Article body

Quiconque s’intéresse au droit administratif français a nécessairement été marqué, parmi les ouvrages de Jacques Caillosse, par la lecture de deux de ceux-ci : La constitution imaginaire de l’administration[1] et L’État du droit administratif[2]. Le professeur émérite y traite de ses thèmes favoris qui témoignent des mutations d’un droit que l’on croit connaître, et dont l’auteur démontre chaque fois qu’il y a toujours davantage à en dire et à en apprendre. Ces mutations sont connues : management, contractualisation, propriété publique en quête de rentabilité, etc. Sous la plume de Jacques Caillosse, ces questions souvent arides deviennent vivantes, concrètes et stimulantes. Son oeuvre est dense, à la hauteur de ses nombreux ouvrages et articles, sans oublier son érudition. Aucun terrain de recherche ne peut être pour lui et par lui délaissé. Ainsi, mobiliser ses écrits, tout en les analysant et en les poursuivant, est le plus bel hommage qui puisse lui être rendu par certaines des plus belles plumes que compte la doctrine publiciste française. C’est également un honneur pour nous que de recenser un hommage à celui qui a rédigé l’avant-propos de notre thèse de doctorat.

D’emblée, le thème choisi – celui d’impensés du droit administratif – pourrait dérouter le lecteur, mais Christophe Pierucci, qui a coordonné l’ouvrage, s’en explique dans l’introduction. D’ailleurs, l’incipit résume l’ouvrage à lui seul : « Le thème des impensés du droit administratif entre en résonnance avec l’oeuvre de Jacques Caillosse et invite, comme elle, à réfléchir autrement » (p. 7). En effet, un impensé est quelque chose qui n’a pas été précisé, et l’objectif avouable et avoué est d’adopter une perception critique du droit, de dialoguer avec d’autres champs disciplinaires (histoire, histoire des idées, lecture des maîtres du droit public, philosophie du langage, sémiologie), ce qui révèle alors ces marqueurs disciplinaires et dévoile en même temps des aspects du droit administratif restés impensés. D’une doctrine fréquemment considérée comme trop liée au juge administratif, les auteurs entendent s’extraire et, comme le souligne Grégoire Bigot, le fait de remettre en question les impensés du droit administratif suppose ainsi de « s’extraire du champ de l’érudition technicienne prétendument neutre », de s’interroger sur « la raison d’être et les fins du droit administratif », bref de « ne plus regarder le droit administratif du dedans, mais du dehors ou depuis le dehors, en empruntant à d’autres sciences leurs outils et leurs méthodes » (p. 63).

Des impensés peuvent se révéler aussi bien dans la science du droit administratif que dans l’action de l’État par le droit administratif. L’ouvrage sous la direction de Christophe Pierucci s’organise autour de deux temps forts. Dans un premier mouvement sont abordés les territoires impensés de la science du droit administratif. Le second mouvement explore les impensés des « producteurs » du droit, à travers l’exemple du droit administratif des territoires.

La première partie est donc consacrée aux territoires impensés du droit administratif.

Benoît Plessix s’attache à deux impensés en tant que fin et en tant que moyen, soit la dialectique du service public et de la puissance publique, d’une part, et le principe de proportionnalité, d’autre part. Dans la première, la dominance de recherche du Conseil d’État du ou des critères pour fonder sa compétence a occulté le débat. Il en est de même à travers les deux grandes écoles de pensée, celle du service public (Léon Duguit) et celle de la puissance publique (Maurice Hauriou). Le professeur Plessix relève une exception : Roger Latournerie, conseiller d’État, qui – dans ses conclusions dans plusieurs affaires – s’intéresse à la question du rapport de préséance entre les fins et les moyens. La situation est identique dans le cas du principe de proportionnalité où celui-ci demeure un impensé ou, plus exactement, un informulé. On le trouve en filigrane dans la jurisprudence du Conseil d’État en matière de police, d’expropriation ou de sanction. Cependant, l’auteur indique combien, contrairement à ce qui se passe pour l’Allemagne et en matière de droit européen, la règle de l’adéquation des moyens aux fins est toujours un impensé de la réflexion sur le principe de proportionnalité, et cela, parce que c’est un principe étranger à la culture juridictionnelle de la France.

Pour sa part, Pascale Gonod revient sur les évolutions récentes au Conseil d’État et montre à quel point parmi celles-ci certaines ont été délaissées de l’analyse quand, à l’inverse, d’autres ont été plus largement mises en lumière. S’agissant des premières, elle relève la question de l’administration de la justice administrative qui a été totalement négligée, alors que le Conseil d’État a ainsi acquis une autonomie de gestion et une autonomie financière. Ces éléments permettent à la haute juridiction d’assurer sa suprématie au sein de l’ordre juridictionnel administratif. En ce qui a trait aux des secondes, la professeure Gonod mentionne deux modalités qui permettent au Conseil d’État de peser sur les conditions d’élaboration de l’intérêt général : le regain d’intérêt pour le pantouflage, c’est-à-dire lorsqu’un haut fonctionnaire rejoint une entreprise privée, et les travaux de la section du rapport et des études qui marquent la volonté de réappropriation du discours sur le Conseil d’État par ce dernier.

Jacques Chevallier, de son côté, considère les écrits de Jacques Caillosse, notamment la thèse défendue par ce dernier, soit celle d’une transformation en profondeur du droit administratif sous l’empire de la pénétration en son sein d’une rationalité d’ordre économique. Désormais, le droit administratif serait dans une « position subordonnée » par rapport à l’économie, en étant mis à son service « instrumentalisé » par elle. Dès lors, le rapport entre droit administratif et économie se serait inversé, et le droit administratif autrefois dérogatoire au droit commun serait marqué par l’empreinte d’une logique de marché devenue hégémonique. Cet état de fait résulterait, entre autres choses, des politiques néolibérales déployées à partir des années 70. De plus, l’État « néolibéral » se doublerait d’un « État managérial », où tout serait mesuré à l’aune de la performance. Le professeur Chevallier se penche, d’une part, sur les illustrations jurisprudentielles qui donnent raison à Jacques Caillosse – particulièrement dans le droit de l’expropriation pour cause d’utilité publique – et, d’autre part, sur les implications qui conduisent à un véritable changement d’identité du droit administratif avec les modalités d’intervention qui sont dorénavant les siennes (contractualisation, régulation, externalisation, etc.) : il montre que Jacques Caillosse a toujours recherché les mutations actuelles du droit administratif.

Pour ce qui est de Grégoire Bigot, il se demande si Jacques Caillosse se serait pas un historien du droit à son insu. D’emblée, l’auteur note qu’un mot détermine l’ensemble de l’oeuvre de Jacques Caillosse : une herméneutique. Cela conduit le professeur Bigot à faire valoir que dans son rapport avec l’histoire du droit Jacques Caillosse déplace les lignes de force quant à la méthode et sur le fond ou, pour le dire autrement, le comment et le quoi. S’agissant de la méthode, Jacques Caillosse n’a de cesse de mettre en garde le lectorat contre la prétendue neutralité du droit. Or la doctrine est répétitrice de la parole du juge administratif, qui lui-même prétend à la neutralité du droit qu’il énonce. Le professeur Bigot spécifie que le droit administratif, en tant que discipline universitaire, s’est constitué en champ clos. Pour Jacques Caillosse, il convient de recourir à la « doctrine critique », critique dans la mesure où elle explique qu’il faut appréhender le droit comme étant en perpétuelle crise. C’est la raison pour laquelle il s’avère préférable d’emprunter à d’autres sciences (sociologie, philosophie) leurs outils et leurs méthodes, de sorte à faire un récit du droit administratif. S’agissant du propos, Jacques Caillosse met en évidence l’État dans son rapport à l’histoire. Le professeur Bigot, lui, précise que le droit administratif raconte finalement l’État et il en conclut que l’État, dont parle Jacques Caillosse à travers les évolutions du droit administratif, présente de fortes similitudes avec le récit qu’en fait elle-même l’histoire du droit public.

Olivier Beaud, à la fin de la première partie de l’ouvrage, présente un article intitulé « L’État comme impensé du droit administratif » (p. 71). Il offre quelques notations sur le « grand écart » accompli par Jacques Caillosse entre Pierre Legendre et Pierre Bourdieu. Le professeur Beaud montre que, devant le constat d’un oubli de l’État dans la science du droit administratif contemporaine, l’originalité de Jacques Caillosse consiste à se tourner vers ces deux auteurs hétérodoxes qui feraient tenir ensemble droit administratif et théorie de l’État. Unis dans l’idée que le droit administratif est difficilement concevable sans fondement ni visée étatique, l’historien du droit qu’est Pierre Legendre et le sociologue qu’est Pierre Bourdieu se rapprochent surtout par leur tendance critique. Cependant, le professeur Beaud montre néanmoins à quel point, au-delà des similitudes, ils restent tous les deux différents dans leur façon de penser, notamment eu égard à l’infertilité des thèses de Pierre Bourdieu sur l’État en ayant une conception extrêmement restrictive de celui-ci.

La seconde partie de l’ouvrage s’ouvre sur les impensés du droit administratif des territoires avec un article d’Agathe Van Lang sur les « ratés » de l’aménagement des territoires : des impensés qui ont été en quelque sorte des insensés. L’auteure traite alors des projets avortés tel le cas de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes qui constitue, selon elle, un cas d’école. La professeure Van Lang note que l’on assiste désormais à des projets de grande envergure qui suscitent des mouvements d’opposition et du contentieux de même qu’une forme de radicalisation et de mutation des contestations. Ainsi, elle observe la grande actualité de ces questions devant des projets aussi divers que des centres d’enfouissement de déchets radioactifs, des lignes à grande vitesse ferroviaire ou des contournements autoroutiers. Considérés dans le passé comme étant presque par nature d’utilité publique, ces projets suscitent actuellement une mobilisation de la population pour les contester et mettent en évidence la défaillance de la puissance publique. La professeure Van Lang recense les projets avortés ou abandonnés dont la multiplicité donne un certain vertige. Les raisons de ces ratés sont variées et tiennent à une pluralité de causes, mais l’on y relève toujours des éléments intangibles : la protection de l’environnement, l’opacité des projets visés, l’absence de réelle participation du public à la prise de décision, les annulations contentieuses opérées par le juge administratif, etc.

Dans un article intitulé « Intercommunalités et fractures territoriales », Olivia Bui-Xuan estime qu’il existe une thématique d’une grande actualité eu égard aux différences considérables entre les territoires (p. 105). On observe ainsi des fractures entre les centres-villes et les zones périurbaines, mais également entre les zones rurales et les zones urbaines ou entre les petites et les grandes communes. Ce terrain d’étude est familier aux géographes et aux économistes, mais il l’est moins par rapport aux juristes et constitue bien en cela un des impensés du droit administratif. L’auteure montre en trois parties que les fractures territoriales sont tantôt générées par les intercommunalités, tantôt confortées par elles ou encore résorbées par les intercommunalités. S’opposent en effet des intercommunalités, que l’auteure qualifie de très très grandes (TTG) (double extra large ou XXL), que sont les métropoles et les intercommunalités, dans le contexte des établissements publics de coopération intercommunale, plus modestes. Les premières bénéficient d’une population et de ressources sans commune mesure avec les secondes. La professeure Bui-Xuan note que ces fractures sont accentuées par la question de la représentativité au sein des conseils communautaires. Cependant, l’intercommunalité a néanmoins ses bienfaits en ce qu’elle peut réduire ces fractures territoriales par l’entremise de la redistribution financière.

Jeanne Chauvel et Olivier Renaudie s’interrogent sur la question de savoir si Paris est un impensé du droit administratif des territoires. Cette ville est, pour eux, d’emblée un impensé du droit administratif et, plus généralement, du droit public : d’une part, parce que Paris n’a guère retenu l’attention de la doctrine ; d’autre part, parce que Paris est largement absent des index des manuels de droit administratif. Contrairement à d’autres capitales, Paris n’est même pas mentionné dans le texte de la Constitution française. Les deux auteurs s’inscrivent dans une perspective historique sinon pour opposer, du moins distinguer, d’un côté, le « Petit Paris » ville capitale comme les autres, siège des pouvoirs publics et soumise à un statut spécifique – même si l’évolution historique relativise cette spécificité – et, de l’autre, le « Grand Paris » depuis le début de 2000 jusqu’à aujourd’hui. Depuis lors se posent des questions insoupçonnées autour de l’aménagement et de la gouvernance de la métropole parisienne, laquelle sera dans un futur proche la ville hôte des Jeux olympiques d’été en 2024.

Laurence Lemouzy clôture cette seconde partie avec un article intitulé « L’imaginaire des territoires, les territoires de l’imaginaire » : elle s’interroge à savoir si la dialectique du pensé et de l’impensé est sérieusement prise en considération lorsqu’il est question des territoires (p. 137). L’auteure affirme ainsi qu’avant tout le territoire a pour support une surface géographique, mais qu’il n’est pas qu’un espace dans la mesure où il est une fiction juridique : il constitue aussi et surtout une représentation imaginaire de l’espace. Les mouvements de décentralisation et de déconcentration à l’oeuvre en France n’ont fait qu’accentuer ce phénomène. Ils ont donné lieu de la sorte à de nouvelles scènes que l’État formalise juridiquement pour mieux les piloter. Dans un même ordre d’idées, la professeure Lemouzy se demande si l’action publique n’est pas elle aussi une représentation et quels ressorts les décideurs publics mobilisent-ils pour mettre en oeuvre les politiques publiques. Ces dernières construisent le rapport au monde de la population. En ce sens, « les politiques publiques doivent être analysées comme des processus à travers lesquels sont élaborées les représentations qu’une société se donne pour comprendre et agir sur le réel tel qu’il est perçu[3] ». Dès lors, une politique publique n’est pas qu’un acte technique. L’action publique ne se résume pas qu’à une démarche administrative. En fait, elle réunit des acteurs qui partagent un certain nombre de croyances.

L’ensemble de ces articles sur les impensés ou les informulés et les insensés donne davantage d’ampleur à l’oeuvre de Jacques Caillosse et sur l’influence qu’il exerce lui-même, bien que par modestie il s’en défendra toujours, sur la doctrine contemporaine.