production, ainsi qu’aux politiques et institutions qui l’encadrent, pourraient avoir joué sur les dynamiques observées. Tout d’abord, rappelons qu’en 1951, l’industrie laitière est la principale spécialisation du Québec. Montréal constitue alors le plus important marché laitier de la province, et de nombreux villages ont une beurrerie qui assure la transformation du lait (Perron, 1980). Le poids de la production laitière en 1950 pourrait ainsi avoir engendré une sorte de résilience spatiale, changer de production étant un risque qui se prend souvent au moment de la relève et qui a de lourdes implications financières pour les producteurs. Ensuite, la mise en place, en 1970, d’un système de gestion de l’offre faisant en sorte que les revenus des exploitations ne sont pas affectés par la volatilité des prix pourrait constituer un élément sécurisant pour les producteurs, les incitant à demeurer dans cette production[6]. Enfin, en maintenant la collecte du lait partout sur le territoire québécois, ce système pourrait avoir stimulé le maintien de la production laitière sur une grande partie du territoire québécois, notamment dans les régions plus éloignées des marchés. Combiné aux conditions naturelles qui demeurent propices dans de nombreuses régions, à la diffusion des innovations techniques (ex. : robot de traite) et aux comportements des exploitants, le système de mise en marché collective qui régit la production laitière pourrait donc avoir eu un effet stabilisateur dans l’occupation des sols agricoles du Québec.

Du côté des territoires moyennement et faiblement agricoles, deux phases de déprise différentes les ont traversés : l’une forte, entre 1951 et 1981, et la seconde plus douce, entre 1981 et 2011 (type C2 et D). Si les tendances observées au cours de la première période s’étaient poursuivies, l’agriculture serait aujourd’hui probablement quasi disparue de ces territoires. Ce freinage au cours de la seconde période pourrait être associé, là aussi, à un effet stabilisateur de la politique agricole joué, cette fois, par le programme de soutien du revenu et de compensation des pertes de production, mis en place en 1975 sous le nom d’ASRA. Dans ces régions, les productions laitière et porcine n’ont jamais été très importantes. Par contre, d’autres productions comme l’agneau, ainsi que les bovins et veaux de boucherie pourraient occuper une part importante des fermes en profitant de coûts du foncier plus faibles dans des conditions agroclimatiques favorables à ce type de production. Comme le relevait Debailleul (2014), l’ASRA a versé des compensations récurrentes pour ces productions, du fait que les coûts assumés par les producteurs dépassaient systématiquement les recettes du marché. De plus, l’engouement plus récent pour les circuits courts, la viticulture et le renouveau apporté à la pomiculture par le cidre de glace, autant de productions et de modes de mise en marché qui échappent en grande partie aux politiques agricoles, pourrait aussi contribuer à ce frein à la déprise agricole dans ces territoires.

La mise en évidence de territoires en intensification porcine invite, quant à elle, à se questionner sur d’autres facteurs, notamment les dynamiques locales soutenant celles de grappe (cluster). En effet, comment expliquer que la production porcine se trouve surtout concentrée dans deux types de territoires (type A1 et B1) ? Des enquêtes menées auprès des producteurs porcins au sud de Saint-Hyacinthe ont révélé qu’après la mise en place des quotas laitiers, dans les années 1970, et comme toutes les fermes avaient à la fois des vaches et des porcs dans les années 1950-1960, plusieurs producteurs de la région ont fait le choix de cette production, jugée moins contraignante que la production laitière, en terme de travail (Ruiz et Domon, 2012). D’autres ont imité le voisin, attiré par un modèle différent. Ces choix ont été soutenus par les politiques agricoles, stimulés par l’ouverture des marchés mondiaux et de nouvelles normes sanitaires qui allaient notamment interdire de produire lait et porc dans les mêmes bâtiments (Morisset, 2016). Ainsi, ces types pourraient bien être nés d’une autre combinaison de forces accélératrices : des conditions naturelles propices aux cultures dont les porcs se nourrissent (maïs-grain et soya) ; des innovations techniques (développement de nouveaux cultivars) ; des dynamiques locales qui ont créé des bassins de production spécialisés tels des grappes, des politiques agricoles (ASRA, assurance récolte, volonté exportatrice) ; et des marchés mondiaux qui ont incité à la croissance.

Conclusion

Cette recherche fournit un portrait des impacts spatiaux associés aux transformations des activités agricoles durant la modernisation. Elle permet de prendre la mesure des divers visages de l’intensification et de l’ampleur de la déprise qui traversent toujours le territoire québécois. Néanmoins, certaines dynamiques spatiales, comme l’urbanisation, ne sont pas pleinement saisies par notre recherche. En outre, plusieurs productions agricoles (cultures maraîchères, arboriculture, production avicole, etc.) n’y sont pas intégrées, du fait de la non-disponibilité des données sur le temps long. C’est donc dire que cette étude appelle à un approfondissement à un double niveau.

D’une part, un travail de détermination des dynamiques spatiotemporelles de localisation des diverses productions agricoles dans le contexte québécois reste à être entrepris. D’autre part, notre portrait fournit un premier cadre spatial pour de futures recherches afin de comprendre certaines forces motrices des changements dans l’occupation et l’utilisation des terres agricoles. Quatre hypothèses qui rendent compte de la manière dont certains rapports entre ces forces pourraient façonner l’occupation des terres ont été posées. Elles pointent notamment vers une meilleure compréhension du rôle joué par les politiques et institutions agricoles québécoises. Celles mises en place à partir des années 1970 semblent, pour de nombreux territoires, avoir eu un effet stabilisateur de l’occupation des terres. Néanmoins, elles ont aussi accéléré des changements draconiens, avec une intensification marquée de l’utilisation agricole des terres dans le sud de la province, contribuant par là-même à concentrer les externalités négatives de l’agriculture sur l’environnement. C’est donc dire qu’au sein de ces politiques, certains systèmes tendent à produire des effets opposés sur l’occupation des terres. Plus globalement, c’est à une compréhension systémique des jeux des forces motrices à travers le temps que cette étude appelle. Pour cela, elle contribue à la détermination de types de territoires au sein desquels mener des investigations approfondies.