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L’expression « bondage et discipline, domination et soumission, sadisme et masochisme », présentée sous la forme du sigle « BDSM », fait référence à un ensemble de pratiques, souvent sexuelles, mettant en interrelation le plaisir et la douleur ainsi que, et même surtout, des jeux de rôle basés sur les dynamiques de pouvoir[1]. La douleur n’est qu’un outil parmi d’autres pour établir et maintenir le jeu de pouvoir entre les participants[2]. Les principes sous-jacents à ces pratiques sont le consentement, la sécurité et le caractère sain[3]. La communauté BDSM met beaucoup l’accent sur l’importance du consentement[4], par des discussions préalables sur les pratiques entendues, sur les limites de chacun, ainsi que par la mise en place de précautions qui permettent de mettre fin au jeu sexuel, principalement par un mot de code qu’un partenaire peut prononcer pour ralentir ou arrêter complètement la pratique. De cette manière, le consentement peut être retiré à tout moment, et la personne en état de soumission conserve le contrôle sur la situation en tout temps[5]. Une alarme silencieuse peut également être prévue, c’est-à-dire qu’une tierce personne est prévenue de la pratique et de l’heure de fin de celle-ci. Elle doit intervenir si elle n’a pas de nouvelles du participant à l’heure convenue, pour lui faire savoir que tout va bien[6].

Dans cette culture, la sécurité est assurée par un certain nombre de précautions, dont celle de ne pas entreprendre la pratique en état d’intoxication et de ne jamais laisser seule une personne ligotée. À cet égard, la personne en état de domination est responsable du bien-être de la personne en état de soumission. Comme l’exprime le juge Provost de la Cour du Québec :

  • L’activité BDSM est donc un jeu, un jeu sexuel, un jeu violent et un jeu dangereux qui implique la participation d’au moins deux personnes.

    Dans ce contexte, le devoir des partenaires de se soucier et de se préoccuper de leur vie et de leur sécurité mutuelle est important et il passe non seulement par le respect de règles élémentaires de sécurité comme l’utilisation de mots de code et le maintien d’une présence permanente, mais aussi par le respect des règles de prudence de la personne raisonnable[7].

Différents moyens de transmission du savoir, notamment quant aux façons les plus sécuritaires d’utiliser certains accessoires, sont transmis de partenaire en partenaire, par le truchement de littérature, de sites ou au sein de clubs. Des pratiques plus risquées, comme celles limitant la respiration, sont acceptées par un cercle plus restreint de personnes.

Le BDSM vise principalement le plaisir sexuel. Il est pratiqué par des personnes de toutes les orientations sexuelles, que ce soit en couple ou en groupe. Autrefois perçu comme un trouble mental, la façon dont le sadisme et le masochisme sont considérés dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), manuel diagnostique des troubles mentaux, a beaucoup évolué dans les dernières années[8]. De plus en plus présent dans la culture populaire, le BDSM a notamment été diffusé par la trilogie Fifty Shades of Grey. Une proportion importante des adultes entretiennent des fantasmes relatifs à ce type de comportements[9], qui regroupe une très grande variété de pratiques sexuelles, lesquelles se reflètent d’ailleurs dans la pornographie.

Le BDSM est fondamental pour plusieurs personnes qui le pratiquent. Il peut former non seulement leur identité sexuelle, mais aussi leur identité tout court :

  • While I grew up feeling different and very alone, I never knew there was anything specific missing from my life until I found SM. Then, a void I never knew existed was filled, and I cannot imagine returning to a life without it. SM is more than just a sexual activity ; it is a part of who I am[10].

Donc, dans le présent texte, lorsque nous référerons à des cas de BDSM, nous ferons référence à des pratiques sexuelles auxquelles tous les partenaires ont consenti spécifiquement. À tout le moins, en ce qui concerne la jurisprudence, nous référerons aux cas où la preuve d’activités sexuelles BDSM n’est pas contredite. Si la victime n’a pas consenti, ce n’est pas du BDSM, mais une agression sexuelle sauvage. Cette distinction est fondamentale. Notre texte n’a donc pas vocation à analyser les nombreux cas d’accusations d’agression sexuelle basées sur des versions contradictoires, où l’accusé prétend que la victime a consenti à l’infliction de lésions corporelles (ou à l’activité BDSM), alors qu’elle prétend l’inverse. Nous évacuons de ce fait les cas où la défense est basée sur la croyance honnête mais erronée à la communication du consentement, que ce soit à cause de pratiques antérieures brutales ou pour d’autres raisons. Des auteures canadiennes ont récemment démontré dans quelle mesure une défense basée sur les pratiques sexuelles brutales est invoquée à tort et à travers en contexte d’agression sexuelle, au détriment des femmes victimes de cette violence non consentie[11]. Nous n’entendons pas faire une telle analyse, mais plutôt regarder de l’autre côté du miroir : qu’en est-il lorsqu’il y a véritablement consentement aux lésions corporelles ?

Le droit criminel actuel pose plusieurs limites aux comportements sexuels BDSM auxquels une personne peut consentir. Il ne reconnaît pas :

  1. la capacité à consentir à une activité sexuelle qui suivra une perte de conscience pratiquée dans un contexte d’asphyxie érotique[12] ;

  2. la possibilité que, dans le cadre d’un jeu de rôle, l’expression d’un « non » signifie en fait « oui » ;

  3. la capacité d’une personne à consentir à la mort[13] ou à l’infliction de lésions corporelles[14] à des fins sexuelles.

Dans le cadre de notre texte, nous nous concentrerons sur ce tout dernier cas de figure, soit l’incapacité à consentir à une pratique sexuelle qui implique des lésions corporelles infligées intentionnellement. Nous analyserons le raisonnement judiciaire ayant mené à cette règle, pour ensuite analyser les valeurs principales en jeu dans la réflexion relative à la criminalisation de ces comportements : celles du plaisir sexuel et de la dignité humaine. Dans le cadre d’une pratique sexuelle consensuelle BDSM, dans quelle mesure la dignité de la personne peut-elle fonder la criminalisation de l’infliction de lésions corporelles ? Cette question nous propulsera au coeur de la notion de consentement en matière sexuelle, à savoir son étendue, son rôle clé, ses limites et la valeur avancée pour remplacer le consentement comme fondement de la criminalisation. Il s’agit d’une réflexion portant sur les valeurs qui justifient la criminalisation d’un comportement sexuel consentant. La lutte contre l’exploitation sexuelle n’est pas considérée comme enjeu ici, puisque nous focalisons sur les comportements consensuels.

L’absence de consentement est la pierre angulaire de la criminalisation des agressions sexuelles. L’incapacité à consentir, en raison de l’âge de la victime, est le fondement des crimes sexuels commis envers les enfants. Ainsi, le consentement trace une ligne de démarcation importante entre les comportements sexuels criminels et ceux qui ne le sont pas. Si l’absence de consentement réel rend forcément l’activité sexuelle criminelle, l’inverse n’est pas toujours vrai. La frontière n’est pas parfaitement étanche, car certains comportements consensuels sont néanmoins criminalisés : outre certains comportements BDSM, citons l’inceste entre adultes consentants[15] et l’achat de services sexuels. Nous nous intéresserons dans notre texte à l’infliction de lésions corporelles en contexte sexuel, en analysant les considérations autres que l’absence de consentement, qui sont avancées pour justifier la criminalisation de ces comportements.

En ayant en tête ces différentes conceptions, nous présenterons tout d’abord le régime juridique applicable à la criminalisation des pratiques sexuelles impliquant l’infliction de lésions corporelles, avant d’analyser les enjeux que pose la (dé)criminalisation de ces pratiques. Notre démarche se fonde sur les valeurs sous-jacentes au droit. Nous raisonnons à partir du postulat qu’il y a réellement eu consentement. Cela nous amènera à identifier les valeurs qui fondent la criminalisation actuelle et leurs limites dans ces cas. L’impossibilité de consentir aux lésions corporelles en contexte sexuel nous amènera à identifier la valeur sociale limitée attribuée au plaisir sexuel, surtout pour les sexualités minoritaires, ainsi que le fondement alternatif à l’absence de consentement, qui peut justifier la criminalisation d’une activité sexuelle, soit le principe de dignité humaine, que nous aborderons dans une optique critique.

1 La criminalisation des activités sexuelles de type BDSM impliquant des lésions corporelles intentionnelles

Lorsque deux personnes se livrent à des activités sexuelles consentantes dans leur intimité, fussent-elles BDSM, les autorités n’en sont généralement pas informées. La même logique s’applique d’ailleurs aux activités sexuelles de groupe. Si toutes les personnes impliquées sont consentantes, aucune ne portera plainte, et le droit criminel ne sera donc pas mobilisé. Aucune jurisprudence n’émanera de ce type de cas, et il s’agira d’un angle mort de la jurisprudence en matière sexuelle. Ce ne sera que dans des contextes précis où d’autres personnes apprennent que de telles activités ont eu lieu que des poursuites peuvent être envisagées. Par exemple, une mère a porté plainte après avoir constaté d’importantes coupures faites à la lame de rasoir sur le corps de sa fille adolescente[16]. Au Royaume-Uni, dans le célèbre arrêt R. v. Brown[17], la police a, par hasard, mis la main sur des vidéos d’hommes se livrant à des activités BDSM de groupe. Ainsi, des accusations ont été déposées en l’absence de toute plainte et ont mené à des déclarations de culpabilité pour des comportements sexuels consensuels, ce qui a mené à une décision très controversée.

Compte tenu du caractère privé de la sexualité, il faut donc être conscient du fait que la jurisprudence reflète très mal la pratique du BDSM : « Canadian case law sees women going to the police alleging violent sexual assaults, while their partners are raising the defence of consensual BDSM. In other words, the issue in all of the Canadian sexual assault cases is not the legal question : can they consent to BDSM? It is the factual question : did they consent to BDSM[18]? »

Cette jurisprudence est basée principalement sur l’agression sexuelle, mais réfère aussi à d’autres infractions. Quelques infractions du Code criminel font spécifiquement référence à l’imagerie BDSM ou sont susceptibles de s’appliquer dans ces cas : la prostitution, l’obscénité et l’indécence.

Certaines personnes cherchent à satisfaire leurs fantasmes BDSM dans le contexte de la prostitution[19]. Rappelons que Mme Terri Jean Bedford, qui a contesté la constitutionnalité des anciennes dispositions du Code criminel relatives à la prostitution jusqu’en Cour suprême du Canada[20], était une dominatrice, offrant des services BDSM. Elle s’affichait d’ailleurs fièrement ainsi, vêtue de cuir noir et armée de sa cravache devant les tribunaux. Elle était poursuivie pour avoir tenu une maison de débauche, soit la Maison érotique de Madame de Sade, où elle offrait des séances thématiques, impliquant notamment des services de bondage et de flagellation. Elle prétendait qu’il ne s’agissait pas d’une maison de débauche basée sur la prostitution, parce qu’aucun service sexuel n’était rendu[21]. L’invalidation des articles du Code criminel qui fondaient la poursuite a mis fin à l’affaire. Le législateur a par la suite adopté un nouveau régime, selon l’approche dite nordique, qui criminalise l’achat des services sexuels[22].

Les activités BDSM causant des lésions corporelles et l’achat de services sexuels ont en commun le fait qu’ils sont criminalisés au Canada, même s’il s’agit d’activités sexuelles consentantes. La logique qui sous-tend ce choix est l’idée qu’il s’agit de « pratiques dégradantes et déshumanisantes[23] », basées sur l’exploitation, qu’il faut donc interdire pour des considérations d’ordre public. Ce jugement de valeur sur ces pratiques sexuelles amène à remettre en question la validité du consentement, car le législateur et les tribunaux considèrent qu’une personne « normale » n’y consentirait pas.

Les activités BDSM sont également reliées aux infractions relatives à l’obscénité, laquelle est définie par le Code criminel comme « toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, savoir : le crime, l’horreur, la cruauté et la violence[24] ». Dans l’arrêt R. c. Butler, la Cour suprême a déterminé que la représentation de sexualité explicite accompagnée de violence constituera presque toujours une exploitation indue des choses sexuelles, le critère du seuil de tolérance de la société, basé sur le degré de préjudice, étant atteint[25]. Ainsi, la représentation d’activités BDSM sera souvent considérée comme obscène, donc criminelle[26].

Les dispositions du Code criminel relatives à l’indécence étaient reliées aux pratiques BDSM, en ce qu’elles interdisaient les maisons de débauche, qui étaient définies notamment comme des lieux où se déroulaient des actes d’indécence, ce qui pouvait autrefois viser des clubs ou des lieux de rencontre BDSM. Depuis la nouvelle interprétation retenue dans l’arrêt R. c. Labaye[27], mais surtout depuis l’abrogation de ces dispositions en 2019[28], le simple fait de tenir un tel lieu ou de s’y trouver n’amène plus de sanction criminelle.

1.1 L’importance du consentement sexuel

Le cadre juridique basé sur le consentement, propre aux agressions sexuelles, a été établi suite aux revendications d’auteures féministes. Cependant, celles-ci sont déchirées par leur opinion du BDSM, les différentes conceptions de l’intérêt des femmes à cet égard étant reflétées par autant de théories féministes[29]. Les féministes dites radicales sont opposées au BDSM[30], jugeant qu’il reproduit la domination homme/femme et que le consentement dans ce contexte ne peut pas être réel[31]. Il s’agit de la conception retenue par la Cour suprême dans l’arrêt Butler pour valider la criminalisation des infractions basées sur l’obscénité. Elle peut être opposée à une autre conception féministe, basée sur l’agentivité, selon laquelle les femmes doivent avoir la liberté d’exprimer leur sexualité dans toutes leurs dimensions ou sous toutes leurs formes. Bien que minoritaire, cette conception reflète davantage la diversité des sexualités féminines, qui inclut le rôle de dominatrice et la sexualité BDSM lesbienne[32] : « S/M is hard for feminists, as it is unclear whether it promotes sexual agency or promotes sexual exploitation or both. In practice, whether S/M is an exercise of individual autonomy or social coercion is far more dependent on the particulars of the situation[33]. »

Une part importante de la jurisprudence en matière de BDSM porte sur un type ou un autre d’agression sexuelle[34]. L’agression sexuelle est une forme d’agression (ou, autrement dit, de voies de fait[35]) qui, de plus, se déroule dans un contexte sexuel. L’élément clé qui permet de distinguer l’agression sexuelle d’une autre forme d’attouchement ou de relation sexuelle est l’absence de consentement de la victime. Cette absence de consentement s’analyse de manière subjective, c’est-à-dire en s’intéressant à ce qui s’est passé dans la tête de la victime au moment des faits. Si, en son for intérieur, elle ne consentait pas, l’élément matériel est consommé[36]. Il importe peu de savoir si elle a communiqué son absence de consentement par des paroles ou par des gestes : il n’est pas nécessaire qu’elle ait dit non ni qu’elle se soit débattue. Sans oui, c’est non. La victime doit avoir communiqué positivement son consentement pour que l’accusé puisse invoquer une défense de croyance erronée au consentement manifesté[37]. L’accusé sera trouvé coupable des attouchements non consentis s’il savait, s’est aveuglé volontairement ou a été insouciant par rapport au fait que la victime ne consentait pas.

L’accusé doit prendre toutes les mesures raisonnables pour s’assurer du consentement de sa ou de son partenaire avant d’entreprendre une activité sexuelle[38]. Cette exigence de raisonnabilité repose sur les épaules de l’accusé : en aucun temps, la raisonnabilité du consentement de sa ou de son partenaire ne devra être analysée. Il s’agit d’un mécanisme permettant de s’assurer du consentement et non d’un jugement de valeur sur le caractère désirable de l’accusé ou de la nature du comportement sexuel qu’il propose.

Ce consentement consiste en l’« accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle[39] ». Il ne se considère pas dans l’abstrait, mais doit plutôt viser l’acte sexuel précis qui sera entrepris[40]. Il doit être valide et donné par une personne capable de le faire, compte tenu notamment de son âge[41], de son degré d’intoxication[42] et du fait qu’elle est consciente ou non[43].

Le consentement doit être exprimé de façon concomitante avec l’activité sexuelle. Il ne peut être donné à l’avance, et doit toujours pouvoir être retiré. L’arrêt de principe au sujet de cette nécessaire concomitance du consentement avec l’activité sexuelle, soit l’arrêt R. c. J.A., est une affaire d’asphyxie érotique. La question en litige était de savoir si une personne peut validement consentir à des actes sexuels avant d’être rendue inconsciente. Dans un arrêt partagé et controversé, la majorité de la Cour suprême a décidé que non : « [c]’est pour prévenir l’exploitation sexuelle des hommes et des femmes et pour assurer aux personnes qui se livrent à une activité sexuelle la possibilité de demander à leur partenaire de cesser à tout moment que le législateur requiert un consentement conscient de tous les instants[44] ».

Plusieurs auteurs ont critiqué cet arrêt, insistant sur le fait que certaines pratiques sexuelles dans des moments d’inconscience peuvent être désirées[45]. Une personne peut souhaiter que son partenaire la réveille avec des caresses, par exemple. Il est irréaliste de considérer un époux qui embrasse sa conjointe endormie comme un agresseur sexuel. La Cour suprême a choisi d’embrasser trop pour être certaine d’attraper les cas d’exploitation sexuelle. Ce faisant, elle limite la liberté sexuelle. L’arrêt vient donc rendre criminelles toutes pratiques sexuelles avec un partenaire inconscient. Selon la professeure Craig, établir des limites au consentement en se basant sur la nature de la pratique sexuelle menace les intérêts des femmes et des minorités sexuelles[46].

Le législateur fédéral a codifié l’arrêt J.A. en ajoutant l’alinéa a.1 au paragraphe 2 de l’article 273.1 du Code criminel, qui précise qu’une personne inconsciente ne peut consentir à une activité sexuelle, et le paragraphe 1.1 à l’article 273.1 du même code, qui prévoit que « [l]e consentement doit être concomitant à l’activité sexuelle[47] ».

À défaut de pouvoir, dans notre texte, développer toutes les circonstances dans lesquelles le consentement est vicié, notamment par la fraude[48], compte tenu du sujet, nous nous intéresserons à la façon dont la violence peut vicier le consentement.

1.2 Comment les tribunaux ont décidé que la violence viciait le consentement

La jurisprudence relative à l’impossibilité de consentir, pour des considérations d’ordre public, à l’infliction de lésions corporelles, s’est développée d’abord dans le contexte des voies de fait, avant d’être appliquée en matière sexuelle.

1.2.1 En contexte de voies de fait

Dans l’arrêt R. c. Jobidon, la Cour suprême a été appelée à se prononcer sur la question de savoir si l’absence de consentement était un élément essentiel de l’infraction de voies de fait lorsque des lésions corporelles sont intentionnellement infligées au cours d’une bataille à coups de poing. Autrement dit, la common law prévoit-elle des limites au consentement dans ce contexte ? M. Jobidon avait été impliqué dans une bataille avec un autre homme, à la sortie d’un bar, et les coups de poing qu’il lui avait assénés à la tête avaient causé le décès de la victime. L’accusé, qui faisait face à un chef d’accusation d’homicide involontaire coupable, plaidait que le consentement de la victime à la bataille écartait toute responsabilité criminelle, parce que l’article 265 du Code criminel prévoit spécifiquement que des voies de fait constituent l’utilisation de la force sans le consentement de la victime. La poursuite plaidait au contraire que la common law invalidait le consentement dans ce cas.

Après avoir fait un très long historique de la common law anglaise et canadienne, la Cour suprême a déterminé que « la balance penche plutôt fortement contre la validité du consentement à se faire infliger des lésions corporelles au cours d’une bagarre[49] ». Selon la Cour suprême, des considérations de principe appuient cette conclusion. L’inutilité des bagarres à coups de poing, l’absence d’intérêt public à ce que des adultes se blessent mutuellement et le caractère sacré du corps humain sont autant de raisons mentionnées[50]. La Cour suprême conclut à « l’annulation du consentement entre adultes à l’utilisation intentionnelle de la force pour s’infliger mutuellement des blessures graves ou de sérieuses lésions corporelles au cours d’une rixe ou d’une bagarre à coups de poing[51] ». La Cour suprême précise que cela évitera l’invalidation du consentement pour de légères blessures ou des lésions corporelles mineures puisque le standard est l’infliction de lésions corporelles telles que définies au Code criminel. Cette tentative de précision amène plutôt de la confusion puisqu’il n’est aucunement question dans la définition du Code criminel de blessures graves ou sérieuses[52]. Aussi, tant dans la formulation de la question en litige que tout au long de l’arrêt, il n’est pas question de lésions graves, mais de lésions corporelles tout court.

Ainsi l’arrêt Jobidon laissait-il flotter une certaine confusion sur le degré de lésion corporelle requis pour l’invalidation du consentement dans ce contexte. De plus, des enjeux de traduction semblent avoir complexifié la situation, puisque des termes anglais ne sont pas toujours assortis aux mêmes termes français[53]. Malgré certaines hésitations, la question semble réglée dans la jurisprudence subséquente, qui a clarifié que l’arrêt Jobidon signifiait que, pour que le consentement soit vicié, il faut que des lésions corporelles graves soient voulues et causées[54].

Dans l’arrêt Jobidon, la Cour suprême précise également que certaines exceptions s’appliquent. Ainsi, elle mentionne trois contextes dans lesquels l’infliction de lésions corporelles a une utilité sociale. Il s’agit des activités sportives violentes, des traitements ou des chirurgies et des acrobaties dangereuses réalisées par des cascadeurs[55]. Dans ces trois cas, les considérations de principe basé sur l’ordre public ne sont pas applicables, donc la personne peut validement consentir aux lésions corporelles.

1.2.2 En contexte sexuel

Il est intéressant d’analyser dans quelle mesure ce raisonnement peut s’appliquer aux activités sexuelles BDSM, dans le contexte de l’agression sexuelle causant des lésions corporelles (art. 272 (1) (c) C.cr.). Le consentement est-il également vicié pour des considérations d’ordre public ou la recherche du plaisir sexuel a-t-elle une utilité sociale ? Les tribunaux, et en particulier la Cour d’appel de l’Ontario, ont développé une jurisprudence sur la mesure dans laquelle une personne peut validement consentir à des lésions corporelles en contexte sexuel[56].

S’appuyant à la fois sur l’arrêt Jobidon et sur l’arrêt anglais Brown, la Cour d’appel de l’Ontario estime que l’on ne peut validement consentir à des lésions corporelles en contexte sexuel. Notons que, dans les différentes affaires canadiennes qui constituent cette jurisprudence, il ne s’agit pas de cas de BDSM, qui impliqueraient un consentement mutuel, mais bien d’agressions sexuelles dans lesquelles l’accusé prétend que la victime consentait, alors que celle-ci affirme le contraire. Ce contexte n’est probablement pas étranger à la règle qui a été forgée, mais ne devrait pas nous empêcher de réfléchir à la manière dont devraient être traités des cas réellement consensuels. Il n’y a que quelques affaires dans lesquelles le consentement de la victime est vicié par les lésions corporelles[57].

Dans l’arrêt R. c. Zhao, qui est maintenant l’arrêt de principe en la matière, la Cour d’appel de l’Ontario a décidé que, pour les accusations d’agression sexuelle causant des lésions corporelles, le consentement à l’activité sexuelle est vicié pour des raisons d’intérêt public lorsque l’accusé a subjectivement l’intention de causer des lésions corporelles et a effectivement causé des lésions corporelles[58]. Cela ne signifie pas que toutes les lésions causées lors d’une relation sexuelle sont criminelles. Si des lésions corporelles non intentionnelles sont causées lors d’une relation sexuelle par ailleurs consentante, il n’y a pas de responsabilité criminelle[59]. On ne demande pas que les lésions corporelles aient un certain seuil de gravité comme dans le cas des batailles. Le consentement est donc plus facilement vicié en contexte sexuel que dans les cas de batailles à coups de poing.

Dans l’arrêt R. c. Barton, émanant de l’Alberta, tout le monde a tenu pour acquis que cette jurisprudence de la Cour d’appel de l’Ontario faisait autorité[60]. La Cour suprême a jusqu’à maintenant refusé de se prononcer sur la question[61].

Notons que les tribunaux canadiens ont déterminé qu’une lésion corporelle au sens du Code criminel incluait une lésion psychologique[62]. Les cas d’agression sexuelle dans lesquels une lésion existe sont donc nombreux. Il n’est pas nécessaire que la lésion corporelle cause une déficience fonctionnelle pour être considérée en tant que telle[63]. Le seuil n’est pas très élevé : des ecchymoses douloureuses, des éraflures, une lèvre fendue ou un cou endolori peuvent constituerdes lésions corporelles[64].

Si le consentement de la victime est évacué de l’analyse de la responsabilité pénale en cas de lésions corporelles et de mort, ce consentement peut néanmoins être pris en compte dans le processus de détermination de la peine afin d’infliger une peine plus clémente dans ce contexte[65]. Il n’en demeure pas moins que la personne est marquée au sceau de la criminalité.

2 Les valeurs avancées pour soutenir la décriminalisation et la criminalisation de l’infliction de lésions corporelles sexuelles

Tout d’abord, soulignons que la décision de criminaliser certaines pratiques sexuelles est importante et constitue un choix de société, basé sur des valeurs. Ainsi, la criminalisation de l’achat de services sexuels, de l’inceste ou de la bestialité, pour ne nommer que ceux-là, repose sur l’activité législative du Parlement du Canada. Il revient aux élus de faire ces grands choix. La criminalisation des activités BDSM, à tout le moins lorsqu’elles causent des lésions corporelles, repose non pas sur une disposition législative, mais sur l’interprétation jurisprudentielle. Pis encore, elle repose sur une interprétation jurisprudentielle qui va à l’encontre du libellé spécifique du Code criminel, qui exige l’absence de consentement pour que l’infraction soit consommée. Les juges minoritaires dans l’arrêt Jobidon remarquent d’ailleurs qu’ils n’ont pas le pouvoir d’aller à l’encontre du libellé de la loi, un enjeu qui mobilise le principe de légalité[66].

En matière de criminalisation d’infractions sexuelles, il faut trouver le difficile équilibre entre la protection contre les agressions sexuelles et la protection de l’autonomie sexuelle. Que tous, et en particulier les femmes et les minorités, puissent vivre positivement leur sexualité consensuelle, sans se voir imposer des comportements sexuels non désirés[67]. Cette ligne est habituellement tracée par le concept de consentement.

Notons tout d’abord que nous estimons que le consentement doit demeurer la ligne principale qui délimite la frontière entre les comportements sexuels permis ou non. Ainsi, la quasi-totalité du droit criminel canadien relatif aux crimes sexuels repose sur l’idée que les juges sont en mesure de distinguer les deux cas. Il ne devrait pas en être autrement en matière de BDSM. Autrement dit, il n’y a pas lieu de justifier la criminalisation d’activités consentantes par la peur qu’elles ne le soient pas, dans un cas de figure donné[68]. Le consentement n’est pas donné par le simple fait d’entretenir une relation BSDM : dans chaque cas de figure, les limites précises posées par la personne doivent être respectées[69]. D’un autre côté, le consentement n’est pas forcément absolu, car on ne peut pas consentir à la mort, même à des fins sexuelles, une règle qui n’est pas remise en question. Donc la question devient la suivante : « Est-ce que l’infliction de lésions corporelles simples doit être la ligne de démarcation ? » Cela révèle une tension entre deux valeurs en jeu, le plaisir sexuel et la dignité humaine.

Nous examinerons ces deux valeurs particulières qui sont en jeu dans la réflexion relative à la criminalisation d’activités sexuelles BDSM causant des lésions corporelles. La première, l’utilité sociale de la liberté sexuelle, pourrait soutenir la décriminalisation, alors que la seconde, la dignité humaine, est plutôt avancée au soutien de la criminalisation, avec les lacunes que cela implique.

2.1 La valeur sociale du plaisir sexuel et l’importance de la liberté sexuelle

Le simple fait qu’une pratique sexuelle consentante soit criminalisée bafoue la liberté sexuelle des personnes intéressées par cette pratique, et ce, indépendamment du fait que cela se reflète ou non dans la jurisprudence. La criminalisation peut brimer la liberté sexuelle de deux manières. Premièrement, elle peut dissuader une personne de se livrer à une pratique sexuelle, de peur des conséquences pénales qui s’ensuivraient. C’est d’ailleurs l’un des buts principaux du droit criminel, de dissuader, par l’imposition de peines, certaines conduites. Ou alors la personne peut décider de se livrer quand même à cette activité, mais le caractère criminel l’amènera alors dans la clandestinité, ce qui peut l’empêcher d’aller chercher de l’information préventive ou de l’aide lorsque nécessaire, par exemple sous la forme de soins médicaux. En ce sens, la criminalisation peut amener également une atteinte à la sécurité.

Cette atteinte à la liberté sexuelle se fait dans un contexte moraliste. La jurisprudence relative à l’impossibilité de consentir, en matière sexuelle, à l’infliction intentionnelle de lésions corporelles est fortement moraliste et dépeint une conception clairement négative du sadomasochisme. Les jugements de valeur sur ce type de sexualité ne sont pas voilés. Lord Templeman, dans l’arrêt Brown, écrit de but en blanc : « Pleasure derived from the infliction of pain is an evil thing[70]. » La jurisprudence fait également référence à des pratiques dégradantes, déshumanisantes, qui mettent en cause la dignité humaine. Dans l’arrêt R. c. Welch, la Cour d’appel de l’Ontario estime cela aussi, même s’il y avait eu consentement mutuel :

  • The consent of the complainant, assuming it was given, cannot detract from the inherently degrading and dehumanizing nature of the conduct. Although the law must recognize individual freedom and autonomy, when the activity in question involves pursuing sexual gratification by deliberately inflicting pain upon another that gives rise to bodily harm, then the personal interest of the individuals involved must yield to the more compelling societal interests which are challenged by such behaviour[71].

Toute cette jurisprudence repose sur l’idée que le BDSM n’a pas de valeur ni d’utilité sociale. La distinction liée au contexte sexuel n’est pas vraiment analysée : les juges tiennent pour acquis qu’il s’agit de la violence pour la violence, comme dans le cas d’une bataille à coups de poing.

Le discours de la Cour suprême relatif à l’épanouissement sexuel est généralement négatif, et l’importance qui y est accordée est moindre que d’autres valeurs.

La Cour suprême estime que les publications obscènes visent « l’épanouissement personnel, dans son aspect le moins digne, celui de la simple stimulation physique[72] ». En faisant référence à la simple stimulation physique, on comprend que la Cour suprême réfère à la pratique de la masturbation, donc une pratique qu’elle juge peu digne. Dans la même logique, au sujet de la protection de la liberté d’expression, la Cour suprême attribue une portée plus limitée à la liberté d’expression en contexte d’épanouissement sexuel, la nature lascive du matériel en atténuant la valeur constitutionnelle[73].

Au sujet de l’objectif de protéger l’autonomie sexuelle, la Cour suprême écrit : « [l]a création d’infractions d’agressions sexuelles en droit criminel vise à protéger l’autonomie sexuelle […] Toutefois, le droit reconnaît depuis longtemps l’existence de limites empêchant la société de réaliser complètement cet objectif au moyen de l’instrument grossier que constitue le droit criminel[74] », invitant, dans un autre contexte, à la modération et à éviter la surcriminalisation.

Or, la Cour suprême reconnaît d’autres contextes dans lesquels une personne peut consentir à l’infliction de lésions corporelles. Dans l’arrêt Jobidon, elle mentionne la chirurgie plastique, les sports et les cascades[75], mais on pourrait ajouter à cette liste le perçage[76], et probablement même la circoncision[77], qui ne sont pas forcément effectués par des personnes ayant une formation médicale. Ces finalités ont une utilité sociale, apparemment plus grande que la recherche du plaisir sexuel. Ce n’est pas tant la nature du préjudice ou la formation de la personne qui l’inflige qui détermine si le consentement est valide ou non, mais plutôt le fait que la société attribue une valeur à l’activité dans le cadre de laquelle elle est effectuée. Ainsi, une personne peut validement consentir à se faire percer le mamelon pour des raisons esthétiques, mais pas pour la gratification sexuelle que ce geste peut lui apporter[78].

Peut-on vraiment prétendre que les spectacles de cascadeurs professionnels ont plus de valeur sociale que l’épanouissement sexuel ? Comment cet aspect si fondamental de la vie humaine qu’est la sexualité peut-il être occulté ainsi de la discussion sur l’utilité sociale ? « Surely sexual pleasure is as important to the pursuit of self-fulfillment as is hockey ? Even in Canada[79]. » En fait, au-delà de la conception judéo-chrétienne de la sexualité basée sur le mariage et la procréation, le contexte dans lequel ces questions sont parvenues devant les tribunaux, soit la constitutionnalité de la criminalisation de la pornographie juvénile et les agressions sexuelles sauvages derrières lesquelles la défense maquillait certains arguments de BDSM, n’a pas aidé à reconnaître une valeur à la sexualité. Les tribunaux ont transposé le raisonnement basé sur l’inutilité sociale de la bataille à coups de poing du crime de voies de fait à celui d’agression sexuelle en focalisant sur un élément commun, soit la violence, mais sans considérer dans tous ses aspects l’importance du contexte sexuel. Les tribunaux ont considéré que, dans tous les cas où violence et sexualité allaient de pair, la violence était le but.

Or, dans les vrais cas de BDSM, l’infliction de lésions n’est pas le but, c’est le plaisir sexuel qui l’est[80]. Le droit criminel canadien ne reconnaît pas pleinement la valeur du plaisir sexuel et entretient une conception négative de la sexualité. La jurisprudence relative au vice de consentement par la lésion corporelle dépeint un jugement de valeur sur cette forme de sexualité et ressuscite le spectre de l’acceptabilité sociale d’une pratique sexuelle comme critère juridique. Par exemple, dans une affaire de scarification, la Cour provinciale de la Colombie-Britannique précise que, « [w]hile body piercing and tattooing are accepted in this society, disfigurement by way of scarification has not gained approval in Canadian society, even though access to the practices of the subculture is readily available even to adolescents[81] ».

L’approbation de la société canadienne fait écho à la norme de tolérance de la société, le critère mis en place par la Cour suprême dans l’arrêt Butler au sujet de l’obscénité[82]. Or, la Cour suprême a reconnu les limites de ce critère dans l’arrêt Labaye, en le remplaçant par le critère du préjudice fondé sur les valeurs reconnues par les lois fondamentales à l’échelle canadienne, dont le degré est incompatible avec le bon fonctionnement de la société[83]. Il s’agit d’un seuil particulièrement élevé, tant en ce qui concerne la nature du préjudice que son degré. Cet arrêt est considéré comme ayant créé un nouveau paradigme pour les crimes sexuels, lequel écarte la moralité[84].

Au sujet de l’application de ce critère en contexte BDSM, le professeur Tanovich écrit :

  • In thinking about whether the harm, in the S/M context, is incompatible with the proper functioning of society, recognition of the importance of tolerance and sexual autonomy, the private nature of the activity, the presence of real consent, as well as the nature of the harm caused are all relevant factors to take into account. The contested issue turns on what degree of harm should be deemed to trump autonomy, privacy and consent[85] ?

Selon la professeure Craig, l’approbation sociale d’une conduite sexuelle ne devrait pas être le critère, puisque cela est trop dangereux pour les minorités sexuelles[86]. La capacité à consentir à une activité sexuelle devrait reposer sur une évaluation du risque plutôt que sur un jugement moral, basé sur l’exploitation sexuelle. Elle estime que l’objectification sexuelle n’est pas forcément préjudiciable, car tout dépend du contexte[87].

La criminalisation des activités BDSM pose un enjeu majeur par rapport à la liberté et à l’autonomie sexuelles. En effet, l’autonomie sexuelle doit non seulement contenir une composante négative, soit celle de ne pas être forcé de se livrer à une activité sexuelle à laquelle on ne consent pas, mais également une composante positive, soit celle de se livrer à une activité consensuelle souhaitée[88]. Cette composante de l’autonomie personnelle qu’est le droit à la sexualité positive est vraisemblablement protégée par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés[89], à titre de sphère de choix personnelle fondamentale[90].

La juge Wilson a été la première à énoncer ce principe dans le contexte du droit à l’avortement :

  • [U]n aspect du respect de la dignité humaine sur lequel la Charte est fondée est le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l’État. Ce droit constitue une composante cruciale du droit à la liberté […] À mon avis, ce droit, bien interprété, confère à l’individu une marge d’autonomie dans la prise de décisions d’importance fondamentale pour sa personne[91].

Si la Constitution reconnaît le droit d’une personne de faire des choix de vie fondamentalement personnels sans intervention de l’État, comme celui de se marier ou d’établir son lieu de résidence[92], elle peut reconnaître celui de vivre dans une union BDSM ou de vivre une sexualité BDSM. Bien que cette forme de liberté ne vise pas toutes les questions privées, le critère nous semble applicable :

  • Je suis plutôt d’avis que l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles[93].

Dans l’arrêt R. c. Carter, se basant sur l’évolution de la société, la Cour suprême a reconnu que le caractère sacré de la vie devait céder le pas devant la liberté de la personne de faire des choix personnels, même celui impliquant la mort. De la même manière, elle doit maintenant reconnaître que le caractère sacré du corps humain, une valeur reconnue dans l’arrêt Jobidon, doit céder le pas à l’autonomie sexuelle, en contexte de lésions infligées de manière consensuelle.

Les arguments en faveur de la décriminalisation du BDSM, exprimés ainsi en droit américain, sont tout à fait applicables au contexte canadien :

  • Permitting a defense of consent in these cases is desirable because a significant percentage of the general population already believes that consent to assault mitigates culpability, SM is a legitimate form of sexual expression, prohibiting consent to SM is based on moral disapproval, and criminalizing private sexual behavior because of notions of morality was held unconstitutional[94].

Afin de nier le consentement dans ce contexte, les valeurs de liberté et d’autonomie sexuelles sont souvent mises en balance avec une certaine conception de la dignité humaine ou du caractère déshumanisant de ces pratiques, lesquelles sont avancées pour soutenir la criminalisation.

2.2 La dignité comme fondement alternatif à l’absence de consentement et les effets pervers que cela implique

La dignité est cette caractéristique inhérente à la personne, sur laquelle reposent son humanité et les droits qui en découlent. La Déclaration universelle des droits de l’homme s’ouvre par la constatation que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde[95] ». Elle empêche que la personne soit traitée comme une chose, vendue en esclavage ou soumise à la torture. Toutefois, en contexte BDSM, les dynamiques de domination et de soumission exploitent souvent des thèmes qui mobiliseraient la dignité humaine s’il ne s’agissait pas d’un jeu de rôle consensuel. Dans l’analyse des liens entre le BDSM et la dignité, cet aspect est souvent occulté : le consentement de la personne en position de soumission, qui peut mettre fin à la pratique à tout moment.

La Cour suprême a reconnu à de nombreuses reprises que la dignité faisait partie des valeurs fondamentales reconnues par la Constitution : « [l]’autonomie, la liberté, l’égalité et la dignité humaine comptent parmi ces valeurs[96] ». Ainsi, le respect de la dignité humaine est l’un des principes sur lesquels repose la société canadienne, bien qu’il ne soit pas un principe de justice fondamentale[97]. La dignité est une valeur qui fonde les droits et libertés de la personne, dont le droit à l’égalité[98], la liberté de conscience et de religion[99], ainsi que le droit protégé par l’article 7 de la Charte canadienne[100]. Dans le contexte de la justification d’une atteinte à un droit ou à une liberté garantie par la Charte canadienne, la Cour suprême écrit, dans le fameux arrêt R. c. Oakes :

  • Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société[101].

S’il est une caractéristique de la dignité sur laquelle tous s’entendent, c’est bien la difficulté à la définir[102] : son caractère flou, insaisissable, polysémique, voire fourre-tout. La Cour suprême a reconnu les difficultés à opérationnaliser cette notion dans le contexte de la protection contre la discrimination, puisqu’il s’agit d’une notion trop abstraite et subjective[103]. En effet, la dignité est un principe ou une valeur plus qu’une règle ou un droit distinct[104]. C’est une notion fortement morale[105].

Ce qui heurte la dignité humaine est donc subjectif et difficile à prouver. Il faut se méfier de l’argument à la fois facile et dangereux basé sur le fait qu’un comportement porte atteinte à la dignité humaine. Tout étant une question de point de vue, la mesure dans laquelle un comportement porte atteinte à la dignité humaine peut varier selon les perspectives :

  • But enduring pain or injury because you enjoy it is no more harmful to your dignity than enduring pain or injury because it is part of a contact sport that you are paid to participate in and because the harmful contact is considered intrinsic to the enjoyment of the game and the entertainment of its spectators. Indeed, the latter seems more harmful to dignity than the former[106].

Le lien entre le concept de dignité et les droits et libertés est complexe et parfois paradoxal. À tout le moins depuis la Seconde Guerre mondiale, le concept de dignité fonde la logique des droits et libertés. Malgré cela, en droit pénal, la dignité peut être mobilisée principalement de deux manières complètement opposées : soit pour justifier la criminalisation d’un comportement (donc dans une logique liberticide) ou, au contraire, au soutien des droits et libertés de la personne, pour contester la constitutionnalité de la criminalisation[107].

L’idée de mobiliser le concept de la dignité humaine pour interdire des pratiques contre le gré des personnes concernées est illustrée dans la célèbre affaire du lancer de nain, en France. Cette attraction, qui consiste à lancer une personne naine le plus loin possible sur un matelas, a été interdite par le Conseil d’État français puisque, « par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine[108] ».

En ce qui concerne l’utilisation du concept de dignité pour justifier la criminalisation, Lord Devlin en est le champion. Dans son célèbre ouvrage The Enforcement of Morals, bible du moralisme juridique, Lord Devlin s’appuyait sur la dignité pour justifier la criminalisation de l’homosexualité et de l’infliction, même consensuelle, de lésions corporelles[109]. La dignité est utilisée ici au soutien d’une conception positive de la moralité, basée sur le dégoût qu’inspirent ces pratiques sexuelles à l’auteur. Il n’y a pas de rationalisation objective à l’atteinte à la dignité. Dans un même ordre d’idées, la Cour anglaise, dans l’arrêt Brown, s’appuie sur le caractère dégradant et déshumanisant des pratiques sexuelles pourtant consentantes. Cette mobilisation de la dignité comme jugement de valeur en matière sexuelle doit être rejetée dans une société libérale basée sur les droits et libertés.

La philosophe Nussbaum insiste sur les dangers de s’appuyer sur le sentiment de dégoût pour justifier la criminalisation de certains actes, surtout en matière sexuelle. Elle invite son lectorat à prendre conscience du fait que cet argument a été historiquement utilisé pour stigmatiser, notamment, certaines minorités sexuelles[110]. Le dégoût n’a rien d’objectif, de rationnel ou de vrai. Dans la même logique, le spectre de la dignité ne doit pas être brandi comme une notion fétiche, qui met fin à la discussion.

En quoi les comportements BDSM causant des lésions corporelles portent-ils atteinte à la dignité ? Qu’est-ce que la dignité ? La conception kantienne veut que l’on ne puisse jamais considérer quelqu’un comme un moyen, mais toujours comme une fin. Ainsi, la dignité peut objectivement justifier la criminalisation de certains comportements amenant l’instrumentalisation de la personne humaine, comme le clonage[111], l’esclavage ou la torture. Dans le cas de l’esclavage et de la torture, la dignité vient en support à la protection de la liberté de la personne, qui ne veut pas se voir imposer ces traitements. Le BDSM peut utiliser les thématiques d’esclavage et de torture mais, dans ce cas, il n’y a pas d’instrumentalisation de la personne, si elle consent, si c’est ce qu’elle veut, si cela correspond à son mode de vie et à sa façon d’atteindre le plaisir sexuel. Utiliser le concept de dignité dans ce contexte, ce n’est pas l’utiliser dans une logique qui soutient les droits et libertés, mais bien d’une façon qui les contrecarre.

Dans l’arrêt Butler, relatif à l’obscénité, la Cour suprême estime que le caractère déshumanisant d’une pratique sexuelle permet d’éclipser le consentement :

  • Notamment, le matériel dégradant ou déshumanisant place des femmes (et parfois des hommes) en état de subordination, de soumission avilissante ou d’humiliation. Il est contraire aux principes d’égalité et de dignité de tous les êtres humains. Pour déterminer si du matériel est dégradant ou déshumanisant, l’apparence de consentement n’est pas nécessairement déterminante. Le consentement ne saurait permettre de sauvegarder du matériel qui, par ailleurs, renferme des scènes dégradantes ou déshumanisantes. Parfois, l’apparence même de consentement rend les actes représentés encore plus dégradants ou déshumanisants[112].

La dignité est présentée ici dans sa dimension limite, c’est-à-dire qu’elle sert « de justification à des limitations qu’apporte la loi à certains droits et libertés fondamentaux, dans le cadre de recours qui visent à contester la validité constitutionnelle de telles limitations. Le concept de dignité est donc invoqué comme frein aux revendications fondées sur l’exercice des libertés individuelles[113] », soit pour restreindre le champ des libertés plutôt qu’au soutien de celles-ci[114]. Cette conception ou ce discours était également présent dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.)[115], mais écarté de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, rendu quelque 30 ans plus tard[116].

Dans l’arrêt Carter, la dignité est plutôt mobilisée au soutien de la liberté de la personne, de son droit de choisir de mourir plutôt que de vivre dans la souffrance ou de devoir abréger préventivement sa vie[117]. Ainsi, la criminalisation de l’aide au suicide est jugée inconstitutionnelle sur la base de l’article 7 de la Charte canadienne, ouvrant la porte à l’option de « mourir dans la dignité ». La Cour suprême revisite donc l’arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général) et s’écarte ainsi d’une notion quantitative de la vie, autrefois basée sur le caractère sacré de la vie humaine. Ce caractère sacré de la vie et du corps humain, bien présent dans l’arrêt Jobidon[118], est une valeur dont le poids décline et qui cède le pas devant l’autonomie ou la liberté de la personne.

La dignité humaine est conférée à tous, peu importe leurs caractéristiques personnelles, leur choix de vie, leur sexualité. Si l’on met de côté les jugements de valeur que l’on peut avoir envers la sexualité BDSM et si l’on croit que certaines personnes ont véritablement cet intérêt, voire ce besoin, sur le plan sexuel, même si l’on ne le partage pas, il serait possible d’en venir à la conclusion que la dignité est plutôt une valeur qui peut appuyer la liberté sexuelle et donc la décriminalisation de l’infliction de lésions corporelles simples.

Dans l’arrêt Bedford, la Cour suprême a reconnu que la criminalisation de certaines activités reliées à la prostitution (en contexte BDSM, faut-il le rappeler) empêchait les travailleuses du sexe de prendre certaines précautions nécessaires pour assurer leur sécurité, ce qui a mené à l’inconstitutionnalité des dispositions en question[119]. Ce raisonnement serait bien applicable dans le contexte plus général de l’interdiction de l’infliction de lésions corporelles à des fins sexuelles.

Conclusion

Il existe donc de nombreux enjeux reliés tant à la criminalisation qu’à la décriminalisation des activités sexuelles BDSM. La question du consentement est au coeur de plusieurs de ces enjeux. En ce qui concerne l’invalidité du consentement à une activité sexuelle qui cause des lésions corporelles, la limite à la liberté sexuelle qu’elle amène ainsi que la non-reconnaissance de la valeur sociale du plaisir sexuel dans l’équation sont autant de problématiques.

Pourquoi les mécanismes présents dans le droit criminel canadien qui permettent d’éviter que le droit criminel ne soit mobilisé dans des contextes inappropriés, comme le fait de se fier à la discrétion du Procureur de la Couronne de ne pas déposer d’accusations ou la défense de minimis non curat lex[120], ne sont-ils pas suffisants dans ce contexte ? Le droit criminel est l’outil le plus puissant de l’État, qui trace la ligne entre les conduites antisociales et les autres. La valeur symbolique du droit criminel et les effets de ses poursuites sont grands, surtout en matière sexuelle, le recours à la discrétion des poursuites étant toujours une base fragile. Quant à la défense de minimis, elle est imprécise, et son fondement n’est pas clair[121]. Celle-ci a été analysée dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général) basé sur une contestation constitutionnelle de l’article 43 du Code criminel, qui autorise les parents et les éducateurs à employer une force raisonnable pour corriger les enfants. La juge Arbour, dissidente, aurait invalidé cet article, en s’appuyant sur l’article 7 de la Charte canadienne, protégeant le principe de justice fondamentale d’imprécision. Elle estimait que cette invalidation ne poserait pas problème, notamment parce que les adultes pourraient invoquer la défense de minimis en cas de force mineure. La majorité lui a répondu que ce principe de minimis « est aussi, sinon plus, imprécis et difficile à appliquer que le moyen de défense fondé sur le caractère raisonnable que prévoit l’art. 43[122] ». Le champ d’action de cette défense est donc loin d’être clair, visant peut-être le fait de voler un sou ou un raisin, mais il semble a priori inapproprié en cas de lésions corporelles, car ces lésions servent déjà à qualifier une agression, sexuelle ou non, comme étant de niveau plus élevé. C’est donc véritablement le consentement qui doit fonder la non-criminalisation (ou, autrement dit, la défense), et non la doctrine de minimis.

Une solution de compromis pourrait être de limiter l’invalidité du consentement aux cas de lésions corporelles sérieuses[123], un choix qui devrait être fait et défini par le législateur plutôt que par interprétation judiciaire. Les lésions corporelles sérieuses nuisent de façon importante au bien-être de la personne. Le professeur Baker donne l’exemple d’une personne qui se fait couper une jambe, ce qui ne correspond pas vraiment à une pratique sexuelle connue. Dans un monde idéal, le législateur établirait un dialogue avec la communauté BDSM, pour bien en comprendre les réalités et les pratiques.

Il serait intéressant de voir, dans les prochaines années, si la Cour suprême aura l’occasion d’affirmer l’importance de l’épanouissement sexuel pour l’être humain et la valeur sociale qu’il revêt. Cela pourrait être fait dans le cadre de contestations constitutionnelles basées sur l’article 7 de la Charte canadienne, protégeant le droit à la liberté de chaque personne dans le respect des principes de justice fondamentale. La sphère d’autonomie et de choix personnels fondamentaux qu’elle suppose[124] pourrait être reconnue plus clairement en matière sexuelle, comme cela a été fait ailleurs[125].

Cette reconnaissance pourrait amener une théorie plus intégrée du consentement[126] en matière sexuelle, dont les pratiques sexuelles causant des lésions demeurent l’une des seules exceptions. D’ailleurs, les récentes modifications amenées par le législateur fédéral s’inscrivent dans cette logique de plus en plus forte de faire du consentement le critère ultime en matière sexuelle. Il s’agit de l’abrogation récente de l’infraction de sodomie[127] ainsi que de l’adoption de l’infraction de partage d’une image intime sans le consentement de la personne représentée[128]. La stratégie de mettre le consentement au centre du raisonnement permet de s’éloigner d’une conception moraliste de la sexualité et donc, par ricochet, du droit criminel.