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Il est rare, dans un contexte scientifique, d’être invité à décrire son champ de recherche et ses projets sans être affublé de contraintes mesquines telle une revue de la littérature, des hypothèses bien construites, des objets de recherche rendus opérationnels et une méthodologie bien étayée. En tant que géographe économiste qui passe une grande partie de son temps à contempler les horizons (presque) infinis qu’offrent les bases de données spatialisées et les raisonnements économiques, cette occasion est particulièrement opportune. Enfin une raison de lever mon nez et de contempler des horizons qui ne sont pas chiffrés !
Il est malheureux que l’économie géographique, et en particulier l’approche statistique à cette sous-discipline, se prête si facilement à la caricature, caricature d’autant plus commune que le vent de postmodernisme, d’études culturelles et de recherche engagée qui a traversé la géographie a laissé derrière elle soupçons et bruits de couloir concernant tout ce qui ressemble de près ou de loin au positivisme. La rigueur, la logique et même l’hypothèse que certains éléments du monde qui nous entoure sont effectivement mesurables et (en partie au moins) modélisables sont toutes maintenant suspectes. À force de tout réduire aux symboles et aux significations, on oublie que le monde matériel existe, qu’il détermine beaucoup de choses et qu’il est un support essentiel pour ces symboles et ces significations.
Il s’agit donc ici de rapidement présenter le type de recherche que j’effectue et les avenues que je pense explorer dans l’avenir, mais aussi de montrer qu’à travers l’approche que je privilégie (approche suspecte comme vous allez le voir) des questions intéressantes et importantes peuvent être abordées.
Intérêts de recherche
À la base, je m’intéresse au monde qui m’entoure (comme la plupart des géographes), et en particulier aux jeux de pouvoir et aux forces politiques et économiques qui façonnent ce monde. Je suis, cependant, moins concerné par les détails du calcul du prix d’une option boursière d’une compagnie minière (par exemple) que par l’impact que le prix de cette option pourrait avoir sur la communauté qui dépend de la mine que cette compagnie opère. De même, le montage financier qui mènerait à la construction d’un pont m’est moins intéressant que l’impact que le pont aurait sur l’accessibilité des personnes à leur travail. Mes questionnements partent donc de l’observation de phénomènes spatiaux, et non de l’économie cachée (mais bien sûr très importante) de la finance, de la formation de prix ou de la gestion des entreprises. Pour moi, les éléments de ce type seraient plutôt des facteurs explicatifs possibles de phénomènes spatiaux que j’étudie.
Ce type d’intérêt m’amène à travailler à deux échelles géographiques qui sont parfois perçues comme distinctes. D’une part, l’échelle intra-métropolitaine, échelle à laquelle les forces et les effets économiques interagissent avec les plans d’occupation du sol, les communautés socio-économiques et ethniques diverses, et – surtout – échelle à laquelle on peut supposer que tout est capable d’interagir au quotidien. D’autre part, il y a l’échelle régionale et nationale. À cette échelle ce sont les grandes tendances de localisation, les effets des marchés mondiaux et le sort de communautés particulières (surtout, récemment, celles des régions éloignées) qui peuvent être influencés par, et qui peuvent aussi façonner, les tendances économiques. À cette échelle on ne peut supposer que les interactions quotidiennes sont possibles, et la distance entre lieux et agents économiques (que l’on peut définir de façons diverses) joue un rôle fondamental.
De plus en plus, il m’est évident que, d’un point de vue économique au moins, cette séparation des échelles est artificielle, sinon carrément problématique. L’étalement urbain, les migrations pendulaires de plus en plus longues et le télé-travail font en sorte que l’analyse de l’économie intra-métropolitaine dépasse nécessairement les limites des métropoles pour rejoindre l’économie dite régionale. De même, pour comprendre les différences entre régions, un facteur de toute première importance est leur degré d’intégration aux économies métropolitaines. Bien que mes analyses – pour des raisons d’accessibilité des données et de clarté conceptuelle – s’échelonnent encore sur ces deux échelles différentes, mon interprétation et ma compréhension des phénomènes économiques spatiaux se fait sur un spectre continu d’échelles. Les mêmes phénomènes agissent à toutes ces échelles, mais peuvent y avoir des effets différents. Par exemple, l’Internet a des effets de recomposition territoriale qui sont opposés selon l’échelle d’analyse. Ses effets sont des effets d’agglomération à l’échelle du Canada ou du Québec, mais des effets de déconcentration à l’échelle de la région de Montréal.
Méthodologie
Venons-en aux méthodes. Une grande proportion des écrits et des recherches en économie géographique sont de type qualitatif, se penchant sur des études de cas afin de mieux comprendre les processus d’interaction économique entre acteurs, ou les conséquences précises de telle ou telle tendance. Ce type de recherche est de grande valeur et a beaucoup fait avancer notre compréhension des économies d’agglomération (c’est-à-dire des forces économiques qui font que les activités tendent à se concentrer spatialement). La notion d’économie d’agglomération, qui fait partie de l’arsenal théorique des géographes économiques depuis que Marshall en a formalisé l’idée en 1890, n’est plus une boîte noire. Grâce aux travaux des groupes de recherche comme le GREMI [1], des études sur les systèmes d’innovation et autres, les processus d’agglomération ont été mieux compris et nuancés : on en connaît maintenant les multiples facettes, dévoilées par l’approche plus qualitative de l’économie géographique.
L’approche quantitative à la géographie économique a, quant à elle, été un peu délaissée depuis les années 1980 [2]. En effet, la rhétorique positiviste qui semblait vouloir tout expliquer par les modèles statistiques et économiques a refroidi les ardeurs des chercheurs empiriques, et – surtout – des étudiants cherchant à comprendre l’économie dans une perspective spatiale. Or, en abandonnant cette approche, on a abandonné une partie essentielle de l’économie géographique : il est de plus en plus évident que même si la géographie économique se développe et s’articule entre acteurs à une échelle locale, l’agrégation de ces microprocessus aboutit à des macrotendances spatiales qui se doivent d’être analysées et comprises. La seule approche capable de cerner des processus à cette échelle reste la statistique, épaulée maintenant par des techniques et des logiciels d’analyse spatiale très performants. En abandonnant les statistiques, on fait abstraction de ces macrotendances qui sont tout aussi réelles que les interactions entre acteurs et les cas particuliers.
Mais pourquoi un étudiant ou un chercheur, concerné par ce qui se passe – au niveau économique – dans sa communauté ou sur son territoire, devrait-il être intéressé par ces grandes tendances et ces analyses à macroéchelle ? En ce qui me concerne, la réponse est simple : c’est parce que ces macrotendances ont un effet direct sur les communautés, sur les territoires et sur la vie de tous les jours. C’est précisément parce qu’on ne les observe pas directement, et qu’il y aura toujours des contre-exemples particuliers qui viendront contredire la réalité des tendances générales [3], qu’il est très important de bien cerner (d’observer mais aussi de théoriser) les tendances plus générales en économie spatiale. Les outils privilégiés pour ce type d’analyse sont les statistiques, les données et les SIG. Ces outils – qui peuvent paraître rébarbatifs, qui découragent parfois les étudiants, et qui ne sont certainement pas les vecteurs de découverte privilégiés par les géographes à tendance qualitative, culturelle ou postmoderne – restent cependant les seuls à pouvoir décrire et à saisir (en partie) les effets des forces et processus agissant à macroéchelle sur les régions et les localités.
Le quantitatif, le politique et l’objectivité
Une autre réserve que certains pourront émettre face à mon enthousiasme pour l’analyse de l’économie urbaine et régionale par le biais des statistiques est que cette approche est très peu critique et aurait tendance à masquer beaucoup de subtilités et de jeux de pouvoir. Or la subtilité et le positionnement politiques sont, à mon avis, indépendants de la méthode d’analyse, mais reposent bien plus sur la question de recherche, sur l’ouverture du chercheur et sur l’interprétation des résultats. Les statistiques ont pour mérite de forcer le chercheur à rendre très explicite son cheminement méthodologique, ses hypothèses et ses sources de données. Mais si la question que l’on pose a un intérêt politique, et si nos conclusions vont à l’encontre des idées reçues, alors les analyses statistiques revêtent une importance qui va au-delà de la simple identification de tendances et de corrélations. Dans un langage rigoureux on peut remettre en question des idées préconçues tout en obligeant les critiques sérieuses de nos travaux à se servir d’un langage tout aussi rigoureux : sans, bien entendu, être gage d’objectivité, le langage des statistiques permet des discussions raisonnées sur des problèmes politiques de toute première importance.
À cet égard, mes travaux récents avec Mario Polèse sur le développement régional sont un exemple intéressant (Polèse et Shearmur, 2002 ; Polèse et Shearmur 2005 ; Shearmur et Polèse 2005). Nous n’avons rien appris de nouveau après plusieurs années de travail, mais nos résultats ont servi à formaliser, à comprendre, et – surtout – à distinguer les phénomènes généraux des phénomènes spécifiques à chaque région et à chaque communauté. Nos analyses ont confirmé que la situation des régions éloignées tend à empirer (migration nette négative et perte de base économique), et nous avons démontré cela par le biais d’analyses statistiques exhaustives, de théorisation (nous avons tenté d’en expliquer les mécanismes), mais aussi de multiples déplacements sur le terrain et de rencontres avec les intervenants locaux. Cette dernière facette, plutôt méconnue, de notre démarche est particulièrement importante, car elle nous a permis d’aller au-delà de nos chiffres et d’en raffiner l’interprétation à la lumière du terrain. Une de nos conclusions qui découle de ces approches multiples est que les tendances observées actuellement correspondent à un changement de niveau d’équilibre, mais qu’il n’y a aucune raison de croire qu’elles sont inéluctables à long terme : un jour le déclin s’arrêtera, et le rôle des intervenants pourrait être de gérer le déclin et de préparer la nouvelle économie régionale.
Or ces conclusions ne font pas plaisir à tout le monde. En région, on nous accuse souvent d’être les chantres du déclin (mais on nous remercie aussi – parfois – d’avoir fourni un cadre d’analyse et d’interprétation généralisé pour des phénomènes dont chaque communauté pensait être la seule à souffrir). Les personnes moins touchées par la réalité de la vie en région sont parfois surprises que mon collègue et moi n’extrapolons pas les tendances observées jusqu’à prévoir la fermeture des régions (mais les intervenants politiques à Québec, Montréal et Ottawa pourraient s’inspirer – on l’espère – de nos résultats afin d’essayer de mettre sur pied des approches politiques nouvelles qui accompagnent de manière constructive les changements que nous pensons inéluctables pour l’instant).
Cet exemple est donné afin de bien montrer que l’approche à la géographie économique que je préconise ne relève pas des statistiques stériles dénuées de sens, mais bien d’un engagement à documenter et à comprendre les forces qui agissent sur les communautés et sur le territoire afin de fournir des éléments de débat – quitte, parfois, à questionner certaines conceptions inexactes, partisanes ou trop politisées des tendances de développement territorial.
Il va sans dire que ce type d’approche sera critiqué dans la mesure où il suppose qu’il est possible pour un chercheur d’adopter une position relativement objective par rapport aux phénomènes qu’il étudie. Les partisans de la recherche engagée, de la géographie culturelle et du poly-vocalisme postmoderne diront qu’un tel positionnement est non seulement idéaliste, mais impossible à atteindre (Dear et Flusty, 2002). Je suis d’accord avec eux : mais ce n’est pas parce que l’objectivité est idéale et difficile à atteindre qu’il ne faut pas tenter de l’atteindre. C’est bien la tentative d’être objectif (et l’humilité de savoir qu’on ne le sera jamais totalement) qui justifie la vocation de chercheur. Si on abandonne l’espoir d’un certain détachement par rapport à l’objet d’analyse, alors on devient romancier, poète ou politicien, occupations tout à fait importantes, mais qui ne sont pas des occupations scientifiques.
Il m’est paru important de décrire en détail et de justifier mon approche à la géographie économique. En effet, quels que soient les projets précis sur lesquels je vais travailler pendant les prochaines années, ils seront guidés par le type de position que je viens d’énoncer. Un débat important a lieu actuellement au sein de la communauté des géographes anglo-saxons portant sur le postmodernisme et le mouvement dit culturel, et il n’est pas possible pour moi de parler de mes projets sans me positionner dans ce débat, conjoncturel peut-être, mais tout de même fondamental. Sans nier l’existence de points de vues multiples, sans remettre en cause le fait que les sensations, les perceptions et les symboles sont aussi des formes de réalité, je crois fermement qu’en tant que chercheurs nous sommes capables – pourvu que nous employons des méthodes rigoureuses et qui sont transparentes et ouvertes à la critique – de cerner (de manière sans doute partielle, mais suffisamment exacte pour pouvoir agir et interagir) la réalité changeante qui nous entoure.
Recherches actuelles et en préparation
Partant de cette position épistémologique, qui relève de l’évidence pour certains et de la plus haute arrogance pour d’autres, je me permets d’élaborer – dans le cadre de mon travail de chercheur – des projets qui visent à explorer certaines facettes du développement économique territorial.
Mes recherches empiriques se tournent de plus en plus vers l’analyse – d’un point de vue économique – de la mobilité. Au sein des métropoles, c’est la mobilité des travailleurs par rapport à leur lieu de travail qui m’interpelle. La géographie économique des villes est-elle la même pour différents types de personnes ? Les gens se déplacent-ils de la même façon pour aller travailler dans le pôle d’emploi central que pour aller travailler dans un pôle périurbain ? Les différences observées sont-elles attribuables à des différences d’ordre économique (revenu, occupation), personnel (intégration sociale, sexe, situation familiale) ou autre (déserte en transport en commun, environnement résidentiel, environnement du lieu de travail, etc.). Ces questionnements découlent de mes travaux antérieurs et courants (avec William Coffey – voir par exemple Coffey et Shearmur, 2002 ; Shearmur et Coffey, 2002) sur la structure de l’économie spatiale intra-métropolitaine. L’espoir est de créer, grâce à la géographie, un pont entre l’économie et la sociologie en analysant les liens entre lieux de résidence et lieux de travail. D’un point de vue sociologique (point de vue de la famille, de la personne, du lieu de résidence) l’analyse des migrations pendulaires est bien avancée ; du point de vue économique (point de vue du travail, de l’occupation, du lieu d’emploi), beaucoup reste à faire.
Au niveau régional, c’est la migration qui me préoccupe. Bien des études très intéressantes se penchent sur les déterminants individuels de la migration. Beaucoup moins se penchent sur les caractéristiques des régions qui perdent (ou qui gagnent) par le biais de flux migratoires. Certaines structures économiques sont-elles plus attrayantes que d’autres ? La présence de certains types d’aménités dans une localité parvient-elle à assurer une plus grande rétention (ou un plus important retour) des jeunes ? Peut-on identifier au Canada des flux de migration séquentiels spatialement, où des villes ont une migration nette nulle, mais où elles vident leur hinterland tout en perdant des gens au profit des plus grandes métropoles ? À toutes ces questions, je veux tenter d’identifier des réponses générales, tout en reconnaissant la complémentarité d’études – faites souvent par d’autres – qui s’intéressent aux cas particuliers.
Ces deux grands projets auront des volets très empiriques, mais auront aussi des volets plus théoriques, car la recherche ne peut pas faire abstraction des méthodes, ni se lasser de questions épistémologiques portant sur notre manière (toujours imparfaite) d’étudier la réalité et d’acquérir des connaissances.
Conclusion
Comment conclure un texte de prospective, dans lequel j’élabore brièvement ma position épistémologique pour ensuite dévoiler les projets que j’espère réaliser dans les années à venir ? Peut-être en soulignant encore une fois que la géographie économique foisonne de débats. Ces débats sont multiples : débats entre chercheurs, avec des décideurs, dans des salles communautaires face à des personnes qui vivent la réalité quotidienne des processus que je décortique au travers de mes approches statistiques… Débats qui peuvent porter sur les constats empiriques, sur leur interprétation, sur leurs conséquences politiques, sur la méthodologie ou sur la théorie de la connaissance.
Bref, c’est un domaine de recherche passionnant. Ma seule inquiétude est que cette passion ne semble pas toucher un grand nombre d’étudiants au Québec. Des réactions négatives face aux chiffres, face à l’économie géographique, face à la théorisation rigoureuse et face aux débats contradictoires sont inquiétantes. Loin d’y voir des moyens de faire avancer les connaissances, les interventions politiques et les débats de société, on y perçoit trop souvent des chiffres stériles, des discours sans but et des querelles de clocher. Il est de toute première importance d’essayer de montrer aux étudiants qui sont intéressés par la recherche dans ce domaine qu’au prix d’une maîtrise de certains outils relativement simples et d’une certaine rigueur, ils pourront eux-mêmes participer à ces débats passionnants. Mon projet le plus ambitieux reste de convaincre ces étudiants !
Appendices
Notes
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[1]
Groupe de Recherche sur les Milieux Innovants
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[2]
Au moins parmi les géographes. Les économistes s’y penchent aujourd’hui, mais de manière très formelle et mathématique. J’emploi le terme géographie économique pour distinguer les travaux des géographes – de nature généralement empirique et appliquée – de ceux des économistes (qui, eux, font de l’économie géographique).
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[3]
Pensez au mouvement brownien des molécules : même dans un gaz en mouvement de A vers B, il y aura des molécules qui bougent dans tous les sens, et en particulier de B vers A.
Bibliographie
- COFFEY, William J. et SHEARMUR, Richard (2002) The Identification of Employment Centres in Canadian Metropolitan Areas: the Example of Montreal, 1996. Le Géographe Canadien, vol. 45, no 3, pp. 371-386.
- DEAR, Michael et STEVEN, Flusty (2002) How to Map a Radical Break. Dans Michael Dear et Steven Flusty (dir.) The Spaces of Post-Modernity, Oxford, Blackwell, pp. 1-12.
- POLÈSE, Mario et SHEARMUR, Richard, (2002) La périphérie face à l’économie du savoir. Montréal et Moncton, INRS et ICRDR.
- POLÈSE, Mario et SHEARMUR, Richard (2005) Why Some Regions Will Decline: A Canadian Case Study with Thoughts on Local Economic Development. Papers in Regional Science, vol. 84, no 4, à paraître.
- SHEARMUR, Richard et COFFEY, William (2002) A Tale of Four Cities: Intra-metropolitan Employment Distribution in Toronto, Montreal, Ottawa and Vancouver. Environment and Planning A, vol. 34, no 4, pp. 575-598.
- SHEARMUR, Richard et POLÈSE, Mario (2005) Diversification and Employment Growth in Canada, 1971-2001: Can Diversification Policies Succeed? Le Géographe Canadien, vol. 49, no 3, pp. 272-290.