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Les processus de métropolisation et de régionalisation, conjointement avec le développement de moyens de transport, ont facilité grandement les mobilités quotidiennes. Bien que l’amélioration des infrastructures de transport ait permis aux gens de mieux exploiter leur budget-temps (Zahavi et Ryan, 1980), le desserrement des activités a vite détérioré les conditions d’accès à l’emploi, particulièrement pour les ménages à plus faibles revenus (Orfeuil, 2004). La séparation entre lieux de résidence et lieux d’emploi et la mobilité qui y est associée sont souvent perçues comme un problème, notamment en raison des effets néfastes associés à une occupation étalée du territoire et à un usage généralisé de l’automobile. On cherche alors à diminuer les déplacements, que ce soit par la mise en place d’infrastructures plus efficaces de transport en commun ou en favorisant une occupation du sol plus dense et mixte (Calthorpe et Fulton, 2001).
Cet ouvrage porte un regard distinct sur le phénomène de la mobilité quotidienne liée au travail. Il aborde les grandes mobilités (celles qui impliquent le franchissement de grandes distances pour des motifs professionnels, sans être toujours associées à un retour quotidien au domicile) comme une partie intégrale des modes de vie actuels. L’ouvrage présente une synthèse des résultats d’une vaste recherche qui a analysé les effets des grandes mobilités liées au travail sur des personnes de quatre pays européens (Allemagne, Espagne, France, Suisse) en utilisant une combinaison de méthodes mixtes et une approche longitudinale.
Les trois premiers chapitres du livre permettent au lecteur de se familiariser avec la recherche et le thème de la grande mobilité en contexte européen. On présente notamment un portrait global de la grande mobilité en Europe à partir de données collectées en 2007 et 2011 auprès des mêmes personnes. La grande mobilité apparaît souvent comme une manière de concilier vie professionnelle et vie familiale. La perception positive de la grande mobilité a tendance à changer avec le temps : perçue au début comme une opportunité (positif), à long terme, elle devient davantage une contrainte (négatif), à la limite, une nécessité, pour maintenir un certain mode de vie. La grande mobilité n’est pas une situation permanente. Les gens entrent et sortent de la grande mobilité en fonction du contexte économique, des projets professionnels et du contexte personnel dans lequel ils se trouvent.
Les trois chapitres suivants abordent le développement et l’exploitation des capacités de mobilité chez l’individu (motilité). Parfois développé dès l’enfance par des choix parentaux, ce potentiel de mobilité peut aussi se développer dans des expériences personnelles, lors de voyages ou de formations professionnelles. Dans les deux cas, la mise en application des compétences spatiales et sociales ainsi acquises dépendra en grande partie du niveau de stress que l’individu aura vécu lors de ces « expériences ». Les caractéristiques des territoires sont aussi susceptibles d’affecter la manière dont la personne sera en mesure d’exploiter ses compétences de mobilité, notamment sur le plan de l’accès aux ressources. Toutefois, il semblerait que c’est surtout dans les contextes économiques difficiles que les gens sont poussés vers les grandes mobilités.
Les derniers chapitres de l’ouvrage sont concentrés sur les effets des grandes mobilités sur les gens. On constate que les grandes mobilités sont rarement compatibles avec la vie familiale. Il est ainsi courant que des femmes quittent la grande mobilité avec le projet de fonder une famille. Dans un ménage avec des enfants, la grande mobilité d’un des conjoints est souvent possible grâce à la faible mobilité de l’autre (souvent la femme), qui prend alors en charge les besoins quotidiens de la famille. Le sentiment d’injustice qui se crée peut parfois entraîner une séparation, ou alors la sortie de la grande mobilité. La manière dont celle-ci est vécue aura aussi un impact sur l’usage qui est fait des temps et espaces qui y sont associés. Lorsque la grande mobilité est vécue de manière positive, la personne sera en mesure d’exploiter ses compétences de mobilité pour développer de nouvelles habitudes et occasions de socialisation dans ces lieux et moments de mobilité, ce qui renforcera l’aspect positif de l’expérience. Mais si la grande mobilité est source de stress, le temps et la nouveauté des lieux ne feront qu’augmenter l’angoisse, amplifiant la pénibilité de l’expérience.
Cet ouvrage présente un riche portrait des grandes mobilités en contexte européen et de leurs impacts sur les personnes qui les vivent. Le choix d’une approche méthodologique mixte, combinant des données quantitatives et des entretiens, permet de bien illustrer les divers enjeux qui y sont associés. L’ouvrage a le grand mérite de démontrer que la grande mobilité ne doit pas être perçue comme un problème à résoudre, mais comme une réalité à laquelle de plus en plus de gens doivent adhérer, même si c’est de manière temporaire. Dans ce sens, il montre que la compréhension des grandes mobilités permet de mieux comprendre le contexte de mobilité généralisée dans lequel s’inscrivent les sociétés contemporaines.
Appendices
Références
- CALTHORPE, Peter et FULTON, William (2001) The regional city. Washington, Island Press.
- ORFEUIL, Jean-Pierre (2004) Transports, pauvretés, exclusions : pouvoir bouger pour s’en sortir. La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.
- ZAHAVI, Yacov et RYAN, James M. (1980) Stability of travel components over time. Transportation Research Record, no 750, p. 19-26.