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L’ouvrage emprunte certaines formes narratives au roman, mais n’a pas la prétention d’en être un. Bien que l’auteur fasse ici encore la preuve de ses qualités stylistiques lorsqu’il décrit la nature boréale ou qu’il manifeste une créativité infatigable au niveau sémantique, ses objectifs ne sont pas d’abord littéraires.
Comme aurait pu le faire un romancier, Louis-Edmond Hamelin s’est inspiré au départ d’un fait divers abominable survenu vers le milieu du siècle dernier : l’assassinat d’une fillette autochtone par son père adoptif. L’imagination du narrateur a créé les autres personnages et élargi les circonstances du drame, à partir des rencontres qui l’ont marqué lui-même au cours de ses voyages d’études dans le Nord-du-Québec et en se servant de données géographiques qui lui sont si familières. Ainsi, Rosaire, le meurtrier, est un Blanc marié à Marie-Marguerite, une Métisse élevée au sein de la même nation que Nipish, l’orpheline recueillie sur son initiative.
À la différence d’un roman, ce récit présente les matériaux qui le structurent de façon souvent schématique et didactique, mais écrivains ou scénaristes trouveraient dans les situations évoquées, les paysages, coutumes et objets décrits avec les mots de la nordicité, une mine d’inspiration. Cependant, le géographe humaniste a écrit sa narration en autochtonie dans le but principal d’illustrer des thèmes qui l’habitent et le préoccupent. En amont et en arrière-plan de son projet, la notion d’holisme l’éclaire, notion exposée de façon théorique en particulier dans L’âme de la terre, parcours d’un géographe, paru chez MultiMondes en 2006. Nipish concrétise avec force ces préoccupations qui, visiblement, ne sont pas le fait d’un intellectuel détaché du monde sensible ! On reste marqué par ses personnages, leurs passions, leur mode de vie et leur environnement.
La structure didactique de Nipish et le caractère simplifié des ses personnages permettent de mettre facilement en évidence et d’analyser sous ses différents aspects le thème de la violence, omniprésent dans cette narration. Louis-Edmond Hamelin y voit lui-même au moins trois catégories de violence : individuelle (petites méchancetés permanentes à l’égard de tous), familiale (meurtre d’un enfant), nationale à l’égard d’autres cultures.
Sans aucun doute, la folie individuelle de Rosaire, le meurtrier, n’explique pas entièrement son crime. Consciemment et inconsciemment, il se perçoit comme le rempart d’un certain ordre ancien, qui est l’ordre à la fois patriarcal (sous son aspect oppressif) et colonial. La présence et l’alliance dans son foyer de Marie-Marguerite, sa femme métisse, et de Nipish, l’enfant autochtone recueillie, constituent donc pour lui un démenti et une menace insupportables.
La violence tragique d’ordre privé qui sera exercée traduit, de façon paroxystique, un climat social malsain pour les relations entre Blancs et Autochtones en ce milieu du XXe siècle. Nipish raconte aussi des épisodes de violence collective mieux acceptée par la société du temps : violence institutionnelle d’une partie de l’Église à l’égard d’une métisse qui ose aspirer à devenir religieuse enseignante ; occupation brutale et involontairement destructrice par l’armée d’un territoire habité par une nation autochtone, etc.
Comment les Autochtones vivent-ils eux-mêmes leurs rapports à la violence ? Et d’abord entre eux ? Comme je m’étonnais un peu devant l’auteur de Nipish qu’il présente les Autochtones et Métis de son récit sous un jour obstinément pacifique, sa réponse me fit comprendre que loin de pécher par naïveté (un rousseauisme attardé, une vision idyllique du bon sauvage), il avait choisi délibérément que la fureur présente ne soit que celle des non-Autochtones pour mieux cerner son sujet : le rêve d’un rapprochement profond entre Métis autochtones et Métis non-autochtones qui ne peut être réalisé dans les circonstances du récit.
On est d’ailleurs frappé en lisant LouisEdmond Hamelin, par ces tentatives pour établir des ponts entre non-autochtones et autochtones, efforts qui rencontrent souvent des ratés, voire bien pire, mais qui laissent subsister un certain espoir.
Déçus et déchus, la plupart des Autochtones présentés dans Nipish semblent peu enclins à s’adapter en s’assimilant. Le métissage que personnifie surtout la figure de Marie-Marguerite semble être l’unique planche de salut dans ce quasi-naufrage. Mais l’héroïne aura dû beaucoup ramer, si l’on ose dire, avant d’aborder des rivages prometteurs.