À l’occasion de la dernière rentrée judiciaire, la juge en chef du Québec, l’honorable Manon Savard, s’exprimait dans des termes familiers. Année après année, les juges en chef mentionnent la révolution technologique qui chamboule les tribunaux, décrient le manque de financement de l’appareil judiciaire et ses conséquences sur les justiciables et concluent avec une timide confiance en l’avenir, mus par leur adhésion au principe fondamental d’accès à la justice. Dans son diagnostic annuel, la juge Savard soulevait pour la première fois un facteur additionnel pour expliquer l’encombrement et la lenteur des tribunaux : « le recours plus fréquent aux tribunaux pour débattre de questions sociétales ». Ce constat pertinent s’inscrit dans la foulée d’importantes décisions récentes des tribunaux québécois se prononçant sur la portée et les limites du pouvoir de l’État – que l’on pense à la contestation de la constitutionnalité de la Loi sur la laïcité de l’État, aussi connue sous l’appellation « Loi 21 », la décision infirmant certains pouvoirs policiers vu leur utilisation racialisée, celle infirmant le système de comparution téléphonique par les prévenus ou encore celle concluant que le temps est venu de modifier le cadre d’analyse constitutionnel s’appliquant au droit autochtone. À la lecture de ces décisions, le citoyen profane se verrait sans doute rassuré de l’indépendance de la magistrature et sa disposition à contrôler rigoureusement les actions de l’État. Il conclurait probablement aussi que ses concitoyens n’hésitent pas à contester les décisions de l’État et à se plaindre de la violation de leurs droits. C’est précisément à ce phénomène que s’intéresse le professeur Geoffrey Grandjean dans sa monographie Pour une commune justice. Le professeur Grandjean y souligne le rôle croissant de la magistrature en société et la propension contemporaine des citoyens et des gouvernements à recourir aux tribunaux pour trancher des différends aux ramifications délicates et importantes. Il s’attarde plus particulièrement aux juges des cours suprêmes, qui – selon lui – exercent un pouvoir aux conséquences singulières. La plupart des exemples sont issus de la Belgique, où le professeur Grandjean enseigne, et de l’Union européenne. La monographie se décline en quatre chapitres, dont j’esquisse maintenant les grands traits. Le premier chapitre traite du caractère politique de la fonction des juges, que l’auteur définit comme l’exercice d’une contrainte légitime à portée collective. Seul le pouvoir politique est de nature à susciter une adhésion volontaire des citoyens et s’articule autour d’intérêts et d’aspirations collectifs. Le professeur Grandjean explique le rôle accru des juges en société par la juridicisation, soit le rôle croissant du droit et des juristes, et la judiciarisation, soit la déférence aux juges pour traiter de nombreux enjeux sociaux et politiques. Ce dernier phénomène a pour effet de dépolitiser certaines questions. La juridicisation et la judiciarisation contribuent à une « culture du droit » (p. 23), dans le cadre de laquelle les citoyens sont encouragés à contester les actions et les décisions de l’État. Le second chapitre présente les contraintes exercées par les juges. Le professeur Grandjean en identifie trois : la production de normes, l’arbitrage de valeurs morales et la pérennisation du système politique. Premièrement, les juges produisent des normes, qui découlent de leurs décisions contraignantes. Ce faisant, ils contribuent significativement à la mise en oeuvre de politiques publiques. C’est principalement par le processus d’interprétation que les juges sont appelés à produire le droit. Le professeur Grandjean souligne que l’appareil politique choisit parfois de déférer certaines questions épineuses à la magistrature, afin de les dépolitiser. Il illustre ce phénomène par un exemple relatif aux droits linguistiques issu de la Belgique. Deuxièmement, les juges sont appelés à arbitrer des valeurs morales. Ils …
Geoffrey Grandjean, Pour une commune justice, Bruxelles, Éditions du Centre d’action laïque, 2022, 96 p., ISBN : 978-2-87504-043-5.
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Phil Lord
Université de Moncton
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