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Introduction

Divers auteurs considèrent que, dans les ensembles résidentiels, la gestion privée doit une large part de son succès à l’incapacité des gouvernements locaux publics de répondre à certaines attentes des citadins concernant leur environnement résidentiel. Cette thèse est notamment défendue par des libéraux, dont la perspective est plutôt dominante aux États-Unis. On peut citer à ce sujet plusieurs auteurs américains dont Foldvary (1994), Tullock (1994) ou Nelson (2005). Ceux-ci voient dans le gouvernement local privé un moyen pour les habitants de s’assurer le contrôle de leur environnement résidentiel et de garantir le bon entretien ainsi que l’exclusivité d’usage de divers biens collectifs locaux. Il est par exemple difficile de partager un terrain de tennis ou une piscine sans structure de gestion ad hoc, structure dont on voit mal comment (et même pourquoi) elle pourrait être un gouvernement public.

En France, ceux qui voient les gouvernements privés comme des solutions aux défaillances des gouvernements locaux publics sont rares. On note quelques exceptions avec notamment Lemennicier (2001) ou Falque (2006), mais ces auteurs sont nettement minoritaires et peu audibles dans le paysage universitaire. L’idée dominante est que le gouvernement local privé est la manifestation de diverses pathologies, dont la paranoïa sécuritaire, la déliquescence de la culture urbaine et la crise des espaces publics, toutes pathologies pouvant se radicaliser dans des formes de sécession (Donzelot, 1999 ; Jaillet, 1999). Le développement des gated communities est particulièrement visé et apparaît ici comme une menace pour la civilisation urbaine et les valeurs éthiques et morales issues de l’expérience de l’altérité propre à la ville dense et hétérogène (Lévy, 1999 ; Mangin, 2004). Le gouvernement local privé apparaît aussi comme une extension indue de la sphère privée au sein de la sphère publique, extension qui conduit au recul des principes politiques de justice au profit de principes économiques : le citadin en difficulté financière est ainsi considéré de plus en plus comme un mauvais payeur et de moins en moins comme un concitoyen envers lequel il y a un devoir de solidarité (Charmes, 2011).

Cet article montre que ces deux points de vue se renvoient l’un à l’autre et qu’ils reposent sur des représentations tronquées et empiriquement peu fondées tant du gouvernement local public que du gouvernement local privé. Les critiques libéraux prêtent aux pouvoirs publics des défauts qu’ils n’ont pas et les thuriféraires du gouvernement public lui attribuent des vertus qu’il n’a pas non plus. La démonstration s’articulera autour d’une analyse du rôle des municipalités dans les suburbs et les exurbs [1] pavillonnaires étasuniens, suivie d’une analyse du fonctionnement des petites communes résidentielles du périurbain français. L’article conclura sur l’importance de dépasser la dichotomie entre public et privé sur laquelle reposent bon nombre d’analyses et sur l’intérêt, pour ce faire, du concept de club.

Aux États-Unis : du conseil municipal à l’association de propriétaires [2]

Aux États-Unis, les études récentes sur le gouvernement des suburbs et des exurbs se sont concentrées sur le développement des copropriétés [3] pavillonnaires et sur le cas particulier des gated communities. L’intérêt pour ces modes d’habitation s’est affirmé dans les années 1990 avec la publication, en 1994, de Privatopia d’Evan McKenzie et, en 1997, de Fortress America par Edward Blakely et Mary-Gail Snyder. Avant cette période, les chercheurs et les analystes se sont penchés sur les gouvernements municipaux des suburbs et des exurbs et sur l’impact des politiques mises en oeuvre sur le lien social et la solidarité. Une importante littérature s’est développée dans les années 1970 sur les politiques socialement exclusives des municipalités suburbaines (par exemple Bigham et Bostick, 1972). Si on prend en compte cette littérature, la nouveauté manifestée entre autres par les gated communities n’est pas l’exclusivisme local, mais les formes spatiales et institutionnelles par lesquelles cet exclusivisme se manifeste. Et contrairement à ce qu’affirment les zélateurs de la copropriété, rien ne prouve que les suburbanites se soient tournés vers le gouvernement local privé à la suite des défaillances des gouvernements municipaux.

La municipalité plutôt que la copropriété

Pour les habitants des suburbs et des exurbs étasuniens désireux de prendre en main le destin de leur lieu de résidence, la gestion municipale offre des avantages significatifs (tableau 1). Le premier avantage concerne le contrôle de l’usage des sols. Dans ce domaine, les situations varient grandement d’un État à l’autre, mais, en règle générale, le statut de municipalité confère différents pouvoirs qui échappent aux ensembles résidentiels privés. Aux États-Unis, en effet, une municipalité peut, par simple décision réglementaire, empêcher l’urbanisation d’un terrain et le laisser dans son état naturel ou agricole. Elle peut ainsi assurer à ses habitants un cadre de vie verdoyant. Elle peut aussi contrôler le type d’urbanisation et éviter un peuplement dévalorisant. Certes, une copropriété contrôle aussi bien, voire mieux, qu’une municipalité l’évolution de son territoire, mais elle ne peut le faire que sur un espace restreint. Pour une copropriété, l’unique moyen de contrôler l’usage des terrains qui l’entourent est de les acquérir, ce qui peut être coûteux, voire impossible, si leur propriétaire n’est pas vendeur. Une municipalité n’est pour sa part pas contrainte d’acquérir des terrains pour en maîtriser l’usage.

Tableau 1

Principaux avantages (+, ++ et +++) et inconvénients (-) des gouvernements publics en France et aux États-Unis et des copropriétés aux États-Unis pour contrôler l’environnement résidentiel dans les périphéries pavillonnaires

Principaux avantages (+, ++ et +++) et inconvénients (-) des gouvernements publics en France et aux États-Unis et des copropriétés aux États-Unis pour contrôler l’environnement résidentiel dans les périphéries pavillonnaires

Cette comparaison est une première approche, qui ne tient pas compte des spécificités locales, notamment des variations souvent importantes entre les États étasuniens.

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Hormis un contrôle de l’environnement, un autre avantage important des municipalités concerne les taxes et les impôts locaux. Une personne qui emménage dans une copropriété à l’intérieur d’une municipalité tend à payer des charges supplémentaires pour la gestion de son environnement. Elle paye en effet des taxes et des impôts locaux pour financer des services municipaux dont certains sont similaires à ceux pour lesquels elle paye déjà des charges de copropriété (typiquement pour un service de sécurité privé ou pour une société chargée de l’entretien des rues). Les mobilisations contre ce que certaines associations de copropriétaires appellent la « double taxation » témoignent de l’importance de ce problème (McKenzie, 1994). Vivre dans une rue pavillonnaire publique et utiliser les services de la police municipale permet d’éviter cette double taxation [4].

Les choses vont plus loin : si des habitants souhaitent augmenter les ressources de leur municipalité, ils peuvent faire en sorte que des activités pourvoyeuses de ressources fiscales s’implantent à proximité (Teaford, 2008). Certaines municipalités se sont d’ailleurs livrées de véritables guerres pour s’assurer le contrôle des territoires où étaient implantées les activités les plus rémunératrices (Miller, 1981). Pourvu qu’elle soit non polluante, ou éloignée des zones d’habitations, une industrie peut être d’un grand bénéfice pour les habitants d’une municipalité résidentielle. Les commerces sont encore plus avantageux, car la menace environnementale est moindre et les ressources fiscales potentielles importantes, notamment dans les États où il est possible de prélever une taxe sur les ventes (Teaford, 2008). Quoi qu’il en soit, une municipalité peut réduire les impôts et taxes pour ses habitants tout en améliorant les équipements et les services collectifs locaux ! Une telle prouesse est difficile à accomplir pour une copropriété.

Pour certaines questions locales, la collectivité territoriale publique peut également se révéler une gestionnaire plus efficace que l’association de propriétaires. Le Goix (2003) l’a bien montré en étudiant Leisure World dans le comté d’Orange en Californie. Ce groupement de gated communities, créé à partir du milieu des années 1960, en était venu dans les années 1990 à regrouper environ 18 000 personnes, avec un âge moyen très élevé, de l’ordre de 77 ans [5]. Un tel âge n’incitait pas à se projeter dans l’avenir et les propriétaires, même aisés, étaient peu enclins à voter des travaux importants. Pourtant, avec le temps, les bâtiments et les équipements s’étaient dégradés et d’importants investissements étaient nécessaires. Cependant, tant que Leisure World était gérée sous le régime de la copropriété, le vote pour ces investissements était très difficile à obtenir : il fallait l’assentiment d’une majorité qualifiée de propriétaires pour chaque décision, contrairement à ce qui se passe dans une municipalité où une fois élu, un conseil municipal peut agir relativement librement. En outre, dans une municipalité, il est possible de prétendre à des subventions publiques ou de bénéficier de financements à taux préférentiel.

Ces éléments ont contribué à la formation d’une coalition pour intégrer le groupement de gated communities dans une municipalité en utilisant la procédure d’incorporation. La coalition doit toutefois son succès à un autre atout des municipalités. Les habitants de Leisure World ont été convaincus de voter en faveur de l’incorporation, car cela leur donnait accès à des moyens d’expression politique qu’ils n’avaient pas en gestion privée. Dans les années 1990, Leisure World a été menacée par un projet d’extension d’un aéroport. Ce projet était défendu par les municipalités voisines qui en escomptaient des retombées économiques positives, mais les habitants de Leisure World voyaient plutôt dans cet aéroport une menace à leur tranquillité. Pour mieux défendre leurs intérêts, et notamment pour mieux se faire entendre du comté et de l’État de Californie, ils avaient tout intérêt à ce que Leisure World devienne une municipalité. Selon Le Goix (2003), cet intérêt a été décisif dans l’inclusion en 1999 de l’ensemble des gated communities de Leisure World dans la ville de Laguna Woods (la similitude des initiales n’est évidemment pas fortuite) [6]. Ce n’est pas là le moindre des intérêts des municipalités : celles-ci bénéficient d’une reconnaissance politique par les pouvoirs publics qui échappe aux copropriétés.

Mais c’est surtout avec l’école que la gestion publique apporte des avantages déterminants. Le système d’éducation public américain a certes une image désastreuse mais, dans les suburbs chics, les enfants fréquentent massivement les établissements publics. En réalité, par le système des districts scolaires, les pouvoirs publics peuvent réserver l’accès des écoles et des collèges aux habitants d’un secteur déterminé. Emménager dans le bon quartier, et notamment dans la bonne commune suburbaine, permet d’accéder aux bons établissements. Par conséquent, comme l’écrit Frug, « les collèges [publics] des suburbs prospères ressemblent plus à des collèges privés qu’à des collèges de centre-ville. Simplement, leur caractère exclusif est préservé à travers des règlements d’usage des sols plutôt qu’avec un bureau des admissions » (1999 : 169). Du point de vue des habitants des suburbs, cette situation est d’autant plus avantageuse que les établissements publics bénéficient de subsides divers. Y envoyer ses enfants est beaucoup moins coûteux que de recourir au privé, puisqu’il faut payer les mêmes impôts, que les enfants soient scolarisés dans le public ou qu’ils le soient dans le privé (du moins dans les secteurs couverts par un district scolaire).

Les municipalités présentent certes quelques inconvénients. Du point de vue du contrôle de l’espace résidentiel (tableau 1), une de leurs limites réside dans le caractère relativement grossier des règlements d’urbanisme. Les situations varient selon les États, mais une municipalité peut rarement aller au-delà d’un zonage interdisant par exemple la construction de bâtiments industriels ou limitant l’urbanisation à de l’habitat pavillonnaire sur grande parcelle. Elle peut difficilement imposer des règles très précises en matière d’architecture et d’aménagement des jardins privés. Seule une copropriété le peut (Ben-Joseph, 2004). Au demeurant, il ne s’agit pas d’un avantage décisif et beaucoup d’Étasuniens considèrent que des prescriptions trop précises enfreignent le droit à la propriété privée. Ils considèrent en outre, non sans raison, qu’elles sont des nids à contentieux et à conflits de voisinage (McKenzie, 1994).

Aux yeux des habitants des suburbs, un autre inconvénient des municipalités est que le contrôle social qu’elles peuvent imposer aux candidats à l’emménagement est limité au filtre du marché immobilier, par l’impact des règlements d’urbanisme sur les prix des logements. À la différence des « communautés privées », les municipalités ne peuvent pas édicter de décrets interdisant la résidence sur leur territoire aux ménages avec enfants ou à ceux qui ont des animaux domestiques. Au demeurant, il est raisonnable de penser que la sélection sociale selon le revenu suffit à satisfaire les désirs d’entre-soi de la plupart des habitants des périphéries.

Dernier inconvénient : l’échelle. Les municipalités ont beau disposer d’outils particulièrement intéressants pour assurer le contrôle des espaces résidentiels, ces outils ne sont pas nécessairement utilisés comme le voudraient les habitants d’un quartier pavillonnaire. Une municipalité de plusieurs dizaines de milliers d’habitants ne saurait agir comme une copropriété de quelques centaines de résidants. Dans une telle municipalité, les politiques ne se cantonnent pas systématiquement dans la préservation du cadre de vie. D’autres projets peuvent être portés par une partie des habitants, notamment lorsque la municipalité a une fonction de centralité affirmée. Cet inconvénient est majeur dans beaucoup de pays, mais il ne l’a pas toujours été dans les périphéries pavillonnaires étasuniennes. Pendant longtemps, en effet, il a été possible de créer des gouvernements locaux dont le peuplement était comparable à celui d’un grand ensemble résidentiel (de l’ordre de quelques milliers d’habitants). Or, dans de telles municipalités, les projets des édiles coïncident souvent avec ceux des habitants des ensembles pavillonnaires. Il existe un consensus fort en faveur de la préservation du cadre de vie et, plus particulièrement, des espaces pavillonnaires.

Des copropriétés… par défaut ?

À partir de la fin des années 1960, toutefois, les gouvernements locaux de petite taille se sont raréfiés dans les zones d’urbanisation nouvelle, du moins dans les États où les townships [7] n’ont pas de fonction gouvernementale (Teaford, 1997). Là où les extensions urbaines s’effectuent dans les zones administrées par les comtés, il est devenu très difficile de créer des petites municipalités par incorporation, comme cela se faisait couramment jusque-là. Si de telles incorporations sont devenues très difficiles (voire impossible dans certains États), c’est notamment parce que les petites municipalités suburbaines faisaient obstacle à la planification et à l’aménagement à l’échelle métropolitaine, et parce qu’elles avantageaient fiscalement leurs habitants au détriment de ceux des municipalités déjà établies dans les zones urbaines centrales. Les problèmes soulevés par la fragmentation des gouvernements locaux pour la planification et l’aménagement sont connus et nous ne les détaillerons pas ici (voir Lefevre, 1992). Les problèmes soulevés par la solidarité fiscale sont également connus, mais il est intéressant de les détailler pour montrer que le gouvernement public n’est pas toujours synonyme de solidarité ou de redistribution.

La redistribution envers les plus démunis était largement assurée à l’échelle locale, via les taxes et les impôts prélevés par les municipalités. Par conséquent, en se regroupant dans des municipalités réservées aux couches moyennes et aisées, les habitants des suburbs pouvaient réduire la pression fiscale à laquelle ils étaient soumis. Ces préoccupations fiscales ne furent pas les seules motivations des créateurs de municipalités, mais elles sont devenues prédominantes après la Seconde Guerre mondiale (Teaford, 1997 : 2008). Comme l’a écrit Miller à propos de Los Angeles, en s’installant en périphérie dans des petites municipalités nouvellement créées, les gens « ont voté avec leurs pieds pour des taxes faibles, une bureaucratie minimale, des niveaux de dépenses publiques pour l’aide sociale réduits au minimum : ils l’ont fait en choisissant d’emménager dans les municipalités qui mettaient en oeuvre ce type de politique » (1981 : 22).

Ce « vote avec les pieds » s’est accompagné de la mise en place de véritables politiques de ségrégation sociale et de mise à l’écart des ménages modestes ou pauvres. En effet, pour les suburbanites, la présence de tels ménages ne posait pas seulement des problèmes de voisinage ou de fréquentation scolaire : elle constituait également une source de dépenses supplémentaires au titre de l’aide sociale, dépenses que les suburbanites se sont évidemment efforcés de limiter par des règlements d’urbanisme interdisant l’accès à leur commune aux moins bien lotis qu’eux.

Ce faisant, les habitants des suburbs se sont soustraits à la solidarité fiscale. Alors que, dans les villes centres, on construisait des bibliothèques où ceux qui avaient des moyens réduits pouvaient emprunter des livres, dans les suburbs, on laissait à chacun le soin d’acheter ses propres livres. De même, les écoles publiques bénéficiaient de ressources beaucoup plus importantes dans les municipalités suburbaines que dans les centres où les pauvres étaient nombreux. Certains ont alors parlé de sécession. Comme l’a écrit Miller (1981), en reprenant la célèbre opposition d’Albert Hirschman entre les attitudes de prise de parole et de défection, le choix de la municipalité suburbaine correspondait à une attitude exit vis-à-vis des politiques de redistribution en faveur des plus démunis…

Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, cela a provoqué une situation très difficile pour les municipalités des centres des grandes villes américaines. Ainsi, au fur et à mesure que les couches moyennes les quittaient et créaient par incorporation des municipalités autonomes, les centres voyaient leurs ressources fiscales s’évanouir tout en ayant une plus grande proportion de populations pauvres à leur charge (Massey et Denton, 1993).

Face à ces difficultés, et comme on l’a dit en raison des obstacles dressés devant la planification et l’aménagement par la fragmentation des municipalités, les dispositifs encadrant l’incorporation sont devenus plus stricts à partir des années 1960 (Teaford, 1997). Par exemple, dans le comté de Saint-Louis dans le Missouri, la jurisprudence est devenue de plus en plus défavorable aux créations de municipalités, ainsi qu’aux annexions de territoires par des municipalités suburbaines. La Californie a, quant à elle, mis en place en 1963 les LAFCO (Local Agency Formation Commissions) avec pour objectif de freiner les incorporations. La manoeuvre a été couronnée de succès puisque le rythme des créations de municipalités s’est fortement amoindri dans les années 1970. Surtout, lorsque le mouvement d’incorporation a repris, dans les années 1980 (Teaford, 2008), les nouvelles municipalités furent beaucoup plus peuplées. Autrement dit, les incorporations ont concerné des municipalités dont la taille était très éloignée de celles des clubs résidentiels qui faisaient le bonheur des habitants des suburbs.

Point important, c’est précisément de cette époque que date l’essor aux États-Unis des copropriétés résidentielles : alors que l’on comptait seulement environ 500 copropriétés sur l’ensemble du territoire étasunien en 1964, on en comptait 10 000 en 1970 (soit une multiplication par 20 en 6 ans). Vingt ans plus tard, en 1990, on en comptait 130 000 (McKenzie, 1994). Il est difficile d’établir un lien de causalité entre le reflux des incorporations et le développement des ensembles résidentiels privés mais, comme le note Teaford, « les gouvernements privés miniatures ont rempli le rôle joué jusque là par les gouvernements publics » (1997 : 97-98). La substitution est effectivement claire à l’échelle résidentielle (elle l’est moins à des échelles plus larges, dans la mesure où beaucoup de grandes municipalités suburbaines se sont articulées à des copropriétés pour offrir les services et les équipements que ces dernières n’étaient pas en mesure de fournir, prenant ainsi la forme de minimal cities).

Dès ses origines, du reste, la gestion privée des ensembles pavillonnaires a été conçue comme une alternative au gouvernement municipal. Pour les historiens étasuniens, et notamment pour Evan McKenzie, le modèle fondateur de la gestion locale privée moderne a été mis au point par Charles Stern Ascher, avec l’élaboration des règles de fonctionnement de l’association de propriétaires de Radburn (un ensemble pavillonnaire conçu dans les années 1920 et implanté dans le New Jersey, en périphérie de New York [8]). Or, comme Ascher l’a écrit à l’époque, l’association de propriétaires de Radburn a été conçue sur le modèle de la municipalité :

À Radburn, une corporation a été constituée sous forme d’association sans but lucratif. Celle-ci est déjà en fonctionnement. Ses prérogatives incluent la délivrance de pratiquement tous les services municipaux dans les domaines de la santé, de la sécurité et de l’assistance […] Étant donné ses similitudes fonctionnelles avec un gouvernement municipal, l’association de Radburn est organisée suivant le modèle municipal : son administration est placée sous la responsabilité d’une personne choisie pour ses qualités de gestionnaire et dont la mission est de répondre aux exigences du conseil.

Ascher, 1929 : 445

Ce projet pionnier n’a toutefois connu qu’un succès modéré au cours des années 1930 à 1950. Pendant cette période, très peu d’ensembles pavillonnaires ont été placés sous un régime de gouvernement privé et la gestion municipale semble avoir été privilégiée. C’est seulement dans les années 1960 que la balance s’est mise à pencher en défaveur de cette dernière, précisément quand il est devenu plus difficile aux habitants des suburbs américains de créer des très petites municipalités. Bien sûr, d’autres facteurs que les obstacles dressés devant l’incorporation de petites municipalités ont favorisé l’émergence des copropriétés (notamment l’emprise croissante de l’idéologie néolibérale qui conduira entre autres à l’élection de Ronald Reagan). Au demeurant, cela montre que l’histoire du gouvernement local et de l’urbanisme dans les suburbs étasuniens peut être racontée d’une autre manière que celle proposée par les défenseurs libéraux du gouvernement local privé tels que Nelson (2005). Cette autre manière d’écrire l’histoire rend discutable l’idée que le gouvernement privé se serait imposé en raison des défaillances du gouvernement public et des règlements d’urbanisme. Cette idée s’avère, dans le cas présent, dépourvue de fondement empirique solide. En réalité, celles que Nelson appelle les « communautés de voisinage privées » (private neighborhoods) pourraient bien s’être imposées par défaut.

En France : la commune périurbaine comme territoire résidentiel

En France, il y a relativement peu de copropriétés pavillonnaires, et encore moins de gated communities (Billard et al., 2005). En outre, les ensembles pavillonnaires privés sont généralement de petite taille – quelques dizaines de maisons tout au plus – avec, pour principaux équipements collectifs, des rues et des espaces verts. Des ensembles privés plus importants existent, mais ils sont les exceptions qui confirment la règle. Par ailleurs, les habitants des ensembles pavillonnaires tendent à privilégier la gestion municipale (Charmes, 2005). Ils craignent en effet l’arbitraire de la gestion collective privée et se méfient des conflits de voisinage qu’elle engendre. De ce point de vue, les Français souscrivent largement aux critiques de McKenzie (1994).

Ceux qui s’inquiètent de l’« entre soi » et du sécessionnisme que manifeste le développement des copropriétés pavillonnaires aux États-Unis pourraient donc être rassurés. Ils auraient tort. Une observatrice avisée du pavillonnaire français, Marie-Christine Jaillet, l’a bien noté : l’exceptionnel fragmentation du tissu communal français, particulièrement dans le périurbain, permet la constitution d’ensembles tout aussi exclusifs que les copropriétés. Comme elle l’écrit : « Les modalités de constitution des “appariements sélectifs” (pour reprendre la formule de Daniel Cohen) se font certes de manière plus discrète, mais elles n’en sont pas moins efficaces. Nul besoin de souligner la frontière ou de la marquer physiquement – les murs sont ici invisibles – ou de revendiquer l’autonomie politique » (Jaillet, 1999 : 160). Il faut ajouter que les municipalités n’ont pas à être créées. Il suffit aux citadins de prendre le contrôle d’un village rural pour être en mesure d’instaurer des politiques exclusives.

L’émiettement périurbain

Suivons donc l’invitation de Marie-Christine Jaillet à nous pencher sur le gouvernement des périphéries françaises et plus particulièrement du périurbain. Des quatre catégories selon lesquelles l’Institut national de la statistique (l’INSEE) classe les communes dans son zonage dit « en aires urbaines », celle du périurbain est la moins connue. En France, dans les débats publics et dans les médias, on parle beaucoup des centres-villes, du rural ou des banlieues. Peu de gens, en dehors des spécialistes, utilisent le terme périurbain. Les périurbains eux-mêmes ignorent souvent jusqu’à l’existence de ce terme. Les choses évoluent (Billard et Brennetot, 2009), mais lentement.

Pourtant, les espaces périurbains au sens de l’INSEE couvrent une partie très importante du territoire français (voir la définition en annexe 1). Et cette couverture augmente régulièrement et fortement au fur et à mesure que les villes et les métropoles absorbent de nouvelles communes rurales dans leur orbite. Au recensement de 1999, on comptait près de 15 000 communes périurbaines, communes qui accueillaient plus de 12 millions d’habitants et qui couvraient un tiers du territoire (tableau 2). Les chiffres actualisés à partir du recensement de 2007 ne sont pas encore disponibles mais, même en faisant l’hypothèse d’un tassement significatif de la périurbanisation, on peut estimer que le seuil symbolique de 20 000 communes périurbaines a été ou sera prochainement franchi [9]. De même, la population des périurbains devrait rapidement franchir le seuil des 16 millions, si ce n’est pas déjà fait. L’extension du périurbain est d’autant plus massive que très peu de communes périurbaines intègrent les zones agglomérées, c’est-à-dire les banlieues. Ces dernières ont gagné 306 communes entre 1990 et 1999 quand le nombre de communes périurbaines augmentait, lui, de 4 527 unités.

Évidemment, ces chiffres sont fondés sur une définition conventionnelle du périurbain (annexe 1). Les critères retenus par l’INSEE ont d’ailleurs suscité d’intenses débats au milieu des années 1990. Il ressort toutefois de ces débats que l’ampleur de la périurbanisation a volontairement été minorée pour préserver le poids statistique des espaces à dominante rurale (Brunet, 1997 ; Lévy, 1997). Au regard des critères utilisés ailleurs en Europe ou en Amérique du Nord pour décrire les phénomènes comparables, la périurbanisation du territoire français apparaît sous-estimée.

Quoi qu’il en soit, le développement récent des espaces urbains français résulte en très large part de la croissance démographique des communes périurbaines et de l’inclusion de communes rurales dans leur aire d’influence : ces deux facteurs expliquent à eux seuls deux tiers de la croissance démographique de l’espace dit à dominante urbaine (qui comprend les pôles urbains et le périurbain) entre 1990 et 1999. Pendant cette période, 12 % du territoire français a basculé de l’espace à dominante rurale à l’espace à dominante urbaine (attention : il ne s’agit pas d’une mesure de l’artificialisation des sols puisque les communes qui deviennent périurbaines ne sont souvent urbanisées qu’à 10 ou 20 %).

Tableau 2

Types et peuplement des communes en France métropolitaine

Types et peuplement des communes en France métropolitaine
Source : INSEE, recensement de 1999 ; Nicot, 2005

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Les communes périurbaines sont très diverses. L’INSEE met ainsi dans la même catégorie des villes de plusieurs dizaines de milliers d’habitants (notamment en Île-de-France) et des villages dortoirs de quelques centaines d’habitants. Meaux, qui compte plus de 50 000 habitants, est ainsi classée commune périurbaine, appartenant à l’aire urbaine de Paris [10]. Ce faisant, il est difficile de parler du périurbain sans préciser de quel type de communes on parle. On peut toutefois employer par défaut le terme périurbain pour qualifier les communes pavillonnaires peuplées d’au plus 2000 habitants, dans la mesure où cette situation correspond à environ 90 % des cas. Dans le périurbain, un cas typique est celui d’un noyau villageois entouré de cinq ou six lotissements de quelques dizaines de maisons, quelques hameaux et quelques filaments de développement diffus le long des routes pouvant compléter cet ensemble (figure 1).

Figure 1

Vue aérienne d’un espace périurbain en Seine-et-Marne près de l’agglomération parisienne, avec une commune de 900 habitants (à l’est) et une commune de 1200 habitants (à l’ouest)

Vue aérienne d’un espace périurbain en Seine-et-Marne près de l’agglomération parisienne, avec une commune de 900 habitants (à l’est) et une commune de 1200 habitants (à l’ouest)
Source : Google maps (2010)

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Dans ce contexte, et compte tenu des éléments apportés dans la première partie de cet article, on peut faire l’hypothèse que, si la gestion locale privée s’est beaucoup moins développée dans le périurbain français qu’elle ne l’a fait dans les suburbs américains, c’est entre autres parce que les périurbains n’ont guère à s’interroger sur les mérites comparés des municipalités et des ensembles résidentiels privés : autour des villes, de nombreuses petites municipalités villageoises sont disponibles (Charmes, 2009).

Des politiques municipales exclusives

En tout état de cause, de nombreuses communes périurbaines mettent en oeuvre des politiques exclusivistes (tableau 1). Elles le font à des degrés divers, suivant les caractéristiques de leur peuplement, leur localisation, la tension du marché immobilier et l’histoire. Dans les petites communes résidentielles, cet exclusivisme vise principalement la préservation de deux biens : les aménités du paysage et les qualités sociales du peuplement (Charmes, 2011). Ces deux objectifs se complètent bien. Ainsi, les politiques d’exclusivisme paysager consistent essentiellement à limiter l’urbanisation : or, les freins à l’urbanisation favorisent la montée des valeurs immobilières (la ville s’étendant, la commune se rapproche relativement du centre et attire des ménages plus aisés). De même, l’imposition d’une urbanisation très lâche sert autant l’exclusivisme social (plus le terrain est grand, plus la maison est coûteuse) que l’exclusivisme paysager (des parcelles plus grandes créent un paysage plus aéré).

Cette convergence est commode pour les périurbains, car la défense du paysage est plus aisément reconnue comme légitime que la défense du statut social : il est plus facile de critiquer l’impact paysager de maisons en bande que de dire son refus de voisiner avec des ménages modestes. La volonté affichée de préserver le paysage n’est ainsi souvent qu’un paravent présentable pour des motivations moins avouables. Pour ces raisons, on peut, en première approche, traiter des outils de l’exclusivisme sans distinguer les cas où les objectifs sont paysagers et ceux où les objectifs sont sociaux.

Ces outils sont nombreux (Demouveaux, 2004). Les communes disposent ainsi d’un contrôle sur la production de logements sociaux. Ces derniers n’apparaissent pas spontanément et leur production nécessite un engagement politique local. Cet engagement est rare dans les communes périurbaines et plus encore dans les petites communes résidentielles [11]. Il est d’autant plus rare que les communes périurbaines sont libres de leurs décisions, le quota de 20 % fixé par la loi Solidarité et renouvellement urbains de 2000 ne s’appliquant qu’exceptionnellement aux communes périurbaines [12].

Dans le même esprit, les petites communes résidentielles ne sont guère volontaires pour améliorer leur desserte en transports collectifs. Pour beaucoup de leurs habitants, les transports collectifs favorisent le développement urbain et amènent des ménages peu fortunés, notamment dans le coeur villageois. Le raisonnement est approximatif, mais il est indéniable que l’absence de desserte en transports en commun élimine les populations qui n’ont pas les moyens de se déplacer en voiture [13]. Ces préoccupations exclusivistes figurent souvent à l’arrière-plan des débats lorsqu’il s’agit d’évaluer l’opportunité de grever le budget de la commune pour améliorer la desserte en transports en commun. Seul le ramassage scolaire bénéficie vraiment du soutien des habitants des communes résidentielles.

Des politiques exclusivistes peuvent aussi être associées à la gestion des équipements. Dans une petite commune résidentielle de la périphérie de Paris, des maisons individuelles ont été construites sur un terrain de football parce que celui-ci attirait des jeunes des communes voisines, dont le comportement ne se conformait pas aux normes locales (Charmes, 2005). D’une manière générale, la création d’un équipement sportif suscite des discussions autour des populations qui pourraient être attirées. Souvent, les communes résolvent ce problème en réservant l’usage de l’équipement à des associations communales ou à des clubs locaux. Ceci permet de tenir à l’écart les indésirables, notamment les jeunes trop turbulents.

Les outils parmi les plus importants de l’exclusivisme local sont les règlements d’usage du sol, déterminés dans les plans locaux d’urbanisme (PLU). Ceux-ci permettent, par exemple, de fixer une taille minimale aux parcelles constructibles. Dans les périphéries des grandes métropoles, où les marchés immobiliers sont très tendus, cela peut être un outil très efficace de sélection sociale. Dans la première couronne périurbaine de l’Île-de-France, imposer une taille minimale de 500 m2 aux parcelles constructibles suffit souvent à réserver l’acquisition des maisons nouvellement construites aux couples de cadres supérieurs.

Les règlements d’urbanisme permettent également d’empêcher l’apparition de nouvelles constructions. Beaucoup de plans locaux d’urbanisme justifient de telles restrictions par la nécessité de préserver des zones naturelles ou agricoles. Les obstacles à l’urbanisation sont d’ailleurs souvent renforcés par des dispositifs dédiés à la protection et à la valorisation de l’agriculture et de l’environnement. Cela n’empêche pas que, comme on l’a dit, les restrictions à l’urbanisation résultent aussi d’une volonté, généralement moins explicite mais tout autant déterminante, de tri social. Le parc naturel régional du Vexin français, créé au nord-ouest de Paris en 1995 dans une zone alors fortement périurbanisée, en est une bonne illustration. Derrière un discours centré sur la préservation de l’environnement, il s’agissait à la fois de conjurer la « grande peur urbaine » que représentait l’avancée de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise et d’agir sur le profil social des habitants, pour lequel on craignait également l’influence négative de la ville nouvelle (Desponds, 2005).

L’exclusivisme social est enfin très apparent dans le rapport aux établissements scolaires (Charmes, 2007). Sur ce plan, la constitution des zones de répartition des élèves entre établissements (ce que les Français appellent la « carte scolaire ») est un enjeu central. Ces zones sont en effet relativement étanches et leurs limites sont difficiles à franchir [14]. Si, dans les centres et les proches banlieues, cette étanchéité peut garantir une certaine mixité sociale [15], dans les périphéries, elle tend plutôt à accentuer la ségrégation. Elle est en effet utilisée par certains élus pour mettre les « mauvais éléments » à l’écart.

La structuration institutionnelle du périurbain joue ici un rôle essentiel. Dans les centres et les proches banlieues, en effet, les communes comptent généralement plusieurs dizaines de milliers d’habitants (et parfois plus). Un maire a donc de nombreux établissements sous sa responsabilité et doit composer avec des quartiers plus ou moins populaires et des quartiers plus ou moins aisés. Ceci le rend politiquement sensible à l’idée de mixité sociale, notamment pour éviter la concentration des problèmes dans un même établissement. Dans le périurbain en revanche, la commune est à la fois relativement homogène socialement et un maillon élémentaire des secteurs de recrutement des établissements scolaires. Ainsi, de nombreux maires se préoccupent avant tout d’obtenir le rattachement de leur commune à un bon établissement, sachant que bon établissement veut généralement dire établissement bien fréquenté (Charmes, 2007).

C’est sans doute dans cette association avec la sectorisation des établissements que les politiques locales exclusivistes posent le plus de problèmes. Il n’est certes pas propre aux périurbains de se préoccuper de la fréquentation des établissements où sont scolarisés leurs enfants. Mais seuls les élus périurbains se font aussi facilement les relais des demandes des familles. Ce relais politique est d’autant plus préoccupant qu’il est chevillé à des dynamiques résidentielles au sein desquelles l’école occupe une place centrale. Même si le peuplement périurbain est loin de se réduire au stéréotype du couple avec enfants habitant un pavillon, ce cas de figure structure les migrations résidentielles. Pour les ménages avec enfants, le choix du périurbain est étroitement lié à un projet éducatif. Beaucoup de ménages de classe moyenne emménagent dans un pavillon périurbain pour fuir une banlieue dont le peuplement ne convient pas au projet éducatif qu’ils nourrissent pour leurs enfants (Charmes, 2005). Avec leur pavillon, ils acquièrent aussi l’accès à des établissements mieux fréquentés.

Dans ce contexte (achat avec les biens immobiliers d’un ticket d’entrée dans une zone scolaire particulière, détermination de la valeur de cette zone par les qualités de son peuplement et gestion de cette zone par des élus dont l’objectif est d’en préserver la valeur), on trouve les ingrédients d’une forme de privatisation du système scolaire et une situation proche de celle décrite par Frug à propos des États-Unis (1999). Le processus ne concerne pas toutes les communes périurbaines et n’a pas partout la même intensité, mais il ne saurait être ignoré.

Conclusion : Le club, pour dépasser la dichotomie entre public et privé

Cet article montre clairement que l’opposition qui structure la littérature entre défenseurs du gouvernement local privé et défenseurs du gouvernement local public repose sur une approche très idéologique et empiriquement peu fondée. Aux États-Unis comme en France, les municipalités offrent tout autant que les copropriétés la possibilité d’un contrôle fort de leur territoire aux habitants des périphéries pavillonnaires (tableau 1). Mieux, l’analyse historique du développement du gouvernement privé aux États-Unis indique que les suburbanites ont longtemps préféré gérer leur environnement résidentiel avec un gouvernement local public, du moins à échelle équivalente. Jusque dans les années 1960, il fut possible de créer aux États-Unis des municipalités de très petite taille, avec parfois seulement quelques dizaines d’habitants (et plus souvent quelques milliers). Ces municipalités donnaient et donnent toujours satisfaction aux suburbanites désireux de s’assurer le contrôle de leur territoire résidentiel (Teaford, 1997 ; Lang et Lefurgy, 2007). Et c’est seulement lorsque les créations de petites municipalités sont devenues difficiles, voire impossibles, que les suburbanites étasuniens se sont tournés vers le gouvernement local privé. Les causes de ce changement restent à examiner, mais tout s’est passé comme si, à l’échelle résidentielle, le gouvernement local privé avait pris la place laissée vacante par le gouvernement local public.

La France compte pour sa part relativement peu de copropriétés pavillonnaires, mais ce constat n’implique pas pour autant que les périphéries pavillonnaires françaises soient exemptes des dynamiques de territorialisation incarnées par ces copropriétés. Bien au contraire, on retrouve les mêmes dynamiques qu’aux États-Unis. Simplement, en raison d’un maillage municipal hérité différent, ces dynamiques s’incarnent dans d’autres dispositifs territoriaux et dans d’autres formes de gouvernement. La très forte fragmentation du tissu communal, cumulée à l’importance des compétences dévolues aux communes, notamment en matière d’urbanisme, permet à de nombreuses communes de pratiquer un urbanisme exclusif. Cela vaut particulièrement dans les territoires périurbains, qui rassemblent aujourd’hui environ 20 000 communes, dont 90 % ont moins de 2000 habitants.

En réalité, les copropriétés sont une forme parmi d’autres de territorialisation résidentielle. En s’inspirant des concepts de l’économie, on peut concevoir les copropriétés comme des exemplaires particuliers d’un groupe plus large, celui des clubs résidentiels (Webster, 2002 et 2003). Dans ce groupe, on peut également inclure les municipalités, notamment les moins peuplées. Le concept de club a d’ailleurs émergé en économie pour dépasser la dichotomie entre public et privé. Classiquement, les économistes orthodoxes divisaient les biens en deux catégories, les biens privés et les biens publics. Dans les années 1960, avec entre autres les travaux de Buchanan (1965), les biens clubs et les biens communs sont venus s’interposer entre ces deux pôles. Comme indiqué dans le tableau 3, les clubs se rapprochent des biens publics en ce qu’ils proposent des biens dont l’usage est collectif (ce qui pour les économistes équivaut à dire que la congestion est faible, au sens où la jouissance du bien par un individu affecte peu celle des autres membres du collectif). Ils se distinguent toutefois de ces derniers par la possibilité d’exclure certains usagers. Ceci rend notamment possible le paiement d’un droit d’entrée individualisé. Les habitants d’une copropriété comme d’une municipalité s’acquittent de ce droit d’entrée en partie par le prix d’acquisition de leur maison, via la capitalisation des aménités et services environnants dans les valeurs immobilières. Ils s’en acquittent également en payant des charges mensuelles (dans le cas de la copropriété) ou des taxes et impôts locaux (dans le cas de la municipalité).

Tableau 3

Classification économique des biens

Classification économique des biens
Source : d’après Ostrom, et al., 1993: 7

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La place manque pour approfondir l’intérêt du concept de club pour la compréhension des dynamiques contemporaines de territorialisation résidentielle (Charmes, 2009 : 2011). Regrettons seulement que ce concept soit si peu mobilisé dans les études urbaines. Une hypothèse peut être avancée pour expliquer ce désintérêt. La perspective dominante dans les études urbaines est très critique à l’égard du marché. Or, le concept de club a été élaboré par des économistes qui cherchaient à étendre l’emprise du marché dans des domaines jusque là considérés comme réservés aux pouvoirs publics. Avant l’élaboration de ce concept, tous les biens collectifs (dont les biens clubs) étaient en théorie des biens hors marché. Le concept de club a apporté la possibilité théorique d’une régulation marchande pour tout un ensemble de biens collectifs. Cette origine du concept ne doit pas être oubliée et elle doit conduire à un regard critique sur la classification des biens qui apparaît dans le tableau 3 (Charmes, 2011).

Au demeurant, le concept de club permet de montrer que des évolutions apparemment divergentes sont en réalité convergentes. En France, avec le concept de club, on peut comprendre que le poids des gouvernements locaux publics n’empêche pas le développement d’un exclusivisme résidentiel comparable à celui des copropriétés pavillonnaires. Les travaux de Lang et LeFurgy (2007) illustrent également cette portée critique du concept de club dans le contexte étasunien. Les deux chercheurs proposent le néologisme de cluburbs pour qualifier les municipalités résidentielles qui, grâce des règlements d’urbanisme exclusifs, tiennent les ménages moins favorisés à l’écart. Ils les comparent à des gated communities, entourées de murs invisibles constitués par les limites municipales. Sur un ton ironique, ils écrivent :

On peut imaginer un citoyen satisfait de l’une de ces municipalités [de la côte Est] lisant un article sur les gated communities de l’Ouest dans le New Yorker ou dans Harper’s et se disant « Ouah ! Ces endroits sont durs, avec leurs murs, leurs barrières, et leurs règlements contraignants. Je ne voudrais pas vivre dans un ensemble gardé ». Mais lui et ses concitoyens n’ont pas besoin de recourir à des murs ou à des barrières : un gouvernement privé dans une enclave exclusive n’est pas nécessaire lorsque l’on contrôle la sphère publique et que l’on en a fait un club exclusif.

Lang et LeFurgy, 2007 : 128