Comptes rendus bibliographiques

PETIT, Emmanuelle (2016) Se souvenir en montagne. Guide, pierres et places dans les Alpes. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 240 p. (ISBN 978-2-70612-570-6)[Record]

  • Justine Gagnon

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  • Justine Gagnon
    Département de géographie, Université Laval, Québec (Canada)

Les questions mémorielles et identitaires qui traversent et animent nos sociétés reposent en partie sur la manière dont les valeurs et les récits qu’elles convoquent sont rendus visibles dans l’espace public. Les configurations spatiales qui assurent aux souvenirs une forme de pérennité se trouvent en effet au coeur des processus de construction et d’affirmation identitaire alors qu’elles modulent le rapport au monde, à soi-même et aux autres. Loin d’être neutre, la quête de mémoire devient celle, plus large, de la transmission des valeurs présumées de nos sociétés et de la consolidation d’événements jugés fondateurs de nos identités. À travers la production et le placement d’artéfacts du souvenir, la mémoire permet ainsi à tous et chacun de se raconter, si ce n’est d’énoncer la place qu’ils et elles occupent – ou souhaitent occuper – dans le monde. Le lieu de mémoire devient miroir de l’appartenance au collectif, si ce n’est créateur de sens commun. Ce sont ces idées que développe et approfondit Emmanuelle Petit, dans son ouvrage intitulé Se souvenir en montagne. Guide, pierres et places dans les Alpes. Prenant pour objet les artéfacts mortuaires assurant la mise en mémoire des morts en montagne, l’auteure nous invite à mettre en question le rôle et la vocation de ces pratiques commémoratives, à la fois témoins et vecteurs d’une identité montagnarde. Appelant à la mémoire les exploits et les drames de ceux et celles qui ont tenté l’ascension des sommets alpins, ces monuments, arborant chacun à sa manière la figure de la montagne, font en sorte, d’une manière distinctive, de rendre visible le souvenir des défunts, mais jettent surtout un éclairage singulier sur la manière dont l’identité s’exprime et se négocie par la spatialisation de la mémoire. Les jeux de placement et d’emplacement qui se jouent dans les discours méticuleusement consignés par Petit révèlent ainsi l’insuffisance de l’objet seul comme support d’une mémoire collective ; l’emplacement que tient cet objet et la place qu’on lui confère sont tour à tour garants de sa légitimité. Le livre se structure autour de trois grands thèmes, qui se déclinent à la manière de variations autour d’un même objet d’étude. Après avoir retracé, dans le plus fin détail, la genèse et la diffusion de ces pratiques commémoratives dans les Alpes, l’auteure se penche, dans un premier temps, sur la légitimité des emplacements du souvenir (variation 1), telle qu’elle s’articule au sein des récits produits par les guides de haute montagne de la Compagnie de Chamonix. Le sens que ces guides confèrent aux différents « emplacements » des artéfacts révèle un étonnant ordonnancement des « places » qui sont dédiées au souvenir des morts. Tous les espaces ne sont pas prompts à accueillir la mémoire des défunts, de même que tous les défunts ne sont pas appelés à être commémorés en ces mêmes espaces. Exposant notamment les réserves que suscite chez les guides l’installation de plaques commémoratives le long des sentiers en montagne, Petit met en évidence les tensions que peuvent générer les vocations plurielles d’un même lieu. Perçue par les guides comme un espace de vie, la montagne se trouve en quelque sorte ternie par celui, plus sombre, de la mort. De la même manière, les défunts dont le rôle social ne se trouve pas validé par le collectif, ne devraient bénéficier que d’une visibilité restreinte, plus intime. Cette première variation dévoile ainsi l’existence de normes, implicites et explicites, qui règlent la reconnaissance symbolique des emplacements et dictent la désignation des places que peuvent – ou non – occuper les disparus. Dans un deuxième temps, ce sont les jeux de placement se déployant au sein même …