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Voici un ouvrage qui comble un vide certain! Tant il est vrai que l’on n’a, sur le mode de la fallacieuse « fin de l’histoire », que trop entendu le refrain de la « fin de la géographie »[1] et de la « fin des territoires »[2], sans souvent que l’on comprenne, en l’occurrence, que Bertrand Badie n’a jamais prétendu que la géographie et l’espace ne comptaient plus… En effet, Badie soutenait que la structure politique actuelle des États, issue d’un modèle qu’il qualifie de westphalien, allait disparaître sous les effets de la mondialisation, mais jamais il n’a prétendu que la dimension spatiale ne serait plus pertinente.
Et comment l’aurait-il pu, de toutes façons? Les sociétés humaines, quel que soit leur rapport à leur territoire, ne demeurent-elles pas incarnées et ancrées dans celui-ci? L’ouvrage de Laurent Carroué s’attache, justement, à étudier les dimensions spatiales de ce phénomène que l’on appelle la mondialisation, soit la transformation du système économique contemporain vers l’émergence d’une seule économie-monde, pour reprendre les termes de Fernand Braudel.
L’avènement d’une économie-monde unique n’implique pas, et l’auteur insiste avec beaucoup de justesse là-dessus, l’intégration de l’ensemble des espaces mondiaux aux flux et aux activités de cette économie. Au contraire : l’économie mondiale paraît polarisée autour de quelques territoires, pôles émetteurs ou récepteurs de flux commerciaux ou d’investissements productifs, mais en aucun cas n’assiste-t-on à l’uniformisation des sociétés sur le mode occidental (libéral) et consumériste, ni à l’avènement de lendemains qui chantent grâce à la progressive diffusion des bienfaits de la croissance. La configuration spatiale des structures de cette économie-monde fait apparaître un espace mondial extrêmement hiérarchisé, complexe, avec des espaces intégrés, mais aussi des espaces périphériques, voire marginalisés; des sociétés transnationales qui, contrairement à une vision sans doute un peu romantique, demeurent fondamentalement attachées à des marchés particuliers (en général nationaux) et non pas au marché mondial. Même l’étude des flux immatériels (flux financiers, activités boursières, investissements, information), dont on prétendait qu’ils incarnaient la disparition des territoires, laisse apparaître une géographie qui souligne la polarisation des espaces du monde autour de routes, d’axes, de territoires spécifiques, et des processus de recomposition de ces espaces, intégration parfois, fragmentation dans d’autres cas.
La mondialisation est, à ce titre, un puissant phénomène de mutation de l’espace mondial. Des dynamiques multiples sont à l’oeuvre, dans lesquelles les États sont encore des acteurs majeurs, mais où d’autres interviennent de façon de plus en plus marquée, en particulier les entreprises, banques, groupes de pression divers. Elle soulève des problématiques économiques, de développement, mais aussi sociales et géopolitiques, dans la mesure où les territoires des États peuvent se voir soumis à des tensions tendant à fragmenter ceux-ci et à instaurer d’autres structures socio-économiques, voire politiques.
On peut regretter la présence de nombreuses fautes dans le texte, orthographe, grammaire, dont certaines sont récurrentes. Certaines phrases sont particulièrement lourdes et de compréhension peu aisée. Des erreurs manifestes émaillent quelques tableaux, des chiffres sont parfois donnés sans que soit précisé de quoi il est question. On relève aussi de nombreuses cartes sans échelles. Ces travers de forme reflètent-ils une certaine hâte à publier? C’est dommage, car ils contribuent à l’agacement du lecteur.
On relève aussi un certain engagement de la part de l’auteur – ce qui en soi n’est pas négatif, car il me semble que le rôle des scientifiques est également d’apporter une contribution aux débats de société, en particulier sur un thème comme celui de la mondialisation. Mais le choix des mots peut paraître parfois militant, au détriment de l’exposé, comme l’usage de termes comme « aliénation », « hégémonie », ou encore la récurrence du couple « exclusion »/« surexclusion », ce dernier concept demeurant mal explicité, à mon sens.
Dans l’exposé des forces en cours qui modèlent les espaces de la mondialisation, il aurait peut-être été bon, puisque l’auteur mentionne cet aspect des limites à la mondialisation, d’étudier, à tout le moins d’évoquer un peu plus les réactions des sociétés à ces mutations de l’économie mondiale, réactions militantes certes (mouvements antimondialisation, repli identitaire, résurgence des discours nationaux, par exemple), mais aussi économiques (tentation continentale, évoquée par l’auteur; réapparition, dans certaines sociétés, du troc ou de « monnaies » très locales (Argentine, Italie) comme méthode d’échange; montée de puissance de réseaux commerciaux illégaux comme la drogue, évoqué brièvement par l’auteur) et socio-politiques (désagrégation des États, exode des populations).
Ceci dit, ces remarques ne diminuent pas la valeur de fond de l’ouvrage : il aborde cette question de la géographie de la mondialisation de façon systématique et montre bien les mécanismes de son inscription spatiale – justifiant ainsi la pertinence, n’en déplaise aux partisans de la fin prétendue de la géographie, d’une approche géographique pour l’étude des bouleversements économiques et de la recomposition des espaces économiques, sociaux et politiques induits par ce phénomène.
Appendices
Notes
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[1]
Dans des ouvrages comme Global Financial Integration : the end of geography, de Richard O’Brien, (Chatham House, Londres, 1992), ou des articles comme « The E-corporation : The End of Geography », de Gary Hamel et Jeff Sampler, Fortune Magazine, 7 décembre 1998.
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[2]
Bertrand Badie, La fin des territoires, Fayard, Paris, 1995.