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Introduction

Les dynamiques mémorielles et patrimoniales sont des enjeux structurant des processus de reconversion des anciens espaces industriels dégradés (Veschambre, 2008). La disparition de la fonction industrielle entraîne souvent la dilution d’un mode de vie et un effacement des marqueurs d’appropriation de la classe ouvrière dans les espaces en reconversion (Gravari-Barbas et Ripoll, 2010). Pourtant, même lorsque les groupes sociaux appartenant à cette classe ont disparu, la réémergence de cette mémoire et de marqueurs de cette identité dans les processus de reconversion urbaine revêt souvent l’enjeu de l’affirmation d’une image destinée à mettre en scène l’ancrage de l’espace en redéveloppement dans des racines singulières (Bailoni, 2008). Dans ces contextes, la mémoire devient un outil de stratégie de revalorisation urbaine (Bautès et Guiu, 2010), entendu ici comme un processus socialement situé (Gravari-Barbas et Ripoll, 2010) qui vise à investir des valeurs dans l’espace devant rendre celui-ci attractif dans un contexte de concurrence interurbaine à différentes échelles. Pourtant, considérée comme « phénomène social de reconnaissance individuelle et collective [qui] se construit dans la durée » (Di Méo, 2002 : 175), l’identité se fonde sur un rapport d’appropriation de l’espace et de constitution de lieux, de pratiques et de mémoires des individus et des groupes sociaux au sein de cet espace (Ibid.) – c’est-à-dire un processus qui agit à l’inverse de la logique politique et économique immédiate de la production urbaine (Lefebvre, 2000).

Dans cet article, nous analysons la manière dont les héritages industriels sont réappropriés, remobilisés ou détournés, à travers la construction de récits identitaires locaux visant la valorisation urbaine dans deux anciens quartiers industriels en reconversion, des récits qui s’ancrent dans des contextes sociohistoriques très différents.

La presqu’île de Caen (en Normandie) est un ancien espace industrialo-portuaire monofonctionnel, dégradé par suite d’un long processus de glissement des activités portuaires vers la mer, lequel a occasionné la perte de milliers d’emplois et la constitution de 20 ha de friches industrielles à proximité immédiate du centre-ville. À partir de 2002, la municipalité réalise un programme d’installation de bâtiments publics et culturels considérés comme des nécessités pour l’ensemble de l’agglomération. En 2010, est née l’idée d’un plan de reconversion générale de la presqu’île de Caen qui a pour but de transformer cet espace en quartier résidentiel et récréatif, au bord de l’eau (projet Caen Presqu’île).

À l’est de l’Allemagne, Leipzig est une ville qui a longtemps fait figure de « modèle » de décroissance urbaine en Europe (Florentin, 2010). La réunification allemande a précipité une crise industrielle et politique qui a entraîné la perte de près de 87 000 emplois industriels et le départ d’environ 100 000 habitants (18 % de la population) entre 1985 et 1998. Le district de Plagwitz, à l’ouest de la ville, illustre ce déclin. Entre 1990 et 1998, 20 000 emplois industriels disparaissent et la population passe de 13 000 à 8 120 habitants. À partir du début des années 2000, Plagwitz fait l’objet d’un processus de revalorisation urbaine de grande ampleur. L’accent est mis sur l’attractivité économique et culturelle du quartier, et les reconversions d’anciennes usines en lofts et ateliers d’artistes se multiplient. Le quartier connaît depuis 2010 une forte dynamique démographique (15 410 habitants en 2016) et un rayonnement culturel international.

Malgré l’absence de dynamiques mémorielles et identitaires endogènes, ces deux quartiers en cours de revalorisation urbaine se distinguent par l’émergence de récits identitaires qui ont pour effet – ou qui visent à produire – des représentations de l’espace dont l’objet est de valoriser l’image des quartiers et des projets urbains. À travers une analyse des discours et des productions iconographiques institutionnelles et médiatiques, ainsi que des dynamiques d’appropriation urbaine à Caen et à Leipzig, nous examinerons premièrement les modalités et les acteurs de la construction de ces récits ainsi que la manière dont ils mettent en scène les anciennes caractéristiques industrielles des deux quartiers. Dans un second temps, nous analyserons les processus d’instrumentalisation de ces récits au profit des dynamiques de valorisation urbaine.

Le réinvestissement des héritages industriels sur la presqu’île de Caen et à Plagwitz, aux sources de la construction de récits identitaires sélectifs

Ces deux quartiers en cours de requalification se caractérisent par l’émergence, à partir du début des années 2000, d’ensembles de représentations exogènes ayant pour effet d’affirmer leur ancrage dans des « identités urbaines » spécifiques. Au terme figé et essentialisant d’identité (Di Méo, 2002), nous préférerons celui de récit identitaire. Cette expression sous-entend que l’identité est construite à travers des discours qui proposent d’écrire ou de récrire l’espace et son histoire (Gervais-Lambony, 2004 ; Mace et Volgmann, 2018), et que cette identité est intégrée à des stratégies d’affirmation symbolique de la légitimité des acteurs dans l’espace prenant la forme de marquages et d’activations sélectives d’éléments mémoriels (Veschambre, 2008), bref, la forme de dynamiques d’appropriation construites socialement (Gravari-Barbas et Ripoll, 2010). Cette première partie compare les origines et les modalités de construction et d’inscription spatiale des récits identitaires sur la presqu’île de Caen et dans le quartier lipsien de Plagwitz.

La presqu’île de Caen : la construction d’un récit industrialo-portuaire par les pouvoirs publics comme outil de légitimation du projet urbain

Jusqu’au milieu des années 1990, la presqu’île de Caen est un espace portuaire et industriel situé à l’est du centre-ville. Cet espace est marqué par de nombreux stigmates : friches industrielles, insalubrité, bâti industriel détruit ou en mauvais état, etc. À partir du début des années 2000, sous l’impulsion de son maire, la municipalité de Caen entreprend de réaménager la pointe de la presqu’île et de jeter les bases de ce qui deviendra, à compter de 2010, un grand projet de « reconquête » (Société publique locale d’aménagement [SPLA] Caen Presqu’île). L’ambition est de créer un quartier multifonctionnel, partagé entre logements et services. Entre 2005 et 2015, s’érigent donc de grands bâtiments publics (École supérieure d’art et médias, bibliothèque municipale à vocation régionale, etc.) Les premiers programmes de logements voient le jour à la fin de 2018.

Le lancement du projet de revalorisation globale de la presqu’île de Caen, à partir de 2010, s’accompagne de l’émergence d’un récit autour d’une identité industrialo-portuaire de la ville, dont la presqu’île serait la principale origine et que le projet urbain viserait à réactiver. Cet enjeu est mis en avant dès l’appel à projet qui préfigure les orientations de la revalorisation urbaine, puisque la première orientation majeure du cahier des charges prévoit de « développer l’identité industrialo-portuaire et fluviale » (SPLA Caen Presqu’île, 2018 : 14). Le plan guide adopté en 2010 reprend ainsi cet élément stratégique dès son introduction : « La presqu’île de Caen constitue un territoire géographique se déroulant de la ville centre jusqu’à la mer. Cette entité bordée de part et d’autre par l’Orne et le Canal n’est plus à justifier tant son évidence géographique, fonctionnelle, paysagère, historique lui confère une identité particulière » (MVRDV et al., 2010a : 5).

L’un des enjeux est de montrer que cet espace est un territoire historiquement construit autour de la dimension maritime et fluviale, et que celle-ci s’inscrit dans une identité ancienne et profonde de l’ensemble de la ville de Caen. Ainsi, la perte de fonction et le déficit actuel de dynamiques d’appropriation de l’espace, ainsi que les représentations négatives dont celui-ci fait l’objet, seraient dus à un oubli de cette dimension historique fondamentale de la ville portuaire. Cet argument est souvent invoqué par les élus et les promoteurs du projet. Par exemple, le vice-président chargé de la culture de la Communauté urbaine Caen la Mer déclarait, lors d’une réunion publique de présentation du projet urbain en juin 2016, que ce qui se joue avec la presqu’île :

C’est l’avenir de notre agglomération, qui revient un peu à ses fondamentaux, autour de l’Orne, autour du canal. On revient un peu à ce port qui s’est toujours démarqué dans le bon sens et qui avait été dans la modernité, aussi bien à l’époque médiévale en exportant la pierre de Caen que lors de la seconde révolution industrielle avec la [Société Métallurgique de Normandie] SMN[1] qui exportait en utilisant le canal.

En effet, l’histoire maritime de Caen remonte au XIe siècle, sous le règne de Guillaume le Conquérant, avec l’aménagement d’un port sur l’Orne. Puis, en 1857, un canal reliant Caen à la mer voit le jour, en application d’une volonté de l’État de renforcer la façade maritime de la Manche. Au début du XXe siècle, plusieurs armateurs fondent leur entreprise sur la presqu’île de Caen. Toutefois, dès les années 1920, la partie caennaise du canal n’est plus apte à recevoir les plus gros bateaux et l’activité portuaire se déplace vers la mer et les communes du nord de Caen. Le port de Caen décroît ainsi jusque dans les années 1990, où les activités portuaires sont quasiment abandonnées sur la partie caennaise de la presqu’île. Seul le port de plaisance, installé dans le bassin Saint-Pierre en 1986, témoigne encore, au début des années 2000, d’une activité portuaire (Raoulx, 1996).

Au regard du faible poids contemporain des activités économiques et industrielles, et de l’absence de processus concret d’identification, ce récit identitaire prend la forme de valorisation d’objets, « naturels englobants » (Fourny, 2008 : 108), et de traces matérielles du passé économique de l’espace concerné. La localisation géographique de l’espace de projet, entre l’Orne et le canal, constitue un des premiers éléments de mise en valeur de l’espace dont l’intitulé du futur quartier « Caen Presqu’île » constitue un indice fort. La présence de l’eau est fortement mise en avant dans les communications visant à (re)créer l’identité maritime et fluviale du site. Les éléments topographiques, comme le canal ou les bassins, dont « l’expression portuaire [serait] à valoriser dans l’usage » (MVRDV et al., 2010b : 5), sont convoqués comme témoins de cette identité historique. La toponymie des opérations de planification et d’aménagement reprend ainsi cette stratégie : « Zone d’aménagement concerté (ZAC) du Nouveau Bassin », salle de musique actuelle « Le Cargö », opération immobilière « Cap 360 »…

De même, la volonté affirmée de préserver les traces et de valoriser certains bâtiments témoignant du passé portuaire du site renforce cette stratégie de constitution d’un projet identitaire et lui donne des traductions programmatiques plus claires. Le projet urbain prévoit en effet des opérations de maintien ou plutôt de réutilisation des traces des anciennes emprises industrielles, à travers la transposition des formes des anciens bâtiments dans celles des futurs îlots d’habitation et la construction d’une promenade urbaine, nommée « parc des rails », sur les anciennes infrastructures de fret. Enfin, la construction du Jardin des traces (figure 1) a pour but de transformer certaines anciennes emprises en jardins, qui auront pour vocation d’affirmer le passé industrialo-portuaire de la presqu’île et de fournir des usages de loisir pour les futurs habitants.

FIGURE 1

Le Jardin des traces, une « valorisation » cosmétique des héritages industriels

Le Jardin des traces, une « valorisation » cosmétique des héritages industriels
Source : MVRDV et al., 2010b : 64-65

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Cependant, l’ensemble de ces opérations représente une faible emprise foncière – sur la ZAC du Nouveau Bassin, qui ne représente elle-même que moins d’un tiers du périmètre global du projet urbain – compte tenu de l’ampleur de la surface industrielle disparue (figure 2), et les héritages industriels, pourtant élevés au rang de marqueurs identitaires, ne sont considérés que comme des éléments fonciers, des « traces », abordés uniquement comme éléments d’activation d’un cadre de vie authentique et valorisé.

FIGURE 2

La presqu’île de Caen, une disparition de plus de 20 ha de surface industrielle

La presqu’île de Caen, une disparition de plus de 20 ha de surface industrielle
Conception : Girardin, 2019

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Le discours de valorisation d’éléments géographiques englobants généraux comme  l’eau ou le port  ou localisés comme le canal de Caen à la mer,  le paysage naturel des berges de l’Orne, agit donc comme élément stratégique « d’attestation de l’unité » (Fourny, 2008 : 108) et de la cohérence du territoire en mutation. Le projet urbain n’aurait plus pour objet d’inventer ce territoire, mais de le redécouvrir (Ibid.). Cette affirmation apparaît clairement dans la communication institutionnelle élaborée autour du projet. Le plan guide pose encore une fois les bases de cette stratégie, élevant la restitution de l’identité du territoire au rang de « valeur » cardinale du développement urbain : « Le coeur de la presqu’île est un secteur identitaire indéniable. Il possède le caractère post-industriel et portuaire caractéristique du territoire. C’est sur cette valeur forte que doit se développer le renouvellement urbain afin que puisse émerger un quartier en lien avec son histoire passée et ses enjeux futurs » (MVRDV et al., 2010b : 38). Le récit industrialo-portuaire devient ainsi un élément de légitimation de la valeur du projet qu’il accompagne (Tiano, 2010).

Plagwitz : la réappropriation du quartier par des populations créatives aux sources d’un récit identitaire incarné

Le quartier de Plagwitz, à Leipzig, est un exemple bien différent du réinvestissement des héritages industriels par un récit identitaire exogène. Si le quartier accumule de nombreux stigmates (chômage, paupérisation, insalubrité, etc.) à la suite de la disparition complète de l’activité industrielle, comme c’est le cas à Caen, la mixité fonctionnelle qui le structure depuis son industrialisation lui permet de demeurer approprié et habité malgré son déclin.

La réunification de l’Allemagne, en 1990, a entraîné une crise économique et urbaine qui a fortement touché les quartiers industriels de Leipzig. À Plagwitz, comme dans l’ensemble des quartiers péricentraux est-allemands, le maillage productif a disparu en deux ans, entraînant la constitution de plus de 20 ha de friches industrielles dans le quartier (Riedel, 2017) et une fuite continue de la population tout au long des années 1990. Les politiques d’équilibrage post-réunification ont pris la forme d’investissements massifs de capitaux privés et publics dans le quartier, mais ont échoué à traiter le problème de la fuite des habitants et de la vacance qui en découle.

Face à cette situation, les pouvoirs publics lipsiens ont adopté, au début des années 2000, une stratégie qui reconnaît les problèmes spécifiques liés au phénomène de décroissance urbaine (Bontje, 2004) et qui tente d’y répondre par la facilitation de l’appropriation des espaces vacants par des initiatives locales censées servir d’usages intermédiaires en attendant la reprise du marché immobilier (Bernt, 2009). À Plagwitz, cette conjoncture se traduit donc par la multiplication d’espaces bâtis disponibles et facilement appropriables et entraîne, dès la fin des années 1990, l’arrivée de pionniers qui réinvestissent le quartier et lui donnent une identité alternative et culturelle fortement affirmée.

Bien que portée par des populations minoritaires, cette identité est très marquée spatialement et socialement. Les groupes alternatifs et créatifs s’approprient un certain nombre d’espaces vacants du quartier de manière éphémère, voire permanente, et mettent en scène une identité singulière, basée sur la création artistique et sur l’expérimentation sociale de nouveaux modes de vie inspirés par la Soziokultur, caractéristiques des milieux culturels engagés allemands depuis le milieu des années 1980. Ce récit et ces pratiques sociales artistiques et militantes se structurent autour d’anciens bâtiments industriels.

La Baumwollspinnerei (figure 3) est une ancienne filature de coton de près de 10 ha fondée à la fin du XIXe siècle à l’ouest du quartier et qui a fermé ses portes en 1993. Ce lieu en mauvais état est alors occupé par des jeunes artistes, artisans et collectifs culturels (théâtre, danse, etc.). Il devient rapidement un lieu incontournable de la scène « off » lipsienne. Aujourd’hui, il y a plus de 120 ateliers d’artistes à la Baumwollspinnerei, plusieurs dizaines de petites entreprises et 11 galeries, dont plusieurs ont un rayonnement culturel international. Ce lieu au slogan évocateur, From cotton to culture, est désormais « un élément principal de la communication autour de l’identité des quartiers ouest de Leipzig » (responsable de la communication de la structure, 2017 : entretien).

FIGURE 3

La Baumwollspinnerei à l’ouest de Plagwitz, la « vitrine » de l’identité créative de Leipzig

La Baumwollspinnerei à l’ouest de Plagwitz, la « vitrine » de l’identité créative de Leipzig
Source : Girardin, avril 2015

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Il en va autrement de la Westwerk, une ancienne robinetterie également fondée à la fin du XIXe siècle. Fermée en 1992, cette usine est réaménagée en 2007 et regroupe désormais une trentaine d’artistes, plusieurs collectifs citoyens, d’hacktivistes (cyberactivistes – militants de la liberté numérique), ainsi qu’un marché bio de proximité. Inscrite au coeur du quartier, la Westwerk se veut ouverte et fortement politisée. Elle est structurée autour d’une assemblée générale des locataires, organisée sur des bases horizontales (un homme / une femme = une voix), qui est chargée de statuer sur les affaires courantes. Jusqu’au 1er janvier 2017, cette assemblée gérait l’ensemble des baux et des relations avec le propriétaire du lieu. Ce mode de fonctionnement conférait aux locataires un contrôle des usages de ce lieu que beaucoup considèrent comme « un lieu de débat, d’art, de politique, une manière collaborative d’exprimer une critique explicite du système capitaliste » (artiste Westwerk 1, février 2017 : entretien).

Plus à l’ouest, au coeur des friches industrielles et ferroviaires, le Wagenburgen (village des caravanes) réunit aujourd’hui près de 120 personnes qui vivent dans des caravanes selon un système communautaire horizontal. Situé sur un terrain privé, le « village » n’a pas un statut d’occupation légal, mais il fait l’objet, de la part des pouvoirs publics, d’une tolérance qui semble être le fruit de compromis avec les élus municipaux, fortement mobilisés pour le maintien de ce type d’initiative, « caractéristique des quartiers de l’ouest de Leipzig » (conseillère municipale Die Linke, 2017 : entretien).

Majoritairement situés à l’ouest du quartier (figure 4), ces lieux ont une fonction symbolique pour les groupes qui s’y réfèrent et les nombreuses interactions entre ceux-ci sont aux fondements du récit identitaire des groupes créatifs et alternatifs. Différents dans leurs logiques de fonctionnement et leurs objectifs (artistiques, subversifs, communautaires, etc.), ils ne permettent pas d’affirmer l’unicité des groupes qui s’approprient le quartier. Toutefois, les interactions et les passerelles entre eux sont nombreuses et se traduisent notamment par l’organisation d’événements culturels, festifs et militants qui rythment la vie du quartier (grandes expositions d’art, festivités à ciel ouvert, comme la semaine artistique de la Westbesuch ayant lieu tous les mois de mai depuis 2006, collectifs antifascistes, lutte pour les droits des minorités, etc.).

FIGURE 4

Les marquages spatiaux de l’identité culturelle de Plagwitz

Les marquages spatiaux de l’identité culturelle de Plagwitz
Conception : Girardin, 2019

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Nous voyons donc ici que le quartier de Plagwitz fait l’objet de fortes dynamiques d’appropriation par différents groupes qui sont aux sources d’une identité urbaine très marquée. Cette appropriation se traduit par un intense marquage de l’espace qui agit ici clairement comme le support d’une affirmation identitaire communautaire. Ces marquages et ces événements, ainsi qu’une certaine cohérence des modes de vie et des pratiques résidentielles, transforment l’identité d’un groupe en identité de quartier. Les références au quartier de Plagwitz sont, en effet, systématiquement utilisées dans les revendications et les slogans du groupe. Ainsi, ce double mouvement de mise en récit et de mise en scène du quartier (Goudin-Steinmann, 2017) agit comme une revendication territoriale, par la production d’un imaginaire identitaire fort et affirme une singularité vis-à-vis du reste de la ville, voire au-delà. Les lieux comme la Baumwollspinnerei, la Westwerk, et le Wagenburgen apparaissent comme des espaces où se cristallisent ces revendications. Le récit de ces appropriations tourne souvent autour de métaphores militaires, comme la figure des « pionniers », de « la conquête », du détournement et de l’extraction du lieu de sa dynamique originelle (Goudin-Steinmann, 2017), voire du contexte capitaliste dans son ensemble, bref d’une image territoriale collective, d’un ensemble de symboles, de permanences, de valeurs (Monnet, 1998).

Conclusion de la première partie

Ainsi, les récits et les pratiques de réinvestissement des héritages industriels apparaissent bien différents à Plagwitz et sur la presqu’île de Caen. Dans le cas de Leipzig, le récit culturel semble émerger de pratiques sociales concrètes qui se traduisent par l’appropriation et la production de lieux spécifiques portant un sens identitaire fort pour les groupes sociaux qui s’y rattachent, mais aussi pour l’image du quartier auquel ces lieux sont associés. À l’opposé, la presqu’île de Caen est un espace encore largement conçu plus que vécu (Lefebvre, 2000). Le récit identitaire industrialo-portuaire n’y est pas fondé sur une dynamique sociale puissante et y est inséparable du processus de projet urbain dont il est un élément stratégique.

Pourtant, ces récits révèlent tous deux le caractère instrumental donné aux héritages industriels, considérés uniquement comme des objets topographiques, voire toponymiques, et non comme des témoins mémoriels d’activités et de sociabilités passées. Ils apparaissent comme vecteur de valorisation d’autre chose qu’eux-mêmes autour d’enjeux qui dépassent les simples revendications identitaires localisées. Pour Caen, le récit met en scène un cadre de vie attractif et un projet de valorisation des fronts d’eau selon une modalité urbanistique déjà largement analysée (Chaline, 1993 ; Chevalier, 2004) et exploitée dans de nombreux projets urbains français, comme Lyon Confluence (Adam, 2016) où l’île de Nantes (Nicolas et Zanneti, 2013). À Plagwitz, la valorisation symbolique s’opère autour de pratiques créatives structurées par un récit et une esthétique de reconquête pionnière des friches industrielles, aux ressorts suffisamment connus pour ne pas relever d’une exception identitaire localisée (Florida, 2005 ; Vivant, 2009).

Les récits identitaires comme stratégies entrepreneuriales de distinction et de valorisation marchande des quartiers

Si, à Caen, le lien entre le récit industrialo-portuaire porté par les pouvoirs publics et la stratégie institutionnelle de requalification urbaine apparait évident, le caractère incarné de l’identité créative de Plagwitz masque largement les stratégies des pouvoirs publics et des investisseurs privés dans la mise en scène et la transformation de ces dynamiques sociales en objectivant une unité territoriale du quartier (Di Méo, 2002) qui doit, au contraire, être générée à Caen. Pourtant, malgré cette différence, dans un contexte marqué par une mutation entrepreneuriale des régimes urbains (Harvey, 1989), les deux récits sont utilisés de manière analogue par les acteurs institutionnels de la production urbaine dans le cadre précis de projets de transformation et visent donc à favoriser des dynamiques de valorisation spécifiques, au-delà de la simple création de valeurs identitaires, dont il convient de s’interroger sur les modalités.

Le récit industrialo-portuaire caennais comme élément d’identification et de commercialisation d’un quartier en devenir

Le récit caennais est donc plutôt à comprendre comme un élément de marketing activé pour aider à la réussite du projet urbain. Le port de Caen est certes un port médiéval ancien, mais avancer que la ville de Caen aurait récemment tourné le dos à une identité maritime dans laquelle elle puiserait ses racines profondes relève plus d’un mythe que d’une réalité sociale contemporaine palpable, tant les fronts d’eau sont abandonnés et les activités portuaires anciennes et peu intenses (figure 5). Au demeurant, l’ancien directeur général de la société locale d’aménagement ne déclarait pas autre chose lorsqu’il exposait, en 2016, sa vision du projet. « Le port de Caen est un port médiéval, mais qu’en reste-t-il vraiment ? La ville de Caen a tourné le dos à l’eau. […] On se heurte à un problème, on doit inventer quelque chose qui fasse rêver, on vend une image, on doit aller la créer alors qu’elle n’existe pas » (2016 : entretien).

FIGURE 5

Photographie actuelle de la partie caennaise du port

Photographie actuelle de la partie caennaise du port
Source : Girardin, août 2019

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Il s’agit donc bien ici d’une stratégie politique consciente qui vise à structurer un récit destiné à identifier et singulariser l’espace de la presqu’île. Cette stratégie apparaît avant tout portée par les pouvoirs publics, mais elle n’est remise en cause ni par les architectes et les techniciens du projet ni lors de la phase de consultation publique, largement portée par une valorisation de l’iconographie du plan guide de MVRDV. Le récit vise à convaincre autant la population des potentialités de la presqu’île que les éventuels investisseurs extérieurs. Il s’agit de procurer une identité au projet pour donner le désir d’y investir. Deux objectifs majeurs apparaissent alors.

Le premier objectif est de combattre les images négatives de cet espace, largement intégrées par la population de l’agglomération, en y opposant des images idéalisées censées montrer que ce lieu est porteur d’un imaginaire positif, autour d’un cadre de vie singulier, d’activités récréatives et d’opportunités économiques importantes liées à la localisation fluviale, propres à favoriser « un attachement et une appropriation facilitée des futurs habitants et usagers » (SPLA Caen Presqu’île, 2018 : 31). Le second objectif, qui découle directement de la réussite du premier, est de vendre l’espace de la presqu’île à des investisseurs, familles ou entreprises susceptibles d’apporter la valeur, c’est-à-dire la plus-value que la ville cherche à obtenir alors que les investissements publics ont été très importants dans la première phase du projet et que les premiers logements sont annoncés à près de 5000 €/m2 à l’achat, soit 25 % plus cher que la moyenne du logement neuf à Caen.

Au sein de l’agglomération, l’identité du territoire sert ainsi de valeur d’appel censée favoriser la réussite du projet en fédérant les populations ainsi que les acteurs publics et privés autour de sa légitimité historique :

C’est un territoire d’avenir qui est vecteur d’une image extrêmement positive puisque ça incarne un destin. Ça incarne le retour à l’identité maritime et fluviale d’une partie de l’agglomération caennaise […]. Mais depuis que tout le monde se réalise ou transfère son imaginaire sur la presqu’île, on réalise qu’on est tous un peu des marins et que l’on a quelque chose à accomplir sur ce territoire

l’ancienne maire adjointe chargée de l’urbanisme de la communauté urbaine de Caen la mer, lors d’une réunion publique en 2016

Il s’agit notamment ici de capter les familles aisées des communes du nord de Caen en leur vendant un espace singulier susceptible de recréer le désir d’habiter en ville. L’identité urbaine sert d’élément de distinction pour donner une contenance au quartier. Plus qu’une simple localisation résidentielle, le quartier doit être un cadre de vie, une histoire, une communauté. Les valeurs affirmées par le récit identitaire maritime et fluvial sont celles de la nature en ville, où le cadre de vie apaisé par la présence de l’eau serait vecteur de rencontre et d’une « meilleure réappropriation du quartier par les habitants » (MVRDV et al., 2010a : 112). Le Pavillon, une association (financée par la mairie) destinée à promouvoir les mutations de la presqu’île auprès du public, organise ainsi de nombreuses expositions retraçant l’histoire du site en mettant l’accent sur les activités liées au port. Par exemple, en novembre 2017, Le Pavillon a présenté deux expositions : « 100 % port », une exposition de photos sur le port de Caen, et « Caen, mémoire perdue de l’eau ». En mai 2017, Le Pavillon est aussi à l’origine d’un cahier de vacances intitulé Pars à la découverte de l’île aux projets, distribué dans l’ensemble des écoles de l’agglomération et destiné à promouvoir de façon ludique les transformations du territoire.

À l’intention de l’extérieur de l’agglomération, cette stratégie de distinction a des objectifs sensiblement différents. L’objectif est d’affirmer un projet métropolitain suffisamment fort pour concurrencer les autres métropoles régionales et au-delà. Plusieurs entreprises de production nautique, au rayonnement économique international, sont installées sur la presqu’île, et les pouvoirs publics caennais cherchent à consolider et à renforcer cette présence. À l’échelle régionale, ils comptent ainsi sur cette niche productive et sur le récit identitaire maritime et fluvial pour attirer des bateaux de croisière et des habitants venus de toute la région, voire de la France entière, sur le quai du nouveau bassin. Là encore, les limites de cette stratégie sont prégnantes. Le port peut difficilement accueillir des navires de plus de 27 m de large (environ 500 passagers) à cause de la largeur du canal, et n’a accueilli que 6 bateaux en 2017. En définitive, les contraintes sociales et spatiales expliquant que le port de Caen n’a jamais été un port important durant l’ère industrielle sont toujours présentes, et c’est à cette échelle interurbaine, où la concurrence pour l’attrait touristique, économique et résidentiel est la plus forte, que la stratégie identitaire de la ville de Caen montre ses plus grandes faiblesses.

Le réinvestissement institutionnel du récit identitaire de Plagwitz : la transformation de la valeur symbolique en valeur marchande

À Plagwitz, l’identité culturelle et les activités qui s’y rattachent sont des éléments de valorisation symbolique importants qui agissent comme un effet de distinction et concourent au dynamisme démographique et immobilier connu par le quartier depuis la fin des années 2000. Cette valorisation, réalisée à plusieurs échelles, s’est intégrée à un grand récit de la renaissance de la ville (Mace et Volgmann, 2018). Le rôle de cette identité dans la valorisation et la diffusion d’une image positive de Plagwitz apparaît clairement grâce à l’analyse des perceptions du quartier dans la presse internationale (figure 6). La carte ci-dessous montre le processus de forte valorisation de Plagwitz dans cette presse depuis 2005. Nous avons effectué un relevé systématique (avec Europresse) des articles où le mot Leipzig figure dans le titre ou le sous-titre. Les résultats ont ensuite été filtrés par une recherche avec le mot-clé « urbain »[2]. Nous avons effectué un relevé de chaque lieu mentionné dans les 33 articles ainsi sélectionnés pour comprendre les espaces les plus valorisés à cette échelle. Vingt-huit de ces articles valorisent clairement l’ambiance créative et urbaine du quartier de Plagwitz. Les lieux situés à Plagwitz sont plus nombreux et plus souvent cités que les éléments du patrimoine ancien du centre-ville, comme la chapelle de Jean Sébastien-Bach. Le lieu le plus fréquemment cité (22 articles) est la Baumwollspinnerei qui, avec près de 100 000 visiteurs par an, est devenue un endroit qui compte sur la carte de l’art et de la culture internationale, au point que, dès 2007, le journal The Guardian titrait à son propos : « The hottest place on earth !  » (Burn, 2007). De même, La Westwerk est citée 7 fois, et la rue dans laquelle elle se trouve, la Karl-Heine Strasse, 13 fois.

FIGURE 6

Relevé des lieux à Leipzig cités dans la presse internationale depuis 2005

Relevé des lieux à Leipzig cités dans la presse internationale depuis 2005
Conception : Girardin, 2018 | Source : corpus Europresse, 2017

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L’identité créative et culturelle affirmée par des groupes sociaux jeunes et militants a donc été l’instrument d’un « transfert de valeur » (Gravari-Barbas et Ripoll, 2010 : 9) au cours des années 2000. Les pouvoirs publics lipsiens qui ont facilité ces appropriations, d’abord par défaut, ont pris conscience de cette dimension singularisante et en ont fait un élément de communication important en vue de renforcer l’attrait résidentiel et économique du quartier et de la ville. Depuis le début des années 2010, les documents d’urbanisme insistent en effet sur le rôle décisif joué par les politiques de gestion urbaine des années 2000 dans ces appropriations par des groupes considérés comme « les pionniers qui ont fait le premier pas vers l’amélioration du quartier » (Stadt Leipzig, 2011 : 34), le transformant en « espace d’avant-garde » (Stadt Leipzig, 2010 : 3) puis en « quartier attractif pour les investisseurs du monde entier » (Ibid.).

De même, le succès de ces appropriations a représenté une occasion de « renforcer l’attractivité du quartier » (Stadt Leipzig, 2018 : 161). Ainsi, plusieurs programmes urbains ont pour objectif de structurer et d’institutionnaliser ces activités créatives afin de « réduire le taux de chômage et de mettre fin à l’exode des couches jeunes et instruites de la population et d’attirer les investisseurs vers le profil d’image de la région » (Stadt Leipzig, 2010 : 25). En 2007, la municipalité lance un projet de grande ampleur de réhabilitation des quartiers ouest de la ville grâce à des financements du Fonds européen de développement régional (FEDER) (19,5 millions d’euros entre 2007 et 2013, dont 5 millions rien que pour la promotion et la consolidation des structures culturelles). La ville estime que ce programme URBAN II a entraîné plus de 130 millions d’investissements privés dans l’ouest de Leipzig. Ces fonds ont concouru à l’institutionnalisation rapide de certaines structures culturelles, comme la Baumwollspinnerei, désormais considérée comme un « point d’ancrage de la culture et de l’innovation » et « un argument de vente unique avec un effet supralocal mobilisable pour le développement du quartier » (Idem : 32).

Les projets institutionnels de revalorisation urbaine, d’abord basés sur la stabilisation du marché immobilier et le traitement des espaces vacants, ont donc largement pris appui sur l’identité créative de Plagwitz. Considérée comme un facteur d’attractivité, cette identité est compatible avec une valorisation symbolique et économique du quartier (Vivant et Charmes, 2008) dont l’occasion est largement saisie par les promoteurs immobiliers, au début des années 2010.

Le quartier est ainsi intensément réurbanisé depuis près de 10 ans (augmentation de 15,9 % du nombre de logements depuis 2008) et les promoteurs développent une offre de logements, de lofts et de bureaux dans d’anciennes usines, ou des programmes neufs qui surfent largement sur l’image créative du quartier (Industrial loft space, Kunst und Gewerbehöfe Plagwitz[3], etc.).

Réinvestie par les pouvoirs publics et les investisseurs privés, l’identité culturelle est progressivement intégrée à un récit de la revalorisation du quartier qui associe les dynamiques culturelles à des valeurs symboliques et économiques comme une capacité d’innovation attestée par le dynamisme des entreprises locales et des entreprises en émergence. Dans la foulée, sont aussi valorisées des nouvelles manières d’habiter. L’identité d’un groupe, devenue identité de quartier se transforme ainsi en élément de marchandisation de l’espace qui altère et transforme celui-ci et les lieux de fixation de l’identité culturelle.

La Baumwollspinnerei est devenue un « lieu commun » communicationnel lipsien pour des artistes, galeristes et touristes du monde entier. Les loyers des ateliers ont augmenté de près de 25 % au cours des 10 dernières années. Ce lieu de structuration locale de l’identité créative du quartier tout au long des années 2000 n’est plus fréquenté que ponctuellement (en soirée, pour des festivités créatives et des événements ponctuels) par la population du quartier.

Cette marchandisation touche également Westwerk. Le 1er janvier 2017, le propriétaire a mis fin sans préavis aux baux de deux des collectifs d’artistes et d’hacktivistes, et a augmenté les loyers de près de 70 % pour plusieurs autres, remettant ainsi en cause la convention de gestion interne des locataires et des loyers par l’association du collectif Westwerk. Parallèlement, il a annoncé que les structures ayant quitté les lieux seront remplacées par des structures visant à assurer « l’avenir financier du lieu » (voir Kreuzer Online : Metschies, 2017). Après un vaste mouvement de « montée en gamme » (Rousseau, 2014) du quartier, qui s’est traduit notamment par une hausse importante des prix de l’immobilier, la volonté de rentabilisation de la Westwerk par le propriétaire a été perçue comme une attaque symbolique importante contre un lieu majeur de la structuration de l’identité créative et contestataire du quartier, au point de réunir en février 2017 plus de 2000 personnes – artistes, militants politiques de gauche et habitants du quartier – lors d’une manifestation contre la gentrification et la marchandisation des structures culturelles du quartier.

Conclusion de la seconde partie

Dans les deux cas présentés ici, un récit identitaire exogène est mobilisé pour accompagner et soutenir les projets de reconversion urbaine des quartiers, dans un même but d’attractivité locale et de création de valeur marchande par la mise en scène d’une valeur symbolique selon une logique concurrentielle et entrepreneuriale (Harvey, 1989).

À Leipzig, la réappropriation marchande des valeurs d’usage initiales affirmées par les groupes créatifs (liberté de création, autogestion, avant-gardisme culturel, etc.) va de pair avec une réappropriation des lieux qui sont au fondement de cette identité (raréfaction des usages intermédiaires et réurbanisation des friches industrielles, marchandisation des structures de création culturelle, intensification de la fréquentation touristique du quartier). Le récit identitaire agit ici comme une valeur d’entraînement sur laquelle les promoteurs publics et privés ont construit la valeur marchande. Sur la presqu’île de Caen, le récit identitaire inventé par les pouvoirs publics peine à trouver des effets concrets en termes de revalorisation symbolique ou marchande. L’usage du terme identité revêt ici une dimension purement symbolique censée agir comme un « régime de justification » (Boltanski et Chiapello, 1999), marketing au service de l’identification de l’espace par les populations locales et les investisseurs extérieurs. Dans les deux cas, ces récits sont le fruit d’une hiérarchisation et d’une « mise en ordre successives » (Morange et Quentin, 2017) des dynamiques sociales ou des formes spatiales des quartiers, afin de projeter une image idéalisée devant agir comme facteur d’attraction pour certains profils d’investisseurs (Rousseau, 2014).

Conclusion

Le croisement de ces deux exemples de mobilisation de récits identitaires à des fins de valorisation urbaine permet de mieux comprendre les grands processus de fixation de la valeur dans les espaces urbains contemporains. Dans les deux cas, les projets de reconversion urbaine ont pour objectif de justifier leur plus-value en se donnant une profondeur identitaire (Tiano, 2010) ; mais leur but est en fait de servir d’instrument d’entraînement et de légitimation des objectifs d’accumulation de valeurs politiques et marchandes (Peck et Tickell, 2002), dans des quartiers préalablement dégradés et représentant donc des opportunités foncières à bas coût, que la valeur identitaire doit contribuer à objectiver.

Le cas de Leipzig apparaît comme emblématique de cette objectivation dans la mesure où le marché (les investisseurs privés) semble venir sanctionner la réussite d’une distinction identitaire contingente, construite sur des dynamiques d’appropriation culturelle antérieures au fort réinvestissement de Leipzig par les acteurs immobiliers. À Caen, l’identité semble au contraire construite ex nihilo par les pouvoirs publics pour soutenir artificiellement un projet urbain. Pourtant, le croisement de ces exemples permet de déceler des logiques analogues dans la construction et l’instrumentalisation de ces valeurs identitaires. Dans les deux cas, ces logiques sont construites sur des discours sélectifs qui visent à isoler certains marqueurs positifs pour le développement urbain (le cadre de vie naturel pour Caen, la créativité et l’innovation pour Leipzig) au détriment d’autres (la mémoire ouvrière, la pollution pour Caen ; les dynamiques contestataires des groupes créatifs lipsiens).

Si le rôle central joué par les pouvoirs publics et le processus de projet urbain dans l’élaboration et l’émergence de ces valeurs permet immédiatement de rendre visibles ces choix politiques à Caen, l’apparente conformité entre le récit et la réalité à Plagwitz tend à dissimuler ces hiérarchisations. Pourtant, au-delà des épisodes conflictuels de plus en plus nombreux, les choix stratégiques des investisseurs privés et des aménagistes urbains, largement centrés sur l’attractivité économique du quartier et la construction résidentielle de standing, démontrent clairement le rôle joué par la dynamique de projet urbain comme outil de mise en conformité des valeurs créatives avec des objectifs entrepreneuriaux d’accumulation économique. Élevée au rang de valeur urbaine, l’identité ne préexiste pas au projet urbain, mais le projet devient un instrument censé faire émerger une certaine identité collective (Pinson,  2008) qui puisse le distinguer des autres, et dont les effets sur l’accumulation marchande sont d’autant plus importants que ces distinctions sont fortement ancrées localement (Brenner et Theodore, 2002), diffusées et transformées en modèle de réussite (Béal, 2014), comme ce fut le cas à Leipzig.