Abstracts
Résumé
La recherche quantitative systématique sur l’activité conflictuelle est née dans les années 1960. L’étude des conflits urbains, qui peuvent revêtir la forme d’activités de protestation, est très souvent réalisée dans le cadre conceptuel des mouvements sociaux urbains. Cependant, il est maintenant établi que ces conflits ne sont pas tous le fait de mouvements sociaux et que le changement social ne procède pas que des mouvements sociaux. Comment, alors, analyser adéquatement les conflits urbains auxquels prennent part des acteurs et des actrices qui ne participent pas d’un mouvement social et de ses organisations? Le texte présente une typologie qui recouvre potentiellement l’ensemble des conflits urbains, quels que soient les acteurs et actrices qui y participent. Par là, il est possible, entre autres, de mettre en lumière les différents types d’activisme urbain féminin et le rôle crucial des femmes sur la scène urbaine.
Mots-clés:
- typologie,
- conflits urbains,
- mouvements sociaux,
- activisme,
- femmes,
- cohésion sociale
Abstract
Systematic quantitative research on urban conflicts began in the 1960s. Analysis of these events is often embedded in the conceptual framework of social movements. Long viewed as the focus of these movements, it is now clear that urban conflicts are not all led by movements. Indeed, social change is often initiated by social activists who do not associate themselves with social movements or particular organizations. An important question therefore arises: How do we adequately analyze urban conflicts led by these activists? This paper presents a typology of urban conflicts in which all struggles are subsumed, regardless of who is involved. This typology sheds light on women’s urban activism and on the crucial role of women in urban settings.
Key Words:
- typology,
- urban conflicts,
- social movements,
- women’s activism,
- social cohesion
Article body
Les écrits programmatiques autour de la question de la cohésion sociale, surtout ceux qui émanent des milieux gouvernementaux, ont tendance à mettre en valeur les notions de consensus, d’identité partagée et de loyauté envers sa ville, sa région ou sa société, alors que les écrits plus analytiques ont davantage tendance à aborder de front les facteurs qui mettent à mal la cohésion sociale, qu’il s’agisse de la croissance des inégalités ou de la pluralisation des identités (Kearns et Forrest, 2000). Dans cette perspective analytique, il n’est pas rare que l’hypothèse, paradoxale à première vue, du conflit politique qui nourrit la cohésion sociale soit avancée (Saint-Martin, 2000). Selon cette hypothèse, ce serait dans le débat, le choc des idées, la confrontation et le conflit que se construiraient les consensus. Une démarche voulant confronter cette hypothèse à la réalité nécessite l’élaboration d’outils conceptuels qui permettent l’étude fine des activités conflictuelles. Ce texte veut contribuer à cette démarche en proposant une typologie des conflits urbains susceptible d’élargir la perspective analytique, présentement dominante, issue de la sociologie des mouvements sociaux. Dans le cadre de cette recherche, 1276 conflits urbains survenus dans la région urbaine de Québec et recensés dans le quotidien Le Soleil ont été classifiés, rendant non seulement possible la création de cette typologie, mais la mettant par le fait même à l’épreuve du réel. Ainsi, au-delà de l’intérêt conceptuel, cette classification comporte un intérêt pratique avéré.
En premier lieu, nous expliciterons les prémisses conceptuelles qui ont orienté la création de la typologie des conflits urbains. La deuxième partie du texte indique comment cette classification prend en compte les multiples facettes du rôle des femmes sur la scène urbaine. Ensuite, nous exposerons la typologie ainsi que les principes qui la sous-tendent. Finalement, nous proposerons deux exemples concrets de conflits urbains, non seulement dans le but de révéler les multiples dimensions de ces événements et les influences qu’ils exercent les uns sur les autres, mais également afin de mettre en lumière la mouvance qui les caractérise.
Pour une analyse des rapports sociaux dans la ville : de la protestation aux mouvements sociaux
Au tournant des années 1960, les sociétés occidentales postindustrielles voient émerger de nouvelles formes d’action collective, déferlant en vagues de mouvements sociaux et d’activités conflictuelles, dont d’innombrables événements de protestation collective (Trudelle, 2000). Certains chercheurs ont perçu ces activités de protestation collective comme une figure typique des sociétés contemporaines, sociétés auxquelles ils se réfèrent comme « démocraties de manifestation » (Etzioni, 1970), « sociétés de protestation » (Pross, 1992) ou encore, sociétés de « mouvements sociaux » (Neidhardt et Rucht, 1993; Tarrow, 1994). Pour Rucht et al. (1999), les activités de protestation seraient de bons indicateurs des problèmes sociaux qui ne sont ni pris en compte, ni gérés de façon adéquate par les institutions. Cette situation ferait croître une insatisfaction profonde dans la population qui, par des activités de protestation, par exemple, exercerait des pressions pour que se produise un changement d’ordre social. En effet, la protestation collective peut être considérée comme une expression publique des critiques émises et du mécontentement ressenti par une population; ces critiques et ce mécontentement sont souvent combinés à des demandes qui, une fois comblées, affecteraient les intérêts de groupes particuliers dans la société (Rucht et al., 1999 : 9). L’activité conflictuelle cristalliserait cette insatisfaction dans le temps et l’espace.
Dans les faits, cependant, il faut élargir le champ conceptuel de ces observations puisqu’en réalité, elles s’appliquent aux activités conflictuelles en général, et non pas seulement aux activités de protestation, qui sont un type spécifique d’activité conflictuelle. En effet, alors que l’expression « activité conflictuelle » est générique et désigne l’ensemble des actes et agissements (d’acteurs sociaux, politiques, institutionnels ou autres) qui génèrent des luttes sociales, l’expression « activité de protestation » est réservée à un type spécifique d’activité conflictuelle au cours de laquelle les protagonistes pratiquent des actions collectives supposant une manifestation physique qui peut être teintée, ou non, de violence, celle-ci pouvant s’exercer à divers degrés. Enfin, lorsque ces activités, conflictuelles et de protestation, sont circonscrites en un temps et en un lieu, il est possible alors de parler d’« événements » conflictuels ou d’« événements de protestation », selon le cas. C’est ainsi que par l’intermédiaire des activités conflictuelles, qui peuvent se traduire, ou non, par des activités de protestation, divers acteurs et actrices véhiculent des valeurs et mettent en lumière des enjeux particuliers afin de les inscrire à l’agenda politique de façon à changer le statu quo (Rucht et al., 1999 : 9).
Les nouveaux mouvements sociaux (NMS), dont les mouvements sociaux urbains (MSU), ont participé massivement à ce genre d’activités; ils ont sous-tendu bon nombre de conflits urbains. Ces mouvements, leurs caractéristiques, leur mode de fonctionnement ainsi que leurs activités ont été littéralement disséqués par les chercheur(e)s. De fait, la littérature foisonne de définitions et d’appellations de ces mouvements et d’explications du phénomène. Ces nombreuses définitions résultent, entre autres, de ce que les analystes procèdent par généralisations empiriques pour établir leurs caractéristiques et évaluer leur signification historique et les effets qu’ont eus ces mouvements (Fincher, 1987). Pickvance (1985) souligne aussi les diverses connotations du terme « mouvement social urbain », de même que ses différents usages en fonction du cadre de travail adopté par les analystes.
D’une part, en effet, certains auteurs emploient l’expression « mouvement urbain » (Pickvance, 1985; Hamel, 1992), faisant ainsi référence à l’importance qu’accordent ces regroupements au phénomène urbain en général et aux luttes d’espace en particulier (Simard, 2000). Pickvance (1985), quant à lui, emploie le terme « mouvement urbain » dans son sens générique, c’est-à-dire que l’ensemble des groupes doivent être pris en compte, peu importe leur position idéologique et les effets qu’ils provoquent sur la société. Pour lui, le terme « mouvement social urbain » est strictement réservé aux mouvements ayant réussi à accomplir des changements de haut niveau. Castells (1983) utilise les termes « mouvement de protestation urbain », « mouvement urbain » et « mouvement social urbain », mais réserve celui-ci aux actions collectives qui visent consciemment des changements sociaux importants et qui sont pratiquées par des regroupements d’individus émanant de la société civile. Pour Castells, seuls les mouvements sociaux urbains provoquent un haut niveau de changement social, car ils sont les uniques véritables agents de transformations urbaines et spatiales.
D’autre part, les nouveaux mouvements sociaux, dont font partie les MSU (Wekerle et Peake, 1996 : 264), sont définis, quant à eux, comme des mouvements voulant être reconnus en tant qu’acteurs politiques par la communauté en entier et visant des objectifs qui, une fois atteints, auront des effets positifs pour la société en son entier et non pas seulement pour le mouvement lui-même (Offe, 1985 : 828). Cette définition, un brin tautologique puisque l’auteur tente de définir l’expression « nouveau mouvement social » à l’aide du terme même de « mouvement », confirme que l’étude des mouvements sociaux quels qu’ils soient est une entreprise extrêmement délicate.
Néanmoins, au-delà de ces discussions sur les définitions du phénomène, les auteurs s’entendent pour affirmer que les NMS et les MSU ne sont pas des acteurs homogènes, bien au contraire. Ils ne pratiquent pas seulement un type d’action sociale, pas plus qu’ils n’adoptent la même vision ou qu’ils ne s’en tiennent aux mêmes réclamations radicales (Hamel, 2001). Cependant, ces mouvements sociaux luttent le plus souvent pour une plus grande justice sociale et, au-delà de leurs limitations, ils contribuent à démocratiser les processus concernant les enjeux de politique locale (Hamel, 2001). En effet, ces mouvements sociaux ont en commun de s’opposer à la technocratie étatique (Fincher, 1987).
Une question fondamentale doit maintenant être posée qui concerne la relation entre l’activité conflictuelle et les mouvements sociaux. En effet, d’un point de vue analytique, il ne faut pas faire équivaloir l’étude des activités conflictuelles avec celle des mouvements sociaux car, s’il est vrai que les mouvements sociaux tendent à protester, il est aussi vrai que toutes les activités conflictuelles ne sont pas conduites par les mouvements sociaux (Rucht et al., 1999 : 9). Néanmoins, rarement le fait d’individus isolés, les activités conflictuelles émaneraient, d’une part, d’organisations et de groupes particuliers qui, s’ils coordonnent leurs actions, peuvent devenir un ou des mouvements sociaux (Rucht et al., 1999 : 9). D’autre part, l’activité conflictuelle peut aussi être le fait de protagonistes très institutionnalisés, par exemple, d’instances étatiques en confrontation.
Les mouvements sociaux sont donc à la fois plus structurés et moins englobants que les acteurs d’une simple agrégation d’événements conflictuels. Ils sont plus structurés, parce qu’un certain degré d’interconnexion organisationnelle et stratégique est nécessaire entre les acteurs de ce type d’événements afin qu’il y ait manifestation d’un mouvement social. Les mouvements sociaux sont aussi moins englobants, car ce ne sont pas tous les acteurs des événements conflictuels qui peuvent leur être associés (Rucht et al., 1999 : 17). On pressent donc qu’en amont d’une typologie des mouvements sociaux, nous avons besoin d’une typologie plus vaste des événements conflictuels afin, entre autres, de mieux comprendre comment ces événements peuvent, ou non, mener à la formation de mouvements sociaux.
Les événements conflictuels (dont font partie les événements de protestation) sont des phénomènes complexes : ils sont très contingents en termes de contenu, d’enjeux, de cible, de taille, de forme, d’intensité, de période couverte, de position sociale des acteurs, etc. (Rucht et al., 1999 : 9). Contrairement à ce qu’ont avancé quelques théoriciens de la première heure, les analyses empiriques systématiques montrent que la protestation n’est pas une forme irrationnelle et spontanée de comportement qui résulterait d’une contagion, mais qu’elle est plutôt une forme d’articulation et de poursuite d’intérêts politiques, forme choisie, organisée et appliquée de façon rationnelle. Cependant, l’activité conflictuelle n’a pas toujours des conséquences claires et bien définies (Rucht et al., 1999 : 9). Boudon (1984), en évoquant Max Weber, a montré que l’agrégation des microactions individuelles, même celles des acteurs les plus compétents qui soient (Raffestin, 1980), peut produire des macroconséquences non intentionnelles et non voulues. Cette propriété un peu contradictoire des systèmes sociaux rend difficile l’étude de l’activité conflictuelle et explique en partie pourquoi, abstraction faite de la recherche historique, la recherche quantitative systématique sur l’action collective, et plus particulièrement sur la protestation collective, n’est pas apparue avant les années 1960 (Rucht, 1991).
C’est effectivement à cette époque que les conflits urbains, et plus particulièrement les conflits de localisation, qui sont un type spécifique de conflit urbain, ont éveillé l’intérêt des chercheurs de plusieurs disciplines. Ces conflits urbains peuvent se définir comme des événements – un événement a un début, une fin et une localisation, il est ainsi circonscrit dans le temps et dans l’espace – survenant en milieu urbanisé et au cours desquels des protagonistes (ou acteurs) s’affrontent, émettent des demandes, des objections ou des réclamations. Un conflit urbain est un événement conflictuel qui peut être cristallisé par un événement de protestation. Les protagonistes à l’oeuvre prennent des moyens d’action pour étayer leurs positions et se faire entendre. Ils peuvent provenir de la société civile, d’institutions ou de l’appareil étatique. Ils peuvent ainsi agir en leur nom personnel, au nom de groupes sociaux, de mouvements sociaux, d’organismes divers, d’entreprises privées ou publiques, ou encore ils peuvent représenter le pouvoir institutionnel ou gouvernemental…
L’étude de ces conflits urbains, donc, est très souvent enchâssée dans le cadre conceptuel des mouvements sociaux. En outre, ceux-ci présentent une grande hétérogénéité en ce qui a trait aux demandes qu’ils déploient et se mobilisent autour de thèmes spécifiques (Castells, 1983; Pickvance, 1985; Roth, 2001). C’est ainsi qu’en fonction de ces différents thèmes et demandes, des typologies des mouvements sociaux urbains ont été proposées. Mais qu’en est-il des conflits qui sont menés non pas par des organisations formelles, au coeur des mouvements sociaux, mais plutôt par des réseaux diffus, ces « laboratoires culturels submergés dans la société civile » (Melucci, 1989 : 60)? Qu’en est-il, aussi, de ceux que conduisent des groupes communautaires qui, bien que basés dans l’arène urbaine, ne sont pas orientés vers l’urbain, et de ceux que mènent des quasi-organisations, des groupes d’intérêt proprement dits, quelques citoyennes et citoyens ou encore, à l’autre extrême, des conflits entre des instances étatiques? Les mouvements sociaux ne génèrent donc pas tous les conflits urbains. Ainsi, en analysant ceux-ci à travers le seul prisme des mouvements sociaux urbains, plusieurs de ces activités conflictuelles ne sont pas prises en compte et le risque est grand, alors, d’occulter des séquences majeures dans les processus de production des formes urbaines.
Dernièrement, une équipe de chercheurs du Science Social Centre (Berlin) a systématiquement codé la couverture de presse de tous les événements de protestation qui ont eu lieu en Allemagne durant ce dernier siècle (Rucht et al., 1999). Ainsi, pour une rare fois, les chercheurs ne se sont pas seulement intéressés aux activités de protestation effectuées par les organisations des nouveaux mouvements sociaux. La méthode développée permet, entre autres, d’observer l’évolution, dans le temps et dans l’espace, des activités de protestation et de prendre la mesure de la place relative qu’occupent les nouveaux mouvements sociaux dans l’ensemble de l’activité conflictuelle. Dans cette perspective, chaque conflit est un moment privilégié du contexte intersubjectif spécifique dans lequel prennent forme le sens de l’action et l’intention de l’acteur, dans l’exacte mesure ou une lutte force, en quelque sorte, les acteurs à clarifier leurs positions (Villeneuve, 2001 : 5). Hypothétiquement, il est possible de voir chacun des conflits urbains, avec ses enjeux, ses acteurs et actrices, sa localisation, son intensité et son dénouement comme un événement dans la constitution de conjonctures qui s’articulent les unes aux autres pour former des tendances structurelles, des macroformes socio-spatiales (Villeneuve et Côté, 1994; Trudelle, 2000). Les interactions socio-spatiales entre les acteurs sociaux en conflit sont au coeur des processus qui produisent le cadre bâti, ces interactions structurent le territoire aussi bien que les sociétés, car le social et le spatial sont consubstantiels : la structuration des espaces est inséparable de la structuration des sociétés (Villeneuve, 1997). L’intérêt de l’analyste réside ici dans les relations qui se déploient entre des acteurs et actrices qui sont caractérisés par des attributs, ou variables, et qui évoluent sur un territoire géographique spécifique, pendant une période de temps assez longue pour que puisse être observée la structuration (Giddens, 1984) des rapports bidirectionnels entre la macroforme socio-spatiale qu’est le cadre bâti et les micro-événements que sont les conflits urbains (Villeneuve et Côté, 1994).
Un des problèmes majeurs de ce type d’étude est de définir une unité d’analyse adéquate. Il faut avoir une idée minimale de ce que l’on entend par « conflit urbain » ou « événement conflictuel urbain » afin d’éviter de circonscrire trop largement ou encore, trop étroitement, l’objet d’analyse. Dans leur étude sur les événements de protestation, Rucht et Neidhardt (1999 : 68) ont ignoré (1) les actions commises par des individus seuls, (2) les actions posées par les autorités étatiques, (3) les actions commises dans des contextes privés et (4) les formes agressives d’action, comme le vandalisme, à moins que ces actions ne soient combinées à des demandes spécifiques. Contrairement à ces auteurs, nous retenons les actions commises par une seule personne. En effet, ces actions, autour desquelles s’articulent des demandes, peuvent provoquer un changement social important (Trudelle, 2000). Par exemple, la lutte que mène une mère de famille pour que son fils handicapé ait accès aux terrains de jeux d’une municipalité peut conduire à l’implantation d’équipements facilitant l’intégration des jeunes enfants handicapés dans ces aires de loisirs. Nous incluons également les actions des autorités gouvernementales, car ces autorités mettent très souvent en oeuvre des projets qui ne font pas l’unanimité et qui, ainsi, génèrent des conflits. Il arrive également que les entités gouvernementales luttent entre elles. En outre, pourquoi ne pas considérer, par exemple, la lutte qu’entreprendra un ministère donné contre un pollueur? Pourquoi ne pas inclure un conflit qui met en scène un corps gouvernemental et un groupe d’intérêt écologique? Cependant, à l’instar de Rucht et Neidhardt, nous ne retenons pas le vandalisme et les actions commises dans des contextes privés.
Il importe, par ailleurs, de considérer les orientations politiques qui informent les conflits urbains. Fincher (1987 : 153) et Pickvance (1985 : 39) notent qu’il serait faux d’affirmer que tous les mouvements sociaux urbains ont un programme progressiste d’un point de vue politique, puisque certains d’entre eux ont des visées racistes ou sexistes. Cette constatation s’applique également aux conflits urbains, qu’ils mettent en scène des mouvements sociaux, d’autres groupes ou coalitions, ou encore des citoyens ou citoyennes seul(e)s. Certaines conflits ont pour but, avoué ou non, l’exclusion sociale d’un groupe spécifique de la population. Par exemple, peut-on considérer qu’un rassemblement de parents qui luttent contre l’établissement d’une maison d’hébergement pour personnes handicapées mentalement, en invoquant un risque pour la sécurité de leurs enfants, est un groupe au dessein progressiste? Peut-on qualifier une lutte de « féministe » parce que des femmes y militent? Et que dire de la bataille livrée par un comité de citoyen(ne)s contre l’implantation d’un bar pour client(e)s de même sexe au centre-ville? Puisque par les conflits, et à travers eux, les protagonistes véhiculent des valeurs sociales auxquelles ils accordent de l’importance, ne considérer que les conflits à l’issue progressiste serait laisser dans l’ombre tout un pan des valeurs adoptées par les acteurs et les actrices de la scène urbaine. De plus, ces valeurs s’ordonnent sur un très large spectre, car il y a une myriade de positions possibles entre les valeurs dites progressistes et celles qualifiées de rétrogrades. Or, pour déterminer l’évolution temporelle des valeurs véhiculées dans les conflits urbains, il est important de prendre en compte l’éventail complet.
Une typologie qui participe à la révélation du rôle vital des femmes
Au cours des deux derniers siècles, les femmes ont fréquemment été les premières à militer au sein de mouvements de réforme urbaine afin que s’effectuent des amendements juridiques, environnementaux et institutionnels (Gittel et Shtob, 1981; Fincher et McQuillen, 1989). Néanmoins, ce n’est qu’au milieu des années 1970 qu’elles apparaissent dans les écrits de géographie et de sociologie urbaine et, bien souvent, elles ne sont même pas sujets spécifiques d’études mais « simply there », comme les serviteurs de romans policiers anglais, essentiels à la situation, mais insignifiants au niveau de l’action (Lofland, 1975; Dagenais, 1980).
Toutefois, le développement de la recherche féministe est venu corriger cette exclusion presque totale des femmes. Ainsi, il y a quelques années, Wekerle et Peake (1996 : 264) ont avancé que l’activisme urbain féminin et les mouvements de protestation qui surgissent dans les aires urbanisées font converger les mouvements sociaux urbains et les mouvements de femmes, ceux-ci et ceux-là faisant partie intégrante des nouveaux mouvements sociaux. En contextualisant le militantisme urbain féminin dans le cadre d’action des nouveaux mouvements sociaux, elles ont identifié quatre différents types d’activisme urbain féminin, qui ne peuvent être révélés par l’utilisation des catégories binaires de conscience féminine et de conscience féministe (Wekerle et Peake, 1996 : 270).
Un premier type porte sur les luttes urbaines autour de la qualité de vie : ici, les femmes s’engagent dans des activités comme les banques de nourriture, les cuisines communautaires, ainsi que dans les luttes concernant le prix des loyers et de la nourriture. Un deuxième type concerne la création de services alternatifs : les femmes protègent leurs communautés et, pour ce faire, elles pratiquent des activités politiques communautaires afin d’améliorer les services locaux comme les hôpitaux, le logement ou l’éducation. Elles s’impliqueraient beaucoup dans les luttes dont l’objet affecte directement leur vie journalière dont, par exemple, les traverses d’écoliers, les terrains de jeux et les services d’autobus (Peake, 1986 : 75-6; Wekerle et Peake, 1996 : 272). De plus, elles contribuent au développement de réseaux de services sociaux parallèles ciblant un sexe ou l’autre qui répondent à la diversité des demandes, par exemple, les centres de jour, les coopératives pour mères monoparentales et les centres pour femmes victimes de violences (Wekerle, 1984 ). Un troisième type d’activisme considère la ville comme lieu de mobilisation des identités politiques : à l’intérieur même du mouvement des femmes, plusieurs groupes ont émergé qui ne ciblent qu’une question unique comme l’avortement, la violence faite aux femmes, l’équité salariale pour les femmes, etc. (Wekerle et Peake, 1996 : 273). Enfin, en quatrième lieu, la municipalité peut devenir le point de mire des luttes féministes : depuis vingt ans maintenant, les conseillères municipales et les organisations communautaires de femmes essaient d’élargir l’agenda municipal afin qu’il soit plus intimement lié aux intérêts des femmes (Brais et Frohn, 2002). Ainsi, des questions qui n’étaient pas auparavant sous la régulation de l’état ont été politisées et, pour les mouvements de femmes, cela veut dire concrètement que certaines questions qui jusque-là étaient privées, comme la violence faite aux femmes, sont devenues publiques. Enfin, les organisations de femmes dans les aires urbaines ont également veillé à ce que les processus politiques soient plus accessibles aux femmes. Ces organisations ont fait de l’équité dans les processus politiques un de leurs principaux enjeux. C’est ainsi qu’un des buts importants des activités des mouvements de femmes dans les aires urbanisées est la reconnaissance pleine et entière des différences. Qu’est-ce à dire? Qu’une des principales demandes de l’activisme urbain féminin des années 1990 est axée sur la prise en compte des différences, celles-ci faisant partie intégrante des droits des citoyen(ne)s, afin que toutes les femmes puissent pleinement participer aux processus politiques (Wekerle et Peake, 1996 : 276; Villeneuve et al., 2003).
Pickvance (1985 : 37) rappelle que « les typologies ne tombent pas du ciel mais, consciemment ou inconsciemment, reflètent les idées théoriques de leur auteur ». La typologie présentée ici a été développée avec le souci de ne pas occulter les luttes urbaines à portée féministe. Si ce ne sont pas tous les types de luttes qui éclairent la participation des femmes à la scène urbaine, ces catégories introduisent néanmoins des précisions importantes quant à la mesure de cette participation. Cette typologie devra permettre des croisements de variables qui jetteront un éclairage nouveau sur la participation des femmes dans les luttes urbaines analysées, les enjeux pour lesquels elles s’engagent ainsi que les moyens d’action que prennent ces femmes pour se faire entendre.
La construction d’une typologie des conflits urbains
Principes conducteurs : contrer l’invisibilité et capter la multidimentionnalité
La typologie que nous proposons ici a été élaborée par l’appariement de deux méthodes, l’une inductive et l’autre, plus déductive. Bien sûr, elle est inspirée des typologies des mouvements sociaux urbains proposées par Castells (1983) et Pickvance (1985), de même que par les travaux de Wekerle et Peake (1996). Cependant, notre typologie n’est pas qu’inspirée par la littérature : elle a été également influencée par la lecture de 3680 articles de journaux, tirés du quotidien Le Soleil et relatant tous les conflits urbains, au nombre de 1276, ayant eu lieu dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Québec de 1965 à 2000 (Trudelle et Villeneuve, 2001).
Le premier principe qui sous-tend la typologie proposée est d’essayer de contrer l’invisibilité et l’exclusion de plusieurs acteurs et actrices de la scène urbaine. Comme les typologies actuelles sont construites pour les mouvements sociaux ou leurs organisations, elles laissent de côté énormément de protagonistes, dont beaucoup de femmes, en dépit du fait que celles-ci participent massivement à la mise sur pied et au fonctionnement de ces mouvements sociaux. Par ailleurs, certains groupes sociaux, comme les groupes de citoyen(ne)s et les groupes communautaires, même s’ils se situent à la périphérie de ces mouvements sociaux urbains, sont pourtant exclus de certaines typologies. De plus, les citoyens et citoyennes qui luttent, individuellement ou à plusieurs, mais sans constituer de groupes formels, sont aussi généralement exclu(e)s des études sur les luttes urbaines.
Il faut revenir, ici, à l’explication avancée au sujet de l’invisibilité des femmes sur la scène urbaine. En effet, ce n’est pas la seule explication valable. Il faut aussi mentionner que, comme les femmes jouent moins souvent le rôle de porte-paroles que les hommes, elles se retrouvent ainsi moins mises en évidence que ceux-ci. De ce fait, leur invisibilité n’est pas uniquement due à la différence qui caractérise les préoccupations des deux sexes et aux moyens différents que ceux-ci utilisent pour mener leurs luttes, mais également au fait que les femmes sont moins souvent placées sous les feux de la rampe. Il faut ajouter, toutefois, que cette importante question de l’invisibilité des femmes en milieu urbain et, plus généralement, dans les études de sociologie urbaine ne trouvera pas réponse dans cet article (voir Lofland, 1975; Dagenais, 1980; Masson, 1984; Wekerle et Peake, 1996). Néanmoins il fallait la souligner.
Le deuxième principe conducteur était de capter l’aspect dynamique de l’activité conflictuelle. Un conflit urbain peut se déplacer dans l’espace et son caractère s’altérer avec le temps. Aussi, afin que puisse être saisi ce processus de transformation, il est important que les catégories conceptuelles composant la typologie ne soient pas trop rigides. Les frontières délimitant ces catégories doivent être souples et franchissables, car il arrive, particulièrement pour les conflits qui perdurent un certain temps, qu’ils glissent d’un type donné à un autre. Un exemple de ce cas de figure est illustré plus loin dans ce texte. Il arrive également qu’un conflit urbain présente plus ou moins clairement les caractéristiques de plusieurs types différents. Par exemple, des citoyen(ne)s ne veulent pas qu’un incinérateur soit implanté dans leur quartier. Dans leur discours de contestation, ils invoquent concurremment deux motifs distincts. Le premier de ces arguments est le danger potentiel que représente cet équipement pour la santé de leurs enfants. Le second est la perte d’accès au terrain vague sur lequel serait construit l’incinérateur et pour lequel ils se battent depuis trois ans afin qu’y soient aménagées des aires de jeux et de loisirs. Ce conflit est ainsi lié à la localisation (de l’incinérateur), à l’accès (au terrain) et à l’approvisionnement (en équipements de jeux et de loisirs). Il faut, alors, pour saisir ces multiples facettes, que les catégories, en plus d’être flexibles, ne soient pas mutuellement exclusives. Le glissement d’un conflit d’un type à un autre ainsi que la présence dans un de ces événements de plusieurs aspects appartenant à différentes catégories montrent bien que les pouvoirs de représentation et d’explication de la réalité par les typologies sont limités car, étant extrêmement complexe, la « vie » ne s’enferme que très mal dans des tiroirs (Descarries-Bélanger et Roy, 1998). L’une des difficultés consiste alors de trouver les bons termes, les catégories qui « parlent », celles qui reflètent le plus justement la réalité, sans toutefois trop détailler ou, encore, pas assez.
Ainsi donc, un conflit se déploie dans le temps et dans l’espace et, à l’intérieur de ces deux dimensions, il peut exercer des influences latérales sur un autre conflit urbain. Il y aurait autocorrélation spatio-temporelle entre les conflits urbains. On peut émettre l’hypothèse que deux conflits rapprochés dans le temps et dans l’espace ont une probabilité plus forte de présenter des caractéristiques communes que deux conflits éloignés l’un de l’autre, tout comme on peut supposer qu’un conflit puisse donner naissance à un autre événement similaire qui, lui, pourra en produire un autre, etc. La perméabilité des différentes catégories de conflits permet de suivre les influences exercées par un conflit sur un autre et le réseautage qui se crée entre deux ou plusieurs de ces événements.
Enfin, mentionnons que notre typologie n’a aucunement la prétention de compléter celles des auteur(e)s dont elle s’inspire (Castells, 1983; Pickvance, 1985; Wekerle et Peake, 1996), elle vient plutôt combler des insuffisances dans les typologies déjà établies. En réalité, et contrairement aux travaux des auteur(e)s susmentionné(e)s, l’unité d’analyse de notre typologie est le conflit urbain. En conséquence de quoi l’intérêt de cette typologie réside en ce que son matériau de base n’est plus constitué des acteurs des conflits urbains, qui peuvent être difficile à définir et à distinguer, mais des événements conflictuels eux-mêmes. Et à partir de ces conflits, nous pouvons étudier des éléments dont, entre autres, leurs acteurs et leurs coalitions.
Ainsi, en considérant les principes exposés et en examinant, (1) contrairement à Wekerle et Peake (1996), seulement les conflits urbains dont l’objet concerne directement la ville, (2) les conflits urbains qui ne sont pas issus des mouvements sociaux et qui, par conséquent, ne peuvent être analysés dans un cadre conceptuel construit autour de ces mouvements, (3) ceux auxquels participent effectivement des mouvements sociaux, et (4) les différentes dimensions des activités des femmes (Wekerle et Peake, 1996), nous avons développé une typologie des conflits urbains qui comprend six différents types conceptuels. Ce sont :
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les conflits lies à l’approvisionnement en logements, biens et services urbains (Castells, 1983; Pickvance, 1985).
Les protagonistes impliqués dans ce type de conflits articulent leurs demandes autour de l’absence ou du manque de logements, d’équipements et de services urbains. Par exemple :
« Le secondaire un classique pour filles exigé à grands cris à la Régionale Orléans » (Le Soleil, 12 juin 1969 ). Des parents se sont engagés dans une lutte pour obtenir un niveau d’études de première année du secondaire pour leurs filles dans les écoles localisées sur le territoire de la commission scolaire Orléans. Ce niveau était déjà disponible pour les garçons;
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les conflits lies à l’accès aux logements, biens et services urbains (Castells, 1983; Pickvance, 1985).
Les demandes des protagonistes concernent différents niveaux d’accès. Les conflits concernant une admissibilité équitable aux logements sociaux, une meilleure couverture financière des services, l’amélioration des heures d’ouverture des cliniques et des commerces entrent dans cette catégorie. Par exemple :
« À Neufchâtel, des parents protestent contre le transport des écoliers en gardant leurs enfants à la maison » (Le Soleil, 11 septembre 1970). Des parents exigent que leurs enfants aient accès à l’école Notre-Dame-des-Neiges qui se situe dans leur quartier. La commission scolaire prétend que cette école a déjà un trop plein d’élèves et envoie les enfants dans d’autres écoles plus éloignées, ce qui les oblige à prendre l’autobus scolaire et à effectuer un très long trajet;
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les conflits liés au contrôle et à l’administration de ces logements, biens ou services urbains (Pickvance, 1985).
Les demandes des protagonistes portent sur le contrôle et l’administration. Elles peuvent concerner le logement et les services urbains aussi bien que les institutions politiques. Les acteurs et actrices de ce type de conflits veulent participer à l’aménagement des villes, à l’administration des écoles et des logements sociaux, à la mise sur pied de conseils de quartiers, au contrôle des dépenses des élus, etc. Par exemple :
« Opposition de la Ligue des propriétaires à ce que la police de Ste-Foy prenne charge du campus de la cité universitaire » (Le Soleil, 3 novembre 1965). La Ligue des propriétaires s’oppose fermement à ce que la police de la ville de Sainte-Foy patrouille dans la cité universitaire sous prétexte que les contribuables seraient forcés de défrayer un tel service. Les taxes sont déjà assez élevées comme ça, arguent les propriétaires;
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les conflits liés à la sécurité, à la protection et préservation des logements, biens ou services urbains d’un territoire défini (très souvent les quartiers), contre des menaces sociales ou physiques (Pickvance, 1985).
Ces menaces sont nombreuses et sont jugées sérieuses par les protagonistes. Elles concernent le redéveloppement urbain, telle la rénovation qui déloge, l’arrêt de certains services tels les services de transport en commun, la pollution de toutes sortes, la prostitution, la délinquance, etc. Par exemple :
« Pollution par le charbon à Beauport » (Le Soleil, 5 mars 1981). Les citoyen(ne)s de la rue Saint-Jean-Baptiste, à Beauport se plaignent depuis des années que la poussière de ciment dégagée par l’usine Ciment Saint-Laurent rend l’air irrespirable et qu’il y a un réel danger pour la santé des enfants. Leur qualité de vie en souffre énormément;
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les conflits liés à la protection ou à la reconnaissance de l’identité politique ou culturelle (Castells, 1983; Wekerle et Peake, 1996).
Cette catégorie inclut les luttes menées autour de l’organisation des communautés gaies, de la protection linguistique, du racisme, de l’ostracisme; les luttes qui concernent le droit à l’avortement ou contre la violence faite aux femmes, etc., par exemple :
« Problèmes en anglais à la maternelle » (Le Soleil, 18 mars 1971). Des parents de langue française de Sainte-Foy sont furieux que des devoirs imposés à des enfants de maternelle et de première année portent des explications exclusivement formulées en anglais;
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et enfin, les conflits liés à la localisation d’équipements, de logements, de biens ou de services urbains.
Plusieurs chercheurs ont étudié ce type de conflits en détails (Janelle et Millward, 1976; Janelle, 1977; Ley et Mercer, 1980; Cox et Johnston, 1982; Côté, 1991 et 1993, Villeneuve et Côté, 1994). En fait, la notion de « conflit de localisation » semble avoir été utilisée pour décrire de nombreux processus spatiaux qui se produisaient en milieu urbain. Ce type de conflits concerne la localisation spécifique d’un équipement, que celui-ci soit considéré comme une nuisance (par exemple un incinérateur) ou comme un agrément (par exemple un parc), par exemple : « Le choix de l’emplacement du nouveau palais de justice est loin de faire l’unanimité » (Le Soleil, 19 février 1979). Les acteurs de la scène municipale ne s’entendent pas du tout sur l’emplacement choisi pour le nouveau palais de justice. Pour les uns, le palais de justice devrait être situé au centre de la Haute-Ville de Québec, alors que pour les autres, il devrait être construit dans la Basse-Ville afin de favoriser la revitalisation de ce territoire.
Par ailleurs, bien que les différentes dimensions des activités des femmes aient judicieusement informé notre typologie des conflits urbains, le lien qui les unit à cette classification n’est peut-être pas si facile à établir. La raison réside en ce que ces différents types d’activisme urbain féminin sont enchâssés dans les différents types de conflits urbains et se reconnaissent principalement par les enjeux que véhiculent les protagonistes dans les conflits, soit à un niveau de détail plus fin que celui que représente la variable type. En termes moins techniques, cela signifie que les activités pratiquées par les femmes sur la scène urbaine provoquent des conflits aux enjeux spécifiques qui peuvent se retrouver dans chacun des différents types de conflits proposés. Par exemple, des citoyennes qui luttent pour une meilleure qualité de vie pour elles et leur famille peuvent réclamer (1) la création de logements à prix modiques (type approvisionnement), (2) la fermeture d’un équipement polluant tel un incinérateur (types protection et localisation). De même, les femmes qui, en milieu urbain, luttent pour la création de services alternatifs peuvent s’engager dans des conflits liés (1) à l’amélioration des horaires des services éducatifs (de types accès et administration), (2) à la mise en place de traverses d’écoliers (de types approvisionnement et protection). Et ainsi de suite…
Un conflit urbain qui glisse d’un type à l’autre…
Présentons un exemple concret qui devrait mieux illustrer le caractère « relationnel » de la typologie, cette notion de glissement entre les différentes catégories qui la composent. Par un beau mois de septembre, un groupe de citoyennes et citoyens, qui demeurent en banlieue, se bat pour conserver un trajet d’autobus scolaire menacé de disparition par la commission scolaire en charge de ce territoire. C’est un conflit axé sur la protection d’un service. Cependant, au cours de ce conflit, ces mêmes citoyen(ne)s font valoir, dans leur discours, que leurs enfants devraient avoir un niveau d’accès analogue au service de transport scolaire qu’ont les enfants résidant au centre-ville. Voici que la lutte porte maintenant sur l’accès aux services, en l’occurrence, un service de transport scolaire. Quelque temps plus tard, le conflit fait toujours rage et les militant(e)s exigent de la commission scolaire qu’elle les laisse participer à la planification des trajets et des horaires d’autobus scolaires. Le conflit est maintenant lié à l’administration. Enfin, un jour, plusieurs militantes mères de familles tentent de mettre sur pied un service communautaire de transport des enfants afin de ne plus dépendre des décisions de la commission scolaire qui, chaque année, laisse planer le doute quant à la survie du fameux trajet de transport d’écolier(e)s. La lutte est maintenant axée sur la création d’un service alternatif, c’est donc un conflit lié à l’approvisionnement en services urbains. Enfin, devant la pression et pour mettre fin au litige, la commission scolaire révise ses positions et décide de maintenir le trajet de transport scolaire. Soupir de soulagement chez les protagonistes.
Influences latérales, dans l’espace, d’un conflit urbain sur un autre…
Un mois plus tard, économies obligent, comme elle doit maintenir son trajet d’autobus d’écolier(e)s, la commission scolaire change la localisation de quelques arrêts le long du trajet. Un de ces arrêts est maintenant situé à une intersection routière très passante. Les parents, toujours satisfait(e)s du maintien du trajet, protestent et militent maintenant pour le déplacement du nouvel arrêt dont l’emplacement est jugé dangereux pour les enfants. La première bataille que ces parents ont livrée a donc eu des conséquences non intentionnelles, puisque ces protagonistes, bien qu’ayant gagné leur combat (ou parce qu’ils ont gagné ce combat, justement), se voient maintenant obligés d’en entreprendre un autre. Cette lutte s’engage alors à la fois sur le terrain de la sécurité (des enfants) et de la localisation de l’arrêt d’autobus. Les parents ont finalement gain de cause et le fameux arrêt est déplacé. Il sera dorénavant situé dans une rue plus calme, devant une maison et un terrain privés. Or, le propriétaire de cette maison est très mécontent de cette décision car, dit-il, les enfants piétinent son parterre, arrachent ses fleurs et s’assoient sur sa clôture. Il s’engage alors dans une partie de bras de fer avec la commission scolaire afin que soit déplacé l’objet du litige. Les parents restent vigilant(e)s car, bien qu’ils disent compatir avec le propriétaire du terrain sur le devant duquel est situé l’arrêt d’autobus scolaire, ils ne veulent pas que celui-ci soit déplacé une autre fois ou, encore, que le trajet carrément disparaisse pour cause de conflit. Ce conflit, dérivé d’un autre, s’inscrit dans une double optique de protection (du bien du propriétaire et du trajet d’autobus) et de localisation (de l’arrêt d’autobus). Le propriétaire, appuyé par de nombreux voisins, accentue les pressions et multiplie les démarches afin que cet arrêt d’autobus soit déplacé. Il affirme comprendre les parents quant à la sécurité de leurs enfants, mais ne veut plus que son bien soit dégradé par ces enfants. Le conflit reste alors axé sur la protection. En outre, les résidant(e)s de la rue trouvent que le passage de l’autobus matin et soir sape leur qualité de vie. Ils exigent que le trajet soit dévié sur une autre rue. Les protagonistes luttent ainsi pour la protection de leur qualité de vie et contre la localisation du trajet d’autobus. Cette histoire aura-t-elle une fin? Voici donc comment un conflit passe d’une catégorie à une autre, comment il peut revêtir plusieurs costumes, les influences qu’il peut exercer sur un phénomène similaire et la filiation qui peut exister entre deux ou plusieurs conflits urbains.
La question qui se pose ici est d’une importance cruciale : comment est analysée la mouvance, le caractère relationnel de cette typologie? La réponse à cette question réside dans la codification et la structuration des liens dans un modèle relationnel de données (figure 1). Avec un tel modèle, il est possible de suivre l’évolution spatio-temporelle des conflits. Ce modèle permet de considérer chacun de ceux-ci comme un élément participant d’une dynamique sociale plus vaste, « comme autant de moments qui, mis en séquence, forment, constituent et structurent les catégories sociales qui composent la société urbaine et produisent son cadre bâti, celui-ci et celle-là, devenant, à mesure et sans arrêt, les contextes des actions individuelles et collectives » (Villeneuve et Côté, 1994 : 399). Le modèle relationnel de données saisit bien le processus transcalaire que constitue l’interface entre un conflit urbain et la structuration socio-spatiale de l’espace géographique.
La figure 1 présente une version du modèle épurée de toute grammaire et syntaxe informatiques afin d’en faciliter la compréhension. Les rectangles représentent deux types de tables, (1) celles qui contiennent les variables et (2) celles qui ont pour fonction de joindre certaines tables entre elles. En effet, ces tables sont reliées entre elles, elles entretiennent des relations, d’où l’appellation « modèle relationnel » de données ou « base de données relationnelle ». La table contenant les informations de base sur les articles de journaux a été mise en évidence par un contour plus accentué, dans le but de souligner que les articles sont la source même des données. À chacun de ces articles correspondent diverses variables. Le niveau de désagrégation des données est donc très élevé, leur granularité étant journalière. En ce qui concerne les variables relevées, elles sont extrêmement nombreuses et le but de la présente étude n’étant pas d’en faire une énumération longue et fastidieuse, nous nous contenterons d’en citer quelques-unes, dont : la date de chacun des articles (ce qui nous renseigne sur la durée du conflit, entre autres), le nom de la localisation du conflit (ce qui permet de voir si le conflit se déplace), les enjeux véhiculés par les intervenants (ou acteurs des conflits), les actions prises par ces intervenants, l’issue du conflit, la présence de femmes dans le conflit, et, bien entendu, le type de conflit. Ce modèle relationnel de données permet ainsi de suivre en détails l’activité conflictuelle et de savoir qui fait quoi, véhicule quels enjeux, dans quel conflit et comment celui-ci se termine.
Enfin, il faut souligner que les six catégories composant la typologie présentée traduisent des rapports sociaux de pouvoir. En effet, les catégories 1- approvisionnement, 2- accès, 3- administration, 4 – protection et préservation (sauf la partie sécurité) et 6- localisation concernent un rapport social de pouvoir dont l’objet est composé des diverses étapes de la constitution et de l’évolution de l’environnement urbain. La partie sécurité du type 4 et le type 5 (identité politique et culturelle) concernent, quant à eux, un rapport social de pouvoir où l’enjeu se situe dans le rapport lui-même, qui peut être médiatisé par l’environnement urbain. Les travaux de Valentine (1989) montrent bien, en effet, que cet environnement peut jouer un rôle crucial dans la notion de sécurité. Ainsi, pour certains groupes sociaux spécifiques, telles les femmes, qui fréquentent les espaces publics des villes, le sentiment de sécurité donné par des aménagements urbains adéquats est aussi important que la notion même de sécurité (Martel, 1999; Ville de Québec, 1999; Paquin, 2001). Alors, pourquoi ne pas avoir fait de la partie sécurité du type 4 un type en lui-même? En fait, il est extrêmement rare que, dans le discours des protagonistes engagés dans les conflits, la question de la sécurité soit dissociée de celle de la protection. Par exemple, des citoyen(ne)s qui s’opposent à l’ouverture d’une maison de rééducation pour jeunes délinquant(e)s pour des raisons de sécurité évoqueront aussi la protection du quartier, de la tranquillité, de la qualité de vie, etc. Une distinction plus fine entre les éléments composant le type 4 pourra s’effectuer lors de l’analyse des enjeux invoqués par les protagonistes impliqués dans les conflits urbains. Et, bien que connexe à la question des types, celle des enjeux est un tout autre point qui ne sera pas développé ici.
Conclusion
L’étude des conflits urbains n’est certes pas une entreprise nouvelle. Depuis leur efflorescence, en effet, l’intérêt des scientifiques pour ce type d’événements a fait naître un vaste et prolifique champ de recherches. Par conséquent, les études effectuées sur les conflits urbains ne sont pas toutes réalisées selon les mêmes approches et avec les mêmes outils. Pour Rucht et al. (1999), qui ont analysé les recherches passées, trop peu de chercheur(e)s effectuent leurs études en tenant compte des travaux antérieurs. Si, d’une part, la multiplication des méthodologies utilisées enrichit le domaine de recherches, d’autre part, il devient presque impossible d’établir un degré de standardisation suffisant entre les recherches afin d’obtenir une vue globalisante du phénomène étudié. Une meilleure communication et une plus grande coopération entre les chercheur(e)s dont l’objet d’étude est composé d’événements conflictuels devrait créer un climat permettant le partage d’outils et d’expertise technique, de même que la production de données plus facilement comparables dans le temps et l’espace (Rucht et al., 1999).
La typologie que nous avons présentée a été créée à partir de la notion plus large de « conflit urbain » plutôt que de la notion de « mouvement social ». Peut-être permettra-t-elle de faciliter l’étude de ces conflits urbains non plus seulement perçus comme émanant des mouvements sociaux, mais comme des actions publiques, collectives ou non, et pouvant être entreprises par une gamme diversifiée d’acteurs et d’actrices, que ce soit des citoyen(ne)s seul(e)s ou en groupe, des organismes communautaires ou sociaux ou, encore, les différentes agences et instances gouvernementales. Les typologies sont des outils qui permettent de caractériser le réel. Elles doivent être assez souples pour ne pas imposer trop de rigidité sur ce réel qui est d’abord processus et mouvement. L’espoir réside en ce que la typologie présentée, avec ses catégories souples et perméables, puisse rendre intelligible la réalité des conflits urbains, sans perdre l’idée, toutefois, que « la façon dont nous voyons les choses détermine ce que nous voyons » (Hodge, 1995).
Finalement, les fondements mêmes de la typologie proposée pourraient être remis en question. En effet, il est vrai que cette classification des conflits urbains a été construite à l’aide d’outils conceptuels, dont des typologies des mouvements sociaux urbains (Castells, 1983; Pickvance, 1985). Cependant, il faut noter que la classification des différents types d’activisme urbain féminin (Wekerle et Peake, 1996), quant à elle, n’est pas une classification propre aux mouvements sociaux, mais plutôt une typologie que les chercheurs ont développée en contextualisant les activités des femmes dans le cadre d’action des nouveaux mouvements sociaux. Cette différence, bien que subtile, n’en est pas moins importante. De plus, la typologie développée dans le cadre de cette recherche est aussi le fruit de la lecture de 3680 articles relatant des événements conflictuels ayant effectivement eu lieu dans la région urbaine de Québec et mettant en scène une gamme extrêmement diversifiée d’acteurs. Elle a donc été éprouvée et semble bien coller à la réalité. Il est entendu, cependant, que rien n’est immuable. L’analogie entre les types de conflits et les types de mouvements sociaux urbains n’est peut-être que le symptôme du chevauchement conceptuel qui s’opère, en sciences sociales, entre ces objets d’analyse, dans leur circonscription, définition et description, ce que traduit assez bien le flou dans lequel baignent les concepts de mouvements sociaux, de mouvements sociaux urbains, de nouveaux mouvements sociaux, de mouvements de protestation urbains et de luttes urbaines et ce, dans un important corpus de recherches.
Appendices
Remerciements
Le modèle original présenté à la figure 1 est l’oeuvre de Marius Thériault, professeur-chercheur au Département d’aménagement de l’Université Laval. Sans son appui essentiel, la base de données sur les conflits urbains n’aurait jamais été aussi fonctionnelle et prometteuse. L’auteure remercie également Mathieu Pelletier pour son excellent travail dans la constitution de la base de données qui sous-tend la typlogie présentée ici. Elle tient également à adresser ses remerciements au Fonds Québécois de la Recherche sur la Nature et les Technologies (anciennement le Fonds FCAR) pour son support financier.
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