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Introduction

S’il est admis qu’une capitale n’est pas une ville comme les autres, il ne semble pas, en revanche, y avoir consensus sur la définition d’une capitale, au point que, pour certains, cette notion s’avère « l’une des plus mal définies du vocabulaire politique et administratif » (Prétôt, 1986 : 709). En absence de modèle ou de norme, différentes interprétations coexistent (Harris, 1995 ; Van Wynsberghe, 2003 ; Vandelli, 2004). La capitale est ainsi définie tantôt comme la ville principale d’un État [1], tantôt comme la ville où siège le gouvernement d’un État [2], ou encore comme celle qui regroupe ces deux caractéristiques [3]. Ce dernier modèle est toutefois très européen, et il est difficile de l’appliquer aux capitales administratives délibérément choisies. Variant suivant les contextes temporels et spatiaux, la définition fondée sur la notion de ville principale ne peut ainsi convenir ; on lui préfère donc de plus en plus celle faisant de la capitale le siège permanent des plus hautes autorités de l’État. Ottawa ne fait pas partie des métropoles-capitales et s’apparente plutôt à une capitale administrative, puisque attachée à un pays relativement neuf et choisie tardivement sur décision gouvernementale (figure 1). Sanguin (1980) définit ce type de capitale comme une « création nouvelle et artificielle ». Généralement, le choix d’une ville parmi d’autres ne repose pas sur ses qualités esthétiques ou économiques exceptionnelles, mais plutôt sur un compromis raisonné : compromis entre plusieurs villes en concurrence pour le titre, compromis entre plusieurs communautés désirant toutes être convenablement représentées, compromis, enfin, entre le désir de choisir une métropole économiquement et culturellement forte et celui de valoriser une ville de moindre envergure, voire de créer une capitale ex nihilo, pour mieux assurer l’indépendance des décisions politiques. Ottawa ne fait pas exception et s’affiche véritablement comme une capitale de compromis. Par la volonté de la Reine Victoria, Ottawa fut désignée en 1857 capitale des provinces unies du Haut-Canada (aujourd’hui le Québec) et du Bas-Canada (aujourd’hui l’Ontario) afin d’apaiser, grâce à sa position frontalière et son bilinguisme, l’affrontement historique entre les deux parties (francophone et anglophone), voire de favoriser leur éventuel rapprochement. Ce choix fut un processus très difficile, tant sur le plan symbolique que pratique (Eggleston, 1961 ; Knight, 1977). À l’époque, on reprocha surtout à la ville son caractère rural et forestier et son manque d’envergure comparée aux autres villes canadiennes candidates, à savoir Montréal, Toronto, Kingston et Québec.

Figure 1

Carte de localisation de Gatineau et Ottawa

Carte de localisation de Gatineau et Ottawa
Source: Ville d’Ottawa, 2001-2011

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Un siècle et demi plus tard, la capitale canadienne suscite toujours la controverse et souffre d’un certain manque de légitimité. Sanguin (1980) explique l’échec d’Ottawa à se définir comme le creuset de l’identité nationale par la différence de populations, de cultures et de pratiques de part et d’autre de la frontière. Plusieurs ont d’ailleurs souligné la nécessité d’une intégration plus poussée des deux rives d’Ottawa et de Gatineau [4]. Mais, malgré les efforts déployés, notamment par la Commission de la capitale nationale (CCN) qui s’efforce de consolider l’unité régionale avec ses festivals et ses aménagements urbains transfrontaliers, l’intégration est loin de s’être concrétisée pleinement (Chiasson et Andrew, 2005). Selon le politologue Andrew Cohen, Ottawa ne serait pas parvenue, contrairement à Canberra et Brasilia, à capter l’essence du pays qu’elle était censée représenter [5]. Après avoir essuyé de nombreuses critiques au moment du choix royal, Ottawa doit donc à nouveau faire face à la polémique, sous la forme d’une série d’articles parus en 2002 dans The Ottawa Citizen, rédigés par Andrew Cohen, dans lesquels l’auteur fustige farouchement la capitale canadienne. Les propos qu’il y tient ont déclenché diverses réactions au sein de la rédaction et parmi les citoyens s’exprimant dans les pages des journaux qui leur sont dédiées, allant de l’assentiment modéré jusqu’à la plus radicale opposition. Largement relayé par la presse locale, ce débat a été ravivé en 2007 à l’occasion de la célébration du 150e anniversaire du choix d’Ottawa comme capitale et de la parution en 2007 du livre d’Andrew Cohen, intitulé The Unfinished Canadian. Le débat réapparaît enfin en 2010 à l’occasion des 60 ans du Plan Gréber pour la capitale canadienne. Ce plan, réalisé en 1950 par l’architecte-urbaniste français Jacques Gréber, est celui qui a véritablement façonné le paysage urbain de la capitale. S’il bénéficia d’un certain engouement lors de ses premières applications au cours des années 1950 et 1960, voire d’une véritable « euphorie grébérienne », au point que peu osèrent à l’époque « critiquer en public l’oeuvre du “maître” » (Cimon, 1979), il a fallu attendre le début du XXIe siècle, lorsqu’une grande partie du plan a été réalisée et que certaines propositions ont été réactualisées par les instances publiques dans le cadre des futurs aménagements de la capitale, pour assister à toute une remise en cause de l’héritage de Gréber. Comment expliquer alors ce passage de l’exaltation collective qui a prévalu à la genèse du plan au climat de désaffection qui l’entoure aujourd’hui? Comment expliquer aussi le fait que la contribution de cet architecte-urbaniste, pourtant consacré par certains de ses pairs comme « le plus grand des urbanistes français » (Lavedan, 1963), soit farouchement critiquée et mésestimée? Que reproche-t-on vraiment à la conception de Gréber? Pourquoi la réactualisation de son Plan se heurte-t-elle aujourd’hui à l’acceptabilité sociale? Saisir le regard que porte la société sur cet héritage majeur au sein du paysage urbain de la capitale nationale nous a paru crucial, et ce, pour plusieurs raisons : d’une part, la désaffection sociale à son égard peut non seulement constituer un frein à sa reconnaissance patrimoniale et à sa réactualisation, mais elle relève également d’un enjeu identitaire non négligeable. Comme le précise Bassand (2007), le cadre bâti, dans le cas où il s’avère de médiocre qualité ou s’il est perçu comme tel, se voit désinvesti par les citoyens, ce qui peut fragiliser l’identité de la collectivité urbaine, voire éveiller un complexe identitaire. Chaque collectivité nationale a ainsi besoin de se reconnaître, entre autres, dans des lieux de mémoire matériels, qu’une capitale est censée rassembler en son sein afin d’apparaître comme la synecdoque du pays considéré (Charle et Roche, 2002). D’autre part, conscients des difficultés sociales et économiques auxquelles peut être confrontée une ville – et plus particulièrement une capitale, appelée à être un modèle national – si son image identitaire est en mal de définition ou d’un investissement sociosymbolique positif (affaiblissement de l’image internationale, désinvestissements économiques et touristiques, exode social, etc.), il nous a semblé essentiel de nous interroger sur les fondements de cette dévalorisation urbaine.

Pour atteindre cet objectif, nous avons dès lors adopté l’approche de Rimbert (1973) et de Berque (2000), qui favorisent le regard du sujet sur l’objet plutôt que l’objet lui-même (paysage urbain). Toutefois, plusieurs types de représentations sociales informent, alimentent, façonnent la vision de la ville. Morisset (1999) les a classifiés en trois catégories, à savoir les représentations de ceux qui vivent la ville (les citoyens), de ceux qui planifient la ville (experts de l’aménagement, urbanistes, architectes, élus municipaux, etc.) et, enfin, de ceux qui interprètent la ville (différents acteurs : journalistes, artistes, écrivains, historiens, etc.). Dans le cadre de cet article, nous présenterons la dernière catégorie, portant sur les discours émanant de la presse écrite, constituant une source précieuse d’informations sur le sens prêté à l’espace (Gilbert, 1986 ; Parisi et Holcomb, 1994 ; Delporte, 1999) : ce média nous permet en effet d’entrevoir tout à la fois le discours des différents protagonistes urbains. Nous avons donc fait appel à la presse locale (essentiellement The Ottawa Citizen et Le Droit) relayant le débat autour du Plan Gréber, et avons retenu les articles des journalistes (éditoriaux, chroniques), le courrier des lecteurs et les chroniques d’opinion, de 2002 à 2010. La cueillette des données a été effectuée grâce aux fichiers informatisés de la presse, disponibles à la bibliothèque de l’Université d’Ottawa. Le repérage systématique, établi au moyen de mots-clés, a permis de dégager près d’une quarantaine d’articles. Cependant, l’objectif ici n’est pas de révéler tout le débat médiatique, mais d’identifier les thèmes problématiques émanant des discours contestataires. Avant de présenter les résultats, nous nous proposons d’abord de revisiter la contribution de Gréber à l’aménagement de la capitale nationale et les conditions de sa mise en place afin de fournir au lecteur une nécessaire contextualisation. Sans prétendre à une analyse urbanistique approfondie et exhaustive, nous avons tenté, à travers les quelques études monographiques consacrées à Gréber, de saisir la philosophie qui a présidé au projet, d’en déceler les manques, les incomplétudes, mais aussi les accomplissements.

Origines du projet d’embellisement de la capitale

La capitale a souvent été décrite comme une « ville ennuyeuse », une « ville-passage », une ville « de fonctionnaires » (Cimon, 2007). Cette image négative n’est pas récente, puisqu’elle apparaît dès la fin du XIXe siècle. Sir Wilfrid Laurier, premier ministre du Canada de 1896 à 1911, avait d’ailleurs donné une description peu élogieuse de la ville lors du discours tenu devant le Parlement, le 14 mai 1884 alors qu’il était simple député : « Ottawa is not a handsome city and does not appear to be destined to become one either » (Laurier, 1890). Malgré un constat initial plus que pessimiste à l’égard des potentialités de la capitale, Sir Wilfrid Laurier n’en fut pas moins celui qui en institua la Commission d’embellissement, en 1899. Celle-ci avait comme mandat de transformer Ottawa en une véritable capitale digne d’un immense pays souverain. Il s’agissait de doter la ville de lieux centraux de pouvoir, de symboles identitaires et d’infrastructures de transport performantes.

Les réalisations de cette commission restèrent cependant mineures (nettoyage des berges du canal Rideau, création des premiers parcs et promenades), faute d’un plan d’ampleur qui revisiterait entièrement la composition urbaine d’Ottawa. Jusqu’en 1950, plusieurs architectes et urbanistes soumirent leurs plans à la Commission, mais aucun ne fut réalisé, non pas faute d’approbation, mais du fait d’une conjoncture toujours défavorable. Frederick G. Todd, recruté en 1903, conçut ainsi le premier plan d’aménagement de la capitale, intitulé Rapport et correspondance de la Commission d’embellissement d’Ottawa : faisant pour la première fois la promotion de l’aménagement conjoint de la rive québécoise et de la rive ontarienne, il invitait également à la réalisation d’un réseau d’espaces verts et de parcs, connectés par des parkways (promenades automobiles) le long de la rivière des Outaouais. Influencé par son mentor, Frederick Law Olmstead – connu pour la réalisation de Central Park à New York et du parc du Mont-Royal à Montréal (Kinkaid, 2007) –, le travail de Todd, inscrit dans le cadre du mouvement City Beautiful, répondait à une certaine sensibilité de la classe politique d’Ottawa à l’égard du potentiel de beauté paysagère du territoire de la capitale nationale, préoccupation qu’on retrouvera dans l’élaboration des propositions à venir. Cependant, la Commission ne disposait ni d’un mandat assez large ni du financement suffisant à l’époque pour pouvoir réaliser ce premier plan. Après avoir créé la Commission du plan fédéral en 1913 afin de se doter de plus grandes capacités d’intervention sur le territoire de la capitale, le gouvernement engagea la même année Herbert Holt, banquier montréalais et propriétaire de chemins de fer. Chargée de définir des priorités urbaines pour Ottawa et Hull, l’équipe recrutée par Herbert Holt comprenait le célèbre Edward Bennet, connu pour son Plan of Chicago écrit conjointement avec Daniel Burnham en 1909, symbole de la maturation du mouvement City Beautiful. Le rapport Holt proposa la modification du système ferroviaire, la déconcentration des services administratifs et fédéraux (Lewis, 1999) et leur répartition de part et d’autre de la rivière des Outaouais, dans un objectif affiché de zonage inspiré du mouvement City Efficient, insistant sur la nécessité de créer un district fédéral associant Ottawa, Hull et les espaces urbains périphériques (Kinkaid, 2007). La Première Guerre mondiale contraint, cependant, la ville et le gouvernement à remettre les travaux à plus tard. Le Plan Holt, terminé en 1915 après de longues études, fut finalement rendu désuet par cette trop tardive mise en exécution. Premier ministre à compter de 1921, Mackenzie King, épaulé à partir de 1927 par Thomas Ahern, homme d’affaires influent dans le domaine des services d’utilité publique, reprit toutefois en partie le projet d’Edward Bennet, qui proposait la création d’une place publique monumentale au sud-est de la colline parlementaire, entre la rue Elgin, le canal Rideau et la rue Wellington (figure 2).

Figure 2

Plan de 1915 d'Edward Bennett pour une place municipale à Ottawa

Plan de 1915 d'Edward Bennett pour une place municipale à Ottawa
Source: Holt, 1916, dessin 5, restitution de Jules Guérin (dans Gordon, 2001 : 46)

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Cette réflexion sur la réalisation d’une place centrale s’accompagna en 1927 de l’extension du domaine d’intervention de ce qui était devenu la Commission du district fédéral : celle-ci gérait désormais près de 1450 km2, soit 725 km2 sur chacune des rives, définissant ainsi la région de la capitale nationale (CCN, 1964) (figure 3). Cette décision d’agrandissement du territoire d’intervention était sans doute en lien avec le rapport soumis en 1922 par Noulan Cauchon, dans lequel l’urbaniste de la Ville d’Ottawa conseillait, tout comme son prédécesseur, la création d’un district fédéral ainsi que le réaménagement des installations ferroviaires et des voies routières (Gréber, 1948). Les projets de Noulan Cauchon et de Mackenzie King durent cependant être abandonnés, comme ceux de leurs prédécesseurs, en raison de la non-réélection de Mackenzie King en 1930 et de la dépression qui sapa les budgets qui auraient pu être consacrés à l’aménagement de la ville (Gordon, 2001).

Figure 3

Limites administratives de la région de la capitale nationale en 1950

Limites administratives de la région de la capitale nationale en 1950
Source: Gréber, 1950, planche n°3

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Dès la fin de 1945, un nouvel urbaniste fut recruté par le premier ministre Mackenzie King lui-même, après sa réélection en 1945, à savoir Jacques Gréber. Les deux hommes se connaissaient déjà depuis près de 10 ans. Ils s’étaient rencontrés en 1936, alors que Mackenzie King était en visite à Paris peu avant l’exposition internationale qui devait s’y tenir l’année suivante. Celui qui allait devenir l’un des principaux urbanistes de la capitale canadienne était alors déjà connu pour ses travaux en Amérique du Nord, notamment la réalisation du Fairmount Parkway à Philadelphie dans les années 1920. Lors de sa visite à Ottawa en 1937, Jacques Gréber convainquit définitivement le premier ministre canadien en analysant rapidement les problèmes d’infrastructures au niveau du parc de la Confédération et en proposant un plan d’aménagement cohérent, combinant les précédentes propositions d’Edward Bennett et de Noulan Cauchon. La Deuxième Guerre mondiale vint cependant interrompre le travail de Jacques Gréber, qui fut rappelé en France avant d’être recruté officiellement le 22 août 1945 par Mackenzie King (Lortie, 1988). Ce recrutement ne se fit pas sans quelques critiques  : de nombreux urbanistes canadiens virent en effet avec amertume l’emploi leur échapper, qui plus est en faveur d’un étranger, ce dont attestent les lettres de contestation adressées à Mackenzie King entre 1937 et 1950 (Gordon, 2001). Mais dans l’ensemble, le plan fut très bien accueilli, et Gréber bénéficia du soutien sans faille du premier ministre canadien (Urbanité, 2003). Mackenzie King exprimait depuis longtemps la volonté d’embellir la capitale, se faisant le digne successeur de Wilfrid Laurier, qui voyait grand pour Ottawa. En 1927, il avait d’ailleurs publié l’article « Garden city mouvement » (Hillis, 1992 : 56) et, en 1928, avait tenu un discours devant le Parlement, témoignant de sa sensibilité pour les aménagements grandioses, dans le style beaux-arts, qui trouve son équivalent, aux États-Unis avec le mouvement City Beautiful [6]. Avec le plan de 1950, Jacques Gréber se fait le technicien attitré des idées de Mackenzie King. Les deux hommes lient leur vision pour faire d’Ottawa une majestueuse capitale (Artibise et al., 1979). Toutefois, le Plan Gréber ne s’inspira pas uniquement du mouvement City Beautiful, mais également d’une multitude de modèles urbanistiques (mouvement moderne, Cité-jardin, unité de voisinage, ville avec ceinture verte, etc.), au point que cette diversité de références vaudra à Jacques Gréber d’être qualifié d’architecte-urbaniste aux « allégeances ambiguës » (Udovicki-Selb, 2001 : 21).

La conception de Jacques Gréber pour la capitale canadienne

Le plan de Jacques Gréber portait sur l’ensemble de la région de la capitale nationale, qui comptait à l’époque environ 212 000 personnes du côté ontarien et plus de 61 000 en territoire québécois [7]. Ce plan, couvrant une étendue de 2331 km2 autour de la capitale (1388 en Ontario et 943 au Québec), sera suivi et appliqué durant des décennies et une large partie en est aujourd’hui réalisée [8]. Le projet de plan fut soumis en 1948 et le plan lui-même en 1950, peu après la mort de Mackenzie King, qui avait eu le temps, avant de quitter ses fonctions de premier ministre, de réserver 25 M$ au projet dans le plan financier du gouvernement (Gordon, 2001).

Malgré l’ensemble des remises en cause actuelles et à l’époque du plan, certains des projets de l’urbaniste demeurent encore d’actualité, tantôt revisités, tantôt identiques aux conseils initiaux. La réactualisation du Plan Gréber a lieu dès 1999 avec le lancement, par la CCN, du Plan de la capitale du Canada. Approuvé comme programme des opérations d’aménagement à entreprendre durant les 50 premières années du XXIe siècle, il implique une étude approfondie des travaux antérieurs et, de fait, un retour sur les recommandations de Jacques Gréber. En 2005, le Plan de secteur du coeur de la capitale du Canada, fixant les stratégies d’aménagement des terrains fédéraux au centre de la ville, comme l’avait fait Jacques Gréber en son temps, est terminé et approuvé. Plusieurs projets urbanistiques que nous évoquerons au cours de cette partie sont ainsi lancés, s’inspirant totalement ou partiellement des propositions de Gréber, tels celui des Plaines LeBreton, l’aménagement du parc des chutes de la Chaudière, l’autoroute périphérique ou le pont interprovincial de l’île Kettle. Parfois, certains aménagements, tel le projet du train léger sur rail, cherchant à contrebalancer les conséquences négatives du Plan Gréber, s’avèrent donc directement en lien avec des choix faits il y a plus de 60 ans.

Les transports

L’objectif prioritaire du plan était de mettre fin au « noeud gordien » (CCN, 1964) que constituait la présence de nombreuses voies ferrées au centre-ville, héritées de l’époque où Ottawa était une ville d’exploitation forestière, dont les industries étaient installées près des forces hydro-électriques que constituaient les chutes de la Chaudière et Rideau. À l’époque, le renvoi en périphérie des voies ferrées était donc une mesure impérative (figures 4 et 5)

Figure 4

Voies ferrées, industries et passages à niveau en 1950

Voies ferrées, industries et passages à niveau en 1950
Source: Gréber, 1950, planche n°12

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Figure 5

Le canal Rideau avant embellissement et le pont Mackenzie-King vu de la Tour de la Paix, 1940

Le canal Rideau avant embellissement et le pont Mackenzie-King vu de la Tour de la Paix, 1940

On peut apercevoir la gare et les voies ferrées du centre-ville.

Source: Gréber, 1950, illustrations 120 et 205

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Le déplacement des emprises ferroviaires fut une des premières actions de la Commission de la capitale nationale (CCN), société d’État créée en 1959 par le Parlement afin de mener à bien le Plan Gréber. Ce renvoi des voies ferrées en banlieue permit un considérable réaménagement des voies de circulation à Ottawa et Hull. Pour faire face aux problèmes d’encombrement que connaissait la ville, Gréber proposa notamment de réaliser un boulevard périphérique et deux nouveaux ponts sur la rivière des Outaouais. En parallèle, il fit remplacer le réseau de tramways trop souvent défectueux par des lignes d’autobus (figure 6).

Figure 6

Évolution des réseaux routiers et ferroviaires entre 1950 et 1990

Évolution des réseaux routiers et ferroviaires entre 1950 et 1990
Source: Gréber, 1950 planches n°10, 11, 12 et 13 et Gordon, 2001 : 52

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L’aménagement routier proposé par Gréber en son temps suscite encore l’intérêt aujourd’hui. Ainsi, avant l’élection de Jim Watson au poste de maire de la Ville d’Ottawa le 25 octobre 2010, Larry O’Brien, maire sortant, avait remis à l’ordre du jour deux éléments du Plan Gréber de 1950 : il promettait, en cas de réélection, la réalisation d’une autoroute périphérique et d’un pont interprovincial à l’est du centre-ville, sur l’île Kettle. À l’occasion d’un discours prononcé le 26 septembre 2010, il avait affirmé « Notre ville est tout simplement trop grande pour que nous arrivions à nous déplacer efficacement sans avoir recours à nos automobiles. » [9]. Pour lui, l’autoroute périphérique figurant dans le Plan Gréber aurait dû être conservée dans les plans directeurs des transports d’Ottawa réalisés dans les années 1990, permettant le contournement de la ville par le sud. Larry O’Brien avait également, durant son mandat cette fois, lancé en 2007 les études pour la mise en place d’un train léger sur rail, destiné à contrebalancer les conséquences de la suppression du réseau des tramways dans les années 1950. En juin 2007, le Groupe présentait un rapport intitulé En avant Ottawa, où il proposait « de construire un couloir de train léger souterrain qui traverserait le centre-ville d’est en ouest » comme moyen privilégié d’« atténuer l’actuel goulot d’étranglement au centre ville et [d’y] aménager un paysage de rue plus attrayant » (Ville d’Ottawa, 2011). Nous retrouvons ici les mêmes arguments que ceux qui avaient justifié le renvoi des voies ferrées en banlieue et la suppression de tous les réseaux de tramways au cours du XXe siècle.

Suppression des emprises industrielles et des quartiers ouvriers au nom de la national significance

Dans le plan de 1950, Jacques Gréber s’était d’autre part attaqué, en lien avec la suppression des voies de chemins de fer du centre-ville, à la destruction des emprises industrielles sur les deux rives de la rivière des Outaouais (figure 7).

Figure 7

Vue sur le Parlement et les usines

Vue sur le Parlement et les usines
Source: Gréber, 1950, illustration 100

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En prévision de l’aménagement futur du nouveau centre fédéral, les 65 hectares des Plaines LeBreton, sur les rives ontariennes à l’ouest du Parlement, furent ainsi expropriés, ses quelque 2800 résidants – des ouvriers pour la plupart – expulsés au début des années 1960 et les logements rasés pour qu’y soient implantés de nouveaux logements et des bâtiments fédéraux (Blackwell, 2005). Jacques Gréber s’attaqua également aux industries de la rive hulloise, constatant que « de l’autre côté de la rivière, en face des majestueux édifices de la nation, on aper[cevait] de vilains amas d’équipement industriel, des usines, des voies d’évitement, des entrepôts et des cheminées répandant la suie, la fumée et des odeurs désagréables » (Gréber, 1948 : 52). Les îles et les chutes de la Chaudière bénéficièrent ainsi des recommandations de Jacques Gréber, la priorité de l’urbaniste étant de préserver la beauté de la vue sur le Parlement en redonnant aux chutes « leur beauté primitive et sauvage » (Gréber, 1950 : 250) : il se proposa ainsi d’y aménager un parc central, qui se voudrait « la création la plus spectaculaire » de son réseau de parcs urbains, et de déplacer les industries lourdes qui occupaient les îles [10]. Dans son Plan du secteur du coeur de la capitale du Canada de 2005, la CCN renouvelle complètement la vision initiale de Jacques Gréber : certes, il faut aménager les îles et les chutes de la Chaudière mais, contrairement aux recommandations du Plan de 1950, les édifices industriels doivent être préservés à tout prix pour leur valeur patrimoniale. Parallèlement, dans la brochure proposée par la CCN, on assiste, en dehors de cette reconnaissance du patrimoine industriel, à une réappropriation complète du discours tenu dans le Plan Gréber autour de la beauté des îles, qu’il convient de valoriser. Ainsi, les îles « offrent des perspectives visuelles saisissantes vers les symboles nationaux », mais « sont […] difficiles d’accès [et] on ne peut présentement qu’entrevoir [la chute] en passant sur le pont des Chaudières étroit et très achalandé » (CCN, 2005 : 88) (figure 8).

Figure 8

État en 1950 du territoire des chutes de la Chaudière et maquette des réalisations futures

État en 1950 du territoire des chutes de la Chaudière et maquette des réalisations futures
Source: Gréber, 1950, illustrations 167 a) et b)

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En 1950, Gréber avait également conseillé de limiter la hauteur des bâtiments entourant le Parlement, afin de maintenir une interaction panoramique entre les côtés ontarien et québécois de la colline, tant pour des questions esthétiques qu’identitaires. Au fil des années, les usines ont donc été délocalisées, la visée n’étant « pas tellement à développer Hull, mais plutôt à l’améliorer esthétiquement de sorte que cette nouvelle banlieue d’Ottawa en territoire québécois ne dépare pas trop le paysage de la Capitale fédérale » (Cimon, 1979 : 23). Le Plan Gréber présentait en cela des similitudes avec le Plan de Chicago, réalisé par De Burnham et Bennett en 1909, dans lequel on retrouvait l’idée d’une place du pouvoir majestueuse. Jacques Gréber, influencé entre autres par le mouvement City Beautiful, voulait « traduire physiquement la national significance de la capitale canadienne en faisant de la colline parlementaire une perspective architecturale dominante » pour les populations de Hull et d’Ottawa (Cimon, 1979 :109). Toutefois, la hauteur des bâtiments administratifs, bien souvent construits par des sociétés privées, n’a pas tenu compte de la conservation de la vue obtenue sur la colline parlementaire, tant et si bien que la silhouette des édifices de la colline parlementaire n’est plus que rarement visible aujourd’hui depuis les rues principales de la ville.

Réalisation d’édifices fédéraux

En débarrassant la capitale de ses zones industrielles, Gréber anticipait la réalisation de nouveaux bâtiments fédéraux. Les locaux du gouvernement et les institutions nationales devaient être situés, en raison de leur importante portée politique, à proximité du parlement, consolidant la fonction administrative de l’avenue Wellington, tandis que les laboratoires de recherche et les départements administratifs seraient décentralisés dans des bureaux en banlieue, l’Imprimerie nationale déménagée à Hull et le ministère de la Défense nationale à Nepean. Il était prévu d’installer sur la rue Lyons le ministère des Anciens Combattants, le Bureau fédéral de la statistique, l’Office national du film et le Laboratoire des Travaux publics (Kinkaid, 2007). Les édifices temporaires du centre-ville utilisés durant la guerre devaient alors être détruits et remplacés par une Bibliothèque nationale, un Théâtre national et un Institut national des beaux-arts (Gordon, 2001). Les plans du futur hôtel de ville – jamais réalisé à l’emplacement initialement choisi, à proximité du parc de la Confédération et du canal Rideau – constituaient également une part importante de la réflexion de Jacques Gréber. L’ensemble de ces bâtiments fédéraux – remarquables de par leur monumentalité et leur symétrie – exprime à la fois sa volonté d’aérer les centres urbains – inspirée initialement des préoccupations hygiéniques – sa recherche d’une certaine beauté, cohérence et fluidité dans les réseaux de circulation – témoignant de ses inspirations City Beautiful et City Efficient –, mais aussi son intérêt pour les oeuvres majeures de ses contemporains, comme Patrick Abercrombie et Albert Speer, dont il avait été « heureux de pouvoir […] admirer les travaux » à Nuremberg (Udovicki-Selb, 2001 : 28) (figure 9).

Figure 9

Maquettes des deux propositions pour l'hôtel de ville

Maquettes des deux propositions pour l'hôtel de ville
Source: Gréber, 1950, illustration 158

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Du fait de la proximité de l’espace industriel des Plaines Le Breton avec le parlement, Gréber y voyait l’occasion d’y installer des édifices gouvernementaux d’envergure. Après l’expropriation de 1962, la Commission mit cependant des décennies à amorcer les premiers projets d’aménagement (figure 10).

Figure 10

Les Plaines LeBreton en 1962, avant l'expropriation, et en 1999

Les Plaines LeBreton en 1962, avant l'expropriation, et en 1999
Source: Archives de la ville d’Ottawa, CA-8539 et Greylands, 2004

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En 1989, la CCN, la Ville d’Ottawa et l’ancienne municipalité d’Ottawa-Carleton parvinrent à mettre en place un partenariat afin d’aménager les Plaines, mais ce n’est qu’en 2003 que la CCN put entamer l’assainissement des terres. Celles-ci, qui devaient initialement recevoir les bâtiments du ministère de la Défense nationale, accueillirent finalement le Musée canadien de la guerre, dont la construction commença à la fin de 2004. La même année, la CCN lançait un concours pour la réalisation de logements sur une partie des Plaines LeBreton, remporté par la compagnie immobilière Claridge. Il semble donc que la vision de Jacques Gréber pour l’aménagement de cet espace fut finalement respectée par la CCN : un édifice public d’ampleur, le Musée de la guerre, a été réalisé et des logements – dont 25 % pour les populations à bas revenus. Mais l’esprit du Plan de 1950 ne s’est-il pas perdu dans des décennies de négociations pendant lesquelles cet ancien quartier ouvrier est resté à l’état de friche? En 1976 déjà, Susan Riley, rédactrice pour The Ottawa Journal, pressentait le manque de fonds de la CCN, qui l’amènerait à choisir un projet modeste, indigne du site qui aurait pourtant dû être un véritable demonstration project [11]. La national significance chère à Jacques Gréber ne sera finalement pas portée par le projet de Claridge.

Une capitale comme cité-jardin

Les recommandations du plan de 1950 témoignent du souci de l’urbaniste d’entourer les édifices culturels et fédéraux, et plus particulièrement ceux du parlement, de parcs et d’espaces verts. En 1903, l’architecte paysagiste Frederick Todd recommandait déjà, dans son rapport, la réalisation de « parcs suburbains ». Cette idée revint également dans le rapport Holt, rédigé en 1916, et commença à se concrétiser au lendemain de la guerre avec la création des parcs Strathcona et Nepean Point (Jaumain et Lemarchand, 2008). Dans les années 1930, la Commission du district fédéral entama également l’acquisition du parc de la Gatineau, cher à Mackenzie King. Jacques Gréber poursuivit le développement de ces parcs (particulièrement sur les rives du canal et des rivières), conseilla la préservation des arbres bordant les rues de la ville et proposa d’instaurer une ceinture verte autour de la future limite d’expansion urbaine. L’achat des terres par la Commission commença en 1956. Cette ceinture de verdure devait s’étendre sur environ quatre kilomètres de large, servir d’espace récréatif et touristique (CCN, 1964) et prévenir l’étalement urbain en contenant les quelque 500 000 à 600 000 habitants, selon les projections de Gréber, qui occuperaient la capitale où vivaient à l’époque un peu plus de 270 000 habitants. Si la population venait à dépasser ce chiffre, des villes-satellites seraient créées dans la zone rurale au-delà de la ceinture verte (Gréber, 1950). À l’intérieur de la ceinture, l’urbanisation devait se répartir selon des centres de communauté. Ce concept reprend presque directement celui de la Cité-jardin d’Ebenezer Howard, qui voulait concilier ville et campagne dans une même entité, à la taille limitée, de basse densité, aux nombreux espaces verts et entourée d’une ceinture verte agricole (Howard, 1902) (figure 11).

Figure 11

Espaces verts et ceinture de verdure entre 1950 et 1990

Espaces verts et ceinture de verdure entre 1950 et 1990
Source: Gréber, 1950, illustration 162 et Gordon, 2001 : 53

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Les propositions d’habitat de Gréber pour la capitale canadienne présentaient donc des similitudes affichées avec l’utopie howardienne. Dans son plan, l’urbaniste écrit en effet : « Les gens aspirent à un mode de vie plus naturel. Les principes de simplicité énoncés par Sir Ebenezer Howard au début du siècle sont en voie de consécration. Ignorer ces principes fondamentaux ainsi que les aspirations humaines essentielles, parmi lesquelles il faut compter le besoin de beauté, tend à créer un malaise social et un mécontentement latent. » (Gréber, 1950 : 260) Toutefois, l’oeuvre d’Howard n’est pas la seule à avoir motivé un tel choix de développement de la part de Gréber. Ainsi, pour Gordon (2001 : 48), la proposition de l’urbaniste « also drew upon Patrick Abercrombie’s Greater London Plan, especially in the proposals for the Greenbelt to be implemented by development regulations ». L’urbaniste a sans aucun doute aussi été influencé par les écrits théoriques de son ancien élève, Gaston Bardet (1948), prenant en compte « la nature sociale vivante et mouvante de l’espace urbain » (Frey, 2001 : 3), en s’attachant à défendre un aménagement urbain permettant une « vie plus facile et plus agréable » dans la région de la capitale nationale et le « retour à un concept social formé à l’échelle de l’homme et de la famille, concept humain que l’anonymat des grandes agglomérations tend à détruire » (Gréber, 1950 : 197). En envisageant le développement futur du territoire de la capitale sous la forme d« unités de voisinage ou de paroisses (figure 11) […] réparties dans un réseau de ceintures vertes locales, et assurant chacune, à son échelon, la vie commerciale, culturelle et résidentielle sur son propre territoire » (Gréber, 1950 : 196), Gréber reprenait également assez clairement le concept « d’unité de voisinage » du sociologue Clarence Perry (Perry, 1929 ; Lawhorn, 2009) développé au cours des années 1930 aux États-Unis et qui influencera non seulement les projets de banlieues nord-américaines, mais aussi les New Towns britanniques (figures 12 et 13).

Figure 12

Organisation résidentielle selon les centres de communauté

Organisation résidentielle selon les centres de communauté
Source: Gréber, 1950, planche n°27

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Figure 13

Diagramme d'unité de voisinage de Clarence Perry, paru dans The New York Regional Association, vol. 7, 1929

Diagramme d'unité de voisinage de Clarence Perry, paru dans The New York Regional Association, vol. 7, 1929
Source: Perry (1929)

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Les critiques du Plan Gréber

Gréber n’échappa pas à la critique des experts et son plan essuya, dès la fin des années 1960, ses premières remises en cause. Témoignant de la diversité parfois complexe de ses inspirations, le travail de Gréber lui valut ainsi non seulement les désapprobations des penseurs du culturalisme, mais également celles des tenants du mouvement moderne. Ces derniers reprochèrent au plan et au design des bâtiments proposés de trop s’inspirer des mouvements City Beautiful et Beaux-Arts, créant « a mirage of magnificence » (Gordon, 2001), tandis que les culturalistes en firent un exemple de l’urbanisme moderne, considéré comme anti-urbain. Si, pour plusieurs experts, le Plan de 1950 s’avère conforme sur certains points aux recommandations d’aménagement moderne figurant dans la Charte d’Athènes publiée en 1943 [12] (Gordon, 2001 ; Udovicki-Selb, 2001), d’autres auteurs insistent à l’inverse sur la résistance de Jacques Gréber à l’égard du fonctionnalisme (Gaudin, 1991 ; Blanchon-Caillot, 2008 ; Calabi, 2009) (tableau 1). Pour Lortie, le travail de Jacques Gréber trouve plutôt « des résonances certaines avec l’école allemande de “la ville comme paysage total” » (Lortie, 1994 : 341), dans son souci de magnifier les qualités naturelles de la capitale canadienne. Parmi les critiques formulées à l’égard du Plan, l’urbaniste Hans Blumenfeld, dans son article « Glories and Miseries of a Master Plan » lui reprocha la fermeture de la gare centrale Union d’Ottawa, qui allait de pair avec le renvoi en périphérie des voies de chemins de fer, et prédit que la ville deviendrait aussi dépendante de l’automobile que Los Angeles (Blumenfeld, 1967). Cimon (1979) constata d’une part qu’en arrachant les industries à Hull, selon les recommandations de Gréber, la CCN avait du même coup supprimé la base économique de la ville. D’autre part, en élargissant et prolongeant l’avenue King Edward dans la basse ville d’Ottawa et en réalisant les boulevards Maisonneuve, Laramée, St-Laurent et Sacré-Coeur à Hull, « on tranchait le coeur des quartiers populaires et on aggravait la pauvreté urbaine » (Cimon, 1979 : 85).

La réactualisation récente du Plan Gréber par les instances publiques pour les futurs aménagements de la capitale réalimenta la polémique et suscita de vives réactions, largement relatées dans la presse locale. Ce débat culmina en 2010, à l’occasion des 60 ans du plan : parallèlement aux nombreux articles parus dans The Ottawa Citizen (quotidien d’Ottawa en langue anglaise), tout un dossier fut publié dans le journal Le Droit (quotidien d’Ottawa en langue française) revenant sur le Plan Gréber. Cependant, on ne se prononça pas uniquement sur ses conséquences, mais également sur les réalisations non abouties, imputées aux différentes instances politiques, et qui ont affecté notamment, par leur absence, l’équilibre entre Hull et Ottawa. Dans notre analyse des articles de presse, nous avons pu dégager quatre thématiques émergentes.

Le triomphe de la voiture

« On s’en mord encore les doigts » : tel est le titre évocateur d’un article issu du dossier constitué par Le Droit, qui portait en partie sur le déplacement en périphérie de la gare de passagers, située autrefois au coeur de la ville : « Il y a clairement des choses qu’on ferait autrement si c’était à refaire, lance Gérard Beaudet, professeur d’urbanisme à l’Université de Montréal. Les installations ferroviaires représentaient une nuisance qu’il fallait rayer de la carte, certes, mais Gréber y est allé un peu fort. Toutes les villes qui ont agi de la sorte s’en veulent encore. » [13] Pour plusieurs, le déménagement de la gare ferroviaire en banlieue fut donc une grave erreur. Cet emplacement continue d’interpeller les chroniqueurs. On pouvait lire, dans un article du 1er novembre 2010 de The Ottawa Citizen : « So here’s our lovely train station. No, madam, dowtown is way over there. Yes, I agree, odd place to put it. » [14] La gare de voyageurs, qui communiquait directement avec l’intérieur du Château Laurier pour faciliter l’arrivée des sénateurs, a ainsi été déplacée hors du centre, la rendant inaccessible aux piétons. Kenneth Gray, journaliste pour The Ottawa Citizen, résume bien la mentalité de l’époque, tournée vers le tout-à-l’automobile, à la base de ces aménagements :

The plan reflects the period in which it was formulated, and the circumstances that created those decisions have changed. The car in the 1940s and ‘50s was perceived as the great liberator of the masses. […] The Gréber plan resulted in the triumph of the car, a legacy that remains today.[15]

La suppression des lignes de tramway, qui paraissait impérative à l’époque afin de fluidifier la circulation routière, constitue aujourd’hui l’un des reproches principaux, avec le déplacement de la gare. Dans le Ottawa Business Journal, au début de 2009, Paul Bennett, vice-président à Ottawa de Colliers International, salue certaines améliorations apportées par le Plan Gréber sur l’esprit des habitants de la capitale, mais dénonce en revanche l’impact de la destruction du système de transports en commun[16].

Tableau 1

Conformité supposée entre le Plan Gréber et les recommandations du CIAM de 1933

Conformité supposée entre le Plan Gréber et les recommandations du CIAM de 1933
Source: Gordon, 2001

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Un déficit d’urbanité

Prônant à la fois une accessibilité maximale de l’automobile aux différents espaces urbains et la valorisation à tout prix des espaces verts, le Plan Gréber est aujourd’hui tenu responsable d’une forme de « désurbanité » [17]. Serge Gagnon, professeur en développement régional, constate ainsi que les choix d’aménagement de Gréber ont contribué à « évacuer la ville de la ville » :

Gréber voulait reverdir la ville, y remettre la nature. […] Et il faut dire que 60 ans plus tard, la Commission de la capitale nationale est encore dans la logique du rapport Gréber. On a voulu que ça devienne un espace naturel, et [sic] bien c’est devenu un espace naturel. La ville a été évacuée par la nature. Il n’y a presque plus de ces lieux de rassemblement qu’offre habituellement une ville [18].

Mark Sutcliffe, journaliste pour The Ottawa Citizen, remarque par ailleurs une certaine rupture entre la ville et ses cours d’eau. Les aménagements de Gréber ne sont sans doute pas étrangers à ce constat, puisqu’ils sont à l’origine des larges voies routières bordant le canal Rideau ou la rivière des Outaouais du côté ontarien, empêchant la création d’un véritable lien entre la vie urbaine et cet espace naturel pourtant central [19]. Pour plusieurs, Gréber s’est donc avéré peu compétent en matière d’espaces vivants et à l’échelle humaine, alors que la capitale regorgeait de lieux qui, bien conçus, auraient pu le devenir : sans doute influencé par les indications de ses supérieurs, l’urbaniste semblait bien plus investi dans la réalisation d’espaces monumentaux (côté québécois, il souhaitait réaliser la Terrasse du Souvenir, grand monument dédié aux exploits glorieux des troupes canadiennes et qui lui vaut aujourd’hui d’être qualifié de « loufoque » et de « mégalomane »[20]). La plupart des reproches émis à l’encontre des espaces publics de la ville d’Ottawa par Andrew Cohen sont en lien avec des réalisations grébériennes : « The Sparks Street Mall is soulless. Bank Street is tired. Rideau Street has never recovered from its misguided bus mall ; […]. King Edward Avenue is an expressway in all but name, as is Bronson Avenue » [21]. Ce déficit d’urbanité est d’ailleurs reconnu par la CCN. Marie Lemay, première dirigeante de la CCN, ne nie pas les conséquences du Plan Gréber sur l’urbanité bancale de la capitale, mais elle préfère se tourner vers le futur : « On est rendu au point où il faut travailler sur une autre dimension de la capitale nationale, dit-elle. Il faut la faire vibrer. Lui donner une âme. Il faut développer chez les Canadiens un sentiment de fierté et d’appartenance envers leur capitale. Il va falloir réhumaniser la ville, la rendre plus vibrante. » [22]

Quartiers ouvriers et patrimoine industriel, victimes de la vision de Gréber

Si le développement de Hull accusait déjà un sérieux handicap lorsqu’Ottawa fut nommée capitale du Canada, en 1857, c’est bel et bien le Plan Gréber qui, en détruisant la base industrielle de la rive québécoise, condamna pour longtemps la ville québécoise à demeurer dans l’ombre de sa voisine ontarienne. Peu sensible aux quartiers ouvriers, à une époque où la notion de patrimoine industriel n’existait pas encore, Gréber avait proposé pour la ville une rénovation qui se voulait graduelle mais qui, dans les faits, a souvent été brutale. Cette volonté, affichée clairement dans le texte du Plan de 1950, de faire disparaître la ville industrielle des centres urbains eut des conséquences importantes sur les quartiers ouvriers de Hull, comme le précise Gérard Beaudet [23]. Toutefois, le Plan Gréber prévoyait, en lien avec le déplacement des emprises industrielles et des voies ferrées, la réalisation d’une gare de passagers et d’une gare de marchandises à Hull qui auraient été reliées, pour l’une, à une artère majestueuse dans le style Beaux-Arts donnant sur le pont remplaçant le pont Alexandra et menant à Ottawa et, pour l’autre, à un secteur industriel aménagé expressément par la CCN sur des terrains dont elle avait fait l’acquisition. Ces aménagements, qui auraient pu rééquilibrer les rôles respectifs des villes d’Ottawa et de Hull, ne furent pas respectés : « Si […] la proposition de Jacques Gréber de construire une autre gare centrale à Hull avait été retenue, remarque le chroniqueur Mathieu Bélanger, il n’y aurait pas ce décalage aujourd’hui entre le[s] côté[s] québécois et ontarien de la rivière. Cette gare aurait eu un impact important sur Hull et sa périphérie. Elle a toujours été manquante et cette absence est en partie responsable des disparités entre les deux villes » [24] (figure 14).

Figure 14

Plan des aménagements prévus à Hull en 1950 et photo aérienne de 2011

Plan des aménagements prévus à Hull en 1950 et photo aérienne de 2011
Source: Gréber, 1950, illustration 209 et GoogleEarth, 2011

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Si les habitants de Hull, à l’époque, sont sans doute ceux qui ont le plus pâti des choix effectués dans les hautes sphères, les populations pauvres expulsées de la basse ville d’Ottawa et des Plaines LeBreton lors de leur requalification ne sont pas en reste (UMA, 1993). Peu après les premières réalisations en lien avec le Plan Gréber, des contestations s’élevèrent au sein de la mairie d’Ottawa, dénonçant le cruel manque de logements créé par les expropriations et les destructions. Pourtant, le directeur général de la CCN de l’époque, Eric Thrift, répondit de manière dédaigneuse à ces requêtes. Aujourd’hui, la CCN tente de combler en partie ce déficit en logements par la réalisation d’un écoquartier sur les Plaines LeBreton, qui laisse toutefois craindre un phénomène d’embourgeoisement (Ross, 2006). L’autre reproche adressé à la CCN est le manque de considération pour le patrimoine industriel subsistant qui, selon Gérard Beaudet, souffre encore d’un manque de reconnaissance : « Le rejet du monde industriel est évident chez Gréber, dit-il, et cette empreinte est encore bien visible au sein de la Commission de la capitale nationale (CCN). On est encore obsédé par la renaturalisation du centre. Ce n’est pas pour rien qu’il a toujours été difficile en Outaouais de faire reconnaître le patrimoine industriel de Hull. Jamais la CCN n’a levé le petit doigt pour le faire. […] Jacques Gréber avait une vision très péjorative de l’industrialisation. Plusieurs de ses propositions ont plus tard servi de justification à la CCN pour les actions qu’elle a prises » [25].

La ceinture de verdure dépassée

L’autre élément mis en exergue par la critique, et qui traduit une autre discontinuité entre la rive ontarienne et la rive québécoise, est la ceinture de verdure. En 1967, Pierre Houde, professeur au Département de géographie de l’Université d’Ottawa nous apprenait que, « aux yeux de la CCN, le parc de la Gatineau remplissait le rôle de ceinture de verdure qu’il s’agissait de fermer par le parc Leamy et la promenade du lac des Fées. Ainsi placée dans la municipalité, la ceinture, prévue à environ sept milles [11  km] du centre-ville, n’avait plus sa raison d’être. Cette proximité est un des facteurs explicatifs des difficultés d’expansion de Hull » (Houde, 1967 : 562). La ceinture de verdure côté québécois, qui encerclait directement la zone urbaine et restreignait son développement futur, a donc progressivement été démantelée. Côté ontarien, en raison du prix des terrains plus avantageux à l’extérieur de la ceinture de verdure et de l’inadaptation des limites du projet Gréber en matière de projection de la population, les entrepreneurs n’hésitèrent pas à bâtir des communautés à l’extérieur des limites vertes. Dans un article paru dans le dossier du journal Le Droit consacré à Gréber, on pouvait ainsi lire : « Le plan de Jacques Gréber était toutefois appuyé sur des estimations de croissance démographique beaucoup trop conservatrices. Il prévoyait que la population totale allait atteindre 500 000 personnes en l’an 2000. Nous sommes aujourd’hui plus de 1,2 million d’habitants dans la région de la capitale nationale. »[26] Il semblerait même que la ceinture de verdure, au lieu de contenir l’étalement urbain, l’ait plutôt encouragé : beaucoup ont cherché à habiter à proximité de la ceinture, sur sa limite intérieure ou extérieure, comme le souligne Karl Dorais-Kinkaid, consultant en aménagement et urbanisme : « La clôture a été sautée il y a longtemps. Plus on avançait dans le temps, plus il était valorisé de se rapprocher des espaces verts, donc de la ceinture. » [27]

Discussion et conclusion

Cette analyse de la presse dévoile, en premier lieu, une contradiction flagrante entre l’image de prospérité que les planificateurs ont tenté de projeter depuis les années 1950, suscitant au départ l’engouement, au tout du moins l’assentiment, et la représentation citoyenne actuelle. Cet écart de représentations pourrait toutefois relever davantage de l’évolution du contexte historique, imposant de nouveaux canons culturels et critères d’appréciation (Bailleul, 2006 : 3), que de l’objet lui-même – ici les réalisations consécutives du Plan. Par ailleurs, ces discours qui accusent le Plan Gréber d’être à l’origine de tous les maux urbains d’Ottawa s’inscrivent en droite ligne dans la pensée postmoderne mobilisée autour du concept de développement durable, imprégnée des thèses culturalistes et environnementalistes, et qui prône l’urbanité, la « ville compacte », la préservation du patrimoine bâti et la protection de l’environnement. Dans le monde occidental, le constat de la perte du caractère de la ville durant les années 1970-1980 a en effet renouvelé une sensibilité en faveur de la « ville traditionnelle » que l’Urban Renewal était accusé de vouloir détruire. Décrédibilisée en raison de ses expériences fâcheuses et de sa politique de la table rase, l’utopie moderniste s’est vue ainsi supplantée par une nouvelle utopie, faisant aujourd’hui du principe de « ville durable » son fer de lance. Dans un de ses articles, Cyria Emelianoff (2004 : 4) nous rappelle comment les années 1990 inaugurent une nouvelle époque, qui trouve l’un de ses aboutissements dans la prescription d’un cadre normatif guidant aussi bien l’action que la réflexion, à savoir la Charte d’Aalborg rédigée en 1994, véritable manifeste de l’urbanisme durable [28]. Les propos tenus à l’égard du Plan Gréber expriment bel et bien ce changement de point de vue, ce bouleversement d’optique identifié par Emelianoff et qui repose sur l’inversement symétrique, entre autres, de trois principes structurants de l’urbanisme progressiste :

  • « Au zonage, […], se substitue une recherche de mixité fonctionnelle et sociale » : le discours sur le déficit d’urbanité qu’accuserait Ottawa rejoint ainsi ce raisonnement qui reproche à l’urbanisme d’après-guerre d’avoir imposé une organisation spatiale éclatée et d’avoir cherché à faire disparaître ce qui fait que la ville est un « milieu de vie », sa diversité sociale et fonctionnelle.

  • « Le principe de la table rase, […] est contesté au nom de la valorisation du ou des patrimoines, notion en perpétuelle extension. La patrimonialisation des territoires peut être comprise comme une réaction inverse à celle qui a prévalu dans l’urbanisme moderne » : le regain d’intérêt pour le patrimoine industriel et les quartiers ouvriers d’Ottawa et de Hull, qui s’est manifesté dans de nombreux articles de presse, traduit bien cette conception qui repose sur la référence historique, souvent convoquée en périodes de crise (Bourdin, 1984).

  • « L’extension des limites de la ville préconisée par Le Corbusier […] cède la place au souci de contenir l’urbanisation, afin de freiner la consommation croissante d’espaces, d’infrastructures et d’énergie » : ainsi, dans les thématiques du triomphe de l’automobile et de la ceinture verte dépassée, on retrouve bel et bien ce leitmotiv de la lutte contre l’étalement urbain qui, largement alimenté par les préoccupations environnementales, a forgé l’idéal de la « ville compacte », parfait négatif de la ville étalée (Ewing, 1997 ; Fouchier, 1997), mais aussi l’attachement à une « doctrine du refus de l’automobile » (Dupuy, 1995 ; Wiel, 2001) qui tient cette dernière responsable de la « dédensification » de la ville.

Il n’est donc pas surprenant que l’environnement urbain produit par le Plan Gréber soit aujourd’hui l’objet d’un discrédit. Visiblement associé à l’urbanisme moderne, et appréhendé à l’aune du concept de « ville durable », il ne correspond plus aux canons culturels contemporains. Il convient toutefois de reconnaître que cette représentation urbaine, qu’elle soit légitime ou non, comprend une dimension paradoxale : tout en se faisant le chantre de la sauvegarde d’un patrimoine (industriel, en l’occurrence), elle en condamne un autre, qui s’avère seulement plus récent. Le Plan Gréber n’échappe pas ainsi à l’hostilité et au mépris dont souffre actuellement le patrimoine contemporain. Ce patrimoine « jeune et mal aimé » (Gaudreau, 2005) est effectivement peu reconnu socialement. La littérature avance quelques pistes pour expliquer la difficile reconnaissance du patrimoine récent, dont la valeur demeure plus difficilement admise que celle du patrimoine ancien [29]. À la différence du patrimoine ancien, le patrimoine récent est rarement perçu par les contemporains comme support de l’identité culturelle et de la mémoire collective (DOCOMOMO-Québec, 2000) du fait, notamment, d’une proximité temporelle qui intervient comme un frein à l’appropriation collective, à la reconnaissance et à la protection officielle (Abele et Gammage, 2000) [30]. De plus, la méconnaissance peut considérablement contribuer à cette difficile appropriation du patrimoine récent (École nationale du patrimoine, 1998 ; Vanlaethem, 2004). Selon Stratton (1997) et Blin (1998), cette difficulté est surtout observable chez les gestionnaires du patrimoine bâti, qui avouent souffrir d’un manque d’expérience et de connaissances propices à la prise de décision éclairée. Enfin, contrairement au patrimoine ancien caractérisé par la rareté, le patrimoine récent brille, pour sa part, par son abondance, sa densité, sa variété et son gigantisme, rendant ainsi problématiques son évaluation et sa réhabilitation (Ward, 1995). À notre sens, l’héritage urbain de Gréber demeure lui aussi assez méconnu ; en témoignent le peu d’ouvrages qui lui sont consacrés. Il semble que la communauté scientifique n’ait pas encore réellement et complètement fait le bilan de son plan, ni analysé en profondeur les impacts réels de la forme urbaine proposée et des valeurs qui la sous-tendent. Devant l’impossibilité de faire abstraction de l’un des projets urbains les plus marquants de l’histoire de la capitale nationale, il semble nécessaire d’en assurer une meilleure connaissance et de saisir sa spécificité. Cependant, comme tout patrimoine récent, ce projet ne doit pas être appréhendé comme un patrimoine ancien, tel que le précise la Commission des biens culturels du Québec (2005). Pour comprendre sa particularité, il est essentiel de prendre en considération deux facteurs, à savoir le contexte historique de sa conception, «  dont il tire une partie de son sens : la modernité » (Commission des biens culturels du Québec, 2005 : 8), et la part de responsabilité des autorités publiques. En effet, dans le premier cas, il faut rappeler que la capitale nationale se trouvait, avant de faire appel à Gréber, face à toute une série de défis auxquels il fallait trouver des solutions d’urgence : la résorption des îlots insalubres, l’unification des deux villes, l’amélioration des infrastructures, la création et le renforcement d’un pôle gouvernemental, etc. Ce plan, quelles que soient ses références urbanistiques, a tenté d’y répondre en se fondant sur les visions et les espérances de progrès de l’époque, voire sur une utopie sociale. Il apparaît plus sûrement nécessaire encore de revenir sur le jeu complexe des politiques publiques, des conditions de production et des modes de gestion qui ont étalonné la vie de ce plan, et de vérifier les facteurs qui ont concouru à le faire dévier de ses objectifs premiers. Car il semblerait, en effet, qu’il y ait une distance non négligeable entre la conception de Gréber et son application. Notre examen du projet de Gréber nous révèle que l’architecte-urbaniste avait établi un certain nombre de principes, édictés par les mouvements théoriques de son époque, qui semblent avoir été par la suite trahis, ou à tout le moins avoir fait l’objet d’une interprétation altérée à laquelle la responsabilité politique et administrative n’est pas étrangère. On ne peut ainsi tirer le bilan des travaux de cet urbaniste sans avoir conscience que la mise en place de son plan est incomplète (par exemple, l’aménagement final inabouti de la Place-de-la-Confédération et de ses abords, la réalisation avortée du nouvel hôtel de ville central et l’absence du « parc municipal par excellence »). En ne menant pas à terme plusieurs éléments du Plan Gréber, n’a-t-on pas porté atteinte à l’esprit du projet et, de fait, à sa cohérence ? Le non-respect de certaines volontés urbanistiques initiales (la gare de passagers à Hull, la Promenade des voyageurs, la Promenade des draveurs, etc.) peut-il être à l’origine de l’écart qui existe aujourd’hui entre les villes d’Ottawa et de Gatineau ? Toutefois, contrairement à ceux qui pointent du doigt les instances politiques et les citoyens – à l’instar de Cohen qui leur reproche d’avoir adhéré tacitement à une politique d’aménagement caractérisée par la brutalité [31] et de faire preuve d’un manque d’ambition, ou comme Van Dusen qui insiste sur la nécessité de réorganiser le système bancal et officieux du district fédéral actuel, voire d’envisager le remaniement complet des instances exécutives en place [32] –, nous pensons que la superposition des compétences et la multiplicité des échelons intervenant dans les décisions d’aménagement sont à l’origine de ces difficultés organisationnelles : le perpétuel affrontement entre gouvernements municipaux, gouvernements provinciaux et gouvernement fédéral débouche souvent sur des résultats décevants et contradictoires. Enfin, si l’examen de l’héritage grébérien mérite qu’on s’y attarde, c’est aussi pour réfléchir à son usage contemporain et aux modes d’intervention à privilégier. À l’heure de la « réinvention des patrimoines » – quels que puissent être leur nature, leur état ou leur appréciation – nous pensons que la question devrait sortir aujourd’hui du champ du débat pour entrer pleinement dans celui de la politique urbaine. C’est que l’héritage de Gréber, aussi conflictuel qu’il puisse être aujourd’hui, peut jouer un rôle de catalyseur pour les aménagements futurs susceptibles de redonner aux citoyens le désir de vivre en ville. L’enjeu est de taille, car le rejet de la ville – qu’il prenne la forme si courante des nombreux partis pris anti-urbains ou très concrètement de l’exode urbain – signe aussi son déclin. Plusieurs exemples internationaux et nationaux nous ont démontré que, devant l’obsolescence de certains espaces physiques, surtout de facture moderne, l’expérience n’est pas si difficile à rattraper. Les opérations récentes de remise en valeur des grands ensembles en France, longtemps stigmatisés, sont ainsi parvenues à renouveler le regard qui leur était porté [33]. Il s’agit ainsi de rompre avec une pratique antérieure et d’intervenir sur la ville existante, de « reconstruire la ville sur la ville » pour en récupérer les parties les plus abandonnées, les plus obsolètes, voire les plus décriées, afin d’y développer des réalisations répondant aux besoins actuels des villes. La conception du Quartier international de Montréal, qui a obtenu plusieurs prix nationaux et internationaux, s’est inscrite précisément dans ce type de démarche [34]. En composant avec le patrimoine moderne existant (tours du centre-ville érigées durant les années 1970), en « recousant » le tissu urbain lâche, en intégrant de nouvelles formes architecturales et urbaines, en injectant de l’urbanité par la création d’une variété d’espaces publics et une mixité fonctionnelle, les concepteurs ont réussi à créer une cohérence d’ensemble et à assurer une revalorisation symbolique du centre-ville montréalais [35]. Il semblerait que ce soit ce à quoi les résidants de la capitale aspirent. Dans l’un de ses articles [36], Cohen invitait à promouvoir le « renouvellement urbain », idée déjà présente dans l’article du sénateur Wilbert J. Keon, quelques années auparavant [37]. Cette idée semble séduire à en juger les propos d’une citoyenne qui affirmait « We have the potential to be so much better than we are » [38], ou encore ceux de Russel Mills, président du conseil d’administration de la CCN, avouant que les planificateurs « can do better » [39]. Ainsi, si les critiques ont pu en vexer plus d’un, elles sont avant tout une excellente invitation à la discussion, à la réflexion et à la contribution des citoyens à l’amélioration de leur capitale. Elles constituent, tout au moins, comme le souligne la journaliste du Ottawa Citizen, Randall Denley, « the kind of wakeup call we need » [40]. ABELE, Deborah E. et GAMMAGE, Grady (2000) The shifting signposts of significance. Dans Deborah Slaton et William G. Foulks (dir.) Preserving the Recent Past 2. Washington, D.C., Historic Preservation Education Foundation, p. 2-7.