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Géographie culturelle et littérature : deux solitudes ?

Le dialogue entre littéraires et géographes ne date pas d’hier. Certains, tel Julien Gracq, se sont même signalés dans ces deux disciplines, en apparence fort éloignées. Or, et ce n’est pas étonnant, seul le genre romanesque semble avoir mobilisé les penseurs de la géographie culturelle. D’une part, par son recours fréquent voire obligé à la description des lieux et des paysages, le roman offre une prise plus tangible, plus sensible, sur l’espace matériel au sein duquel ses êtres de papier évoluent. D’autre part, parce que le roman, du moins dans ses formes les plus courantes, raconte la manière dont des personnages issus de diverses classes sociales habitent ces mêmes lieux et paysages. Le texte romanesque prend du coup valeur de témoignage, de trace d’un habiter spécifique. Mais comment la littérature parvient-elle à exprimer l’expérience d’un lieu, à la créer ou à la reproduire, à représenter le lieu ou encore à le faire surgir des profondeurs de l’imaginaire ? Et qu’en est-il d’autres genres privilégiant davantage l’évocation, tels que la poésie et la nouvelle ? Posons d’emblée qu’en raison de son statut d’indicateur identitaire, on ne peut faire autrement que mesurer

la spatialité que prend, revêt toute culture et, parallèlement, la façon, à un niveau individuel et symbolique, c’est-à-dire passée dans le langage, imaginée, la façon […] dont l’homme exprime l’occupation de l’espace par son corps et les relations que le corps entretient avec l’espace, même à travers un texte littéraire.

Pageaux, 2000 : 132

Ce « même à travers un texte littéraire » a des implications majeures qu’il vaut la peine de scruter.

Nul ne peut nier qu’en dehors du réel et de la matérialité, le lieu fait l’objet d’une appropriation qui se rapporte à l’art et à l’imaginaire. Les lieux mis en scène par la littérature, qu’ils soient urbains ou ruraux, architecturaux ou naturels, cadastrés ou dignes de toutes les théories du chaos, répondent dans leur lisibilité à des critères davantage poétiques que géographiques. Ils dépendent de structures syntaxiques et grammaticales, figurales et sémantiques, voire intertextuelles, toutes aptes à en véhiculer l’essence et la signification.

Il peut néanmoins arriver qu’un lieu présent dans un texte littéraire soit référentiel [1] et qu’il renvoie à un lieu réel. Le cas échéant, rien n’interdit que le lieu référentiel en question soit l’objet d’une « hyperlocalisation » (Bozzetto-Ditto, 2003 : 324), c’est-à-dire qu’on le désigne comme étant le site de faits historiques avec tant d’insistance que toute vraisemblance quant à ses caractéristiques réelles ou textuelles s’en trouve finalement compromise. De même, le lieu référentiel peut se voir « déréalisé » (Ibid.), ses attributs de base étant atténués ou magnifiés, jusqu’à le rendre plus ou moins mythique.

Le lieu (par exemple, une ville) risque également d’être transfiguré par la fiction. Dans Postmodernists Fictions, McHale identifie quatre types de relations pouvant advenir entre un lieu référentiel et le texte littéraire qui le prend pour décor, soit

la juxtaposition (d’espaces familiers non contigus), l’interpolation (d’un espace autre dans un espace familier, ou entre deux espaces familiers contigus), la surimpression (de deux espaces familiers, ayant pour effet de créer un espace tiers imaginaire), l’attribution erronée (d’une caractéristique à un espace familier qui en est dépourvu) […].

1987 : 45-47

Cette typologie n’est sûrement pas de nature à prêter à la littérature le moindre crédit référentiel, car apparemment et contrairement à ce que la géographie culturelle semble tenir pour acquis, soit le postulat voulant que la littérature consiste en une forme de rendu géographique, voire topographique, fiable, le but de l’écrivain n’est pas de faire un reportage, encore moins de cartographier le réel [2].

Du reste, tout indique que la littérature dispose d’un arsenal de procédés détournés, de fausses allusions, de non-dits, de mentions et autres mensonges, tous susceptibles de créer un espace diégétique néanmoins crédible, soit l’ensemble des lieux et des décors au sein desquels se déroulera l’intrigue. Rien n’est exclu, pas même l’absence de référent spatial, réel ou inventé, absence compensée par « une série de notations destinées à produire des impressions convergentes » (Ezquerro, 1988 : 190). Sans doute appartient-il à la géographie, et non à la littérature, de chercher à restituer le lieu dans sa globalité objective. À ce sujet, Brosseau note que :

Pendant que la critique [littéraire] s’intéresse à l’espace comme catégorie interne (ou principe organisateur) du roman, la géographie s’est davantage préoccupée de savoir ce qu’il peut nous apprendre sur le monde extérieur.

1996 : 79

Dans la mesure où les géographes reconnaissent aux textes littéraires les vertus documentaires dont parle Brosseau, nous ferions preuve de mauvaise foi si nous ne prêtions pas la moindre attention à ce que la littérature, dans sa diversité générique, peut dire des lieux réels, d’autant plus que « [c]e qui naît et résulte de la lecture d’un poème ou d’un recueil finit toujours par prendre l’apparence d’un “monde” » (Gullentops, 1998 : 93). À cet égard, il importe de signaler que la littérature a sa manière propre de reconduire le sens du lieu. Comme le remarque judicieusement Fernandez-Zoïla, « [l]es topographies, les espaces géographiques et humains sont “topologisés” par la sémiosis du texte » (1987 : 70). Encore faut-il identifier les conditions préalables à cette topologisation, soit les moyens précis dont dispose le texte littéraire pour inscrire le lieu dans sa trame.

Imitation et représentation

Jusqu’à maintenant, nous avons évité de trop parler de représentation. Deux raisons expliquent cette prudence : primo, nous pensons qu’il ne faut rien tenir pour acquis en ce domaine et secundo, nous croyons que la représentation du lieu demeure susceptible de constituer une forme spécifique de mimèsis. En effet, l’inévitable déconstruction / reconstruction des lieux, l’irrépressible « artialisation du paysage » dirait Roger (1998), pour peu qu’on adhère à cette prémisse, incite à revenir à la question de la représentation [3], que le lieu se situe au centre de la démarche créatrice ou qu’il se retire en périphérie [4] (un passage descriptif ou évocateur dans un roman ou une nouvelle).

De nombreuses discussions ont entouré la notion de représentation, de la mimèsis d’Aristote à l’effet de réel barthien, en passant par l’ut pictura poesis d’Horace (Ars Poetica, circa 13 av. J.-C.) et les mises en garde de Lessing dans son fameux Laocoon (1766). Pour Aristote, la mimèsis vise une imitation du réel. La création artistique ne saurait trop se démarquer du vécu, ni tenter de le supplanter [5]. Pourtant, si la mimèsis « suppose […] une part d’adéquation sensible et immédiate » (Gefen, 2002 : 38), elle n’en constitue pas moins « une construction intellectuelle qui s’en détache nécessairement » (Ibid.), d’où l’idée de représentation. L’art classique, pour sa part, se fonde sur des représentations initiales, jugées parfaites, qu’il s’agirait de copier avec le plus de fidélité possible, contrat que viendront renégocier en bonne partie les théories romantiques où ce qu’on doit désormais tendre à représenter, c’est la subjectivité du personnage ou… de l’écrivain. Lorsque la protagoniste d’une nouvelle comme « L’insulaire » publié dans La contrainte se contente d’évoquer un lieu constitué de pierres, de « [de] roc et [de] rochers abrupts, tout cela créant pour l’oeil un paysage brutal et paradoxalement froid » (Aude, 1976 : 47), elle témoigne surtout de l’émotion que cet environnement inhospitalier suscite chez elle.

Cette marque de modernité, combinée aux développements de la poétique et de l’esthétique qui lui succèdent, met l’accent sur la norme (littéraire ou autre), jusqu’à un ultime prolongement : la représentation ne chercherait plus à imiter l’objet dont elle traite, mais le moyen lui-même (en l’occurrence, le langage, qu’il soit visuel, littéraire ou autre). La représentation « reflète [dorénavant] la manière que le langage a de connaître le monde et non le monde lui-même » (Gefen, 2002 : 32).

Représentation et médium

En dépit du fait qu’ils procéderaient d’une même volonté de saisie du réel, d’un comparable élan vers la représentation, peut-on confondre tous les langages ? Peut-on comparer les outils du peintre et ceux du poète ? Ceux d’une cinéaste et ceux d’une géographe quand il s’agit de rendre compte du lieu ? Et puis, s’agit-il vraiment d’en rendre compte, pour les uns comme pour les autres ? Certes, le peintre dispose du langage visuel, d’un espace dont il déterminera la perspective, la plasticité et l’iconicité. Souvent cherchera-t-il à raconter une histoire, à la mettre en scène, à en figer l’instant le plus prégnant [6], comme le faisaient les paysagistes flamands pour qui inclure un personnage à l’avant-plan, afin de suggérer une intrigue minimale, a fait école. Mais, en y repensant bien, ce sera aussi le travail de l’écrivain, bien que cette fois les mots, la syntaxe, le rythme et les figures du discours remplaceront la couleur et les formes… Et le cinéaste ne voudra-t-il pas cadrer le lieu le plus vrai, lui aussi, selon l’échelle et l’angle appropriés, en plan fixe ou mobile, en y faisant bientôt surgir des personnages d’un hors-champ aussi mystérieux qu’insondable ? Que dire, enfin, du géographe qui, bien que d’abord préoccupé par les caractéristiques matérielles du lieu (végétation, géomorphologie, etc.) finira par reconnaître le caractère en partie construit de celui-ci ? Goldberg, qui considère le paysage comme un « lieu de fragilité mimétique » (1996 : 229), croit comme plusieurs que « l’imagination, et non l’observation, serait fondamentale » (Ibid. : 228) dans la représentation du lieu, de sorte que le geste interprétatif l’emporterait sur la véracité du tableau. Dans son recueil intitulé Reconnaissances, Bourneuf peint justement des textes-tableaux, dont « Trajectoire » constitue l’exemple le plus probant :

Un homme marchait dans le désert. Son rêve le suivait. À mesure qu’il avançait sous le soleil sans ombre, l’homme diminuait de taille. Il prit les dimensions du bloc de pierre que son pied évitait, de la touffe d’herbes épineuses qui poussait entre les cailloux, du grain de sable qui ruisselait dans le creux des dunes. En même temps grandissait le rêve. Il devint peu à peu comme le rocher qui sortait du sol, et la montagne à l’horizon.

Quand l’homme eut totalement disparu, son rêve était devenu comme le désert sans fin sous le soleil.

1981 : 12 [7]

La manière onirique de Bourneuf a tôt fait de transformer le lieu, très brièvement référentiel, en une allégorie de la destinée humaine, de sorte que la notion de perception de l’espace chère aux géographes perd ici de sa pertinence.

Pendant qu’Horace, par son ut pictura poesis, veut dresser un parallèle entre peinture et poésie, Lessing, de son côté, réfute cette équation qu’il juge simpliste, comme le note Franck :

La forme dans les arts plastiques est nécessairement spatiale car les objets sont perçus plus facilement lorsqu’ils sont représentés simultanément et en juxtaposition. La littérature, par contre, utilise le langage, succession de mots qui s’enchaînent dans le temps : il s’en suit que la forme littéraire, pour s’harmoniser avec la spécificité de son moyen d’expression, doit essentiellement trouver sa source dans une suite narrative linéaire.

1972 : 245

De fait, Lessing tente de démontrer en quoi chaque forme d’expression aurait sa manière propre de représenter l’espace (et le temps), s’attaquant du coup à

cette critique vicieuse [qui] a donné naissance, dans la poésie, au genre descriptif ; dans la peinture, à la manie de l’allégorie, parce qu’on a voulu faire de la poésie une peinture parlante sans savoir précisément ce qu’elle peut et doit peindre, et faire de la peinture un poème muet avant d’avoir examiné dans quelle mesure elle peut exprimer les idées générales sans s’éloigner de sa destination naturelle et sans devenir une écriture arbitraire.

1990 : 42

Tout en saluant la pertinence et l’audace de l’entreprise lessingnienne, on ne peut que s’interroger sur ce que la poésie « doit » peindre ou sur ce qu’on entend ici par « destination naturelle » de la peinture.

C’est d’ailleurs en s’inspirant des réflexions de Lessing que Franck démontre la prédominance de la forme spatiale dans le texte littéraire moderne. L’une de ses observations les plus déterminantes pour la critique littéraire demeure sans contredit le fait que, le langage se déroulant dans le temps, on n’arrive à une perception simultanée de l’espace (semblable à celle qui prévaut quand on regarde une oeuvre picturale) qu’au prix d’une dislocation temporelle. Ainsi, le mouvement imagiste de la poésie moderne prônerait la construction du texte littéraire selon une logique spatiale et non temporelle, ce qui n’est pas sans conséquence sur la représentation des lieux.

Pour Franck, non seulement le texte moderne ne se fonde plus strictement sur la linéarité, mais nombre d’auteurs auraient trouvé le moyen de fusionner deux temps, le passé et le présent, dans l’image spatiale. Est-ce à dire que la modernité littéraire faciliterait la représentation de l’espace ? On serait tenté de répondre oui ; toutefois, ce serait trop expéditif. Les constats de Franck suggèrent plutôt que la description et la linéarité ne constituent plus les seuls outils dont dispose la littérature. En matière de représentation, il semble donc que les procédés évoluent, et la description littéraire, pour ne citer qu’elle, ne s’envisage plus maintenant comme au temps des poètes de l’Antiquité. Nous songeons à diverses pratiques poétiques contemporaines comme celle de Ouellet. Dans son recueil Où serons-nous dans une heure, l’évocation éclair supplante la description-fleuve, à la manière d’un haïku :

La mémoire abondante

n’existe pas

j’ai le regard tourné

vers la montagne

le temps passe

avec le vent

Ouellet, 1990 : 36

Le locuteur d’un tel poème compte, en quelque sorte, sur l’encyclopédie, ou plutôt l’atlas, du locutaire qu’il juge capable de constituer sa prophe représentation du monde.

Par ailleurs, dans L’univers du roman, Bourneuf et Ouellet tiennent à préciser que

Narrer et décrire sont deux opérations semblables en ce sens qu’elles se traduisent toutes deux par une séquence de mots (« succession temporelle du discours ») mais leur objet est différent : la narration restitue « la succession également temporelle des événements », la description représente « des objets simultanés et juxtaposés dans l’espace.

1995 : 109 [8]

En principe, il appartiendrait à la description de représenter les lieux dans le texte littéraire, du moins dans le roman, ce que Jouve approuve : « [s]’interroger sur le traitement romanesque de l’espace, c’est examiner les techniques et les enjeux de la description » (2001 : 40). Du même souffle, Jouve se fonde sur les travaux de Hamon (1981) pour énumérer les quatre fonctions de la description :

mimésique (donner l’illusion de la réalité) ;
mathésique (diffuser un savoir sur le monde) ;
sémiosique (éclairer le sens de l’histoire : donner des informations, connoter une atmosphère, évaluer un personnage, dramatiser le récit, préparer la suite de l’histoire) ;
esthétique (répondre aux exigences d’un courant littéraire).

Jouve, 2001 : 43

Lorsqu’on tente de représenter un lieu, on peut facilement concevoir que la description exerce une fonction mimésique : on y fait appel aux caractéristiques sensibles du lieu  : odeurs, couleurs, formes, etc. De la même manière, il paraît plausible que cette description remplisse une fonction mathésique ; le lieu décrit ressemble à d’autres lieux semblables que nous avons fréquentés, mais que nous n’avions peut-être pas vus sous cet angle, d’où diffusion d’un savoir.

Décrire un lieu aura aussi pour effet d’activer la fonction sémiosique, à tout le moins en ce qui a trait à la connotation d’une atmosphère ou encore, pour évaluer un personnage (nombre de textes littéraires dressent des parallèles entre les individus et les lieux qu’ils habitent). En effet, décor romanesque [9] et psychologie des personnages sont généralement tissés d’un fil similaire :

L’espace romanesque […] suppose une topographie assurée, donnée, qui, dans les formalisations contemporaines, renvoie à une dramatisation du moi, et au jeu des points de vue, moyen d’associer la variable du narrateur et l’organisation du monde déjà présent. Espace et personnalité restent dans un rapport de réciprocité.

Bessière, 1982 : 227-228

Enfin, la fonction esthétique de la description pourra entrer en jeu ou non, selon que le texte s’appuie sur un mouvement littéraire donné. On peut cependant remarquer que, dans certains textes :

Plus la description avance et se charge, plus l’objet à représenter s’indétermine (à l’échelle locale comme à l’échelle globale), ce qui rend manifeste une orientation de la création opposée à celle d’un projet réaliste, où le rapport qui s’instaure entre le thème et la prédication est de nature centripète, visant à produire un effet de réel.

Monballin, 1987 : 123

Quelle serait alors la distance idéale au-delà ou en deçà de laquelle les lieux et les choses feraient, à coup sûr, l’objet d’une description fiable et capable de remplir sa fonction mimésique ? Car, ne l’oublions pas, l’espace et ses représentations sont, règle générale, tributaires de l’acte de perception qui a contribué à les créer ou recréer. Si on ajoute à cette distorsion spatiale obligée la distance qu’instaure le temps entre le lieu et son contemplateur, on peut considérer que la fonction mimésique s’atténue considérablement, puisque :

Le réalisme de la perception démontre que le regard est soumis à la dimension temporelle : loin de se développer continûment dans une durée qui accueillerait le regard, le laps de temps nécessaire pour que le langage le dise, la perception est intermittente, changeante et fragmentaire.

Piégay-Gros, 1994 : 21

Dans Nouveaux problèmes du roman, Ricardou souligne, lui aussi, le « pouvoir de fragmentation » (1978 : 30) de la description (plus particulièrement dans le Nouveau roman), tout en signalant le « pouvoir d’unification » (Ibid.) qu’elle a parfois. Il ajoute : « [s]on rôle unificateur, la description le joue au plan de la dimension référentielle de l’objet décrit […]. Son rôle fractionnaire, la description le joue au plan de la dimension littérale de l’objet décrit […] » (Ibid. : 31). Cette tension s’instaure quand, dans Moderato Cantabile, Marguerite Duras cherche à inscrire la protagoniste dans un espace-temps qui, somme toute, ne lui convient guère :

Le lendemain encore, Anne Desbaresdes entraîna son enfant jusqu’au port. Le beau temps continuait, à peine plus frais que la veille. Les éclaircies étaient moins rares, plus longues. Dans la ville, ce temps, si précocement beau, faisait parler. Certains exprimaient la crainte de le voir se terminer dès le lendemain. Certains autres se rassuraient, prétendant que le vent frais qui soufflait sur la ville tenait le ciel en haleine et qu’il l’empêcherait encore de s’ennuager trop avant.

Anne Desbaresdes traversa ce temps, ce vent, elle arriva au port après avoir dépassé le premier môle, le bassin des remorqueurs de sable, à partir duquel s’ouvrait la ville, vers son large quartier industriel.

Duras, 1958 : 38

Duras, au fond, use ici, et souvent, du discours paralogique : elle parle autour du lieu et non du lieu comme tel. Ce faisant, elle en dit long sur le malaise existentiel de sa protagoniste, prisonnière d’une cité qu’elle exècre.

Malgré les efforts déployés par les instigateurs du Nouveau roman, Glaudes tient à préciser qu’un certain « rejet de la mimèsis n’a […] pas débarrassé la littérature et les arts de l’ambition de représenter. C’est surtout une conception de la représentation, hantée par une transparence illusoire […] qui s’est étiolée » (2000 : XXIV). La mimèsis à laquelle Glaudes fait allusion cherchait, entre autres, à voiler, à dissimuler même, le caractère déterminant du sujet regardant dans l’énoncé descriptif, ce qui n’est certes pas le cas à une époque où la réflexivité et l’autoreprésentation dominent la pratique littéraire.

Qui songerait de nos jours à nier que, dans tout texte littéraire, une instance dirige le point de vue, oriente de manière plus ou moins manifeste la focalisation ? Personne, car « [q]u’elle soit explicite ou implicite […], la focalisation est bien l’un des principes organisateurs des relations entre récit et description, sous l’égide des relations entre personnages et espace » (Le Calvez, 1996 : 413). De là à considérer que la description littéraire est en réalité un acte interprétatif, il n’y a qu’un pas que White n’hésite pas à franchir, d’autant plus que :

L’interprétation […] est ce qui remplace la description d’un objet ou d’une situation difficiles ; elle sert à résoudre nos hésitations entre plusieurs méthodes d’analyse possibles. De ce point de vue, l’interprétation est une pensée préliminaire de l’objet, pensée décidant non seulement comment décrire et expliquer son objet, mais aussi dans quelle mesure ce dernier peut être correctement décrit ou expliqué.

1980 : 5

À la lumière de ces propos, on peut supposer que la description s’inspirerait de stratégies diverses selon que le lieu décrit a été perçu, rêvé ou remémoré. En outre, dans le cas de la représentation, encore faut-il qu’il y ait une « motivation réaliste » (Glaudes, 2000 : XVI), ce qui, il faut le dire, ne s’avère pas toujours détectable chez les écrivains. Décrire ou évoquer, là est donc, peut-être et finalement, la question.

Dans la littérature, l’évocation vient souvent à la rescousse de la description, ne serait-ce que pour calquer cette activité mentale consistant à se rappeler les contours de l’espace. Elle s’apparente à la description poétique de Bachelard qui, au moment de définir un lieu, « n’est pas celle qui le fait visiter, mais celle qui le fait rêver » (Coyault, 2000 : 46). Devant les difficultés que peut présenter la description d’un lieu, l’évocation s’illustre alors comme une alternative viable. Nous l’avons vu plus tôt avec Roland Bourneuf. Toutefois, on doit reconnaître que l’effet de réel y perd des plumes, au profit d’une autre forme, plus incertaine, de représentation.

Le problème se fait encore plus aigu dans la représentation d’espaces étendus et dépourvus de repères tel le désert. Évidemment, en tant qu’écrivain, sans doute aime-t-on croire que l’on connaît la valeur de même que l’inutilité des mots, quand il s’agit de donner à voir. Chaque fois qu’on tente de peindre un lieu, d’en offrir une vision explicite, d’en recréer l’expérience à la fois essentielle et signifiante et de l’intégrer avec finesse à la construction de la diégèse, on se heurte à son incapacité à fonder une matérialité, à se souvenir exactement d’un lieu, qu’on l’ait jadis fréquenté au quotidien ou aperçu fugitivement. Aussi peut-on s’étonner devant l’atmosphère rendue par certains textes, devant tout ce qu’on y voit, entend, ressent. On est presque tenté de crier à l’imposture, car les mots, seuls pinceaux dont dispose l’écrivain, ne devraient pas suffire, ne devraient pas permettre ainsi de « penser la vérité de l’univers » (Merleau-Ponty, 1945 : 249).

Mimèsis ou création ?

Il y a fort à parier que l’écrivain n’a pas la prétention de ressusciter les lieux, d’en faire surgir les strates, la luminosité changeante ou l’immobilité dans la mouvance du jour déclinant, mais de narrer, avec le plus d’authenticité possible, son propre parcours. C’est pourquoi nous souscrivons volontiers aux propos de Jaccottet :

Mais je ne veux pas dresser le cadastre de ces contrées, ni rédiger leurs annales : le plus souvent, ces entreprises les dénaturent, nous les rendent étrangères ; sous prétexte d’en fixer les contours, d’en embrasser la totalité, d’en saisir l’essence, on les prive du mouvement et de la vie.

1970 : 10

S’il est juste de prétendre qu’« [o]n ne peut exprimer, même dans le langage le plus poétique, l’intimité du réel » (Tison-Braun, 1980 : 26), s’il s’avère que l’espace, tel que défini par Kant en tant qu’intuition a priori relevant de la sensibilité pure, ne peut être expérimenté dès lors qu’il est transformé par le langage, on peut tout de même parler d’intimité avec le langage. C’est de ce rapport-là qu’il faut user dans le rendu littéraire du lieu. Le tableau, lui, peut à tout le moins partager avec son modèle les formes, les couleurs et une illusion de profondeur. En littérature, l’illusion se situe à un autre niveau :

Ce que la description [littéraire] nous montre, c’est le déroulement ou le surgissement du film intérieur qui tantôt accroche des éléments du réel, tantôt suscite un spectacle fictif qui concrétise en images un monde d’appels, d’émotions, d’affinité.

Tison-Braun, 1980 : 109

Le concept de « spectacle fictif » a de quoi séduire. En effet, la distance, dans l’espace et dans le temps, par rapport à un lieu permettrait de mieux le raconter, à défaut de le représenter. Un regard neuf, même s’il n’est jamais tout à fait vierge, autorise le lieu à naître, à grandir et à se déployer. Son artialisation devient possible du simple fait qu’il ne souffre ni de son caractère utilitaire ni de l’habitude qui rend paresseux l’esthète en nous. De cette découverte peuvent sourdre une intrigue, un personnage, une traversée du miroir. C’est là une forme légitime d’appropriation. Écrire son expérience du lieu constitue une manière de donner un sens à ce qui, à première vue, n’en a pas. Le lieu a la signification qu’on lui prête, et son récit permet de fouiller l’humus, de débusquer des morceaux de vérité sous chaque racine, derrière chaque ombre, par-delà chaque rai de lumière :

À l’expérience immédiate du lieu peut aussi se greffer le désir de raconter son rêve : soit la façon dont on aurait aimé le visiter, éveillé, soit la manière dont on le fréquente la nuit, quand le sommeil paradoxal ouvre les vannes du cerveau et que déferlent, dans une suite dépourvue de logique apparente, espaces démesurés et personnages à la fois connus et inconnus, puisque :

Tout se passe […] comme s’il existait parfois dans le rêve une manière d’espace libre – que nous dirons aussi transitionnel –, où des combinaisons, très compliquées selon le temps et l’espace, d’images oniriques porteuses des désirs partiels du rêveur, peuvent donner représentation.

Guillaumin, 1998 : 134

Lorsqu’on écrit le lieu, on n’aspire donc pas à le représenter, mais à le revisiter, c’est-à-dire à l’inventer encore et encore, dans la mesure où les mots y consentent, quitte à osciller « entre ce que le texte offre de possibilités et ce qu’il impose de restrictions ; un mouvement, une hésitation entre le fait que le langage élabore l’illusion et le fait qu’il l’efface presque en même temps » (Carion, 2002 : 16), un art dans lequel Corriveau est passé maître, comme en témoigne cet extrait de sa nouvelle Le ventre vide : « Dans le bruit excessif de la ville, elle s’enfonce. Opacité et lumière. Le soleil plombe et les murs, autour, suintent, pourrissent. La ville vacille sous l’humidité confuse de midi » (Corriveau, 1994 : 7).

Qu’elle procède de la description ou de l’évocation, la représentation ne permet de dire que ce nous pouvons capter du monde, cette captation se heurtant tôt ou tard à la barrière des mots. D’ailleurs, aux dires de Varela et al., dans L’inscription corporelle de l’esprit… :

Si notre monde vécu ne possède pas de frontières prédéfinies, il semble irréaliste d’espérer incorporer la connaissance du sens commun sous la forme d’une représentation – celle-ci étant comprise dans son sens fort, comme la re-présentation d’un monde prédonné. En effet, si nous souhaitons reconstituer le sens commun, nous devons inverser l’attitude représentationniste et traiter le savoir-faire dépendant du contexte non comme un artefact résiduel qui pourra être progressivement éliminé par la découverte de règles de plus en plus élaborées mais, en fait, comme l’essence même de la cognition créatrice.

1993 : 109

Cette notion de cognition créatrice ne va pas sans rappeler le concept de chronotope élaboré par Bakhtine (1978) dans Esthétique et théorie du roman. Selon le théoricien russe, l’écrivain ne cherche pas surtout à recréer un espace, mais bien un espace-temps, soit une chôra plutôt qu’une série de topos. La pause descriptive romanesque, qui a longtemps mobilisé les géographes culturels friands de véracité topographique, ne doit jamais faire oublier que le récit littéraire s’avère aussi un art du temps qui passe. À cet égard, on doit peut-être se tourner du côté de la « trajectivité » [10] berquienne, laquelle, dans le cas de l’espace et du lieu, correspond à ce qu’est l’historicité par rapport à l’Histoire.

Enfin, il conviendrait de renégocier les modalités d’échange entre géographie et littérature. Pour les uns, il faudrait remettre en question la capacité de la littérature à reproduire le réel, le topos, en tenant davantage compte de ses caractéristiques génériques. Pour les autres, il serait souhaitable d’assumer pleinement cette part de territorialité, de chôra, qui émaille chaque texte littéraire, si hermétique soit-il.