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De nos jours, le droit international des investissements n’est plus l’affaire d’un public de juristes spécialisés ou de négociateurs gouvernementaux. La discipline n’avance désormais plus cachée[1] : elle connaît plutôt une exposition croissante en partie à cause de ses coups d’éclat jurisprudentiels. Les contentieux en cascade de nombreux investisseurs contre l’Argentine après la crise économique qui a secoué le pays à la fin des années 90[2], la contestation de la politique du paquet de cigarettes neutre en Australie par l’affaire Philip Morris Asia Limited c. Le Commonwealth d’Australie[3], ou encore l’affaire Vattenfall AB et autres c. La République fédérale d’Allemagne[4] concernant le projet d’arrêt du nucléaire, opposant l’Allemagne et les investisseurs étrangers ayant investi dans le secteur, sont autant d’exemples retentissants qui ont permis de faire connaître la matière. Cette exposition n’est pas venue sans coûts ; et, à mesure que la pratique arbitrale se développait, les critiques à l’encontre de l’arbitrage d’investissement se sont amoncelées. En outre, il est régulièrement fait mention d’une « crise de légitimité » qui menacerait la pérennité du droit international des investissements[5]. Les négociations concernant les nouveaux accords commerciaux régionaux de l’Union européenne, à l’image de l’Accord économique et commercial global (AECG)[6], sont venues cristalliser cette tendance au rejet des règles de protection des investissements étrangers[7]. Pourtant, l’arbitrage en matière d’investissement, en dépit de critiques qui le secouent sans discontinuer depuis maintenant plus d’une décennie[8], est une forme féconde de résolution des litiges[9]. Le choix originel d’un règlement des différends entre investisseur et État, presque entièrement réglé par l’arbitrage[10], a pu donner lieu à une jurisprudence parmi les plus abondantes et âprement débattues du droit international.

Il est en effet commun de parler de jurisprudence en matière de contentieux des traités d’investissement depuis ce qui pourrait être vu comme une révolution pour la matière : la sentence rendue sous l’égide du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI)[11] dans l’affaire Asian Agricultural Products Ltd. c. Sri Lanka[12]. Cette sentence a consacré, sans réelle opposition du défendeur durant l’instance, le principe que le consentement des États à se soumettre à l’arbitrage pouvait être trouvé dans un traité international. Venait d’être reconnu un « arbitrage sans lien direct[13] » (without privity[14]) qui instituait la possibilité pour tout investisseur de saisir unilatéralement un tribunal arbitral sur le fondement de l’offre générale d’arbitrage contenue dans un traité, le consentement étant ainsi qualifié de dissocié[15]. C’est sans doute l’une des toutes premières créations jurisprudentielles puisque, d’une part, elle n’avait pas été prévue par les rédacteurs des premiers traités bilatéraux d’investissement (TBI) et de ceux de la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États et que, d’autre part, rien dans la clause compromissoire du traité en l’espèce ne permettait de reconnaître « un droit de saisine directe du tribunal arbitral au profit des investisseurs des deux parties[16] ». À ce titre, c’est le précédent le plus suivi de l’histoire du droit des investissements, car il est appliqué systématiquement par tous les tribunaux, quels que soient d’ailleurs leur traité ou leur règlement d’arbitrage[17]. Cet évènement est communément accepté comme le « point de départ » d’un développement exponentiel des arbitrages d’investissement et donc de la jurisprudence foisonnante relative aux traités d’investissement.

En conséquence, si l’on s’arrête à la simple constatation empirique, il semble a priori aisé de parler de jurisprudence en matière d’investissement et d’attester son importance. Néanmoins, si l’on reprend une définition stricte du terme « jurisprudence », entendu comme l’« habitude de juger dans un certain sens[18] », alors pour beaucoup il apparaît évident que la question de son existence dans ce cadre n’est que rhétorique[19]. Parler de jurisprudence en matière d’investissement serait un oxymore, parce qu’elle est souvent dénoncée comme erratique[20] ou peu cohérente[21]. Outre les débats concernant la question de l’existence d’une jurisprudence dans l’arbitrage de manière générale[22], l’idée de l’inexistence d’une jurisprudence en droit international des investissements résulte d’autres facteurs. Ainsi, en plus d’un règlement des différends issu de l’arbitrage commercial confidentiel, peu propice au développement d’une réelle jurisprudence cohérente, les sources de ce droit sont fragmentées[23] en une multitude de TBI[24], régionaux[25], voire multilatéraux[26]. En d’autres termes, la conjugaison de ces deux caractéristiques permettrait seulement de parler de jurisprudence au sens quantitatif du terme, soit l’agrégat des décisions et des sentences rendues par les organes juridiques, dans une branche du droit donné[27]. Cela reviendrait à éclipser sa portée réelle et son importance.

Si la question théorique de l’existence d’une véritable jurisprudence en matière d’arbitrage d’investissement importe finalement peu au regard de la pratique réelle des tribunaux, il demeure toutefois des préoccupations tenant aux allégations d’incohérence des décisions entre elles. Par ailleurs, ce point particulier est régulièrement mis en évidence et relayé, notamment en 2018 par l’International Bar Association[28], mais surtout par le Groupe de travail III de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI) qui travaille depuis 2017 sur la réforme du règlement des différends investisseur-État[29]. Ce « manque de cohérence[30] » de la jurisprudence a ainsi donné lieu à divers travaux[31], et des options de réforme sont envisagées, telles que l’établissement d’un centre consultatif multilatéral, d’un mécanisme d’examen ou d’appel autonome ou encore d’un tribunal multilatéral d’investissement[32]. Si ces efforts pour dompter la jurisprudence arbitrale restent pour le moment incertains, ils montrent moins son inexistence que son incroyable importance pour le bon développement du droit international des investissements. Il peut néanmoins être difficile de voir dans la jurisprudence, à l’instar de la doctrine, plus qu’un « moyen auxiliaire de détermination des règles de droit[33] » au sens de l’article 38 du Statut de la Cour internationale de justice. La jurisprudence est donc généralement considérée comme une source subsidiaire, voire indirecte du droit international[34], les décisions des tribunaux internationaux n’emportant d’effet que pour les parties au litige[35].

Lato sensu, à l’exclusion des systèmes de common law qui instituent la règle du stare decisis[36], la jurisprudence est rarement envisagée telle une créatrice de normes juridiques. Les adjudicateurs créent moins qu’ils n’appliquent le droit, que cela soit en droit international[37] ou dans les systèmes romano-germaniques. Par exemple, le rôle du juge, selon la doctrine française classique, se cantonnant à une simple constatation du droit[38], la jurisprudence qui est l’extension de son interprétation ne peut donc être un élément constitutif du droit. La jurisprudence y est donc appréhendée seulement à la manière d’une « autorité »[39], la répétition de solutions identiques — de précédents — ne permettant pas de créer du droit, encore moins de voir la jurisprudence comme source du droit[40]. Conséquemment, aucune règle juridiquement obligatoire ne peut dès lors s’en dégager[41], du moins d’après la conception classique retenue par les systèmes civilistes. Pour autant, il apparaît aujourd’hui de manière évidente que, par leur activité prétorienne, les tribunaux — sans restriction de matière ou de tradition juridique — créent le droit[42]. Cette part créatrice de la fonction juridictionnelle ne s’exerce jamais de manière directe et sans l’appui d’un support législatif, la fonction première du juge ou de l’arbitre n’étant pas de créer des normes, mais de résoudre le différend posé devant lui[43]. C’est par cette résolution du différend qui lui est soumis que l’adjudicateur doit interpréter la règle de droit, la clarifier et la préciser afin de l’appliquer au cas en l’espèce et ainsi présenter une solution générale pour un problème de droit donné. La seule différence entre les pays issus de tradition civiliste et ceux qui sont de common law réside dans l’institutionnalisation et la reconnaissance explicite de ce pouvoir créateur accordé aux juges[44]. En somme, bien que la jurisprudence ne puisse décemment pas être qualifiée de source formelle en droit international général comme en droit des investissements, il ne semble pas audacieux d’avancer qu’elle revêt une importance non négligeable pour l’évolution du droit[45].

Il ressort de ces considérations liminaires que le droit international des investissements est définitivement un terreau fertile pour une étude sur la jurisprudence, d’un point de vue tant quantitatif, au regard du nombre de décisions et de sentences rendues, que qualitatif, du fait de ses caractéristiques singulières. Beaucoup ont par ailleurs étudié la question sous divers angles, passant de l’analyse du précédent[46] à celle de la cohérence de la jurisprudence[47]. Il en découle un constat mitigé où « l’observation de la pratique montre qu’en réalité de nombreuses grandes questions reçoivent sur le principe des réponses analogues[48] » et qu’une jurisprudence constante s’est effectivement développée concernant certaines questions, bien que des incohérences soient encore souvent pointées du doigt[49]. L’importance de la jurisprudence des traités d’investissement comme source subsidiaire de droit est généralement affirmée[50] et vastement étudiée[51]. Notre étude s’inscrit donc dans cette mouvance très vivace de la littérature scientifique ayant trait à l’analyse de la jurisprudence en arbitrage d’investissement. Moins qu’à démontrer la survenance d’une règle de précédent implicite ou d’une existence théorique de la jurisprudence en la matière, nous nous attacherons essentiellement à témoigner de la place centrale qu’elle occupe désormais dans la formation d’un véritable droit international des investissements. La question n’est pas dénuée d’intérêt, puisqu’il apparaît que les tribunaux arbitraux en matière d’investissement ont développé une réelle jurisprudence cohérente permettant d’assurer un continuum normatif nécessaire entre le flou des standards des traités d’investissement et la diversité des situations contentieuses qui peuvent se former, et ce, par l’utilisation extensive des précédents arbitraux. Rappelons que le « précédent » est entendu comme un élément de la jurisprudence, une décision ou une sentence considérée isolément qui aurait dégagé une solution générale à un problème de droit particulier et qui pourrait être répétée dans des cas analogues[52].

Nous entendons démontrer que la jurisprudence arbitrale occupe une place prépondérante dans le droit international des investissements. Les décisions passées revêtent une importance considérable pour le régime de protection des investissements étrangers et en forment une composante indissociable, surtout lorsqu’elles convergent en une jurisprudence constante. Les tribunaux arbitraux ont ainsi recours aux décisions et aux sentences passées tant pour les aiguiller que pour justifier leur raisonnement : ce faisant, ils s’arrogent souvent le pouvoir de les utiliser sans distinction de leur pertinence et parfois à défaut des indications du traité visé. Cette utilisation extensive des précédents a permis de développer un droit essentiellement jurisprudentiel, évoluant souvent bien au-delà des frontières ambiguës posées par les premiers traités d’investissement. Dès lors, en dépit d’une valeur juridique relative, la jurisprudence des tribunaux arbitraux se distingue de la jurisprudence présente dans d’autres domaines du droit par son importance à tous ses niveaux d’existence, que ce soit dans la dialectique interprétative des arbitres ou dans son développement général.

Pour mener à bien notre analyse, nous avons jugé nécessaire d’articuler notre propos autour de deux axes : le premier met en exergue le caractère prépondérant de la jurisprudence comme composante de l’interprétation de l’arbitre (partie 1) ; le second présente la jurisprudence comme principal vecteur du développement du droit international des investissements (partie 2).

1 La jurisprudence arbitrale comme composante principale de l’interprétation de l’arbitre

Dans cette partie, nous tentons de démontrer que la jurisprudence s’avère d’une importance décisive dans le processus d’interprétation de l’arbitre, puisque les précédents arbitraux agissent comme un moyen d’interprétation principal (1.1) ainsi que comme une justification du raisonnement auprès des parties, soit les États et les investisseurs (1.2).

1.1 L’utilisation des précédents arbitraux comme moyen d’interprétation principal

Sans grandes surprises, le travail de l’arbitre, comme celui de tout adjudicateur, est de résoudre le différend porté devant lui en appliquant les normes appropriées aux faits. Il en a le pouvoir, émanant du consentement des parties à porter leur différend devant l’arbitrage. Pour ce faire, il va devoir procéder à une interprétation pour dégager le véritable sens de la norme[53].

En droit international public, les juges sont tenus à un cadre commun pour l’interprétation des traités internationaux, représenté par les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969[54]. Pour ce qui relève de l’interprétation d’un traité d’investissement, l’arbitre est également tenu par ce canon d’interprétation, car son matériau principal est un traité international. Pourtant, il apparaît rapidement que ce n’est qu’un « point de départ offrant une palette colorée de virtualités[55] ». L’article 31 détermine une règle générale d’interprétation disposant qu’un « traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but[56] ». Tandis que l’article 32 énonce les moyens complémentaires d’interprétation, soit les « travaux préparatoires et [les] circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’[article] 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à cet article[57] » mène à un résultat « ambigu ou obscur[58] » ou encore « manifestement absurde ou déraisonnable[59] ». Néanmoins, il est admis que ces articles ne permettent pas de préciser l’approche à retenir au moment de l’interprétation d’une disposition conventionnelle[60]. Autrement dit, il n’existe qu’un cadre global d’interprétation laissant place à l’utilisation d’une multitude d’approches, de méthodes ou de moyens[61] permettant d’interpréter les dispositions conventionnelles. D’autant plus que la Convention CIRDI[62] et les règles annexes, par exemple, semblent moins astreindre les arbitres à l’utilisation d’un procédé particulier que leur poser un cadre malléable[63].

Le choix d’une méthode ou d’une autre reste ainsi guidé par une forme de subjectivité non assumée[64], résultante des paradigmes propres à chaque arbitre[65] et liés à l’impossibilité d’atteindre une neutralité axiologique parfaite[66] dans l’analyse de tout point de droit. Par ailleurs, la Convention de Vienne sur le droit des traités ne donne aucune indication sur le poids à attribuer aux différents concepts énoncés dans les articles 31 et 32, pas plus qu’elle ne fournit d’informations sur la possibilité de choisir entre une interprétation large, étroite, textuelle ou téléologique, formelle ou basée sur des éléments économiques[67]. En outre, la jurisprudence arbitrale peut illustrer ce problème dans le contexte de l’interprétation du principe de res judicata[68]. À contre-courant des interprétations favorisant une application formelle de l’identité de partie requise pour faire barrière à la compétence du tribunal, certains tribunaux ont opté pour une nouvelle approche substantielle, en tenant compte de la réalité économique[69]. Cette interprétation soucieuse de donner plein effet à la clause, perçant le voile corporatif[70] et associant les filiales et les entités apparentées à la société mère en fait de personnalité juridique a notamment été retenue dans la deuxième affaire Apotex Holding Inc. and Apotex Inc. c. États-Unis d’Amérique[71].

L’absence d’unité dans la méthode et les moyens permettant d’interpréter un traité connaît une exception notable. Effectivement, certaines études empiriques consacrées à l’interprétation de l’arbitre démontrent l’utilisation extrêmement répandue des précédents arbitraux[72]. Il apparaît que, en l’absence d’une méthode d’interprétation commune et homogène, les arbitres semblent utiliser presque unanimement les décisions et les sentences passées dans leur processus d’interprétation, et ce, comme un moyen d’interprétation à part entière, voire comme le moyen le plus important privilégié par l’arbitre[73]. Il est pourtant a priori paradoxal d’observer une telle pratique, d’autant plus au regard de l’absence formelle de règle les y contraignant, absence résultant des articles 38 et 59 du Statut de la Cour internationale de justice[74] d’un point de vue du droit international public. Pour le contentieux CIRDI, cette idée résulte d’une interprétation de l’article 53-1 de la Convention CIRDI[75] qui spécifie que la sentence est définitive et obligatoire pour les parties[76]. À ce titre, les tribunaux rappellent par ailleurs, très fréquemment et souvent de manière similaire, qu’ils ne sont pas liés par les précédentes sentences et décisions[77]. Pour autant, il ressort que les tribunaux sont généralement conscients de l’utilité des précédents arbitraux. Dans l’affaire Merrill and Ring Forestry L.P. c. Canada[78], le tribunal avait notamment considéré les précédents comme un « fundamental tool for the interpretation of the law[79] », tout en précisant qu’ils ne peuvent représenter une « source of law in themselves[80] ».

Singulièrement, le recours au précédent comme principal moyen d’interprétation s’explique avant tout par ces spécificités structurelles. D’un côté, les dispositions lacunaires des premiers traités d’investissement rendent le travail d’interprétation de l’arbitre plus difficile et moins prévisible[81]. De l’autre, les dispositions des TBI qui fondent les arbitrages résultent toutes d’une même matrice[82] et, bien qu’il existe généralement certaines différences de formulation, « little reason exists to believe in most cases that minor changes in language were meant to alter significantly the meaning of the provision[83] ». Ces éléments ont permis une utilisation massive des sentences et des décisions arbitrales résultant de l’application de traités très souvent différents[84]. Il est néanmoins une propension, discutable mais révélatrice de l’importance des décisions passées dans l’interprétation des tribunaux, au recours à des précédents issus de traités tiers aux formulations hautement dissemblables[85]. En d’autres termes, dans le choix des décisions passées pertinentes applicables à l’espèce, les tribunaux font état d’une tendance croissante à l’utilisation de précédents découlant de traités peu analogues à celui qui est en cause. Cela impliquerait qu’une majorité de tribunaux « pays little attention to treaty design differences » et privilégie la cohérence des décisions entre elles[86].

Enfin, à côté de ces raisons structurelles, c’est bien l’évolution vers la transparence qui a permis les références massives des tribunaux aux précédents arbitraux. À cet égard, la « publication joue bien évidemment un rôle cardinal dans le développement d’une jurisprudence arbitrale puisqu’elle permet aux conseils comme aux arbitres un accès aux décisions antérieure[87] ». Cette tendance marquée vers la transparence[88] peut être relevée au regard de l’importante accessibilité des décisions et des sentences arbitrales[89]. Les deux principaux règlements d’arbitrage ont par ailleurs évolué dans ce sens au gré de leurs différentes modifications. Pour ce qui est du CIRDI, bien que l’article 62(1) du Règlement d’arbitrage du CIRDI de 2022 continue d’imposer le consentement obligatoire des parties à la diffusion des sentences et d’autres matériels de la procédure arbitrale[90], celui-ci doit être explicite et intervenir dans une durée déterminée aux termes de l’article 62(3)[91]. Cet article pose donc une présomption d’acceptation ; en cas de refus explicite des parties, l’article 62(4) spécifie que « le Centre publie des extraits des documents[92] », qui correspondent au raisonnement juridique nettoyé des informations confidentielles. Cette approche reflète la recherche d’un équilibre entre la confidentialité, nécessaire à la préservation des intérêts des États et des investisseurs, et la publicité, indispensable à l’information du public et au développement du droit[93]. En ce qui a trait au Règlement d’arbitrage de la CNUDCI, pour les arbitrages commencés avant le 1er avril 2014, ce texte laconique n’aborde que la diffusion par consentement des parties ou en cas d’obligation légale[94]. En revanche, pour les litiges formés en vertu de traités d’investissement conclus après cette date, c’est le Règlement de la CNUDCI sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États fondé sur des traités qui s’appliquera[95]. Son article 3 impose une publication de tous les documents de la procédurale arbitrale et, en particulier, des décisions et des sentences[96]. Ces règles vont plus loin que celles du Règlement d’arbitrage de la CNUDCI et constituent un grand pas pour la transparence.

La faveur qu’ont les arbitres pour les précédents arbitraux dans leur processus d’interprétation peut ainsi être expliquée de diverses façons. Certains ont pu parler d’une émergence de facto[97] d’un système de précédents. Pour autant, la disponibilité des décisions et des sentences arbitrales ou la proximité des normes des traités d’investissement entre elles ne permet pas de tout expliquer. Une autre des raisons du développement de cette pratique réside dans son utilité certaine pour le raisonnement des tribunaux (1.2).

1.2 L’utilisation des précédents arbitraux comme justification du raisonnement interprétatif

L’utilisation des précédents s’inscrit dans un phénomène psychologique et social, reflétant la « manifestation of a deeply rooted human penchant for using analogical reasoning to make sense of, and to manage, the complexity of the environment[98] ». D’autant plus que la valeur du précédent pour le raisonnement arbitral en matière d’investissement est proportionnelle à l’imprécision des traités[99]. La valeur persuasive des décisions et des sentences passées est généralement admise par les tribunaux arbitraux[100] et se décèle également dans le choix de certains de suivre ou de rejeter des précédents qu’ils ne considèrent pas comme convaincants[101]. Les arbitres usent par ailleurs de cette valeur persuasive du précédent à dessein, pour appuyer leur position et leur interprétation ainsi que pour se justifier auprès de plusieurs publics.

Tout d’abord, l’usage des précédents ou d’une ligne cohérente à cet égard permet aux arbitres de justifier leur raisonnement interprétatif auprès des parties au différend, soit les investisseurs et les États. D’un point de vue formel, les tribunaux ont l’obligation de « répondre à tous les chefs de conclusions soumises au Tribunal[,] et [la décision] doit être motivée[102] » sous risque de voir sa décision annulée pour « défaut de motifs[103] ». Par ailleurs, la disponibilité des décisions et des sentences arbitrales a également pu favoriser grandement leur utilisation par les parties au différend pour qui elles servent d’argument d’autorité pour démontrer le bien-fondé de leur position[104]. Pour satisfaire ses obligations procédurales, l’arbitre est ainsi contraint formellement de tenir compte de la jurisprudence que les parties ont soulevée au soutien de leur interprétation[105]. Selon le juge Fitzmaurice, lorsqu’un précédent est invoqué par les parties, « the tribunal cannot ignore [it] », il est alors « bound to take into consideration and (by implication) which it ought to follow unless the decision can be shown to have been clearly wrong, or distinguishable from the extant case, or in some way legally or factually inapplicable[106] ». Pour autant, il n’est pas certain que l’absence de prise en considération de précédent mobilisé par l’une ou l’autre des parties, même s’il s’inscrit dans un courant jurisprudentiel convergent, puisse constituer un motif d’annulation de la sentence, dans la mesure où le précédent n’est pas suivi par l’arbitre[107]. Les possibilités d’annuler les sentences en matière d’investissement étant très limitées, que ce soit par l’entremise des comités ad hoc du CIRDI[108] ou par celui des juridictions nationales concernant les arbitrages menés conformément à d’autres non-CIRDI[109], il paraît peu probable que l’absence de référence aux précédents arbitraux soit réellement sanctionnée. Il demeure néanmoins important pour les arbitres de montrer que leur interprétation est « justifiable en droit[110] », et qu’elle ne relève pas de l’arbitraire. L’utilisation des précédents, surtout s’ils s’inscrivent dans une jurisprudence constante, permet à l’arbitre d’éviter les éventuelles critiques[111] et de donner du poids à son raisonnement qui se transforme en « collective determination[112] », qui n’est plus « the tribunal’s judgment alone but that of 15, 20 or 30 experts in international law[113] ». Du point de vue des parties, leurs attentes de voir les précédents convergents appliqués[114] et d’être traitées de manière égale dans des situations analogues passées[115] sont sauvegardées. Pour les tribunaux, leur interprétation est facilitée[116] et vraisemblablement plus précise et juste[117].

Par ailleurs, plus encore avec la disponibilité accrue des sentences, le précédent est utilisé par l’arbitre pour justifier son raisonnement auprès de la communauté arbitrale. La valeur du précédent n’étant pas juridique, mais persuasive, il est impératif pour les arbitres de justifier au mieux les positions adoptées dans leurs décisions et sentences. Cette nécessité est corrélée avec l’absence de hiérarchie des tribunaux arbitraux, la jurisprudence arbitrale ayant pu être comparée à un marché concurrentiel (competitive market)[118]. Au sein de ce marché, « various solutions to arising interpretative challenges compete for attention and acceptance[119] ». Les solutions les plus persuasives généreront une conjoncture favorable (momentum) qui mènera à une jurisprudence constante[120]. Dès lors, les arbitres, parties à une communauté arbitrale limitée[121], qui semblent chercher inconsciemment la reconnaissance de leurs pairs et les futures nominations[122], vont user des précédents dans ce but, comme vecteurs de légitimité[123]. Cet aspect de l’utilisation de la jurisprudence par les arbitres internationaux n’est pas à relativiser, certaines études ayant pu mettre en avant les biais qui s’imposent consciemment ou non à tout adjudicateur dans sa prise de décision[124]. La pression est exacerbée par le fait que ce sont les parties qui généralement, en vertu des règlements d’arbitrage[125], désignent les arbitres pour le règlement de leur différend. Le métier très spécialisé d’arbitre international étant devenu une profession rentable[126], ces réseaux informels de désignation tendent donc à contraindre les arbitres dans leur processus décisionnel. Cela signifie que les « market forces would thus constrain decision-making in structural terms through a natural selection of arbitrators[127] ». C’est pour cela que le précédent est aussi un outil aux mains de l’arbitre, par lequel il légitime et maintient sa position auprès des parties et de ses pairs.

Enfin, l’utilisation de la jurisprudence dans le raisonnement de l’arbitre est, dans certains cas, le résultat d’une volonté de justification auprès de la société prise dans son ensemble. L’arbitrage d’investissement a pu faire l’objet d’une grande médiatisation auprès de la société civile[128], ce qui n’a pas manqué d’attirer les critiques, ainsi que les questions sur la légitimité de ce droit[129]. Certaines interrogations se sont par ailleurs élevées sur la légitimité qu’ont ces arbitres de régler, de manière privée et dénuée du contrôle étatique, des questions qui ont trait à des intérêts publics comme la protection de l’environnement, la sécurité alimentaire ou encore les droits de la personne[130]. Une autre contrainte s’exerce alors sur la prise de décision de l’arbitre, soit une obligation morale[131], héritée de la philosophie du droit[132] et de la volonté de renforcer l’État de droit (rule of law)[133]. Les tribunaux arbitraux vont alors essayer de remplir ce que Thomas Schultz considère comme une « troisième fonction » du règlement des différends, en développant l’État de droit et donc en rendant l’application des normes plus cohérente et donc prévisible[134]. Dès lors, l’utilisation du précédent pour les arbitres prend parfois racine dans cette volonté de « contribute to the harmonious development of investment law and thereby to meet the legitimate expectations of the community of States and investors towards certainty of the rule of law[135] ». Pour cela, certains ont estimé qu’il était nécessaire pour le tribunal de prendre en considération les répercussions systémiques (systemic implications) que son interprétation aura sur les autres tribunaux ainsi qu’un « modicum of awareness of each of these tribunals for each other and the system as a whole[136] ». La cohérence des interprétations, parce qu’elle accroît la prévisibilité du droit des investissements[137] et ipso facto sa légitimité auprès du public[138], est un objectif qui contribue à l’application de la jurisprudence par les arbitres en matière d’investissement.

À peu de choses près, les précédents semblent agir en quelque sorte comme une boussole interprétative pour le travail de l’arbitre, ce qui permet d’apprécier un point de droit particulier au regard des décisions précédemment rendues et de justifier de la direction choisie. Cette boussole aide autant qu’elle contraint l’arbitre à son utilisation, surtout s’il existe une jurisprudence constante et ayant développé des attentes pour les parties. Elle demeure particulièrement utile en droit international des investissements au regard de la rédaction originellement floue et imprécise des normes des traités d’investissement[139].

2 La jurisprudence comme principal vecteur du développement du droit international des investissements

Nous mettrons en avant ici l’idée que la jurisprudence, représentée par les décisions et les sentences qui la constituent, est une composante qui conduit à la définition de normes conventionnelles (2.1) peu précises et ambiguës. L’accumulation de décisions définissant les normes de traitement se transforme alors en jurisprudence constante et développe ainsi de manière déterminante le droit international des investissements par la voie jurisprudentielle mais également, en fin de course, par la voie conventionnelle (2.2).

2.1 Le rôle central de la jurisprudence dans la détermination des normes conventionnelles

Les traités d’investissement étaient originellement des textes courts et rédigés de manière peu précise[140], les normes substantielles — comme le traitement juste et équitable ou le traitement de la nation la plus favorisée — étant généralement vagues et peu claires[141]. C’est essentiellement le cas des premiers modèles d’accords de TBI des États européens, les TBI canadiens et américains étant souvent plus longs et précis sur la définition de certaines normes comme celles qui sont relatives à l’expropriation et les exceptions applicables[142]. Néanmoins, il est acquis que la plupart des normes des traités d’investissement, de par leur imprécision caractéristique[143], sont rédigées sous la forme de standards plutôt que sous celle de règles (rules)[144]. Cette distinction classique fait référence au degré de précision des obligations normatives, les standards[145] imposant des directives larges et vagues de comportement tandis que les règles[146] prescrivent des directives spécifiques et précises[147]. Alors que les règles sont le reflet d’un choix normatif précis ex ante (avant le comportement), et en général ne laissent pas à l’adjudicateur la possibilité de les interpréter, les standards relèvent plutôt d’une volonté de flexibilité en permettant à l’adjudicateur de définir ex post (après le comportement) le contenu précis de la norme[148]. D’une part, les règles vont permettre une plus grande prévisibilité du fait que les normes décrivent clairement les comportements attendus et peuvent donc être facilement prévues par les acteurs[149]. D’autre part, les standards sont bien plus faciles à mettre en place en raison de leur coût administratif et politique moindre, mais ils présentent une moins grande prévisibilité du contenu de la norme, car ce dernier est laissé à la discrétion de l’adjudicateur, au profit d’un plus grand nombre de situations couvertes et donc d’une meilleure flexibilité[150].

Selon Anthea Roberts, la rédaction des traités d’investissement, en majorité sous la forme de standards de traitement et couplée avec un fort mécanisme d’application des obligations du traité, induit un « shift [of the] interpretive power from the treaty parties to investment tribunals[151] ». Le glissement du pouvoir d’interprétation est amplifié par l’utilisation extensive que font les tribunaux arbitraux des précédents et des travaux universitaires, parfois sans référence à la pratique des États[152]. Autrement dit, plus une norme est imprécise et générale, plus l’adjudicateur aura une marge d’appréciation importante, « [l]e pouvoir discrétionnaire se [nourrissant] du vague d’une norme juridique[153] », d’après le juge Bedjaoui. Les États qui se sont abstenus de définir complètement les normes des traités, pour telle ou telle raison[154], « se reposent sur le juge pour concrétiser le contenu des obligations[155] ». L’indéfinition caractéristique des normes des traités d’investissement implique donc un important travail d’interprétation pour préciser et clarifier le sens de chaque norme et ainsi lui donner un vrai contenu[156], plus encore si l’on est en présence d’une norme coutumière de droit international[157].

Le travail de clarification peut tout de même mener à des incohérences dans la jurisprudence et procurer moins de prévisibilité aux acteurs du droit international des investissements. Un exemple pertinent peut être celui de la norme de traitement de la nation la plus favorisée (NPF) qui, dans certains traités, ne détermine pas expressément si le traitement englobe les dispositions procédurales, donc le règlement des différends, au même titre que les dispositions substantielles[158]. Les tribunaux ont donc eu l’occasion de préciser au terme de différends sur la question si la norme de traitement NPF pouvait permettre d’importer une clause d’arbitrage plus favorable. Certains, comme le tribunal dans l’affaire Emilio Agustin Maffezini c. Royaume d’Espagne, ont considéré que cela était possible, tandis que d’autres ont jugé que cela ne l’était pas, le tribunal dans l’affaire Plama Consortium Limited c. République de Bulgarie précisant que « the intention to incorporate dispute settlement provisions must be clearly and unambiguously expressed[159] ». La jurisprudence relative à cette question s’est ensuite révélée divisée autour de ce sujet, et l’on a mis très souvent en avant les différentes formulations de la norme présente dans les traités[160]. Pour autant, les incohérences, surtout si elles restent isolées, ne sont pas forcément préjudiciables au développement du droit, car « une décision unique ne peut probablement pas défaire une jurisprudence[161] », plus encore si elle est bien établie. Il est à cet égard peu probable que la seule décision Green Power K/S and SCE Solar Don Benito APS c. Royaume d’Espagne de juin 2022[162], accueillant pour la première fois favorablement l’exception intra-Union européenne (UE), fasse changer l’état de la jurisprudence sur ce point, celle-ci demeurant très cohérente.

D’autres normes comme le traitement juste et équitable (TJE) ont également été précisées et clarifiées grandement par le travail des tribunaux qui ont pu délimiter, au fil des sentences, la teneur de la norme de TJE. Le contenu de la norme s’est vu révélé : il mettait en lumière les éléments composant l’obligation de TJE[163]. Certains, comme la prohibition du déni de justice ou encore de toute forme de mesures arbitraires ou discriminatoires ainsi que l’interdiction du harcèlement, ont été tirés essentiellement du standard minimal de traitement[164], interprété à l’aune des affaires de la Commission mixte États-Unis–Mexique des années 1920, notamment de l’affaire LFH Neer et Pauline Neer c. Mexique[165]. Sans entrer dans les débats autour de la filiation du TJE avec le standard minimal de traitement, remarquons que, principalement dans le cas de clauses de TJE non qualifiées[166], d’autres éléments ont été dégagés de la pratique des tribunaux, ce qui témoigne d’une vision évolutive du standard[167]. Les exigences de transparence, de prévisibilité et de stabilité du cadre juridique national, de même que la protection des attentes légitimes des investisseurs, représentent des composantes nouvelles et constituent une précision significative des comportements permettant d’engager la responsabilité de l’État au titre de l’obligation de TJE[168]. La clarification de ces normes conventionnelles peu claires aide finalement à créer une compréhension commune des principes régissant la protection des investisseurs étrangers. Selon Benedict Kingsbury et Stephan Schill, les tribunaux d’investissement « are helping to define specific principles of global administrative law and set standards for State[169] ». Les tribunaux arbitraux concourent ainsi, lorsqu’ils sont saisis pour interpréter un standard de traitement peu clair, à une meilleure compréhension du contenu du droit pour les acteurs du droit international des investissements. À côté de leur fonction principale de règlement du différend, les tribunaux ont également une fonction complémentaire, qui consiste à combler les lacunes (gap-filling), ouverte par les États rédacteurs des traités[170]. Un tribunal d’investissement dans l’affaire Total S.A. c. La République d’Argentine a argué par ailleurs que, les standards de traitement (en l’occurrence le TJE) des traités étant intrinsèquement souples (inherently flexible), la jurisprudence de même que la pratique des États et les sources coutumières du droit international général sont alors nécessairement prises en considération par les tribunaux dans leur application[171].

La clarté des règles et la compréhension de leur contenu par les sujets de droit sont considérées comme des qualités fondamentales de la loi, ce que Lon L. Fuller appelle la « moralité interne du droit[172] ». In fine, il n’est pas étonnant que la légitimité d’une norme internationale repose en partie sur sa détermination textuelle entendue comme la capacité à délivrer un message clair et transparent, selon Thomas Franck[173]. Dès lors, malgré certaines divergences mises en avant par la littérature scientifique[174], la détermination et la clarification des normes imprécises découlant des traités d’investissement par les tribunaux démontrent nettement l’importance de la jurisprudence pour le développement du droit international des investissements, d’autant plus qu’elle permet de faire évoluer les règles du droit international des investissements en les étendant au-delà des frontières conventionnelles et en amorçant de nouvelles initiatives de la part des États (2.2).

2.2 L’influence de la jurisprudence sur l’évolution du droit international des investissements

Les tribunaux arbitraux ont dès lors tant une fonction d’application de la norme conventionnelle aux faits qu’une fonction de révélation de son contenu parfois abstrait. Par ailleurs, le juge Fitzmaurice — dans son opinion séparée dans l’affaire Barcelona Traction Light and Power Company, Limited c. Espagne — énonçait que « les décisions judiciaires d’un type ou d’un autre constituent la principale méthode par laquelle la loi peut trouver une mesure concrète de clarification et de développement[175] ». Plus que cette fonction certaine de précision des normes conventionnelles, les tribunaux ont très souvent pu interpréter le silence des traités comme les autorisant à adopter une approche créative[176]. À ce titre, les arbitres ont parfois été considérés comme jouissant d’un pouvoir quasi législatif[177].

Au cours des dernières années, de nombreuses quasi-créations jurisprudentielles ont pu voir le jour, l’une d’entre elles étant assurément l’acceptation des actions collectives ou réclamations de masse (mass claim), selon l’appellation maladroite du tribunal dans l’affaire Abaclat et autres c. Argentine basée sur le TBI Argentine-Italie[178]. Si la terminologie employée demeure un point d’anicroche[179], et ne semble faire référence qu’au nombre important de demandeurs non affiliés[180] résultant d’une même matrice factuelle, l’admissibilité de ce genre de recours constitue un fait nouveau majeur du contentieux du droit international des investissements. Les procédures multipartites ne sont pourtant pas inconnues en arbitrage d’investissement, et ont même donné lieu à plusieurs précédents[181], mais l’affaire Abaclat est novatrice au regard des 60 000 demandeurs et de la position prise à la majorité par le tribunal de retenir sa compétence. Bien que la justification du tribunal concernant les obstacles juridiques comme le consentement de l’Argentine puisse être utile à relever[182], c’est l’absence de disposition sur la possibilité des réclamations de masse dans les textes du CIRDI et dans le TBI en cause qu’il est intéressant de souligner ici. En effet, le tribunal reconnaît que « the ICSID framework contains no reference to collective proceedings as a possible form of arbitration », mais il estime que, au regard du but du TBI et de l’esprit de la Convention CIRDI, cela représente moins un silence éloquent (qualified silence) qu’un vide (gap) qu’il pourrait combler[183]. Cette possibilité serait octroyée selon le tribunal par les articles 44 de la Convention CIRDI[184] et 19 du Règlement d’arbitrage du CIRDI[185], lui permettant de créer une nouvelle procédure spécifique. Comme d’aucuns l’ont souligné, la situation paraît relever plus d’une « adoption of completely new rules, requiring legislative power which an ICSID tribunal lacks[186] ». Par ailleurs, les tribunaux dans les affaires Giovanni Alemanni et autres c. La République d’Argentine et Ambiente Ufficio SpA et autres c. La République d’Argentine sont également venus considérer comme admissibles les réclamations de masse, d’après des argumentaires similaires mais différents, en affirmant que rien ne permettait de penser que le silence des textes applicables pouvait s’interpréter telle une limitation[187]. Certes, l’admissibilité des réclamations de masse a fait l’objet de critiques[188] : cependant, elle a connu un développement récent avec l’affaire Theodoros Adamakopoulos et autres c. République de Chypre où le tribunal se déclare compétent pour connaître une réclamation de près de 950 demandeurs[189]. Même si le tribunal rejette la solution de l’affaire Abaclat consistant à créer une nouvelle procédure spécifique[190], il ne consacre pas moins la possibilité d’aborder ce type de recours[191], et ce, alors qu’il n’existe toujours pas de dispositions portant sur la question.

Si pour l’instant cette évolution jurisprudentielle n’a pas connu de développement conventionnel probant, d’autres ont pu avoir cette chance. Effectivement, les décisions et les sentences arbitrales permettent au droit international des investissements d’évoluer grâce à leur influence sur les États qui élaborent leurs traités et leurs modèles de traités, au regard de l’interprétation faite par les arbitres[192]. Du point de vue des tribunaux, on peut appeler cela un « développement indirect du droit », qui permet aux normes de se transformer conventionnellement au regard de leur évolution jurisprudentielle. Un exemple classique de cette influence est celui du développement d’abord jurisprudentiel de la pratique d’amicus curiae[193] suivi par son développement conventionnel. Traditionnellement, il n’existait aucune disposition conventionnelle qui permettait expressément à de tierces parties à la procédure de participer en tant qu’amicus curiae : c’est le cas notamment des anciens TBI[194], de la Convention CIRDI, des versions des règlements d’arbitrage du CIRDI antérieures à 2006[195] ainsi que des règlements d’arbitrage de la CNUDCI antérieurs à 2014[196]. En raison de cette absence de précision sur la question, il revenait aux tribunaux de faire oeuvre prétorienne en présence d’une demande de pétition pour participer en tant qu’amicus curiae. Ce sera finalement à l’occasion du différend entre la société Methanex et les États-Unis d’Amérique, basé sur l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA), qu’un tribunal arbitral se prononcera pour la première fois en faveur de la participation d’une tierce partie à titre d’amicus curiae[197]. Le tribunal a déclaré tout d’abord qu’aucun pouvoir ne lui garantissait expressément la possibilité d’admettre les amici curiae[198]. Néanmoins, en vertu de l’article 15(1) du Règlement d’arbitrage de la CNUDCI[199] et à l’aide d’une interprétation extensive de la disposition, le tribunal a admis avoir un pouvoir implicite de le faire[200]. Pour justifier sa position, il s’est inspiré de la pratique du Groupe spécial de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui, dans l’affaire États-Unis — Imposition de droits compensateurs sur certains produits en acier au carbone, plomb et bismuth laminés à chaud originaires du Royaume-Uni, avait accepté la participation d’amicus curiae[201]. Le tribunal a considéré que, au regard du pouvoir procédural significativement moins large accordé à l’Organe de règlement de différend de l’OMC pour accepter la participation d’amicus curiae, l’article 15(1) lui permettait de conduire l’arbitrage comme il le souhaitait et donc d’autoriser les mémoires d’amici curiae[202].

Il est ironique, à la lumière du développement de la pratique d’amicus curiae, de constater que le tribunal avait expressément fait savoir que sa décision ne devait pas être l’objet d’un précédent[203]. Toutefois, c’est bien l’inverse qui s’est passé puisque, d’une part, des tribunaux — comme celui dans l’affaire United Parcel Service of America, Inc. (UPS) c. Canada — se sont basés sur l’interprétation du tribunal dans l’affaire Methanex Corporation c. États-Unis d’Amérique pour accepter la demande de pétition d’amicus curiae[204] ; d’autre part, la décision Methanex a été suivie d’une déclaration de la Commission du libre-échange sur la participation d’une tierce partie en 2003 qui a entériné la possibilité de participation en tant qu’amicus curiae dans le contexte de l’ALENA[205]. Cette évolution s’est concrétisée une dizaine d’années plus tard par l’adoption du Règlement de la CNUDCI sur la transparence dans l’arbitrage, entré en vigueur en janvier 2014, venant autoriser expressément la participation des amici curiae sous certaines conditions[206]. Du côté de l’arbitrage lié au CIRDI, le développement jurisprudentiel a précédé également la réalisation conventionnelle. Au lendemain de l’affaire Suez, Sociedad General de Aguas de Barcelona, S.A. et Vivendi Universal, S.A. c. La République d’Argentine, qui — par une interprétation extensive de l’article 44 de la Convention CIRDI et à l’aide de la jurisprudence passée en la matière[207] — a autorisé, en tenant compte de certaines conditions la participation des amici curiae, le Règlement d’arbitrage du CIRDI a été actualisé pour le permettre explicitement en vertu de certaines conditions[208]. Aujourd’hui, la plupart des nouveaux traités d’investissement prévoient également la possibilité d’accepter la participation de tierces parties à la procédure[209].

Outre les questions de nécessité d’une telle ouverture du contentieux des investissements et de ses probables dérives ou avantages[210], l’évolution des normes permet in fine de mettre en exergue l’influence particulièrement importante de la jurisprudence arbitrale sur le développement conventionnel du droit international des investissements. Enfin, il reste à relever que la jurisprudence qui s’est développée autour de l’interprétation des normes vagues des traités d’investissement a donné lieu à plusieurs sursauts conventionnels au cours de ces dernières années. D’une manière plus globale, l’état de la jurisprudence a pu influencer certaines initiatives des États consistant à se retirer du système du droit international des investissements ou à vouloir le réformer par la renégociation de leurs traités d’investissement ou la conclusion de nouveaux[211]. Plus exactement, des études ont démontré que les États tiennent compte des décisions et des sentences des tribunaux en précisant les normes conventionnelles de leurs traités[212]. Un exemple probant concerne la norme de TJE qui a pu faire l’objet d’importantes clarifications conventionnelles, dans l’objectif de juguler l’interprétation extensive de certains tribunaux. Une approche classique consiste à lier explicitement le TJE au standard minimal de traitement et à préciser que la portée ne peut excéder ce qui est prévu par la coutume internationale[213]. Une autre façon de faire, et sûrement la plus efficace, est celle qui a été adoptée par l’AECG par exemple, qui définit très précisément les contours de l’obligation du TJE avec une liste exhaustive des comportements qui peuvent mener à une violation de cet accord[214].

Nonobstant ces éléments, selon une étude récente de Wolfgang Alschner, les tribunaux d’investissement accorderaient peu d’importance aux reformulations et aux clarifications de certaines normes dans les traités d’investissement, ce qui les amène ainsi à interpréter les nouveaux traités à la lumière des anciens[215]. En un sens, cela prouve que les tribunaux d’investissement, placés devant la formulation plus précise d’une norme ou l’inclusion d’une nouvelle exception générale, continuent de se baser extensivement sur les précédents arbitraux pour rendre leurs décisions, bien que ces derniers soient attachés à d’anciens traités. À titre d’exemple, le tribunal, dans l’affaire Railroad Developement Corporation c. République du Guatemala[216], a fait fi de l’annexe interprétative 10-B du chapitre sur l’investissement de l’Accord de libre-échange entre l’Amérique centrale, les États-Unis d’Amérique et la République dominicaine (ALEAC-RD, ou Central America Free Trade-Dominican Republic (CAFTA-DR))[217] et a interprété la norme TJE, explicitement liée au standard minimal de traitement, au regard de décisions et de sentences antérieures rendues en vertu d’un traité différent[218]. Dans la même veine, la majorité du tribunal dans l’affaire Eco Oro Minerals Corp. c. République de Colombie a préféré se baser sur quelques précédents issus de la pratique arbitrale[219], et affirmer le caractère évolutif du standard minimal de traitement[220], plutôt que de réaliser une réelle analyse de la pratique et de l’opinio juris des États. Le tribunal a donc considéré que la frustration des attentes légitimes et la stabilité/prévisibilité du cadre légal national étaient des éléments importants dont il fallait tenir compte dans la détermination d’une violation du standard minimal de traitement[221]. Cette solution est regrettable, car elle rend inopérante la liaison du TJE au standard minimal de traitement effectué par l'article 805(1) de l'accord Canada-Colombie qui avait pour objet de restreindre ce genre d’interprétations extensives[222].

Il en ressort que les tribunaux arbitraux seraient ainsi plus enclins à suivre une jurisprudence établie qu’à essayer d’interpréter un traité nouveau à la seule lumière des nouvelles précisions conventionnelles[223]. Cela démontre également que la transformation du droit international des investissements ne peut pas passer que par l’élaboration de nouveaux traités, au risque de faire face à une évolution lente et sinueuse. L’élément certain est que la jurisprudence en matière d’investissement encourage néanmoins les États à trouver de nouvelles solutions pour que le droit international des investissements se développe dans le sens souhaité au moment de la rédaction des traités.

Conclusion

Plus qu’une extravagance, l’utilisation extensive de la jurisprudence par les tribunaux d’investissement semble relever d’un paradoxe au regard de sa position dans les sources du droit et du caractère non contraignant des précédents arbitraux. Il apparaît pourtant que la jurisprudence arbitrale est la composante principale du droit international des investissements. Elle peut dès lors s’entendre d’abord comme la composante principale du processus interprétatif de l’arbitre. La prise en considération des précédents arbitraux par l’ensemble des acteurs du régime est ainsi le reflet de l’importance qu’a acquise la jurisprudence au cours des 30 dernières années de développement frénétique des traités et de l’arbitrage d’investissement. L’usage de la jurisprudence se révèle désormais systémique et permet aux arbitres de répondre aux impératifs que leur impose le règlement des différends concernant des enjeux d’intérêt public controversés. La jurisprudence peut aussi se concevoir comme la composante principale de l’évolution du droit international des investissements. Si les traités d’investissement sont le matériel formel d’origine ayant permis au droit international des investissements d’exister, la jurisprudence est l’étincelle qui a attisé son développement, au point d’entraîner un vent de changement conventionnel. La surutilisation du précédent dans le raisonnement des tribunaux tend à démontrer que, même en présence de nouveaux traités, les tribunaux se réfèrent à la jurisprudence passée. In fine, que ce soit à la lumière du processus d’interprétation de l’arbitre ou par le résultat même de ce processus, les décisions et les sentences arbitrales jouent un rôle qu’il est aujourd’hui difficile de négliger, tant la compréhension commune du droit international des investissements par ses acteurs et ses commentateurs est imprégnée de son sens jurisprudentiel.