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Avant-propos

La culture de la mobilité nord-américaine a été au centre de mes préoccupations lors de mes recherches doctorales en ethnologie. Des pionniers aux hobos [1], en passant par les beatniks [2] et les okies [3], les populations mobiles ont bercé la culture nord-américaine. À celles-ci se greffe depuis plusieurs décennies une tout autre population pour qui la route devient mode de vie. Il s’agit des full-time RVers [4], personnes qui ont choisi de vivre à l’année dans un véhicule récréatif (VR). L’étude de ces personnes m’a amenée à vivre sur la route avec eux pendant six mois et à analyser leur manière de vivre la culture de la mobilité. Un endroit a particulièrement attiré mon attention lors de ce terrain : Slab City. Lieu intéressant pour le thème qui nous rassemble, j’ai décidé d’y consacrer cet article, tout en étant consciente que des recherches le concernant mériteraient d’être approfondies. L’analyse qui suit résulte de mes observations et des entretiens que j’ai réalisés lors d’un terrain de quelques jours à Slab City.

Slab City, entre image et réalité

Le 7 février 2005, après deux mois sur les routes américaines, j’arrive à Slab City dans le désert californien, un lieu où ceux qui souhaitent disparaître de la société s’installent. Depuis le début de mes recherches en 2002, mes informateurs évoquent ce lieu, très connoté et stéréotypé, comme étant le pire endroit aux États-Unis pour s’installer en VR. « Ne jamais prendre de photo sans l’accord du propriétaire au risque de se faire accueillir avec une arme pointée sur soi, ne jamais s’approcher des Slabbers [5], ne jamais sortir seule le soir, ne jamais ouvrir ma porte la nuit tombée », telles étaient les recommandations que de nombreux RVers m’avaient faites avant mon arrivée dans ce lieu. Les premières impressions sont souvent les bonnes, dit le proverbe. Pourtant, en arrivant à Slab City, je décidais d’outrepasser les images que je venais de voir d’un homme urinant sur lui, des carcasses abandonnées de VR brûlés et de ce vieil homme qui tentait à deux reprises de me bousculer. Je ne savais pas alors que j’allais découvrir un lieu hors du commun, autant détesté qu’adoré, où tout peut arriver, le pire comme le meilleur.

C’est de ce pire et de ce meilleur qu’il sera question dans cet article. Si, au premier regard, Slab City apparaît comme un lieu empreint de diverses formes de violence, en cherchant à dépasser cette première impression, il est possible de découvrir une communauté hors pair oeuvrant à faire de l’endroit un petit coin de paradis perdu. L’analyse de ces deux facettes permettra de comprendre tout le paradoxe de Slab City. Dans un premier temps, une attention particulière sera portée aux conceptions exogènes de Slab City qui font sa réputation à l’échelle nationale, voire internationale. Ensuite, une analyse ethnographique permettra de vérifier la véracité, ou non, des représentations véhiculées par les RVers sur ce lieu et de découvrir le vrai visage de Slab City et de ses résidants. À travers l’exemple de Slab City, il sera possible de saisir le contraste entre image et réalité, et de comprendre comment un lieu peut devenir l’incarnation de la violence par les représentations qui en sont faites, alors que cette image peut masquer une tout autre réalité.

Le terrain ethnologique et ses inconnues

L’ethnologue qui arrive sur son terrain de recherches ne sait jamais à l’avance qui il va rencontrer ni ce qu’il va rencontrer ; les surprises peuvent être belles comme mauvaises. Il ne peut jamais prévoir ni contrôler pleinement son terrain de recherches. Cet inconnu, quelque peu déroutant, est justement ce qui fait toute la richesse du terrain de recherches tout comme l’intérêt de la discipline. Les expériences de terrain dépeintes par Barley (1999) en Indonésie et par Wacquant (2000) dans un club de boxe à Chicago, pour ne citer qu’elles, démontrent parfaitement bien le besoin pour l’ethnologue de s’adapter en tout temps et en toute circonstance aux aléas du terrain de recherches. La force de l’ethnologue réside justement dans sa capacité d’adaptation et d’ajustement aux situations imprévues auxquelles il fait face.

Le terrain que je m’apprêtais à faire à travers l’Amérique du Nord pour ma thèse de doctorat allait ainsi mettre à l’épreuve mes capacités d’ethnologue. En effet, je décidais de consacrer mon doctorat à l’étude de la culture de la mobilité nord-américaine à travers l’ethnographie des full-time RVers (Forget, 2007). Je souhaitais comprendre pourquoi et comment plus de six millions de Nord-Américains choisissent de quitter un mode de vie conventionnel pour vivre sur la route dans un véhicule récréatif. De nombreux stéréotypes existent à leur égard, mais personne ne sait réellement qui ils sont. C’est ce que j’ai tenté de découvrir en vivant en leur compagnie sur les routes nord-américaines dans un véhicule récréatif. L’ethnographie en mouvement que j’ai développée a permis de découvrir toutes les facettes de ce mode de vie, autant à l’arrêt que sur la route. J’ai pratiqué, ce que Marcus (1995, 2002) appelle une ethnographie multi-site (multi-sited ethnography), manière d’appréhender le terrain ethnographique qui permet d’examiner la circulation des identifiants culturels dans un temps et dans un espace diffus et non plus fixés. Parcourant plus de 14 000 km à travers le continent nord-américain, découvrant autant les RV resorts [6] que les stationnements du Flying J [7] ou du Wal-Mart [8], en passant par les stationnements dans le désert, je suis arrivée en février 2005 à une destination autant attendue que redoutée : Slab City.

Localiser Slab City, un véritable jeu de piste

Slab City n’est inscrit sur aucune carte, car le nom n’est officiellement reconnu par aucune autorité. Personne ne peut donc le trouver sur des indications routières. Les repères géographiques permettant de le localiser nous informent qu’il se situe à proximité de Niland en Californie, le long d’un canal, le Coachella Branch of All American Canal, à proximité des montagnes Chocolate et de Salton Sea. Pour s’y rendre, le plus simple est souvent d’obtenir les informations auprès de personnes s’y étant déjà rendues. Ainsi, en s’inspirant du phénomène des free-parties étudié par Latour et en reprenant une analyse de Lazzarotti (2006) à ce sujet, Slab City se construit et se maintient dans la clandestinité par les résidants, et c’est uniquement par le bouche à oreille que l’information circule et ouvre l’accès au lieu (Ibid. : 46). Les personnes connaissant le lieu vous conseillent alors de prendre la direction de Salvation Mountain, à l’ouest de Niland ; c’est la porte d’entrée vers Slab City (figure 1). Cette montagne, aujourd’hui fortement médiatisée dans la presse et à l’écran (Into the wild, 2007), est l’oeuvre de Leonard Knight qui s’y est écrasé en montgolfière il y a plus de 20 ans alors qu’il effectuait un voyage à travers les États-Unis. En guise de remerciement pour ce miracle, il a décidé de rendre hommage à Jésus en faisant de cette montagne une oeuvre grandeur nature lui étant entièrement dédiée. C’est en contournant cette montagne que les nouveaux venus poursuivent leur route vers Slab City (figure 2).

Figure 1

Salvation Mountain à Slab City, Californie

Salvation Mountain à Slab City, Californie
Source : Célia Forget

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Figure 2

Entrée de Slab City

Entrée de Slab City
Source : Célia Forget

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Slab City tient son nom des dalles de béton, les slabs, éparpillées dans ce désert. Ces dalles sont en fait les seules traces du passé militaire de ce lieu puisque Slab City était une ancienne base militaire de l’armée américaine, The Marine Barracks Camp Dunlap, qui, après la Deuxième Guerre mondiale, a laissé le site à l’abandon. Peu à peu, les militaires ont été remplacés par des personnes résidant en véhicules récréatifs, bus réaménagés, motorisés, camionnettes, voitures, tentes et autre abris de fortune qui sont à l’origine de l’image actuelle de Slab City.

Une image fondée sur les stéréotypes

L’image de Slab City en est une de violence, construite à partir de représentations exogènes autant sur le lieu que sur les personnes qui y résident. Cette image se répand sur l’ensemble du continent par le bouche à oreille à travers des réseaux de connaissances de personnes étant déjà allées à Slab City ou en ayant entendu parler. Slab City fait partie des lieux emblématiques du RVing, mais sa renommée n’est aucunement la même que celle d’autres lieux tels que Quartzsite en Arizona. Pour saisir cela, un détour par Quartzsite, considéré comme La Mecque des RVers, se révèle opportun.

Chaque hiver, plus de 1,5 million de RVers viennent à Quartzsite pour quelques jours ou quelques semaines, principalement en janvier durant le RV show, célèbre dans toute l’Amérique du Nord. Pour tout RVer, Quartzsite est une destination obligée à un moment ou à un autre de son expérience de campeur. Si certains RVers sont intéressés par le RV show où sont présentés les nouveaux modèles de VR et tout nouvel équipement nécessaire au RVing, la grande majorité veulent surtout voir la masse de campeurs stationnés dans l’immensité de ce désert. Des milliers voire des centaines de milliers de caravanes et motorisés sont ainsi éparpillés dans cet espace désertique créant une véritable fourmilière. Un BLM (Bureau of Land Management) de l’agence du U.S. Department of Interior gère un campement à Quartzsite, un LTVA (Long-term Visitor Areas) dans lequel un accès à un point d’eau où les campeurs peuvent s’alimenter est offert. Moyennant un coût d’entrée de 30 $ pour 15 jours ou de 140 $ pour sept mois, il est possible de stationner dans un des sept LTVA gérés par le BLM en Arizona et en Californie. L’accès étant contrôlé, Quartzsite se distingue de Slab City, qui, lui, offre la gratuité du stationnement et la possibilité de rester aussi longtemps que souhaité. De même, les LTVA imposent un règlement que tout campeur doit respecter au risque de se faire interdire l’accès par un ranger local, ce qui n’est pas le cas de Slab City qui prône, au contraire, l’absence de règles.

Quartzsite est aussi connu que Slab City dans le milieu des RVers, mais il bénéficie d’une réputation extrêmement positive qui attire beaucoup de campeurs. À l’inverse, Slab City rebute autant qu’il intrigue. Certains RVers décident d’aller voir ce lieu de leurs propres yeux et fondent ainsi leur propre jugement, alors que d’autres refusent d’y aller mais tendent à propager une image négative de Slab City.

Grand nombre des RVers rencontrés lors de ma recherche [9] concevaient ainsi Slab City comme un véritable dépotoir en raison des déchets laissés sur place et des pièces de ferraille dispersées dans le désert. Même les plus aventureux et amoureux du boondocking [10] ont tendance à avoir une opinion négative de Slab City.

Ce sont des anciens criminels qui se cachent là-bas. C’est un véritable déchet. Ils vont vider leurs égouts dans la terre. Y a des vieux bus sans roues dans lesquels ils vivent. C’est le pire endroit pour les RVers. C’est ce qui est le plus bas sur l’échelle des RVers.

Dominique, full-time RVer rencontré à Imperial Dam

Une autre informatrice, Jacqueline, full-time RVer québécoise rencontrée à Quartzsite, explique que « s’il y a un endroit où l’on peut disparaître de la planète, c’est à Slab City. C’est une bonne place pour se faire oublier ». D’où l’idée que d’anciens criminels s’y cachent, selon elle.

Cette image négative de Slab City n’est pas uniquement l’apanage des RVers ; les journalistes enquêtant sur le phénomène Slab City entretiennent aussi cette image auprès de leurs lecteurs. Charlie LeDuff, journaliste au New York Times, relate ainsi les propos qu’il a recueillis auprès d’un député américain lui expliquant maintes histoires sur Slab City :

Bored stiff, the deputy spun a ghost story about drugged-out crazies, a cult in a blue bus, a child molester, a man who sleeps with rattlesnakes, a mobster on the lam, and old people, flocks of old people who have traded in their picket fences for a mobile home and a life on the drift. “The best thing to do,” he said, “is to turn around [11]”.

2004

Relatés à l’échelle américaine, ces propos sont ici manipulés par une volonté médiatique de sensationnalisme qui vient ternir encore plus la réputation de Slab City.

L’image qui colle à cet endroit en est donc une de violence : violence faite à l’environnement par l’insalubrité régnante et violence véhiculée par les stéréotypes et les rumeurs quant aux personnes résidant dans ce désert. Mais qu’en est-il réellement ? L’environnement est-il aussi hostile et contaminé par la violence que le prétendent les RVers ? Les résidants de Slab City sont-ils aussi dangereux que le laissent entendre les stéréotypes ?

Slab City ou l’image d’une violence ambiante

Vivre dans le désert est un rêve que souhaitent réaliser un grand nombre de voyageurs qui veulent vivre une expérience spirituelle transcendante, sorte de tourisme d’initiation pour reprendre les termes d’Urbain (2002). Face au désert, perçu comme un espace d’ascèse, l’homme est constamment mis à l’épreuve ; il n’en sortira que plus fort. Thesiger confirme parfaitement cette idée puisqu’il affirme que « cette terre cruelle est capable d’envoûter quiconque ose s’y aventurer, bien plus profondément qu’aucune autre région clémente de notre planète » (1978 : 14). Le désert de Slab City présente les charmes indéniables de tout autre désert : des étendues de sable à perte de vue, une voie lactée éblouissante la nuit tombée, des couleurs de ciel incroyables et des impressions de petitesse pour tout homme demeurant dans cette étendue. Pourtant, le désert californien où se situe Slab City est loin d’être un lieu d’extase où l’homme recherche une expérience d’initiation. Qui y vit doit certes lutter contre les éléments du désert, mais non dans une quête d’épanouissement personnel, simplement dans le but de continuer à vivre dans une société américaine qui les rejette ou de laquelle il se retire. De ce fait, les charmes du désert sont atténués par des maux faisant violence au décor.

Les premiers pas à Slab City permettent de faire connaissance avec ce lieu. La vue, l’ouïe et l’odorat sont les premiers sens en éveil ; le nouveau venu découvre alors la violence qui est faite à l’environnement de Slab City (figure 3). Les squelettes de vieux bus et de VR restent en place, la ferraille se mêle aux arbustes, des déchets sont éparpillés un peu partout dans le camp et la terre est contaminée par les eaux grises et noires[12] que beaucoup de résidants déversent. À ces images de délabrement s’ajoutent des abris que les occupants choisissent de dissimuler sous de grandes toiles pour ne pas être vus (figure 4). La faune n’est pas non plus très accueillante. En plus des serpents à sonnette nombreux dans la région, il faut se méfier de quelques chiens errant dans le camp, prêts à bondir sur le passant à tout moment. Le Yuma Training Range Complex (YTRC) s’exerce également dans les montagnes avoisinantes notamment pour mettre au point des tactiques aériennes de bombardements et des tirs de missiles. Il est fréquent de se faire réveiller par le bruit d’explosions de bombes le matin, ce qui est tout à fait déroutant pour toute personne non avertie. Même s’il ne s’agit que d’un entraînement, c’est tout un imaginaire de la guerre qui accompagne chaque explosion et participe grandement à créer un environnement sonore violent.

Ces éléments du décor concourent ainsi à l’impression pour le campeur néophyte qu’il fait face à un environnement quelque peu hostile.

Figure 3

Emplacement délabré à Slab City

Emplacement délabré à Slab City
Source : Célia Forget

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Figure 4

VR dissimulé sous un trellis de l’armée

VR dissimulé sous un trellis de l’armée
Source : Célia Forget

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Une des rumeurs véhiculées sur Slab City est qu’on ne peut pas photographier quiconque ni quoi que ce soit au risque d’être accueilli avec une arme à feu. Si l’occasion ne m’a pas été donnée de vérifier cette rumeur, il reste fort probable que les résidants de Slab City soient en possession d’une arme à feu, tout comme l’est la grande majorité des Américains. En effet, lors de mes recherches, il m’a été possible de confirmer que les RVers américains interrogés étaient pour la plupart munis, dans leur véhicule, d’une arme à feu qu’ils étaient prêts à utiliser en cas de besoin. Il serait donc étonnant que les résidants de Slab City fassent exception.

Depuis quelques années, la violence aurait fortement diminué, aux dires de Jack, un résidant de Slab City. Le passage régulier du shérif local aurait largement contribué à cette baisse. Toutefois, la nuit tombée, les habitués du lieu restent sur leurs gardes. Jessica, une full-time RVer venant depuis plus de 10 ans à Slab City, avoue n’ouvrir sa porte à personne la nuit venue, car elle sait que l’alcool et la drogue consommés en abondance autour d’elle peuvent être cause de débordements. La drogue est d’ailleurs un problème certain à Slab City. De nombreux résidants en consomment, et plusieurs en ont subi les conséquences en succombant à une surdose comme Rosalie qui est enterrée à l’entrée de la bibliothèque qu’elle a elle-même fondée. La bibliothèque, the Lizard Tree Library, est alors devenue un mémorial à son égard. D’autres tombes sont également visibles dans des cimetières improvisés à travers Slab City, témoignant des difficultés auxquelles ont pu faire face certains Slabbers.

Entrer dans Slab City, c’est donc entrer dans un territoire que l’on ne maîtrise pas et dont les inconnues sont palpables à l’oeil nu. L’insalubrité régnante, la violence des stéréotypes, l’évocation de la mort par les cadavres des véhicules et les tombes, donnent à ce lieu un ton extrêmement grave. Tout nouvel arrivant ressent cette ambiance pesante qui génère en lui une forme de malaise qu’il ne sait pas forcément identifier. Il lui faut apprivoiser cet environnement petit à petit pour que ce sentiment de malaise s’atténue. Son regard doit se porter au-delà des meurtrissures apparentes de cet environnement. Les stéréotypes qui ont été portés à sa connaissance doivent être supplantés par sa propre expérience du lieu. Ce n’est qu’alors qu’il lui est possible de franchir les barrières invisibles érigées par les représentations exogènes du lieu et de découvrir toute une communauté organisée qui a fait le choix de vivre à Slab City.

Les illusions perdues : le parcours de vie des Slabbers

La population de Slab City se regroupe en deux catégories : les Slabbers, résidants permanents de Slab City et fondateurs de l’esprit de ce lieu, et les snowbirds, personnes décidant de fuir l’hiver pour trouver refuge au soleil. À l’intérieur de cette dernière catégorie, on trouve des RVers et des personnes dormant sous la tente, dans leur voiture, dans des bus ou des camionnettes. Si l’on dénombre environ 150 Slabbers, Slab City compte plus de 3000 personnes durant l’hiver. Les snowbirds choisissant d’y demeurer l’hiver le font pour différentes raisons. Certains veulent vivre l’expérience de Slab City et y restent quelques jours ; d’autres sont des habitués et y reviennent chaque année.

L’intérêt premier de vivre à Slab City est la liberté qu’offre ce lieu quant au choix de l’emplacement. Les RVers peuvent choisir leur territoire, leur emplacement, sa superficie et les manières de l’agencer. L’un des résidants affirme d’ailleurs :

By living in the desert, you can feel how the Native Americans were living, without any house farms and “no trespassing” sign. It’s just freedom. Freedom to live wherever you want [13].

Norman

Aucune réglementation n’existe quant au territoire de résidence, ce qui n’est pas le cas dans les LTVA comme à Quartzsite où une distance de cinq mètres de son voisin est obligatoire. À Slab City, chaque nouveau venu est libre de s’installer comme il le souhaite.

Snowbirds et Slabbers vivent maintes disparités, mais trois apparaissent essentielles. D’abord, l’état de leur habitat est différent puisque les Slabbers s’approprient de vieilles caravanes ou camionnettes, des vieux bus scolaires qu’ils amènent jusqu’à Slab City ou trouvent abandonnés sur le site, alors que les snowbirds sont souvent propriétaires de véhicules modernes. Ensuite, les snowbirds migrent vers d’autres lieux dès que les températures deviennent excessives, ce qui n’est pas le cas des Slabbers qui restent toute l’année dans le désert. Enfin, leur parcours de vie et les raisons les ayant menés à Slab City diffèrent amplement. Pour découvrir le visage des résidants de Slab City et leur raisons d’y venir, je donnerai trois exemples : ceux de Jessica, snowbird, Simon et Leo, Slabbers.

Âgée de 70 ans lors de notre rencontre, Jessica vit seule dans son motorisé toute l’année. Aujourd’hui retraitée, elle a travaillé comme greffière dans les tribunaux pendant 26 ans et est devenue le bras droit d’un juge de Los Angeles. À la fin des années 1990, elle accepta l’invitation d’une amie de passer quelques semaines à Slab City. Jessica stationna son VR à côté de celui de son amie, fidèle à ce lieu depuis 20 ans, mais ne resta qu’en compagnie des RVers de passage. Ce ne fut que l’année suivante qu’elle alla à la rencontre des locaux, les Slabbers, et décida de s’impliquer dans les deux communautés, celle des RVers de passage et celle des Slabbers. Elle est alors devenue une des animatrices du lieu en étant à la tête de l’Oasis Club, le club social des Slabbers. Si Jessica aime revenir à Slab City pour y voir ses amis, elle le fait également pour réaliser son souhait de se couper de la société américaine. Alors même qu’elle y a fait carrière, elle cherchait un moyen de ne plus être en contact avec le système qui l’épuisait. Elle ne voulait plus avoir à payer l’électricité, l’eau ou toute autre facture, pour enfin se sentir libre et indépendante. C’est à Slab City qu’elle y parvint.

Simon a 53 ans et vit à Slab City depuis un an. Il n’a ni femme ni enfant. Pour lui, Slab City représente la fin de la route. Il n’ira plus nulle part et mourra là. Il ne se sent d’aucune utilité ailleurs. Le poids de ses désillusions est lourd et se fait sentir un peu plus chaque jour. Simon ne pensait pas que sa vie prendrait un tel tournant lorsqu’il a commencé à enseigner. Pourtant, après trois ans d’enseignement, il a choisi de quitter son emploi car ses attentes ne correspondaient pas à ce que lui offrait le système éducatif américain. Les difficultés se sont par la suite enchaînées et, un jour, alors qu’il errait sur les routes de la Californie, il s’enquit d’un endroit où rester. On lui indiqua Slab City, à quelques kilomètres. C’est là qu’il vit depuis. Issu d’une famille relativement riche, Simon aurait pu accepter d’elle une aide financière, mais il a toujours refusé afin de conserver sa liberté et son autonomie. Chaque jour est alors une question de survie pour lui, particulièrement durant l’été. La chaleur dépassant les 50oC, Simon avoue avoir survécu uniquement grâce au canal Coachella qui longe Slab City. Il s’y rendait cinq fois par jour et s’y baignait tout habillé afin que ses vêtements gardent l’humidité. Il dormait sur le toit de son VR pendant tout l’été en raison de la chaleur et des serpents à sonnette qui grimpaient jusqu’à l’intérieur des véhicules. Pour tenter de gagner un peu d’argent, il a mis sur pied un système de taxi au sein du camp afin de permettre aux résidants de se rendre à Niland, la ville la plus proche de Slab City, pour s’approvisionner en eau potable [14], en nourriture et en essence. Malgré l’intérêt d’un tel service dans le camp, Simon ne croit pas que cela lui permettra de vivre, juste de survivre. Simon a choisi de finir sa vie à Slab City car ce lieu lui offre la possibilité de rester aussi longtemps qu’il le veut, et ce gratuitement, et de préserver sa liberté en ne dépendant que de lui-même.

Leo a lui aussi un parcours de vie rempli d’obstacles qui l’a conduit à Slab City. Détenteur d’un diplôme en biologie, âgé de 50 ans, il a exercé plus de 35 métiers différents, allant de l’enseignement à l’industrie forestière en passant par la marine. N’aimant pas la foule, il a toujours choisi de vivre loin des villes, de préférence dans la nature. Sa vie est faite de changements quelque fois choisis, souvent subis. Il aime être libre et ne veut pas rester à un endroit par obligation. L’appel de la route l’a toujours guidé vers d’autres lieux. Divorcé et père de trois enfants, il quitte généralement Slab City pendant l’été pour se rapprocher de ses filles au Nouveau-Mexique. Hélas, l’une d’elles a péri dans un accident de voiture alors qu’elle effectuait un échange universitaire en Australie. Leo ne s’est jamais remis de cette épreuve et tente de survivre comme il peut, mais l’alcool et la drogue sont devenus son quotidien. Il se vante de son abus de boisson qui l’a conduit à faire de la prison sur les cinq continents. Ayant toujours vécu en marge de la société, il avoue fièrement qu’il ne veut pas du système et que le système ne veut pas de lui. Sans abri pendant un temps, il a trouvé refuge à Slab City, au début dans une tente et depuis un an dans un vieux VR qu’il a racheté. Il aime Slab City, car c’est un lieu à l’écart où personne ne vient le déranger et où il peut vivre comme il lui plaît.

Pour les Slabbers, le passé doit être effacé au profit d’une vie uniquement dans le présent et sans fardeaux empêchant de vivre. Baudrillard conçoit le désert comme un lieu prônant l’instantanéité. « Traverser le désert en voiture, c’est laisser son passé derrière soi, c’est aller toujours de l’avant, fixant dans le cadre du pare-brise ce vide sans cesse en train de disparaître » (Baudrillard, dans Urry, 2005 : 73). Dans le contexte de Slab City, ce ne peut être plus vrai. Si Girard (1972) s’interroge sur l’effet du désir mimétique créateur de violence, Slab City est loin d’inspirer un tel désir. C’est au contraire l’absence de ce désir qui crée une véritable violence à Slab City, puisque les Slabbers ont abandonné tout espoir de vivre comme les autres. Ils ont réfuté ce désir après avoir, pendant de nombreuses années, tenté d’y parvenir. À l’inverse des snowbirds, les Slabbers ont généralement un parcours de vie rempli d’obstacles qui les a contraints à trouver une autre manière de vivre ou plutôt de survivre, dans la société américaine. Après de nombreuses désillusions dans leur vie passée, Slab City apparaît comme le lieu de la dernière chance pour un grand nombre d’entre eux.

Le parcours de vie des Slabbers, à l’instar de ceux de Leo et Simon, exprime une forme de violence, qu’elle soit liée à la pauvreté, à la marginalité, à l’échec ou à l’exclusion. Cette violence est à son paroxysme lorsque tout espoir disparaît de la vie des Slabbers. Quand Simon considère Slab City comme la fin de la route, dernière étape avant sa mort, la violence symbolique est forte. Agier, dans son ouvrage sur les camps de réfugiés, explique que les personnes interrogées dans les camps ont en commun des « trajectoires de vies brisées et l’irréductible marque des blessures, physiques ou morales » (2002 : 13). Si les Slabbers ne font pas face aux mêmes maux que les réfugiés, ils sont tout autant exclus de la société dans laquelle ils vivaient auparavant. Mais une des grandes différences à noter est le fait que, dans les camps, les réfugiés sont en transition vers une vie pensée meilleure ; ils rêvent d’un chez-eux qu’ils imaginent tout au long de l’ailleurs et ont donc encore espoir (Ibid. : 15). La période de résidence dans les camps est donc vécue comme temporaire, même si elle tend à durer dans le temps. À Slab City, il n’est pas question de période liminaire. Cet espace désertique n’est pas vécu par les Slabbers comme la porte d’entrée vers un monde meilleur. Au contraire, il est le monde meilleur ou tout au moins le meilleur des mondes dans lequel ils estiment pouvoir vivre. En s’ajustant à leur nouvelle manière de vivre et à leur nouveau lieu de résidence, les habitants de Slab City créent jour après jour, une nouvelle société dans laquelle ils trouvent leur place et réinventent ainsi leur quotidien. « L’installation dans un lieu, la répétition des pratiques, bref, les habitudes qu’on peut y prendre, participent à le rendre familier à ce point que l’on en vient à oublier les modalités même de l’emplacement » (Lazzarotti, 2006 : 110). Ainsi, par leurs activités quotidiennes et leurs relations sociales, les résidants de Slab City forment une nouvelle communauté à laquelle ils s’identifient.

Slab City : le paradis des amoureux du système D

Le désert offre un avantage certain pour rapprocher les gens, du fait que tous doivent faire face aux mêmes contraintes liées à cet environnement. Personne n’a de connexion à l’eau, à l’électricité ni aux égouts. Qu’ils soient propriétaires de VR luxueux ou de simples camionnettes aménagées, tous doivent trouver une alternative à ce manque. Les différences sociales ont alors tendance à s’atténuer ce qui crée des rapprochements plus faciles entre les différents habitants du désert, comme j’ai pu le constater lors des mes différents terrains de recherche et comme l’expliquent plusieurs informateurs.

Ici peu importe le prix de ton VR, tu vis pareil. Tu as le même soleil, le même terrain, y a pas de différence.

Dominique et Roland

Quand tu fais du dry-camping[15] y en a qui sont en moyen, mais ils vivent comme nous autres. Ils sont simples. Y a pas de différences avec les autres. C’est plus simple, et c’est pour ça que j’aime ça.

Jacqueline

Certes, le confort des véhicules n’est pas le même pour tout le monde, mais tous doivent lutter contre les mêmes contraintes. Si dans le cas des autres déserts visités lors de mon terrain cela génère des rapprochements entre campeurs, Slab City fait exception. En effet, beaucoup de gens de passage n’osent pas côtoyer les Slabbers en raison des représentations négatives qui leur ont été données sur eux. Ils restent sur cette vision et n’essayent pas de la dépasser. Certains RVers demeurent ainsi plusieurs mois à Slab City en se regroupant dans des espaces définis sans aller à l’encontre des Slabbers, et vice versa. Jessica l’avait d’ailleurs vécu lors de sa première visite à Slab City. Certains stéréotypes persistent donc et ne facilitent pas les rencontres entre ces deux mondes. Pourtant une fois ces craintes tombées, Slabbers et snowbirds peuvent constater qu’ils font face aux mêmes stratégies de vie dans le désert et développent de grandes capacités d’organisation et de débrouillardise.

Comme l’affirme Laurent, RVer, « tout le monde est capable de se parker [16] dans un camping ; ici c’est pas tout le monde qu’est capable de faire ça ». C’est un véritable challenge de vivre en totale autonomie, défi que tout le monde n’est pas prêt à relever : faire sans cesse attention de ne pas manquer d’eau ; ne pas laisser une lumière allumée qui déchargerait les batteries ; faire attention où l’on marche pour ne pas tomber sur un serpent, etc. Il faut être sur un qui-vive permanent ce qui n’est pas à la portée de tous ; seuls les plus intrépides osent l’aventure.

La débrouillardise est une qualité recherchée pour vivre dans le désert. En raison de l’absence d’eau et d’électricité, des restrictions quant au mode de vie sont nécessaires. C’est tout un système D [17] qui se met en place, notion qui s’apparente fortement au concept de bricolage proposé par Claude Lévi-Strauss. Selon lui, le bricoleur est une personne « qui oeuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés » (1962 : 26) et qui va toujours se débrouiller « avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus » (Ibid. : 27). La particularité du bricoleur n’est donc pas le projet fini, mais les moyens utilisés pour y arriver. Slab City est ainsi un haut lieu pour les bricoleurs puisque de nombreux matériaux sont laissés à l’abandon, ce qui, dans un sens, est utile à tous les bricoleurs qui peuvent donner une nouvelle vie à ces objets. Le recyclage est donc un procédé fortement utilisé par les résidants du désert. Par ce concept de bricolage et par les exemples qui suivent, il est possible de comprendre toute l’inventivité des personnes demeurant à Slab City qui entreprennent par les moyens du bord de rendre ce lieu agréable à vivre.

Pour s’alimenter en eau, les résidants de ce désert se rendent à Niland où une connexion est mise à leur disposition. De nombreuses astuces sont ensuite proposées pour la gestion des réservoirs d’eau. Certains remplissent des tonneaux qu’ils surélèvent par la suite sur leur emplacement, ce qui leur permet de remplir au fur et à mesure leurs bidons vides. D’autres ont décidé, de peindre leurs bidons en noir et de les laisser au soleil toute la journée afin que l’eau chauffe à l’intérieur pour la vaisselle du soir.

Oh my God! Hot water is a luxury around here […] So for regular water, I use these (jugs) to wash dishes, to wash my hair if I want to do it in the sink, or to even flush the toilet. I don’t turn the water pump on. […] The first thing I do when I get up is light the burners to get warm in here and I just put some water on and then I pour hot water here and then I can wash my tooth [18].

Dorothy

De nombreuses astuces sont ainsi utilisées pour stocker et consommer l’eau. Celle-ci étant une denrée rare, toute une organisation est faite pour limiter au maximum son utilisation.

À Slab City, les résidants bénéficient d’une source d’eau chaude naturelle, un hot spring, qui leur permet d’aller se détendre quand ils le souhaitent. Sachant cela, plusieurs bricoleurs du camp ont décidé de profiter de cette source pour construire à proximité une douche alimentée par l’eau de la source. Cette douche naturelle a été creusée dans le sol et fonctionne en continu. Un système informel d’avis d’utilisation a été instauré : soit les personnes stationnent leur voiture à côté de la douche, soit elles laissent un indice pour signaler que la douche est occupée. Ce système de douche improvisé permet ainsi à tous les membres de la communauté de se laver sans utiliser leur propre réserve d’eau.

Si l’usage de l’eau est limité, il en va de même pour l’électricité. Il n’y a pas de prise électrique dans le désert, mais d’autres moyens permettent d’obtenir de l’électricité. En plus de la batterie que comporte chaque véhicule récréatif ou autre motorisé, il est possible de l’approvisionner avec de l’énergie solaire ou éolienne. Nombreux sont les résidants du désert à fabriquer leurs propres panneaux solaires ou leurs éoliennes à l’aide de matériaux recyclés ou achetés. Ces bricolages leur permettent de profiter d’une source électrique pour parer à leurs besoins.

Figure 5

The Range, scène de spectacle de Slab City

The Range, scène de spectacle de Slab City
Source : Célia Forget

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L’ingéniosité des bricoleurs de Slab City ne se limite pas à l’eau et à l’électricité. En construisant des infrastructures récréatives, les résidants ont souhaité faire de ce camp un lieu convivial dont toute la communauté pourrait jouir. La réalisation la plus poussée en termes de bricolage est sans nul doute The Range, une scène de spectacle entièrement construite à partir de matériaux recyclés (figure 5). Cette scène permet aux locaux de se produire chaque samedi soir devant un public de plus en plus nombreux venu de Slab City et des environs. Les concerts sont devenus une véritable fierté locale puisque plusieurs Slabbers excellent en musique et en chant. The Lizard Tree Library, la bibliothèque créée par Rosalie, est également une belle réussite. Construite avec des matériaux recyclés, elle contient uniquement des livres donnés par des Slabbers et RVers de passage (figure 6). Chacun est libre d’y prendre un livre à la condition d’y remettre un en échange. Ce système, régi sur l’honneur puisque personne n’est là pour contrôler, semble bien fonctionner puisque les livres sont toujours plus nombreux. Pour faire de la bibliothèque un espace de lecture agréable, on a réalisé d’autres bricolages tels qu’une balançoire suspendue à un arbre ou une fontaine fabriquée à l’aide d’un bidon d’eau percé qu’il faut recharger avec l’eau déversée.

Figure 6

La bibliothèque Lizard Tree Library à Slab City

La bibliothèque Lizard Tree Library à Slab City
Source : Célia Forget

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Parmi ces infrastructures, on trouve également un Christian Center dans lequel des offices religieux sont célébrés, un babillard servant de centre d’information, un espace pour faire du nudisme, un terrain de golf, The Gopher Flats Country Club, et plusieurs clubs sociaux tels que l’Oasis Club fondé depuis plus de 20 ans, qui accueille principalement des Slabbers, le Travel’n pals créé en 2001, qui regroupe des RVers venus passer l’hiver à Slab City, et le Low’s (Loners On Wheels), association américaine de RVers célibataires.

Comme c’est le cas dans une ville, on trouve même aujourd’hui une toponymie propre à Slab City. Cette nouveauté résulte des difficultés rencontrées à la suite d’appels d’urgence. Grâce aux noms de rues, il est plus aisé pour les secouristes de s’orienter ; auparavant, on devait se contenter de simples repères descriptifs. Il est vrai que les résidants du désert ont une grande liberté quant à leur appropriation d’un territoire, ce qui fait qu’ils peuvent s’établir partout dans Slab City. En plus de l’objectif sécuritaire, l’identification des lieux participe à la connaissance et la reconnaissance des résidants. Comme le dit justement Lazzarotti, « (l’adresse) est l’une des voies, peut-être même la plus courante, qui situe et articule les hommes non seulement dans les lieux, mais aussi dans le monde et participe à la définition de leur identité » (2006 : 108). Cette reconnaissance de leur existence dans le monde par le biais de leur identification dans un lieu est certainement une des raisons qui attirent les Slabbers dans ce désert. En dehors de Slab City, ces derniers n’auraient certainement pas accès à un logement, et par là même à une adresse, ce qui leur ôterait une pièce de leur identité et de leur sentiment d’appartenir au monde. Ils s’approprient un espace dans Slab City et s’y identifient autant qu’on les identifie à ce lieu, ce qui leur procure un sentiment d’existence aux yeux des autres. Slab City leur offre ainsi la possibilité de cette reconnaissance territoriale. Si cette alliance du territoire et de l’identité ne fait pas exception à Slab City, il est toutefois possible de se demander si le marquage territorial ne pourrait pas contrarier les principes de liberté qui y règnent. Sera-t-il toujours possible au nouveau venu de s’installer où il le souhaite ? Ou de nouvelles règles pourraient-elles surgir pour délimiter l’espace habitable de Slab City ?

Les constructions de Slab City montrent la motivation des Slabbers à faire de leur camp un lieu de résidence agréable dans lequel s’érige une communauté. Par ces exemples de bricolage, on constate la mise en place, consciente ou inconsciente, d’une organisation sociale qui prend forme par le bouche à oreille. Sous ses airs d’anarchie apparente, Slab City voit donc naître un certain ordre social puisque tous les résidants sont conscients que leur liberté ne peut perdurer que s’ils n’empiètent pas sur celle des autres.

En domestiquant le désert afin de le rendre plus vivable, les habitants de Slab City développent des talents de créativité autant pour leur intérêt personnel que pour l’intérêt collectif. C’est grâce à cela que naît une véritable communauté, consciente de ses limites autant que de ses possibilités.

Naissance d’une communauté à Slab City ?

Connaissant toute la disparité des personnes qui se retrouvent à Slab City, peut-on parler de Slab City comme d’une communauté ? Tout d’abord, il faut entendre par communauté non seulement des lieux où des personnes partagent un intérêt commun sur un même territoire, mais également des relations sociales et des activités construites au fil du temps (Counts et Counts,1996). Bellah et al. (1985) proposent de différencier la notion de communauté (community) de celle d’enclave de mode de vie (lifestyle enclave) en affirmant que la communauté accueille des personnes d’horizons divers, alors que l’enclave de mode de vie n’accepte que des personnes socialement, économiquement et culturellement similaires dans le but de n’être qu’entre pairs. C’est le narcissisme de similarité qui est le fondement même de ces enclaves.

De nombreuses enclaves de la sorte existent actuellement en Amérique du Nord et tendent à se développer. Plusieurs termes sont utilisés pour décrire ce type d’enclaves : les gated communities, les gated enclaves ou les residential enclaves. La région de Los Angeles dénombre par exemple plus de 200 gated communities, des communautés fermées dans lesquelles vivent uniquement des personnes sélectionnées sur un même critère : âge, appartenance religieuse, sociale ou économique (Le Goix, 2002). En pleine expansion, ce principe d’enclave favorise le regroupement « entre soi », ce qu’en anglais on traduirait par we-ness. Tout comme dans la société nord-américaine, ce système se développe dans le monde du camping qui s’ouvre à de véritables enclaves de mode de vie, comme c’est le cas au Mesa Regal RV Resort, en Arizona, qui n’accepte que des personnes âgées de plus de 55 ans.

Michel Agier ajoute à ces concepts d’enclave celui de gated identities pour parler des camps de réfugiés qu’on trouve à travers le monde. Les camps de réfugiés regroupent « des identités enfermées : identités ethniques, raciales, nationales meurtries par les guerres, les massacres et la fuite, mais au-delà, et plus généralement, identités de survivants soupçonnés d’être coupables, complices, malades ou marqués par les guerres sales » (2002 :116). Ce concept pourrait-il s’adapter à la réalité de Slab City ? Il semblerait que non à la vue de la multiplicité des identités qui se croisent dans ce désert. Néanmoins, dans cette diversité identitaire, les Slabbers partagent un point commun, celui de rejeter la société américaine ou d’être rejetés par elle. Ce point commun est certes important pour comprendre les motivations des Slabbers à vivre dans un tel endroit, mais il ne suffit pas à y voir une identité commune et penser Slab City comme une gated identity.

Slab City pourrait-il alors être vu comme une enclave de mode de vie ? Les personnes résidant à Slab City veulent voir ce lieu de résidence comme le dernier espace libre et ouvert à tous, aux États-Unis. Les gens peuvent y passer, s’y installer, le quitter à leur gré. L’accès n’étant limité à personne par des tarifs élevés, des règlements d’âge ou de véhicules, cela en fait un haut lieu de mixité sociale puisque tous les niveaux sociaux, économiques, culturels ou religieux peuvent s’y côtoyer. Slab City est donc l’opposé de la définition d’une enclave de mode de vie. Cependant, comme nous l’avons vu, tous ne choisissent pas de se mêler aux autres. Certains Slabbers préfèrent rester entre eux, tout comme certains snowbirds. Ainsi, des minicommunautés se forment, celle des RVers célibataires du club LOW (Loners on Wheels), celle des Canadiens, celle des membres de l’Oasis Club, celle des résidants de Poverty Flags, etc. Ces communautés rejoignent alors certains aspects des enclaves de mode de vie, en se retrouvant entre pairs. D’autres vont au contraire s’impliquer dans la vie de Slab City sans égard aux différentes affiliations de chacun, répondant ainsi à l’idée de véritable communauté.

Conclusion

Si Slab City peut apparaître pour beaucoup comme le bidonville du RVing, il est également un petit paradis pour les adeptes de la débrouillardise. Derrière l’image de violence qui est véhiculée par un grand nombre de voyageurs, se cache en fait une tout autre réalité, celle d’une communauté qui s’organise et apprivoise cet espace désertique. Les apparences sont donc parfois trompeuses et il est regrettable que Slab City bénéficie d’une telle image négative. Cependant, cette image rassure quelque peu les résidants en les protégeant d’une invasion trop grande de personnes souhaitant tenter l’aventure du désert, notamment pendant l’hiver, ce qu’ils apprécient.

Les Slabbers tout comme les RVers sont tout à fait conscients des aspects négatifs de Slab City, mais les rencontres qu’ils y font et les amitiés qu’ils y tissent sont plus importantes que l’environnement ambiant. Plusieurs avouent qu’un des principaux attraits de ce désert est l’univers extrêmement varié de toutes les personnes qu’ils rencontrent chaque jour. C’est vrai qu’il est rare d’être témoin d’une rencontre autour d’un feu de camp réunissant un ancien condamné, un drogué, un ranger, l’ancien bras droit du juge de Los Angeles, un hippy vivant dans sa voiture et un beatnik à la recherche de ses racines autochtones. Pourtant, cela s’est produit lors de mon terrain. Est-il possible d’envisager une telle rencontre en dehors de Slab City ? Le doute est permis. On peut alors comprendre pourquoi ces instants de partage, ces rencontres inopinées, ce mélange de couleurs viennent éclipser, au moins un temps, les côtés négatifs de Slab City.

Jean Baudrillard considère que « l’Amérique » a entrepris de « faire de l’utopie une réalité » (dans Urry, 2005 : 73). Les enclaves de mode de vie telles que les communautés fermées pour des personnes de plus de 55 ans ou les lieux de distraction comme Disneyland sont présentés, et perçus par beaucoup, comme de dignes représentants de l’utopie américaine. Or, Slab City ne serait-il pas en réalité, et à l’encontre de l’image qui lui est accolée, le vrai visage de cette utopie démocratique ? Les résidants de Slab City affirment qu’ici la liberté est reine et que tous peuvent mener leur vie à leur manière. Les conditions d’accès et de vie à Slab City ne feraient-elles pas de ce lieu le dernier refuge de cette utopie ?

Ce qui est sûr, c’est que Slab City apparaît comme un lieu où tout est possible, le pire comme le meilleur. Et c’est là tout le paradoxe et tout l’intérêt de l’endroit. Aux yeux des personnes de l’extérieur, c’est un taudis où règnent la criminalité et l’insalubrité. Pour ceux qui y résident, c’est une oasis de liberté, un lieu de rencontres improbables, un lieu de totale indépendance, un des derniers territoires américains encore à conquérir, un des seuls lieux gratuits et accessibles à tous, en somme leur petit paradis. Amateurs ou détracteurs, une chose est certaine, Slab City ne laisse personne indifférent.