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Il est question de lecture, de paysage, d’altérité, et d’élaborer un rapport privilégié à la Terre, une manière d’être au monde. Voilà un livre dont les idées coulent avec clarté, et dont la langue se laisse lire avec fluidité, rappelant les paysages maritimes chers à l’auteure. Rachel Bouvet, chercheuse et professeure à l’Université du Québec à Montréal, s’intéresse dans cet ouvrage à l’analyse géopoétique d’oeuvres littéraires. La prémisse fondamentale de sa démarche est qu’un lecteur aborde nécessairement une oeuvre selon son propre ancrage géographique, son rapport au monde, aux paysages, à l’altérité. L’ancrage de l’auteure pour ce livre, qui orientera ses analyses, sera quant à lui les paysages maritimes (familiers, intimes) et désertiques (qui incarnent l’altérité, l’appel du dehors).
Transdisciplinaire, la géopoétique, élaborée par le poète et penseur Kenneth White, fait place à la création et à la recherche, à la littérature, à la géographie et à la philosophie, entre autres, et a pour objectif d’engager un nouveau rapport à la Terre, à la fois phénoménologique et artistique, expérientiel et théorique. L’ouvrage de Bouvet apporte une nouvelle pierre à l’archipel géopoétique en s’intéressant à la lecture, puisqu’« il n’y a de paysage littéraire qu’à partir du moment où il est lu » (p. 105), ainsi qu’à des oeuvres de fiction, romans et nouvelles, formes peu explorées par la géopoétique, qui a souvent privilégié, jusqu’à présent, le récit de voyage, l’essai et la poésie.
Un lecteur peu ou pas familier avec le mouvement géopoétique trouvera, dans la première partie du livre, des repères sur sa genèse, ses principes généraux et les projets de recherche et de création, comme les « ateliers nomades », auxquels elle a donné lieu dans le monde (en Bretagne, en Écosse et au Québec, notamment). Il y est également question de la notion d’« acte de paysage », centrale à la démarche géopoétique, au « dehors » et à la notion de carte, qui « fait vibrer, au fond, l’accord que chacun noue avec le monde » (p. 88). On pourrait toutefois reprocher à l’auteure un titre de livre qui induit le lecteur en erreur dans cette première partie. En effet, il y est très peu question de « lectures de Kenneth White », tel qu’annoncé, mais surtout d’introduire la géopoétique, ce qui, par ailleurs est fait avec rigueur et clarté, sans réduire pour autant cette notion, par nature ouverte et évolutive, à une définition figée.
La deuxième partie se concentre sur une lecture d’oeuvres de Victor Segalen qui ont fortement inspiré Kenneth White. Autrement dit, après s’être familiarisé avec le mouvement géopoétique, ses notions fondamentales et ses travaux, le lecteur est invité à approfondir sa compréhension en retraçant les influences du mouvement. Centré sur l’espace, et plus particulièrement sur les paysages segaliens, ce parcours analytique montre que Segalen peut, a posteriori, être perçu comme un auteur phare de la géopoétique ou, au moins, comme un précurseur. Bouvet montre aussi de quelle manière la lecture géopoétique privilégie une posture ouverte, dynamique, qui laisse plutôt place à l’évocation qu’à la représentation univoque, qui « déporte sans cesse le lecteur vers un ailleurs, vers le dehors […] au risque de se transformer soi-même en paysage » (p. 107). La lecture géopoétique participe donc de la construction d’un rapport au monde, d’une expérience du monde dans laquelle l’imaginaire et le réel sont complémentaires. On pourrait d’ailleurs se demander si ce n’est pas le propre de tout acte de lecture…
La troisième partie prolonge et approfondit la réflexion sur la lecture géopoétique, élabore quelques balises pour appréhender l’espace romanesque, inspirées notamment des mathématiques, de la géographie et de la philosophie, et les met en pratique en analysant des oeuvres de J.-M. Le Clézio. Une place importante est donnée à l’acte de lecture, créateur de paysages, qui a le potentiel de transformer notre rapport à l’espace réel. Au fil de sa lecture, Bouvet s’attarde surtout au rapport à la Terre, au paysage, au mouvement, à l’altérité et à la carte, portant un regard géopoétique sur les oeuvres de Le Clézio, qui se prêtent d’ailleurs fort bien à ce type de lecture. Dans sa démarche, Bouvet apporte, de fait, un éclairage nuancé et cohérent sur les romans et nouvelles sur lesquels elle se penche.
L’ouvrage de Rachel Bouvet comme la démarche géopoétique participent du dynamisme d’un élan qui pousse depuis quelques années un grand nombre de chercheurs à s’interroger sur le rapport de l’humain à l’espace et aux lieux. Cet élan, c’est le « tournant spatial » qui traverse l’ensemble des sciences humaines, incluant la géographie humaine et la littérature, depuis au moins les années 1980. En même temps, on peut observer que les recherches en sciences humaines tendent à se décloisonner, privilégiant la pluridisciplinarité et la transdisciplinarité. La géopoétique côtoie ainsi des approches telles que la cartographie littéraire (Franco Moretti et Barbara Piatti), la géocritique (Bertrand Westphal), la géographie littéraire (Marc Brosseau, Michel Collot) et la géographie culturelle, entre autres, s’intéressant toutes au rapport de l’humain à l’espace. Rachel Bouvet met en lumière l’apport de la géopoétique à cet élan, qui met en question, d’abord et surtout, une sensibilité à la Terre, par la création et la recherche, avec un pied dans les milieux universitaires et l’autre en dehors, sur le terrain, là où se vivent les paysages.