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Application géographique du principe de l’avantage comparatif, la spécialisation régionale des activités productives est généralement considérée souhaitable par la majorité des économistes régionaux et des géographes économistes. Elle n’a cependant jamais fait l’unanimité pour au moins trois raisons : 1) l’existence indéniable d’économies d’urbanisation résultant de la proximité d’entreprises oeuvrant dans différents secteurs, mais bénéficiant toutes des mêmes infrastructures de transport et services de soutien ; 2) un effet multiplicateur plus important résultant d’une plus grande propension à dépenser localement lorsqu’une région est plus diversifiée ; 3) les risques inhérents au déclin inévitable de toute industrie. Ma recherche examine deux autres facteurs militant en faveur d’une plus grande diversité : 1) le processus combinatoire en tant que fondement de l’acte créatif et l’influence qu’un environnement diversifié peut exercer sur cette faculté ; 2) le développement spontané de boucles industrielles localisées, c’est-à-dire l’utilisation profitable des déchets d’une entreprise par une autre oeuvrant dans un secteur différent. Ces questions sont selon moi importantes pour au moins deux problématiques qui ont été et devraient être au coeur des préoccupations des géographes : le développement économique local et le développement durable.

Diversité économique locale et innovation

Il est depuis longtemps reconnu que la combinaison de choses diverses est le principal fondement de l’acte créatif. La plupart des nouvelles technologies trouvent donc plus ou moins rapidement des applications variées. Par exemple, la plus ancienne chaîne de montage dont nous ayons conservé la trace était en opération dans une biscuiterie du Royaume-Uni en 1804. Ce concept sera par la suite adapté dans des fabriques de machines-outils, des moulins à farine, des abattoirs, des conserveries et dans la fabrication de petites pièces de fonte appareillant les freins des wagons de chemins de fer avant de devenir une composante essentielle de l’industrie automobile en 1913 dans les usines Ford (Desrochers, 2000).

Bien que Bairoch (1988 : 432) ait remarqué à juste titre que la forte densité des populations urbaines facilite les contacts, accélère naturellement le flux des informations et que « l’hétérogénéité des activités suscite tout naturellement des tentatives d’application (ou d’adoption) à un secteur (ou à un problème spécifique) de solutions adoptées dans un autre secteur », l’analyse géographique de l’innovation demeure pour l’essentiel cantonnée à des activités étroitement reliées. Les auteurs de quelques analyses quantitatives récentes basées sur une interprétation assez étroite de Jacobs (1969) ont cependant observé qu’un tissu économique local plus diversifié que la moyenne favorise davantage la croissance de l’emploi et des revenus, de même que l’obtention de brevets d’invention. Ces économistes attribuent ces résultats à la diffusion du savoir-faire technique entre différents secteurs industriels (Feldman, 2000), mais les indicateurs utilisés ne fournissent aucune preuve directe pour soutenir cette thèse (Desrochers, 2001 ; Hansen, 2002).

Il manquait donc une analyse des processus par lesquels le savoir-faire développé dans un domaine trouve des applications dans un autre contexte et l’influence qu’un milieu local diversifié peut avoir à cet égard. Ma thèse de doctorat (Desrochers, 2000) visait à combler partiellement cette lacune en puisant dans la recherche sur l’acte créatif et l’histoire des techniques, de même que par une enquête menée auprès d’une cinquantaine d’inventeurs autonomes québécois ayant oeuvré dans une grande variété de domaines et sur plusieurs types de problèmes.

Mes résultats peuvent être résumés de la façon suivante. Si les processus créatifs varient en intensité, ils s’avèrent remarquablement similaires d’un individu à l’autre malgré des différences notables en matière d’expertise et savoir-faire. Six récurrences sont particulièrement instructives : 1) les innovations techniques sont provoquées par la recherche de solutions à des problèmes particuliers ; 2) il y a toujours plusieurs façons d’aborder un problème ; 3) les individus créatifs envisagent diverses solutions à partir de leur savoir-faire et de leurs contacts préalables, de l’observation de leur environnement (milieu naturel, artefacts, actions d’autres individus) et des ressources disponibles (humaines, matérielles et financières) ; 4) l’innovation technique procède par essais et erreurs ; 5) les créations techniques résultent de la combinaison de choses déjà existantes ; 6) il n’y a jamais de solution définitive à un problème technique, seulement des améliorations moins problématiques que la situation initiale.

On peut identifier deux principes fondamentaux dans la création de nouvelles combinaisons de techniques. Le premier est le développement de nouveaux usages pour des acquis préalables. Le second est l’intégration d’une nouveauté observée en dehors du contexte familier d’un individu créatif. Dans les deux cas, le mécanisme cognitif le plus fréquemment utilisé est le transfert analogique qui consiste pour l’essentiel à utiliser la structure de la solution à un problème pour guider la solution d’un autre problème. Bon nombre d’innovations résultent donc de la ressemblance établie par l’imagination entre deux ou plusieurs objets essentiellement différents et au transfert d’un principe quelconque d’un contexte à un autre.

Si la réutilisation des expertises et des contacts antérieurs, de même que le transfert analogique, suffisent parfois à résoudre un problème, ils ne constituent habituellement que le point de départ ou une étape dans la mise au point d’un produit ou d’un procédé potentiellement commercialisable. L’individu créatif se doit alors d’entreprendre plusieurs démarches afin de localiser les matériaux et les procédés appropriés, de même que de nouvelles ressources humaines possédant des compétences pertinentes. La collaboration entre individus prend alors plusieurs formes allant d’une équipe multidisciplinaire au sein d’une entreprise à la collaboration plus ou moins formelle entre individus oeuvrant dans des entreprises différentes qui occupent des espaces techniques sans liens apparents. Le processus qui m’apparaît le plus intéressant (et peut-être le moins étudié) est la mobilité intersectorielle d’individus qui, par le fait même, se trouvent à intégrer leur savoir-faire et leurs contacts préalables dans un nouveau contexte.

Ma recherche a confirmé sans surprise que la proximité géographique, notamment parce qu’elle facilite l’établissement de relations de confiance et la communication de connaissances tacites, joue un rôle de catalyseur pour ces processus. L’importance de la communication face-à-face n’est cependant pas seulement cruciale pour des produits à fort contenu technologique, mais également pour des articles pouvant sembler relativement simples. En fait, le principal critère pour déterminer l’importance de la proximité géographique est sans doute bien davantage la nouveauté et l’originalité d’un produit que son apparent niveau de difficulté technique.

Déterminer l’influence particulière d’une ville ou d’une région diversifiée, selon ces processus, est cependant un exercice beaucoup plus délicat que dans le cas d’un district spécialisé, car la quasi-totalité des inventions examinées dans le contexte québécois auraient pu être menées à terme dans la plupart des agglomérations importantes d’Amérique du Nord. En fait, bien que la proximité géographique soit souvent un atout, les relations de confiance et de complicité entre individus jouent un rôle majeur et incitent fréquemment les individus à transiger avec des fournisseurs et des fabricants un peu plus éloignés, mais qui semblent davantage dignes de confiance. Il va cependant de soi que, si les individus interrogés sont prêts à faire des sacrifices importants pour mener leur projet à terme, chacun a ses limites et la fréquence des déplacements et les divers coûts liés à la distance deviennent rapidement trop importants pour être ignorés.

L’innovation, surtout lorsqu’elle ne s’inscrit pas dans un contexte particulier, comme la Silicon Valley ou un district industriel, semble donc davantage une affaire d’individus que de milieu. Contrairement aux observations décrites dans la majorité des travaux issus du courant de l’analyse géographique de l’innovation, la combinaison de techniques (c’est-à-dire l’innovation technique) m’a semblé être le processus dominant, tandis que le support géographique (district industriel, milieu novateur, ville, etc.) ne jouait au plus qu’un rôle de catalyseur. Il est toutefois indéniable, surtout dans un contexte comme le Québec où la majorité des individus sont peu mobiles géographiquement, que l’environnement d’un individu détermine en partie les problèmes auxquels il doit faire face, ses possibilités d’apprentissage, sa capacité à rassembler des ressources humaines, matérielles et financières, de même que sa capacité à commercialiser ses innovations. En dernière analyse, il m’a semblé exagéré, comme l’ont fait certains chercheurs, de limiter le rôle des villes diversifiées à celui des transferts de connaissances entre différents domaines, car le rôle joué par les économies d’agglomération demeure crucial.

J’ai récemment obtenu une bourse CRSH pour mener une enquête similaire, mais plus approfondie, auprès d’un groupe d’inventeurs autonomes de la région métropolitaine de Toronto. Cette nouvelle recherche, qui sera menée à l’aide d’un questionnaire plus détaillé, résultant de l’expérience acquise dans le contexte québécois, permettra d’obtenir une évaluation plus juste de l’importance du milieu local pour un groupe d’individus n’appartenant pas à une minorité linguistique.

La valorisation des résidus industriels

Mon deuxième axe de recherche examine les circonstances menant à la valorisation des résidus industriels, c’est-à-dire la transformation en ressources utiles de ce qui était souvent considéré comme une source de pollution, et plus particulièrement la création de boucles industrielles, un terme qui renvoie à l’utilisation profitable des déchets d’une entreprise par une autre oeuvrant dans un secteur différent (et souvent sise à proximité). Bien que plusieurs théoriciens du développement durable y voient un moyen novateur de promouvoir simultanément la croissance économique et l’amélioration de la qualité de l’environnement, presque tous semblent croire que le cadre institutionnel des économies de marché n’en a pas favorisé l’émergence. Cette perspective m’a cependant parue étrange. Après tout, pourquoi des gens d’affaires ne feraient-ils pas tout leur possible pour utiliser au maximum des intrants coûteux plutôt que de les retourner à perte dans la nature ? Mon étude de l’histoire des techniques dans le cadre de ma recherche doctorale m’avait également convaincu que l’examen de n’importe quel secteur industriel révèlerait rapidement de nombreux cas de valorisation des résidus à la fois profitables pour les entreprises et bénéfiques pour l’environnement.

J’entrepris donc, parallèlement à ma recherche doctorale, d’examiner le phénomène de façon plus détaillée et découvris rapidement plusieurs sources crédibles sur le sujet publiées entre le milieu du XIXe siècle et la naissance de la mouvance écologiste contemporaine (Desrochers, 2002a). Les plus importantes sont à mon avis les suivantes (tableau 1) :

Tableau 1

Principaux ouvrages de synthèse sur la valorisation des résidus industriels, 1876-1963

Auteur, profession, nationalité

Titre

Année, édition, nombre de pages

Éditeur

Peter Lund Simmonds, journaliste spécialisé, Britannique (né Danois)

Waste Products and Undeveloped Substances: A Synopsis of Progress Made in Their Economic Utilisation During the Last Quarter of a century at Home and Abroad

1876, 3e édition, 491 pages (1ère édition 1862)

Harwicke and Bogue (Londres)

Paul Razous, ingénieur et actuaire, Français

Les déchets industriels. Récupération - Utilisation

1937, 3e édition, 604 pages (1ère édition, 1905)

Ch. Dunod (Paris)

Theodor Koller, chimiste, Allemand

The Utilization of Waste Products: A Treatise on the Rational Utilization, Recovery, and Treatment of Waste Products of all Kinds.

1918, 3e édition revisée, 338 pages (édition originale en Allemand, 1880)

D. Van Nostrand Company (New York)

John B.C. Kershaw, ingénieur chimique, Britannique

The Recovery and Use of Industrial and Other Waste.

1928, 1ère édition, 212 pages

Ernest Benn Limited (Londres)

Charles S. Lipsett, journaliste spécialisé, Américain

Industrial Waste and Salvage: Conservation and Utilization.

1963, 2e édition revisée, 407 pages (1ère édition, 1951)

Atlas Publishing Co. (New York)

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Selon nombre d’auteurs, les industriels polluaient souvent à regret, non pas tant en raison des dommages environnementaux qu’ils causaient, mais de la perte de profitabilité qui en résultait. De tous temps, les plus novateurs se sont donc ingéniés à capter leurs rejets et à leur trouver un débouché quelconque. En fait, selon le journaliste Frederick Talbot (1920 : 17-18, ma traduction) : « Relater l’histoire de toutes les fortunes qui ont été amassées à partir de ce qui était autrefois rejeté et sans valeur nécessiterait un volume. C’est pourtant une romance fascinante qu’il est difficile d’égaler dans toute la sphère d’activité humaine ».

L’une des meilleures analyses de cette trame est l’oeuvre de l’ingénieur et futur premier ministre français Charles de Freycinet (1870 : 6), selon qui « la plupart des procédés qui tendent à prévenir l’émission de gaz nuisibles ou l’écoulement de résidus impurs déterminent habituellement un gain réel pour le fabricant ». C’est pourquoi le manufacturier causant un tort à son voisinage a avantage à retenir dans l’enceinte de son établissement les éléments nuisibles. Pour ce faire, il les condense, les absorbe ou les fait se déposer dans des bassins. L’espace vient cependant rapidement à manquer. Pour s’en débarrasser impunément, il doit les dénaturer, c’est-à-dire leur faire perdre leurs propriétés malfaisantes, et de là à les utiliser, il n’y a qu’un pas. On observe donc à l’époque « une multitude de fabrications secondaires, annexes de l’industrie principale, dont elles ont augmenté l’importance et les revenus », si bien que « les usines les plus florissantes sont celles qui tirent le meilleur parti de leurs résidus et qui savent le mieux les faire rentrer dans le cercle des opérations » (Freycinet, 1870 : 6-7). De la sorte, observe-t-il, « en même temps que le voisinage est préservé, la consommation des matières premières est considérablement diminuée » (Freycinet, 1870 : 8).

Selon la plupart des experts, deux facteurs motivent alors les industriels. Les pressions concurrentielles sont le premier. Selon le chimiste allemand Theodor Koller (1902 : v, ma traduction) : « La concurrence contraint de partout l’utilisation la plus économique, et par conséquent la plus rationnelle, de la main-d’oeuvre ; et, outre la gestion la plus efficace […], la meilleure façon d’assurer la prospérité pour le plus grand nombre résulte de l’utilisation la plus complète possible de tous les déchets ». Cette perspective est si répandue qu’elle est même partagée par Karl Marx : « Abstraction faite du bénéfice qui résulte de leur utilisation, [les déchets industriels] font baisser, à mesure qu’ils deviennent vendables, les dépenses de matières premières, dont le prix tient toujours compte du déchet qui est normalement perdu pendant le travail. La diminution des frais de cette partie du capital constant fait monter dans la même mesure le taux du profit ». Il ajoute que « la production capitaliste a pour conséquence de donner plus d’importance à l’utilisation des résidus de la production et de la consommation » et que « les soi-disant déchets jouent un rôle important dans la plupart des industries » (Marx, 1894, chapitre 5, sections 1 et 4).

Les droits de propriété et les réglementations spécifiques pouvant entraîner des poursuites contre les pollueurs sont la deuxième source de motivation des industriels. Comme l’observe l’ingénieur français Paul Razous (1905 : 1), cette utilisation des produits résiduaires permet non seulement de réaliser un profit commercial, mais elle a également « l’avantage de sauvegarder la salubrité du voisinage et d’éviter, par suite, le paiement de dommages-intérêts pour préjudice causé aux propriétés d’alentour », notamment par les effets délétères de certains gaz, vapeurs et résidus solides ou liquides non traités.

Ce filon historique s’est avéré fort utile pour mettre en perspective un ensemble de problématiques controversées dans l’actuel débat sur le développement durable. J’ai notamment analysé l’importance de la proximité géographique dans la création de boucles industrielles (Desrochers, 2002b) et la possibilité de planifier de façon centralisée de tels liens interentreprises (Desrochers, 2004). J’utilise ces diverses sources pour resituer le débat entourant la responsabilité sociale des entreprises, l’hypothèse de Porter (selon laquelle des réglementations environnementales bien conçues généreraient souvent des innovations compensant – et même dépassant – les coûts liés à leur respect environnemental) et la courbe environnementale de Kuznets (une courbe en cloche entre divers indices de pollution et le niveau de revenu par tête).

Conclusion

L’accent traditionnellement mis par les géographes économistes sur la spécialisation régionale découle selon moi d’un cadre analytique qui vise d’abord et avant tout à examiner l’allocation des ressources plutôt que leur création. Une meilleure compréhension des processus par lesquels les individus créent de nouvelles combinaisons et de nouveaux liens entre différents secteurs industriels impliquerait par contre une plus grande appréciation de la diversité économique locale ainsi que de facteurs davantage culturels, ou à tout le moins traditionnellement négligés par l’analyse économique. Il va cependant de soi que, du point de vue d’un agent de développement économique local, la diversification des axes de développement puisse avoir un prix en apparence plus élevé que la spécialisation sectorielle. Quoi qu’il en soit, je crois que l’approche traditionnellement plus multidisciplinaire des géographes devrait nous encourager à puiser dans les apports d’autres disciplines qui ont jusqu’à présent été négligés afin d’examiner des problématiques souvent anciennes sous un nouvel éclairage.