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En 267 pages de réflexions bien senties sur un sujet toujours délicat, à savoir l’étranger, l’ouvrage rédigé sous la direction de Fabio Viti livre un tableau intéressant d’une question complexe : la Côte d’Ivoire et ses étrangers. Le lecteur se trouve d’entrée de jeu clairement informé du centre d’intérêt du collectif des 10 auteurs qui ont chacun produit un chapitre, tantôt sur l’étranger en Côte d’Ivoire, tantôt sur l’étranger dans le discours public. Au début de l’introduction, un cadre géographique précis est signalé : le pays, espace matériel, physique et concret. En même temps, le discours public, espace immatériel, abstrait et invisible par excellence, est indiqué comme autre domaine d’exploration par les auteurs de l’ouvrage. En effet, face à la profusion de pensées que propose l’étrange étranger en Côte d’Ivoire, le collectif écartelé entre de multiples plans du sujet aurait-il volontairement ouvert et livré un chantier inachevé, à charge pour le lecteur de reprendre ou continuer les réflexions à son tour ? La tâche, en soi, est compliquée. Évoquée d’entrée de jeu, une des préoccupations du livre est de rendre compte des multiples façons individuelles et collectives dont le pays sidéré s’y prend pour faire et défaire l’étrange, l’étranger et l’étrange étranger. Ce n’est qu’une figure instrumentalisée, avancent les auteurs d’une bonne moitié des textes. Les contours des instrumentalisations sont évoqués. Mais l’ouvrage collectif en vient-il réellement à faire considérer finalement toute la Côte d’Ivoire comme une simple « société des sociétés » ? Tous et tout seraient-ils ici étrangers les uns aux autres sans que l’idée inverse n’ait une moindre chance d’être fondée ?

C’est que, entre autres, deux postulats hantent le document, tant dans son ensemble qu’en ses multiples parties: le pays, la Côte d’Ivoire, n’a rien d’étranger et, l’étranger existe bien en Côte d’Ivoire ; mais pouvait-il en être autrement ? L’étranger n’est qu’une figure, affirment les uns ; l’étranger est plus qu’une figure en Côte d’Ivoire, subsument les autres. Alors, peuvent fleurir des propositions de définitions et des descriptions serrées d’attitudes propres vis-à-vis des figures pourtant tout aussi variables et plurielles d’étrangers que ces étrangers sont eux-mêmes multiples. C’est que, à en parler comme si l’objet en soi allait de soi, l’essentialisme sous-jacent qui le substantialise piège certains auteurs au point de rendre captif le lecteur qui ne s’interrogerait pas. Alors, terminus ad quem et terminus ad quo ? L’étranger dont il est question est-il daté et, si c’est le cas, existe-t-il un effet de contexte amenant à parler des étrangers ici comme existant depuis toujours ou seulement depuis que la Côte d’Ivoire existe ? Différents textes de l’ouvrage montrent que l’étranger en tant que non-national n’épuise ni le champ sémantique du terme ni celui des représentations que s’en font les Ivoiriens ou ceux qui les observent.

Fort heureusement, plusieurs contributions à l’ouvrage mettent en question l’instrumentalisation politique ou politicienne de la figure de l’étranger. Sous le titre Ethnicité politique et rapports d’altérité dans le sud-Ouest de la Côte d’Ivoire, Alfred Babo place l’étranger au centre des luttes pour le pouvoir en Côte d’Ivoire. S’interrogeant sur les relations des autochtones ivoiriens avec les étrangers de leur pays, il postule que la philosophie houphouëtiste s’était ingéniée à éviter que l’appartenance nationale n’apparaisse comme une frontière à l’intégration nationale. Ce que l’irruption de l’« ivoirité », voire l’« akanité », déconstruira après la mort du président du Parti démocrate de Côte d’Ivoire – Rassemblement démocratique africain (PDCI-RDA), sous Bédié et les autres.

C’est que, ici comme ailleurs, la présence, le rôle et la place de l’étranger en Côte d’Ivoire donnent à voir le comportement d’acteurs partageant une conjecture d’auberge espagnole. Quelques-uns fonctionnent sur des registres de questionnement bien huilés : étranger de qui, étranger quand, étranger de quoi, étranger où, étranger pour quoi, étranger pour qui ? Une phénoménologie de l’imaginaire où se mêlent la gestion du lointain et de l’inconnu croise celle du voulu et du programmatique dans des actes orchestrés autour de l’étranger, et le pays – la Côte d’Ivoire – en est lui-même un des versants, tant ses habitants en sont à apprendre à apprivoiser cette étrange chose léguée par la colonisation européenne du XXe siècle. Et alors, peur, leurre et beure sont offerts aux marchés simultanés des convictions des acteurs et des précognitions des auteurs, dont certains tiennent à une consommation avec modération. Qu’ils en viennent in fine à une approche de la question à partir de quatre angles différents, l’étranger dans la cité et dans le jeu électoral et politique n’est qu’apparemment contemporain. L’étranger entre enjeux de pouvoir et participation citoyenne n’est pas moins sujet à exclusion inclusive ; l’étranger au village et dans les cultures « traditionnelles » n’est pas moins une production de modernité, avec ou sans modernisation ; l’étranger entre modernité et devoir d’hospitalité n’est pas moins affaire de choix libre du de cujus ; l’étranger dans l’imaginaire et l’image publique et médiatique partagés entre crainte et admiration n’est pas moins question de suggestion et d’autosuggestion, bref, de performativité. Opportunisme par gros temps et bouc émissaire par sale temps n’enlèvent rien à la responsabilité du lecteur de l’ouvrage qui devra, dans ce cas comme d’habitude, prendre ses responsabilités pour s’assurer et assumer sa propre religion en la matière. Et ce n’est pas le moindre mérite du collectif de ces rédacteurs que d’avoir, peut-être, laissé une liberté aux différents auteurs eux-mêmes, comme pour dire aux lecteurs : jouez le jeu ! Décidément autant insaisissables l’un que l’autre, ni la Côte d’Ivoire ni ses étrangers traités dans ce livre ne laissent pourtant indifférents. Et ce n’est pas le fait de ne voir ni l’un ni l’autre dans la photo mise en première de couverture pour les illustrer qui clora l’envie d’en savoir plus ; un mérite de plus pour ceux qui ont essayé ainsi d’écrire car, comme disait Samuel Beckett, « écrire est impossible, mais pas encore suffisamment impossible » !