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La question du développement en géographie, comme dans les autres sciences sociales et humaines, a d’abord été abordée de manière détournée par le biais du problème du sous-développement. En effet, le vocable développement n’était pas utilisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour désigner le processus d’évolution des sociétés, et certainement pas en Occident où on lui préférait ceux de croissance et de progrès.

Le couple développement et sous-développement a ainsi déjà plus de cinquante ans. Son utilisation présida à la naissance d’une géographie tropicale dans l’immédiat après-guerre. Gourou, par exemple, confirma l’universalité dans l’espace et la pérennité dans le temps des utilisations des sols tropicaux (Claval, 1984). Il mit l’accent sur les techniques par lesquelles sont résolus les problèmes de subsistance et les problèmes d’organisation. Mais l’économie qui fit prendre conscience du sous-développement ne permet pas de saisir convenablement la diversité des problèmes et la non moins grande diversité des solutions à envisager.

Jusque dans les années 1970, les études sur le sous-développement insistèrent sur la dimension économique. Les théories de la croissance des années 1950 et 1960 inspirèrent plusieurs géographes mais s’avérènt incapables d’expliquer ce qui permet à la croissance de s’auto-entretenir. Certains géographes cherchèrent alors des réponses du côté des mécanismes de domination que masque la théorie libérale des marchés. C’était l’époque des interprétations marxistes où l’on parlait de centre et de périphérie, e développement du sous-développement, de détérioration des termes de l’échange, de capital et de travail, etc. Ces tentatives purement économiques et sociales ne rendirent pas suffisamment compte de la géographie de l’inégal développement. Elles mettaient l’accent uniquement sur les théories du développement.

Avec la reconnaissance de la diversité du tiers-monde, les théories du développement devinrent plus spécifiques. Les difficultés du modèle de développement à l’occidental à générer la croissance, et cela même dans le monde nordique, n’étaient pas étrangères non plus à cette nouvelle préoccupation. Au Nord comme au Sud, le modèle dominant était contesté. Le sous-développement et les inégalités de développement n’étaient plus réservés uniquement à l’usage du tiers-monde. Dans le monde nordique, on ouvrit les yeux sur la pauvreté urbaine, les disparités régionales qui persistaient, etc.

Dans les années 1980, le domaine des recherches s’élargirent. Et au milieu de la décennie le développement devint soudainement durable ! Les géographes furent toutefois lents à emboîter le pas. Leurs travaux furent hésitants à explorer ce nouveau concept développé par les chercheurs des sciences exactes. On ne passa donc que très graduellement de l’idée de sous-développement à celle de développement durable en géographie, comme d’ailleurs dans les autres sciences sociales. Les premiers écrits sur le développement durable prirent leur origine dans les multiples tentatives avortées de la décennie précédente : développement endogène, développement par le bas, développement autocentré, et surtout écodéveloppement. L’objectif étant d’adjoindre une dimension environnementale au concept de développement. Cette nouvelle préoccupation accéléra d’ailleurs la prise en compte du volet social qui s’ajoutait aux considérations purement économiques du développement.

Les modèles sociaux furent ainsi mis à contribution bien davantage avec les années 1990 : relations sociales, rapports des individus au groupe et au monde. Les études en développement local se multiplièrent. Plus récemment, les travaux en développement firent ressortir le rôle d’une multitude d’acteurs et le désengagement de l’État : on commençait alors à parler de gouvernance. Ces nouvelles problématiques s’inscrivaient d’ailleurs dans un contexte général de mondialisation qui fera couler lui aussi beaucoup d’ancre.

Comme on peut le constater, les explications et les interprétations actuelles sont fort différentes de celles de la seconde moitié du XXe siècle. Fondée sur une prise en compte croissante des profondeurs socioculturelles et des exigences de durabilité, elles sont sous-tendues par des analyses pluri- et transdisciplinaires d’autant plus que le nouveau contexte est celui de la généralisation des processus de mondialisation et de la remise en question des identités à toutes les échelles. La question du développement se mondialise en même temps qu’elle prend de l’épaisseur. De nouveaux débats sont ainsi apparus : l’aggravation de la pauvreté, l’endettement, l’instabilité financière des économies, les différentes conséquences de la mondialisation libérale, mais aussi la prise en compte des dimensions écologiques et le rôle de nouveaux acteurs à intervenir dans la question du développement. Les objectifs et les instruments des stratégies de développement ne sont plus celles des décennies précédentes : ils n’insistent plus sur le rôle central de l’État, sur la priorité à l’industrialisation ni même sur le développement autocentré et orienté vers le marché intérieur. Ils avaient conduit à la formulation de politiques vouées à une application inconditionnelle et universelle des instruments, sans considération de la spécificité des appareils productifs, des relations sociales ou des modalités d’insertion dans le marché mondial des différents pays.

La notion de développement s’est certes complexifiée au cours des dernières décennies. Elle comprend de nouvelles dimensions, de nouveaux acteurs. On parle d’éthique, d’équité et de justice. Les questions posées aux nouveaux chercheurs concernent la diffusion du développement durable dans un contexte de mondialisation. Les études récentes sur le développement traduisent généralement ces préoccupations et cette profondeur historique. Les recherches présentées lors du colloque entourant le cinquantième anniversaire des Cahiers de géographie du Québec nous semblent bien témoigner de cette évolution et de ces nouvelles préoccupations.

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Les nouvelles recherches en géographie du développement au Canada et au Québec traduisent cette mouvance récente des préoccupations. Elles font état des enjeux et de la responsabilité du développement et témoignent d’une évolution du concept et de son application. Si on a d’abord abordé le développement par le haut, puis par le bas, aujourd’hui, de plus en plus, on tend à le penser de manière trajective, pour emprunter une expression de Berque, c’est-à-dire en intégrant à la fois les deux. On ne s’étonne pas dès lors que les textes qui sont ici réunis traduisent sous ce thème les revendications pour une participation de la base tout en ne niant pas l’aide nécessaire des autorités gouvernementales. Les acteurs du développement sont en effet aujourd’hui multiples.

Les expériences présentées lors de la table ronde révèlent un intérêt scientifique pour : le développement des petits États ou territoires insulaires dans une perspective de mondialisation et de développement durable ; l’évaluation des politiques de modernisation d’un État en Asie ; l’importance de la diversité économique locale pour l’innovation technique. Ces réflexions présentent le rôle essentiel de l’environnement local, tant du point de vue culturel, historique, social que politique. Ces dimensions du développement ne sont plus des éléments résiduels d’un certain modèle économique. Ils sont des éléments centraux de ces nouvelles études qui valorisent les petites entreprises et les initiateurs de projets qui ne relèvent pas seulement de la puissance publique. Le monde rural est aussi considéré comme un espace innovant, pour autant qu’il y ait volonté, sensibilisation et projets.

Les recherches présentées réaffirment un intérêt ancien pour l’espace en même temps qu’elles conduisent à d’autres interrogations pour mieux connaître les réalités territoriales dans leur complexité, leur hétérogénéité, leurs changements et leurs permanences. Ils proposent une philosophie du développement où les stratégies par le haut et par le bas sont mêlées, où de nombreux acteurs interviennent, où les frontières politico-administratives sont davantage perméables en même temps qu’ils réfléchissent sur les mécanismes qui gouvernent l’intégration et l’éclatement des territoires.

Les préoccupations de recherche soulevées témoignent d’une nouvelle ouverture. Sans savoir encore où elles nous conduiront, elles traduisent déjà des soucis très contemporains et montrent une géographie en chantier en train de se réaliser.

Les principaux enjeux actuels consistent sans doute à lier les mouvements longs et les événements conjoncturels, à prendre en compte les tendances à l’intégration et les reconnaissances d’autonomies qui cherchent à articuler de manière cohérente macroespaces et microterritoires. On attend des spécialistes du développement, certes des analyses, mais surtout des orientations, des recommandations, des aides à la compréhension des mécanismes, l’évaluation des coûts bref, une géographie utilisable.

Bernard, dans son étude sur la Malaysia, nous propose une évaluation des politiques de modernisation. Il nous parle toujours, comme par le passé, de rattrapage économique de l’État malais et de son intégration au sein du capitalisme mondial, mais cette fois, sur fond qu’équité inter-ethnique. L’auteur souligne l’expansion de l’agriculture commerciale encouragée par l’État au détriment du recul des forêts et relève ainsi en même temps les enjeux territoriaux et environnementaux de l’expansion économique en Malaysia. Le développement de type malaysien n’est peut-être pas très durable selon l’auteur. Il remarque de nouvelles tendances, comme le rôle d’une multitude d’acteurs malgré l’importance prioritaire de l’État dans le processus de développement. Cela est déjà un changement notable. Ainsi, au-delà des agences fédérales, les capitaux internationaux, les capitaux locaux, le secteur privé jouent un rôle non négligeable. Et l’étude se situe, comme son auteur nous l’indique, à l’intersection de plusieurs disciplines, notamment lorsqu’il est question de transition agraire. L’une des contributions les plus notables de l’étude tient dans l’intérêt pour une redéfinition de la conception classique du développement du monde urbain et des espaces ruraux. L’auteur cherche à la frange de ces deux mondes les processus de transformation sociale et économique dans une approche intégrant à la fois la répartition de la population, l’évolution des superficies forestières et agricoles, la progression des infrastructures de transport ainsi que les phénomènes liés à l’urbanisation et à l’industrialisation.

Le projet de développement axé principalement sur l’exploitation du palmier à huile est un succès au niveau économique. Bernard remarque en effet un recul de la pauvreté économique des habitants. Aussi, il est difficile de nier que la dimension aménagiste de l’État n’ait pas joué un rôle fondamental en Malaysia. Mais s’agit-il d’un réel développement ? Il n’est pas sûr qu’il soit durable en tout cas. L’expansion du palmier à huile a des impacts positifs à l’échelle mondiale tandis qu’ils sont plutôt mitigés au niveau local. Ceci soulève la question des échelles. Selon l’auteur, il faut revoir les grandes théories de l’espace, l’opposition centre-périphérie, notamment le concept de développement en lui-même est à redéfinir. On ne trouve pas une échelle meilleure qu’une autre, mais il faut utiliser les échelles emboîtées.

Christian Bouchard est un autre jeune chercheur qui s’intéresse au concept de développement en géographie. Plus particulièrement, ses travaux portent sur le développement et les petits États et les territoires insulaires du sud-ouest de l’océan Indien. Sa problématique est celle de la possibilité pour ces États ou territoires d’atteindre ou de poursuivre des objectifs de développement durable. Les petits États et les territoires insulaires sont-ils ou deviendront-ils les exclus de la mondialisation ? Certes, les petites îles sont considérées comme un objet particulier, à cause de leur insularité et de leur petitesse (économique, de population et de surface). À ce particularisme est liée généralement une perception de contraintes où les désavantages sont accentués : éloignement, environnement fragile, économie fragile, etc. Ce contexte défavorable expliquerait l’obligation d’avoir recours à l’aide extérieure pour induire ou soutenir le développement. Selon l’auteur, il s’agit là d’une vision pessimiste qui néglige de prendre en considération que ces petites îles ont en fait un niveau de développement qui va de moyen à élevé. La situation est toutefois très différente d’une île à l’autre. Elle témoigne de la diversité des facteurs externes. Dans les années 1990, les îles ont réussi à se faire représenter au niveau international (par exemple, à l’Union européenne), sans que rien toutefois ne se passe au niveau local. Cela montre bien que la problématique du développement est un processus dynamique multiscalaire et multidimensionnel. C’est pourquoi Bouchard sait bien que le développement durable est de nature géographique. Si Bouchard préfère éviter d’utiliser ce concept dont les principes ne lui semblent pas applicables partout (ailleurs que dans les démocraties participatives), ses travaux n’oublient cependant pas les besoins de cohérence entre le progrès économique, la justice sociale et la préservation de l’environnement dans un contexte où le niveau global et le niveau local se répondent sans cesse. Ils montrent des situations et des trajectoires de développement fort contrastés qui ne peuvent s’expliquer que par une approche holistique.

Pierre Desrochers, de son côté, plaide pour la diversité économique locale. La question générale qui le préoccupe est celle des conditions préalables nécessaires ou favorables au développement. Son essai a ainsi pour ambition de trouver des principes applicables partout et à toutes les époques. Il travaille sur la diversité des savoir-faire économiques. La géographie économique tend à voir les spécialisations locales comme favorables au développement local. On reconnaît généralement les avantages à avoir des spécialisations de localisation : il est favorable pour une entreprise de s’installer là où sa spécialisation est développée. En même temps, on observe que plus grande est la diversité, plus grande est la stabilité. C’est dans cette perspective que Desrochers s’intéresse tout particulièrement aux externalités de Jacobs, qui défend l’importance de la diversification pour l’économie locale et pour les individus. Jacobs parle aussi de la concurrence entre les entreprises dans les milieux diversifiés. Car toute recherche, toute innovation consiste en la combinaison de choses qui existent déjà. La diversité et la créativité constituent pour Desrochers le terreau de l’innovation. Il note ainsi que ce qui est typique du transfert de technologies, c’est qu’il vient de la mobilité des différents domaines. Ses résultats de recherche tendent à montrer que l’économie d’agglomération est avantageuse, que la diversité de l’économie locale façonne la créativité et la transmission des savoir-faire des individus. Un savoir-faire développé dans un domaine trouve des applications dans un autre contexte. De même, un tissu économique local plus diversifié que la moyenne favorise davantage la création d’emplois. Ces situations sont amplifiées par la proximité géographique qui joue le rôle de catalyseur.