Abstracts
Résumé
La peine de mort n’a pas donné lieu à beaucoup de travaux en géographie, parce qu’elle semble d’abord une affaire de droit et de morale. Pourtant, elle présente une expression spatiale, en particulier aux États-Unis qui la pratiquent encore. Loin d’être une affaire d’État, elle s’y caractérise par une différenciation spatiale extrêmement marquée jusqu’à l’instance locale du comté. Pour le montrer, l’exemple du Texas, qui assume presque la moitié des exécutions étasuniennes, a été privilégié. Se fondant sur le dépouillement de 464 fiches de condamnés, complété par une approche qualitative, l’hypothèse de cette étude consiste à montrer que la variabilité spatiale de l’application de la peine de mort repose sur la présence et l’ancrage de dispositifs spatiaux légaux.
Mots-clés :
- Peine de mort,
- Texas,
- inégalités spatiales,
- géographie de la justice,
- dispositif spatial légal,
- disparité rural / urbain
Abstract
The death penalty has not given rise to much research in the field of Geography, as it is often seen as being fundamentally an issue of law and ethics. Yet it does have a territorial dimension, especially in the United States of America, where it is still widely practised. However, far from being a politically driven phenomenon, it is characterized by a very clear spatial differentiation, observable even at the county level. This study focuses on the example of Texas, which accounts for almost half of the executions in the United States. Through an analysis of the files of 464 convicted offenders, supplemented by a more qualitative approach, the study aims to show that spatial variations in death penalty enforcement occur within a particular legal and spatial framework.
Keywords:
- Death penalty,
- Texas,
- spatial inequalities,
- geography of justice,
- legal and spatial framework,
- rural-urban disparities
Resumen
La pena de muerte no ha merecido tantos trabajos en Geografía, pareciendo ser más un asunto jurídico y moral. No obstante, la pena de muerte presenta una expresión espacial, particularmente en Estados Unidos donde aún la practican. Lejos de ser una cuestión de Estado, una de sus características es la diferenciación espacial extremadamente marcada, hasta la instancia local del condado. Para demostrarlo, se privilegia aquí el ejemplo de Tejas, donde se realizan casi la mitad del total de las ejecuciones estadounidenses. Sobre la base del examen de 464 fichas de condenados a muerte, más el enfoque cualitativo que lo completa, la hipótesis propuesta en este estudio consiste en mostrar que la variabilidad espacial de la aplicación de la pena de muerte depende de la presencia y del reforzamiento de los dispositivos espaciales legales.
Palabras clave:
- Pena de muerte,
- Tejas,
- desigualdades espaciales,
- Geografía de la justicia,
- dispositivo espacial legal,
- disparidad rural / urbana
Article body
Introduction
La question de la peine de mort est assez peu étudiée en géographie alors qu’elle concerne un nombre encore important de pays et qu’elle soulève des questionnements ayant trait aux inégalités ethniques et sociales, aux discriminations, mais aussi à la dimension spatiale dans l’application de la justice [1]. Le débat n’est pas seulement moral, opposant pro- et anti-abolitionnistes. Il suscite, dans notre discipline, des questions relatives à la violence – autant criminelle qu’institutionnelle – et d’autres relatives aux formes de domination et de discrimination qui se manifestent dans l’espace différencié. La peine de mort est une condamnation issue d’une décision de justice qui relève d’un « dispositif spatial légal » ou « légitime », pour reprendre l’expression de Lussault (2007). Associant une dimension judiciaire (police et justice) et carcérale, ce dispositif légal agit sur l’espace qu’il contrôle et ordonne et dans lequel il s’insère. Dispositif, normatif et répressif, dont l’ancrage plus ou moins fort dans l’espace local peut conduire à « la mort par la géographie » (Ganschow, 2009). Car, au même titre que l’appartenance ethnique ou sociale, des faits géographiques propres à un tel dispositif (lieux du crime, lieux du jugement, niveau de la bureaucratisation, origine des criminels, des jurés, des victimes, etc.) jouent un rôle déterminant dans la variabilité spatiale de l’application de la peine de mort.
À ce titre, les États-Unis – et plus particulièrement le Texas – constituent un cadre d’observation privilégié. En effet, avec la Virginie, le Texas est l’État qui, depuis le rétablissement de la peine capitale, a le plus recours à ce châtiment tout en en faisant une large publicité. Le nombre considérable de condamnations à mort au Texas et leur variabilité locale ont été à l’origine de nombreuses publications qui traitent de la machine judiciaire et du traitement inégalitaire des citoyens, en particulier au regard de leurs origines ethniques. Au-delà d’une assertion provocatrice – « la mort par la géographie » –, l’ambition de cet article est de montrer que la peine de mort peut être un objet géographique, à partir du moment où son expression spatiale devient significative et permet de déterminer l’existence de dispositifs spatiaux légaux. En poursuivant une géographie de la peine de mort esquissée naguère par Harries (1974) et en nous appuyant sur l’exemple du Texas, nous examinerons la répartition des comtés (counties) exécuteurs à l’intérieur même de cet État, en essayant d’en comprendre les logiques spatiales. Après avoir présenté les bases de l’étude, nous mettrons en évidence des associations éventuelles entre paramètres démographiques et ethniques (population, appartenance ethnique des condamnés, situation des comtés) et judiciaires (nombre ou proportion de condamnations, d’exécutions ou d’attentes dans le couloir de la mort). Les conclusions ainsi synthétisées d’après une analyse plus précise de cas significatifs, nous permettront de comprendre en quoi la situation où s’applique la peine capitale ressort d’un « dispositif spatial légal ».
Géographie et peine de mort
La peine de mort est négligée par la géographie alors qu’elle fait par ailleurs l’objet d’une abondante littérature, dont la bibliographie annexée à cet article ne donne qu’un modeste aperçu. Cette exception est surprenante. La peine de mort, comme les questions relatives à la justice, ont alimenté la réflexion en droit et en sciences sociales, depuis les travaux fondateurs de Cesare Beccaria au XVIIIe siècle jusqu’à ceux de Michel Foucault (de 1975 à 1984). Par ailleurs, elle reste une question d’actualité dans de nombreux pays, dont les États-Unis où elle suscite un débat de société récurrent qui fait écho aux interrogations sur la sécurité suivant les attentats du 11 septembre 2001 (Garland et al., 2011).
Une question marginalisée en géographie
Si le corpus théorique sur la criminalité est bien établi en géographie (Herbert, 2006), en revanche le traitement de la peine capitale y reste discret, y compris chez les géographes étasuniens. Harries a inauguré l’analyse géographique de la peine de mort dès sa thèse consacrée à la géographie du crime et de la justice (1974), puis dans une série d’articles. Il s’interrogeait sur les relations qui s’établissent entre types de meurtres, perception de la gravité du crime et géographie de l’exécution (Harries et Lura, 1974). Il a privilégié le recours à l’historicité pour expliquer la spatialité de la peine de mort. Usant des statistiques sur le long terme, cet auteur montre que, depuis le début du XXe siècle, la peine capitale est contingente de facteurs raciaux, sociaux, mais aussi géographiques (Harries et Brunn, 1978). Établissant un « palmarès » des États exécuteurs dans l’Union, Harries a souligné l’ancrage régional de la peine de mort, ainsi que la persistance des inégalités sociospatiales et de sexe dans son application, donnant à lire une organisation régionale inchangée où s’illustrent le Sud et l’Ouest. La géographie de cette peine relève toutefois d’un questionnement marginal qui eut son heure de gloire, des années 1970 au milieu des années 1990 (Richardson et Harris, 1978 ; Blacksell et al., 1986). Une géographie disparue depuis, puisque s’étant muée en deux courants émergents : la géographie de la criminalité et celle du droit (geography of law).
Les travaux de Harries aux États-Unis puis ceux de Blacksell au Royaume-Uni sont également synchrones avec l’apparition d’une geography of justice. Une dizaine de publications se sont poursuivies sous la forme d’une réflexion plus large sur le thème de la spatialisation des processus judiciaires et des formes d’inégalités sociospatiales qui en découlent, comme l’ont montré par exemple les travaux de Blomley (1994) rattachant ces questions critiques à des interrogations plus larges sur la géographie du pouvoir. Il s’agit d’un champ analytique qui singularise la géographie par rapport aux disciplines voisines. Blacksell et al. (1986) évoquaient déjà son développement séparé au sein des sciences sociales. Ce thème – comme ceux de la géographie de l’enfermement (Milhaud, 2010) ou de la violence [2] – ne fait l’objet que d’un petit nombre de publications, une frilosité qu’on retrouve de façon moindre dans la géographie de la criminalité. Celle-ci s’intègre à certains champs disciplinaires comme ceux de la géographie politique ou de la radical geography (Harvey, 1998). Sans en établir l’épistémologie (Evans et Herbert, 1989), rappelons qu’un courant assez structuré s’est intéressé à la spatialité de la criminalité (Mawby, 1979). Puis, dépassant la simple analyse de la diffusion spatiale des faits criminels, des auteurs comme Fyfe (1995) ou Herbert (1996) ont rattaché le phénomène de criminalité aux changements politiques qui affectent les métropoles dans un contexte de redéfinition du Welfare State (Giband, 2006) tout en se préoccupant de la reconfiguration spatiale de la notion de policing (maintien de l’ordre). Empruntant à Foucault l’idée d’un pouvoir disciplinaire, Herbert (2006) [3] – à partir de l’exemple de la police de Los Angeles en Californie – montre comment les pratiques militarisées et l’usage d’une technologie sophistiquée par les forces de police organisent géographiquement la violence, comme le contrôle des quartiers pauvres à des fins de domination socioculturelle et de rationalisation économique.
On peut établir une symétrie entre ces analyses et l’évolution de la peine de mort aux États-Unis, notamment depuis sa réautorisation en 1976, qui augure un changement civilisationnel du pays. L’évolution de la peine de mort suit de façon quasi mimétique celle de l’État (Banner, 2002). La courte période d’abolition (1967-1976) correspond à l’apogée de l’État providence. Depuis, les politiques, comme les mentalités devenues plus conservatrices, favorisent le retour à des méthodes répressives fortes alors que le state-rescaling [4] (Brenner, 2009) encourage l’émergence de structures institutionnelles locales dans le domaine judiciaire. Certains auteurs, Whitman (2003) notamment, évoquent une « régression pénale » qui suit les mandats des présidents républicains Reagan et Bush père et le tournant neocon de la présidence de Bush fils, après les attentats du 11 septembre 2001.
La peine de mort : un dispositif spatial légal
Notre but est d’aborder la peine de mort dans sa double dimension spatiale (locale) et judiciaire à travers l’exemple emblématique du Texas. Comme nombre de questions sociales aux États-Unis, la peine capitale est d’abord une affaire locale. Elle peut ainsi être doublement définie comme un dispositif spatial légal et comme une institution locale à juridiction territoriale dont le double intérêt géographique permet de dépasser les discours sur ses aspects sociaux et moraux.
Autant la définition commune de la peine de mort va de soi – nous reprenons celle de l’ONU (1966), « une condamnation résultant d’une décision de justice par un tribunal régulièrement constitué et conformément aux règles d’un procès équitable et qui se traduit par l’exécution d’un criminel sous l’autorité d’un groupe » –, autant son acception géographique n’est pas aisée. C’est une décision prise par une juridiction territoriale, à laquelle participent l’État fédéré qui la légitime, la cour de justice de chaque comté qui condamne à mort et l’établissement carcéral qui exécute la sentence. La peine de mort se caractérise par de multiples externalités : origine géographique du condamné, lieux du crime, du procès, de l’incarcération et de l’exécution.
Face à la diversité des questions géographiques sous-jacentes, nous considérerons la peine de mort comme un « dispositif spatial légal ». Cette notion héritée des théories foucaldiennes a été retravaillée en géographie par Lussault (2007) et, dans le cadre d’une géographie des prisons, par Milhaud (2010). Selon Foucault (1975), un dispositif légal est un réseau reliant dans l’espace un ensemble d’éléments hétérogènes comportant des discours, des aménagements, des lois, des mesures administratives, des représentations, des institutions, des équipements, etc. Définition que Lussault (2007) affine en précisant qu’il s’agit d’un agencement spatial d’objets, de langages, de choses… configuré à l’occasion par divers acteurs fonctionnels. La peine de mort se situe au centre d’un tel réseau spatial d’éléments agencés : lois l’instituant (fédérales et locales), acteurs l’appliquant (forces de police, services juridiques), discours moraux la qualifiant et la justifiant, équipements (tribunaux, prisons, couloirs de la mort), mesures administratives la réglementant et contrôlant son application, représentations, politique. Ce dispositif s’ancre de façon plus ou moins forte dans un espace donné et en fonction : de l’appareillage judiciaire (importance des forces de police et du personnel dédié à la justice ainsi qu’aux cours d’assises) et carcéral (nombre de prisons, budgets, moyens humains mis à disposition), de l’attention que les acteurs lui portent ou encore de l’importance de la question criminelle dans la société locale. On précisera la définition en soulignant que la peine de mort est une institution locale qui, en vertu d’un arrêt de la Cour suprême des États-Unis en 1968, relève de la législation de chaque État fédéré et est gérée par chaque comté qui est libre de l’appliquer eu égard aux « évolutions des règles de convenance » [5]. Depuis, le législateur insiste sur cet ancrage, précisant que la peine de mort « reflète la conscience de la communauté locale » [6], qui dispose d’une grande latitude dans l’organisation de ce dispositif spatial légal.
Il existe aux États-Unis une grande diversité de motifs conduisant à la peine de mort, dessinant ainsi une « géographie de la loi » (Taylor, 2006). Et on observe de grandes différences dans le choix de ces motifs, allant des partisans d’une législation sévère (un meurtre plus une circonstance aggravante, au Texas) à d’autres plus mesurés (jusqu’à neuf circonstances aggravantes en Ohio) (US Department of Justice, 2009). L’application de la peine relève du comté, où les paramètres locaux sont nombreux : mode de composition des jurys et de désignation de leurs jurés, moyens humains et financiers accordés à la poursuite en assises, appartenance ethnique des victimes et des accusés reconnus coupables, plus ou moins grande médiatisation locale de la criminalité, latitude des procureurs pour poursuivre aux assises, demande sociale, pression des forces de police, etc.
La géographie de la peine de mort transparaît ensuite dans le dispositif carcéral et spatial : localisation et nombre des prisons, choix d’installer un couloir de la mort, importance accordée aux budgets sur ce point, aide financière des comtés pour la construction de prisons dans le territoire de leur juridiction. Les établissements carcéraux sont en effet associés à une forme de développement local, notamment dans les comtés ruraux : la prison à haute sécurité de Florence (3653 h.), dans le Colorado [7], emploie jusqu’à 900 personnes et procure de fortes retombées économiques au comté de Fremont. L’institution judiciaire dispose d’une inscription locale marquée pour la peine de mort qui se différencie selon les contextes géographiques (urbain, suburbain et rural) des comtés. On perçoit ces différenciations dans les bassins de recrutement et dans la composition raciale des jurés, dans la bureaucratisation plus moins avancée des dispositifs juridiques et carcéraux organisant la peine de mort, mais aussi dans la personnalité de chaque district attorney (procureur d’État ou de comté, indiqué par DA) et son implication dans le jeu politique (car cette fonction est élective).
La « géographie de la loi » n’est toutefois pas en cause ici, puisque notre article a pour projet d’étudier la géographie de la peine de mort au Texas. Ce que nous chercherons d’abord à montrer est la variation géographique des peines capitales prononcées et des exécutions, qui témoigne d’importants écarts entre zones urbaines, suburbaines et rurales. De même, l’origine géographique des criminels et des victimes – associée à leur caractéristique ethnique et sociale – jouerait un rôle déterminant dans l’application de la peine de mort. Des travaux juridiques ont montré qu’il n’y a pas de stricte concordance entre la géographie des crimes et celle de la peine de mort (Feld, 1991). Ces différenciations tiennent donc à d’autres facteurs. On peut les classer en trois sortes : socioethniques (origines ethnique, sociale et géographique des victimes comme des condamnés), judiciaires et organisationnelles (bureaucratisation des cours, moyens humains et financiers, rôle plus ou moins fort du procureur et de l’avocat général) et même politiques (médiatisation du crime dans la société locale, pénétration dans le champ politique et politicien). Ceci révèle une géographie de la peine de mort plus complexe qu’à prime abord, que nous nous proposons d’explorer à travers l’exemple du Texas afin de mieux nourrir le questionnement sur ce dispositif spatial légal en tant qu’instrument conceptuel d’analyse géographique.
La mort par la géographie !
Approcher la peine de mort par sa dimension locale revient à établir le constat de « la mort par la géographie » comme l’annonçait un avocat abolitionniste (Sanger et al., 2003). Le Texas constitue en la matière un laboratoire tristement exemplaire car, d’une juridiction à l’autre pour un même crime, on peut être (ou pas) condamné à mort.
Une forte variabilité nationale
La variabilité spatiale de l’application de la peine capitale ne se réduit pas à distinguer les États – essentiellement dans le quart nord-est (englobant une partie du Midwest) – dans lesquels a été décidée son abolition (récemment, en Illinois) ou un moratoire sur son application (au New Jersey et au Kansas), de ceux qui en font usage (figure 1). Le nombre des exécutions dépend des lois propres à chaque État fédéré et s’avère peu en rapport avec le nombre de crimes, essentiellement des meurtres « aggravés » pouvant mener à la peine capitale, même si la corrélation s’affirme plus dans le sud des États-Unis.
Réintroduite en 1976, la peine de mort continue d’alimenter les débats. Récemment, un sondage révélait que 64 % des citoyens étasuniens doutaient de son efficacité, tout en la trouvant acceptable moralement [8]. Le rapport entre le taux d’assassinats et l’efficacité des exécutions reste très incertain. On notera une relative recrudescence récente (2007) des meurtres à la grandeur de la nation après une période de décroissance, mais la situation reste contrastée au niveau des États [9]. Deux États, l’Oklahoma et le Texas, se signalent par une forte application, au moins en valeur relative, de la peine capitale ; mais ce dernier écrase les statistiques par le nombre absolu des exécutions. Premier État exécuteur, le Texas représente depuis 1977 38,7 % des exécutions du pays (Bureau of Justice Statistics, 2010).
Situation texane et cadres de l’étude
La violence participe fortement de l’identité texane, renvoyant aux valeurs fondatrices de cette république indépendante devenue un État sécessionniste (Skove Nevels, 2007), et ne s’étant jamais démentie. Les conflits avec le Mexique, le génocide des tribus indiennes « rebelles », la violence des grands éleveurs ont marqué son passé. La toujours actuelle célébration de l’autodéfense institutionnelle – par les Texas rangers – ou personnelle – par la possession des armes à feu – a toujours été présente dans la construction de l’image de l’État par ses citoyens. À cette violence formalisée s’est aussi ajoutée une brutalité criminelle, en particulier dans les villes. Dans les années 1930, la pègre y avait étendu son pouvoir jusqu’à proclamer « l’État libre de Galveston ». La montée en puissance des narcotrafiquants a conduit à de véritables guerres urbaines. On n’oubliera pas non plus l’assassinat de John F. Kennedy à Dallas, les différents massacres à l’Université d’Austin (1966) et à Waco (1993). En contrepoint, s’est construite l’image du Texan intransigeant, intègre et partisan d’une nécessaire et morale peine de mort, même si le Texas n’est plus, et d’assez loin, l’État le plus violent de l’Union.
L’étude se fonde sur le dépouillement des 464 fiches signalétiques numérisées des personnes exécutées entre décembre 1982 et octobre 2010. Nous avons retenu de ces documents très complets [10] le lieu de naissance et celui du jugement portant condamnation, ainsi que la classification « raciale » telle qu’elle y a été mentionnée, sans négliger le sexe, même si le faible nombre des femmes exécutées n’a guère d’implications géographiques. On en a d’abord extrait des données chiffrées générales, dans la mesure où elles fixent les cadres de l’étude.
Si les Blancs non hispaniques ont été exécutés en proportion de leur importance numérique dans l’État, les Hispaniques ont été jusqu’à aujourd’hui sous-représentés et les Noirs largement surreprésentés à Huntsville, seul lieu des exécutions pour l’ensemble du Texas (tableau 1). Toutefois, le tableau synthétique ne donne qu’une idée imparfaite d’une situation qui a beaucoup évolué depuis la reprise des exécutions en 1982 et dont témoigne le nombre actuel de condamnés dans le couloir de la mort. En effet, les décalages dans le temps sont sensibles puisque les exécutions peuvent survenir longtemps après le jugement : un détenu a attendu la sienne pendant 24 ans ! Le couloir de la mort ayant été vidé après la suspension des exécutions par la Cour suprême en 1972, on a observé pendant plus de 10 ans après son rétablissement une période de calme relatif, avant que se manifeste un pic marqué dans les années 1996 à 2005, en partie lié à cette temporalité. À la suite de l’attentat d’Oklahoma City, en 1996, le président Bill Clinton avait fait adopter une loi limitant les recours possibles des condamnés. Puis on observe un certain ralentissement des exécutions (figure 2) et une convergence des courbes qui témoigne de la croissance des Hispaniques et de la réduction des Blancs sous les Noirs ; cette convergence reflète les évolutions de la structure démographique générale (Giband et Lemartinel, 2009), sans toutefois s’y calquer totalement. Parmi les condamnés, les Afroaméricains restent les plus nombreux. La connaissance de la distribution ethnique des condamnés à la peine capitale ne suffit cependant pas à la compréhension du phénomène.
Les inégalités sociales devant la justice s’accompagnent en effet d’inégalités spatiales que nous préciserons. Nous nous sommes interrogés sur le lieu du jugement, porté sur les fiches que nous avons mentionnées. Il est lié à celui où se sont déroulés les forfaits « aggravés » – tous les meurtres ne sont pas punissables de mort – qui ont conduit leurs auteurs présumés devant les cours. Cela donne une photographie de la criminalité majeure et de sa répartition au Texas. En croisant les divers indicateurs dont nous disposons, il a été envisageable d’analyser finement la plus ou moins grande facilité des tribunaux à condamner à mort. Pour approfondir cette « géographie de la mort », nous avons rapporté le nombre des condamnations à la peine capitale dans chaque comté texan en tenant compte de la population du comté.
Peine de mort et espace géographique au Texas
Lieux criminogènes / lieux d’exécution : un rapport à nuancer
Dès la première lecture des fiches signalétiques de notre corpus et des cartes tirées des statistiques officielles, il ressort une apparente similitude entre comtés les plus criminogènes et comtés qui exécutent le plus (figure 3). Les trois comtés (Harris, Dallas, Bexar) où l’on observe le plus de meurtres (7935 sur 14 744 dans tout le Texas entre 1999 et 2010) pouvant conduire à des exécutions (189 sur les 464 réalisées au Texas) sont ceux des trois grandes villes texanes : Houston, Dallas et San Antonio, comptant au total sept millions d’habitants. On peut ajouter au tableau les villes de Lubbock et El Paso. En sortant des métropoles et en ne considérant que le nombre des exécutions, on observe néanmoins que les meurtres dans les villes moyennes et les espaces intermédiaires pèsent moins sur les statistiques [11]. Des zones très criminalisées, comme le littoral du golfe du Mexique et surtout une partie de la frontière méridionale, condamnent assez peu à mort. Cela paraît encore plus vrai lorsqu’on examine les espaces ruraux, quoiqu’ils soient moins touchés par la délinquance. Il est peu probable, même s’il n’a pas été possible de descendre à ce niveau de détail dans les rapports produits par les shérifs [12], que les assassinats y soient moins crapuleux et que les récidivistes y soient moins nombreux. Une étude plus fine est donc nécessaire, laquelle permettrait de mieux dessiner la « signature spatiale » des décisions d’imposer la peine capitale prises par les jurés texans et des conséquences que ces décisions peuvent avoir.
De la géographie des crimes à celle des exécutions
La réalité est moins simple quand on entreprend de cartographier le nombre des meurtres commis au cours des années 1999-2009 par rapport à la population, et qui, compte tenu des délais juridiques moyens, sont susceptibles d’avoir mené aujourd’hui des condamnés dans le couloir de la mort (figure 4). Si l’on excepte les valeurs extrêmes peu significatives, on constate une plus grande homogénéité. Certes, si l’on va dans le détail, le comté de Harris reste marqué par les crimes de sang (taux de 10,61 contre en moyenne 6,43 pour 100 000 h. et par an), mais moins qu’on pourrait le penser au regard du nombre brut des exécutions qui vont à leur terme. Lorsque, dans un deuxième temps, on considère le rapport des condamnations et des exécutions à la population (figure 5), on constate que la diffusion dans l’espace est moins caractérisée et, qu’a priori, l’ouest de l’État semble moins sévère que sa partie orientale, à quelques fortes exceptions près (Pecos, Crockett et Randall notamment). On peut émettre l’hypothèse particulière qu’en présence de populations moindres, peut-être moins anonymes, les jurés hésitent à se prononcer en faveur d’un châtiment définitif. Enfin, même à l’est, on remarque des comtés qui ne condamnent pas (Lavaca, Colorado, Austin), alors que la criminalité y est au-dessus de la norme texane. On pose une autre hypothèse que des populations sont peut-être plus favorables à l’abolition, et politiquement différenciées, même si la fracture entre personnes favorables et opposées à la peine de mort ne se situe pas, surtout dans le sud, entre Républicains et Démocrates.
Il est encore plus délicat de comprendre comment on passe des personnes condamnées à celles exécutées, car les paramètres sont nombreux et échappent à des analyses intégrant des facteurs spatiaux. Plusieurs cas d’exonération se présentent. Rarement, le condamné a été reconnu plus tard innocent du chef d’inculpation, même si la peine avait été prononcée en raison d’une récidive (ce qui est peu le cas). Parfois le condamné se suicide. Plus souvent, il s’agit de l’effet du recours en grâce, qui dépend plus du dossier examiné par une commission (Texas Board of Pardons and Paroles) et du gouverneur, et donc plus de la personnalité du condamné que de paramètres d’ordre géographique. Environ la moitié des condamnés quittent vivants le couloir de la mort, pour la plupart en raison d’une peine de prison à perpétuité réelle, sans que soient bouleversés le rapport au nombre des habitants et la répartition géographique initiale.
On notera cependant un apparent paradoxe. On a vu qu’il y avait moins de condamnés dans l’ouest que dans l’est, proportionnellement à la population des comtés. Par contre, si l’on examine le nombre des exécutés par rapport à celui des meurtres (figure 6) et non plus de la population, on constate que, hors les zones où l’on hésite à voter la mort, certains comtés occidentaux se placent en tête de classement, dont Pecos, Crockett, Lubbock et Scurry. Il y a une explication, que confirme la lecture des statistiques policières. C’est que le taux d’élucidation est supérieur dans les zones moins peuplées : le contrôle social y est plus efficace. De ce fait, les affaires qui arrivent aux tribunaux, même si elles sont jugées avec plus de mansuétude, conduisent à un nombre plus important d’exécutions au regard de celui des meurtres. Dans l’est, au contraire, et même s’il y a plus d’exécutions programmées, leur nombre en proportion des meurtres est plus faible, car le taux de résolution des affaires est compris entre 50 et 60 %. On y échappe plus facilement à la peine de mort, alors que la gravité des faits est la même.
Peine de mort et communautés ethniques
Les Blancs ont jusqu’à maintenant été les plus nombreux (46,3 %) à partir pour un ultime voyage vers Huntsville, jusqu’à constituer l’essentiel de l’effectif (80 à 100 %) dans de nombreux comtés. De ce fait, leur répartition spatiale (figure 7) est assez peu significative. Le seul fait notable est qu’ils sont proportionellement moins nombreux dans les comtés de Harris, Tarrant et Bexar, ce qui semblerait signifier qu’ils sont un peu moins impliqués dans la criminalité des centres urbains, et un peu plus dans les banlieues moins densément peuplées ou dans les campagnes. Certains cas semblent emblématiques (Pecos et Crockett, tel que nous l’avons vu). Les motifs de condamnations indiqués dans les fiches d’écrou ne sont guère différents de ceux qu’on relève dans les centres-villes : crimes crapuleux à main armée et viols suivis d’assassinats, pour l’essentiel.
Pour les Afroaméricains exécutés (figure 8), l’analyse révèle que les territoires concernés sont aussi ceux où leur population est majoritairement répartie, à savoir l’est du Texas. Néanmoins, on peut affiner le propos en remarquant que les personnes en cause ont surtout été jugées dans des comtés urbains les plus centraux. Cela rejoint évidemment ce que nous disions plus haut à propos d’une dichotomie rural/urbain. Les faits sont moins nets en ce qui concerne les deux autres communautés raciales. Cela confère aux Noirs un caractère géographique particulier : on retrouve, pour l’expliquer, la ghettoïsation et la territorialisation criminelle des quartiers par les gangs qui contrôlent les trafics illégaux. À Houston (comté de Harris), les quartiers de Hillcroft, Crosstimber et West Tidwell sont des lieux meurtriers. Ce facteur ethnique paraît plus discriminant que la pauvreté, pourtant bien présente, ce qui rejoint le constat établi par Ouimet (2008). On ajoutera que la figure-type de la pauvreté (Giband, 2006) est certes noire, mais elle est aussi féminine avec enfants : celle-ci s’avère pourtant très minoritaire dans notre sujet d’étude, les suppliciés (selon l’expression consacrée) étant rarement du sexe féminin.
Les zones de regroupement et de pauvreté hispanique, en particulier les colonias frontalières, notamment dans les comtés de Cameron, Hidalgo et El Paso pourraient, elles aussi, sembler favorables à l’existence d’un lien causal entre la misère et les exécutions. Cela paraîtrait d’autant plus logique que les violences ne se cantonnent pas aux extrémités locales de la frontière, qui seules envoient à la mort. Comment comprendre ce vide relatif (figure 9) ? Il est certain que celui-ci tient pour l’instant au faible nombre d’Hispaniques exécutés, mais leur plus grand nombre parmi les condamnés pourrait changer la donne. Si le propos est globalement valide, il ne l’est cependant pas sur la frontière, car il n’y avait – au jour où nous écrivons – que trois latinos encore condamnés issus de ces trois comtés. Ailleurs, dans celui de Webb, nous n’en avons trouvé que deux pour 171 meurtres (figure 4).
Est-ce à dire que les assassins s’enfuient en repassant le Rio Grande, ou que les jurés en quasi-totalité hispaniques répugnent à exécuter des membres de leur communauté ? Un premier élément de réponse en faveur de cette hypothèse est la décision récente du Nouveau-Mexique voisin de rejoindre le camp des abolitionnistes. Un autre élément de réponse nous est suggéré par le fait que les Hispaniques représentent 95 % de la population du comté de Webb, alors que leur part est moindre (81 et 89 %) dans ceux de Cameron et Hidalgo. Certes, la différence paraît marginale. Elle ne l’est plus quand on sait qu’une triple unanimité est nécessaire pour conclure par une condamnation à mort : la présence de non-Hispaniques peut faciliter le vote unanime. Certains avocats évoquent, dans les comtés à forte homogénéité raciale, une « proximité émotionnelle » des jurés [13] envers les accusés à laquelle s’ajoute une propension moindre des procureurs des zones rurales à poursuivre en cour criminelle, comme on le verra plus loin. Il est donc probable qu’une des explications aux inégalités spatiales tienne à la composition de la population. Il est clair aussi que l’on retrouve une prédominance urbaine, à l’instar de ce que nous avons observé pour la population afroaméricaine. À Houston, les gangs hispaniques se développent rapidement, qui plus est sur une base nationale. Le signe le plus net en est leur nombre croissant dans le couloir de la mort : ils étaient 17 % des exécutés, ils sont 30 % des condamnés en attente de peine. Au-delà des différences ethniques qui divisent Noirs et Hispaniques, se produit pour eux une homogénéisation géographique significative. Il apparaît que l’appartenance ethnique des victimes joue plus que celle des condamnés. Les tueurs de Blancs sont plus exécutés que les autres, bien que cette affirmation soit à modérer selon la catégorie « raciale » [14] du condamné. Si l’on reprend les statistiques texanes, on obtient le ratio suivant pour le meurtre d’un Blanc : 1,5 condamné blanc, 2,5 condamnés hispaniques, 4 condamnés noirs. En revanche, les meurtriers de minoritaires sont sous-représentés dans les couloirs de la mort, notamment les tueurs blancs. Certes, pour l’essentiel, les meurtres interviennent à l’intérieur d’un même groupe ethnique et les meurtres interraciaux restent rares. Notons que seuls les meurtres de Blancs par des minoritaires ont un taux d’élucidation élevé conduisant à la peine capitale.
Dans l’interprétation de ces différences, on ne peut toutefois se contenter d’explications fondées sur la race ou sur une opposition entre grandes métropoles criminogènes et zones rurales paisibles, et ne retenir que l’importance des inégalités qui en découlent.
Une approche par le dispositif spatial légal
C’est ici qu’il nous faut, pour expliquer les quelques faits mis en évidence, revenir aux bases théoriques que nous avons évoquées dans la première partie de cet article et, en particulier, à la notion de « dispositif spatial légal ». Si l’on reprend la définition de Lussault (2007), ce dispositif se compose d’un ensemble d’éléments interagissant au sein de l’espace local. Parmi eux, nous en retenons trois : les facteurs organisationnels, la dimension politique et électorale et les valeurs morales que la société locale accorde à l’exécution d’un condamné.
Les facteurs organisationnels
La dimension organisationnelle locale joue ici à plein dans la géographie de l’exécution. Bien que nous n’ayons pas dépouillé l’intégralité des procès, notre analyse des fiches de condamnés, couplée à notre connaissance de nombreuses juridictions locales, nous conduit à dire que les explications tiennent d’abord à l’organisation de la structure judiciaire de comté. On entend par cela l’ensemble des moyens financiers, humains et administratifs ainsi que le plus ou moins grand juridisme accordé aux procédures. On relève une étroite corrélation entre la force des structures judiciaires, le formalisme accordé au traitement de la peine de mort et l’exécution des coupables. Ces facteurs organisationnels dépendent de trois paramètres : le niveau de bureaucratisation des services juridiques (personnel affecté au district attorney (DA), importance et nombre des procédures conduisant à un procès), les moyens administratifs et financiers accordés aux procès et les externalités sociales.
Les comtés urbains comme ceux de Harris (Houston), Dallas ou Bexar (San Antonio) se démarquent par une bureaucratisation importante. Celle-ci se manifeste dans le nombre élevé d’employés par habitant mobilisés lors des procès criminels (plusieurs dizaines d’assistants du DA, une douzaine de juges à demeure) et des procédures lourdes et complexes : préinstruction, auditions préparatoires, procédures longues pour le choix des jurés, etc. Autant d’éléments qui font que, à crime égal, on condamne plus aisément dans les grands comtés urbains. En revanche, dans les comtés ruraux et suburbains, les cours de justice sont moins bureaucratisées et les procédures judiciaires moins nombreuses. En moyenne, les comtés ruraux n’emploient que deux ou trois assistants du DA, loin derrière les nombreux employés des comtés urbains. Selon le barreau de Houston, un avocat dans une affaire de meurtre est trois fois plus sollicité par des procédures diverses en comté urbain que rural (préauditions, passage devant le grand jury, etc.). Dans les juridictions rurales et suburbaines, l’allégement des procédures et une bureaucratie judiciaire moins étoffée facilitent les ententes préalables au procès et l’acceptation par les parties de longues peines de prison. Enfin, les statistiques de l’État du Texas montrent que plus de la moitié des avocats commis d’office aux affaires criminelles possèdent des qualifications inférieures à leurs collègues ruraux (pour la moitié, il s’agit d’une première expérience devant une cour criminelle, un quart ayant été sanctionnés pour des problèmes disciplinaires). Ces avocats sont surreprésentés auprès des justiciables noirs et hispaniques (Texas Department of Criminal Justice, 2009). Ces mêmes statistiques révèlent que le niveau d’expérience de ces avocats est de trois ans en moyenne pour les comtés urbains contre sept dans les comtés ruraux et cinq dans les comtés suburbains.
Une dimension politique
La dimension politique et électorale est aussi déterminante. Certes, un meurtrier citadin échappe plus facilement à la justice. Mais s’il est pris, il a – à crime égal – trois fois plus de probabilités d’être exécuté dans un comté urbain que dans un comté rural ou suburbain. Dans les trois métropoles du Texas, le contexte de fortes tensions raciales ainsi que le taux d’urbanisation affectent les décisions judiciaires. En effet, plus les juridictions sont urbanisées, plus certaines externalités sociales interviennent dans le processus conduisant à la peine de mort : les attentes de la police inquiète du cop killing, celles des élus locaux, les cours d’appel et leurs usages ou encore les représentations du crime par les médias (notamment les journaux télévisés des stations locales [15]). La pénétration de la question criminelle au sein des sociétés métropolitaines conduit à des surenchères. Les élections pour les postes d’attorney et de gouverneur de l’État (ce dernier a le droit de grâce) y fournissent l’occasion d’une escalade en matière de sévérité face aux crimes les plus graves. Le rôle et la personnalité des DA paraissent primordiaux. Lorsque l’on compare les deux juridictions de Houston et de Dallas, on se rend compte que la première fait exécuter cinq fois plus de condamnés que la seconde, alors que celle-ci n’a une population inférieure que de 20 % et un taux de criminalité quasi identique. Les explications sont à chercher dans le zèle du DA qui, pour des raisons électorales, requiert systématiquement la peine de mort, alors que son homologue de Dallas – dans un contexte politique moins focalisé sur la peine de mort – y fait appel cinq fois moins [16]. John Helms, procureur général du comté de Harris (1980-2000), avait constitué dans son bureau une unité spéciale « peine de mort » comprenant une vingtaine d’assistants chevronnés et une dizaine d’enquêteurs [17].
La plus grande homogénéité raciale et sociale des juridictions suburbaines et rurales participe à la clémence des jurys. En zone rurale, une même appartenance tempère les décisions. Si l’on reprend les 10 derniers procès criminels du comté rural d’Austin (au nord de Houston), aucune condamnation à mort n’a été prononcée par des jurés et pour des présumés coupables qui soient majoritairement blancs et issus des classes moyennes (Austin County, 2009). À l’inverse, dans les comtés urbains du Texas, la plus grande hétérogénéité raciale et sociale interdit toute forme de cohésion-solidarité du groupe ou de la communauté lors d’un procès avec jury et favorise la stricte application de la loi.
Les souhaits de la police en matière de poursuite, la proximité entre les forces de police, les services du bureau du procureur et le DA lui-même sont des facteurs importants. Les loges urbaines de l’ordre fraternel de la police du Texas exercent un lobbying régulier auprès des élus du monde judiciaire et entretiennent des relations étroites avec leurs services, notamment celle de Houston.
Renoncer à la mort, les valeurs morales face aux impératifs budgétaires
Il convient ensuite d’invoquer l’importance des coûts et des choix budgétaires associés à la peine de mort. Dans les comtés aux budgets limités, l’inquiétude des jurys quant aux répercussions d’une condamnation sur leurs impôts participe au choix d’une sentence de prison à vie plutôt que de peine capitale ; les comtés doivent supporter des procédures dont le coût dépasse le million de dollars. Cela est d’autant plus vrai que le contexte de récession conduit à tailler dans les dépenses : près de la moitié des comtés ruraux du Texas ont renoncé à appliquer la peine capitale. Les inégalités budgétaires internes pèsent aussi sur les décisions. À crime égal, les comtés ruraux condamnent quatre fois plus à des sentences de prison à vie que les comtés urbains [18], et les comtés suburbains deux fois moins (Texas Department of Criminal Justice, 2010). Le comté d’Austin constitue un exemple intéressant. Ce petit comté rural (27 000 habitants) ne dispose que de trois assistants du DA pour une moyenne de neuf procès par an. En 2009, à l’occasion d’un procès pour triple meurtre, les services du comté – au vu des coûts du procès (estimés à 10 % des ressources annuelles du comté) – ont renoncé à demander la peine capitale. D’autres, à la suite d’une condamnation à mort, ont dû augmenter les impôts locaux (de 7 % pendant deux ans dans le comté de Jasper) afin de faire face à la dépense, déclenchant l’hostilité des électeurs contribuables, dont certains ont obtenu l’abrogation de la peine de mort pour des raisons fiscales, comme les électeurs du comté de Gray en 2010 [19]. Ces choix ruraux sont toutefois à moduler selon l’origine raciale et géographique du justiciable. Les comtés ruraux sont moins avares dès lors qu’il s’agit d’exécuter un non-Blanc ou un coupable originaire d’un autre comté ou État. En revanche, dans les grands comtés urbains (Houston, Dallas, Austin), la surreprésentation de la criminalité dans les débats politiques et dans les médias induit des choix budgétaires pénalisant d’autres secteurs (éducation et santé, notamment). Au final, deux tiers des comtés (essentiellement ruraux et suburbains) n’exécutent plus au Texas qui, pourtant, comptabilise près de 40 % des exécutions du pays.
Les écarts relevés entre comtés ruraux et urbains confirment le poids déterminant du contexte local qui, selon le comté, conduit (ou pas) à la peine de mort. Selon le type d’espace, la peine de mort fonctionne comme un dispositif spatial légal plus ou moins « efficace ». Dans les comtés urbains, le dispositif repose sur une articulation étroite entre le fonctionnement d’un système judiciaire répressif (reposant sur une bureaucratisation de l’appareil judiciaire et policier), la part de certains acteurs locaux dans son application (le DA, les médias) et le poids de la criminalité dans le débat sociétal local, minorant la prise en compte d’autres paramètres : le coût financier réel, l’inefficacité reconnue dans le pays de la peine capitale sur les conduites criminelles ou encore les inéquités et injustices constatées (condamnations d’innocents, surreprésentation des minorités ethniques parmi les condamnés à mort). Dans les comtés ruraux et suburbains, l’application de la peine de mort est moins systématique. Le dispositif spatial légal y paraît moins construit et prégnant en raison d’une moindre focalisation sur la question criminelle et la violence. La faible bureaucratisation de l’appareil judiciaire, une grande proximité entre jurés et accusés et les choix budgétaires expliquent en partie une proportion réduite de condamnations à mort. Le dispositif spatial de la peine de mort prospère dans les comtés urbains, dans le cadre spatialisé de violences multiples et de tensions raciales fortes s’inscrivant dans une histoire locale de la violence (criminelle et institutionnelle) qu’il s’agirait d’analyser plus longuement.
Conclusion
Dans leur article sur la géographie de la peine de mort, Harries et Lura (1974) concluaient que la variation spatiale des condamnations à mort dépendait de facteurs autant géographiques que sociaux et raciaux. Près de 40 ans après, force est de constater que les intuitions formulées dans cet article visaient assez juste, particulièrement celles relatives à la géographie. On peut, avec le cas texan, poursuivre le raisonnement engagé par ces auteurs. Les facteurs géographiques jouent à l’évidence un rôle prépondérant, au même titre que l’appartenance raciale ou sociale, dans la variabilité spatiale de l’application de la peine de mort. Ainsi, le lieu (comté) de jugement, celui où le crime a été commis ou encore le lieu d’origine de la victime ou de l’accusé reconnu coupable participent grandement à la décision menant à la peine de mort. Toutefois, l’analyse du cas texan conduit aujourd’hui à formuler des hypothèses complémentaires. Parmi celles-ci, il apparaît que la peine de mort et son application relèvent pour beaucoup de la présence et de la nature d’un « dispositif spatial légal ». Ce dispositif définit en effet un cadre normatif qui produit, sur un espace donné, des effets de régulation. Cet instrument conceptuel d’analyse géographique varie ici en fonction de normes organisationnelles, professionnelles, budgétaires et du rôle d’acteurs locaux amplifiant certains critères géographiques.
Dans certains lieux et sociétés locales, le dispositif paraît faiblement construit et fonctionne a minima, expliquant une relative clémence des décisions de justice criminelle. Dans d’autres cas, il est plus structuré, il s’ancre fermement dans l’espace et la société locale et il présente des caractéristiques marquées : une forte bureaucratisation et une présence dans les discours locaux poussant à une grande sévérité. L’ancrage d’un tel dispositif dans les grands comtés urbains du Texas, tant par ses facteurs organisationnels et politiques que moraux ou identitaires (le comté de Harris s’enorgueillit d’être la « capitale américaine des exécutions ») dans l’espace local, le présente comme (sur)déterminant dans l’application de la peine de mort.
L’assertion, certes provocatrice, de « la mort par la géographie » a une double portée. Spatiale, elle souligne la dimension géographique des décisions de justice qui sont inscrites dans l’épaisseur de l’espace social et contingentes de multiples facteurs (dont ceux historiques que nous n’avons pas évoqués). Théorique, elle montre, comme dans le cas texan (et plus largement), que la peine de mort en tant que dispositif spatial est autant constitutive que génératrice de systèmes spatiaux. Cela ressort particulièrement dans les grandes villes texanes où ces dispositifs génèrent des systèmes spatiaux répressifs (taux élevé de condamnations à mort ou à de longues peines, par exemple, et bureaucratisation des cours criminelles). Derrière les dispositifs spatiaux légaux, ce sont bien des systèmes spatiaux, tels que définis par Di Méo (1998), qui sont à l’oeuvre ; c’est-à-dire des systèmes de pouvoir, de régulation sociale, de contrôle, de représentations et d’identités (poursuivant une identité texane historiquement née et perpétuée dans la violence) qui organisent et structurent l’espace social texan. Les implications spatiales de la peine de mort, tout comme celles d’autres décisions de justice, constituent ainsi des clefs de lecture et de compréhension de l’espace social encore largement à explorer en géographie.
Appendices
Remerciements
Les auteurs remercient les évaluateurs qui ont grandement contribué à améliorer ce texte, ainsi que Bernard Lachet, docteur d’État ès sciences pour l’aide concernant l’analyse des données statistiques utilisées dans cette étude.
Notes
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[1]
Les auteurs souhaitent rendre hommage à Robert Helms, infatigable défenseur de Mumia Abu Jamal, condamné à mort à Philadelphie et en attente, depuis 30 ans, de son exécution.
-
[2]
Voir le numéro spécial des Cahiers de Géographie du Québec consacré aux violences (civile, criminelle, policière, militaire, matrimoniale, etc., vol. 25, n° 150, décembre 2009) reprenant une part des actes du colloque de l’Union géographique internationale (UGI) tenu à Québec en 2008. Précisons qu’un groupe d’études de l’Association of American Geographers s’intéresse à la géographie de la justice et de l’équité sociale ou spatiale.
-
[3]
Ces travaux avaient suscité la polémique chez les géographes étasuniens à l’occasion de la recension de son ouvrage ; voir : Political Geography (2007), vol. 6, n° 2.
-
[4]
Terme qui désigne le ré-étalonnage de l’action publique étatique en faveur des collectivités locales.
-
[5]
Witherspoon v. Illinois, Cour suprême des États-Unis, 391 US 510, 3 juin 1968.
-
[6]
Idem.
- [7]
-
[8]
http://www.gallup.com/poll/1606/death-penalty.aspx : le sondage est régulièrement re-nouvelé par Gallup.
-
[9]
Leur nombre s’accroît en Alabama où on condamne fréquemment à mort, pendant qu’il diminue dans le New Hampshire sans qu’il y ait d’exécutions (source : FBI, 2010, Uniform crime report).
-
[10]
Voir sur le site Web du Texas Department of Criminal Justice à la page portant sur le Death Row (traduit en français par le « couloir de la mort »). [En ligne.] http://www.tdcj.state.tx.us/stat/deathrow.htm
-
[11]
[En ligne.] http://www.txdps.state.tx.us/crimereports/citindex.htm
-
[12]
Officier élu, responsable de la justice dans un comté, y compris les tribunaux et les prisons ; à distinguer du district attorney.
-
[13]
Par exemple, Mimi Coffey, avocate à Forth Worth, Texas ; [En ligne.] http://www.voiceforthedefenseonline.com/newsletters/2009/Apr09.pdf
-
[14]
Conformément à la classification du US Census.
-
[15]
Le format dramatique des breaking news renvoie l’image de la menace urgente d’une criminalité forte associée aux quartiers pauvres et à certains groupes ethniques.
-
[16]
La population hispanophone y est aussi plus nombreuse.
-
[17]
L’ancien procureur de San Antonio aux élections de 2000 se faisait filmer dans son bureau où il exposait les photographies des personnes qu’il avait fait condamner et exécuter.
-
[18]
Le Department of Justice de l’État du Texas estime le coût d’une condamnation à mort à 2,3 millions de dollars, soit un coût trois fois supérieur à une peine d’enfermement à vie en quartier de haute sécurité.
-
[19]
Les frais engagés pour les procès de Levi King en 2009 ont contraint le comté à se séparer d’une douzaine de fonctionnaires et à augmenter les impôts locaux de 10 %.
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