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Comme dans le film de Resnais, La guerre est finie, le petit anarchiste qui avait fui la police franquiste en 1962 est de retour à Barcelone, au faîte d’une fulgurante carrière. De Paris à Berkeley, ses deux ancrages principaux, Manuel Castells a bâti une oeuvre considérable qui lui vaut une immense renommée ; une oeuvre étonnante aussi par ses ruptures successives où ses détracteurs voient le signe du caméléon.
Le livre de Géraldine Pflieger convie à une visite réfléchie des cinq ouvrages majeurs de Castells qui permet de caractériser les différentes phases de la trajectoire. Comme il y a eu deux Marx, il y a plusieurs Castells. Le jeune Castells, c’est le structuraliste du système urbain, le marxiste affranchi de la tutelle de son maître Touraine, et qui entend contrer l’écologie urbaine et l’approche de Lefebvre.La question urbaine a un formidable retentissement. Souvent érigée en bible, elle nourrit en certains milieux (notamment en Amérique latine) un dogmatisme appauvrissant que Castells dénoncera dans la seconde édition. La démarche se prolonge, se stylise même, avec la critique du capitalisme monopoliste d’État, Monopolville.
Castells quitte alors la France où il juge que la recherche est stérilisée par les excès des théoriciens et le vide de l’orientation post-moderniste ; il a rompu avec le marxisme qui ne lui permet pas de prendre en compte simultanément la structure urbaine et les mouvements sociaux. Ses recherches à Berkeley sur la production de la ville mettent l’accent sur les mouvements sociaux définis par leur intérêt pour la consommation collective, l’identité culturelle autonome et la recherche de la décentralisation des pouvoirs. C’est Castells II : The City and the Grassroots est publié en 1983.
Nouveau changement de pied : Castells III abandonne les mouvements sociaux pour l’analyse des rapports entre innovations, nouvelles technologies et territoires. C’est The Informational City (1989). Ses idées sont popularisées par des formules-chocs. L’espace des flux est détaché des lieux de la vie quotidienne, cette déconnexion rendant compte de la ville duale. Mais ce n’est pour Castells qu’un banc d’essai – au moins le voit-il ainsi a posteriori ; il met à profit un vaste réseau de chercheurs, élargit sa perspective et donne L’Ère de l’information qui intègre les dimensions sociétales et culturelles. La société en réseaux, Le pouvoir de l’identité, Fin de millénaire : cette trilogie est pour Castells son magnum opus qu’il a écrit – atteint du cancer – comme un testament intellectuel. Ces conditions d’écriture n’ont sans doute pas été sans colorer le travail d’un étrange messianisme technique. Le principal reproche adressé à ce livre éclectique, sans cadre théorique vraiment charpenté, c’est précisément son déterminisme technologique.
G. Pflieger mène cette biographie de l’oeuvre avec une méthode inspirée de la sociologie des sciences, une sorte d’historicisme réflexif, visant à éclairer le contexte de sa production et à la situer dans les courants de recherche. Un chapitre pour chacun des livres retenus bâti en trois pans : situation et synthèse du livre, entretien avec l’auteur, critiques et perspectives. G. Pflieger connaît bien le champ d’étude et les travaux de Castells ; elle conduit les entrevues de façon éclairée, avec empathie, mais sans complaisance. Il faut lui savoir gré de cette présentation intelligente d’une oeuvre essentielle. Quelles que soient les réserves que peuvent susciter les changements de trajectoire, les excès de brio, les poses de Castells, qui, dans le champ des études urbaines (sensu lato) n’a pas été au cours du dernier tiers de siècle alimenté, interpellé, stimulé (ne serait-ce que par opposition) par son formidable travail empirique et ses foisonnantes propositions théoriques ?