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Depuis déjà plusieurs années, la gouvernance publique est l’un des vastes chantiers de recherche concernant l’action publique qui ont connu un essor phénoménal. Objet de recherche protéiforme, notion polysémique, la gouvernance publique se réclame de disciplines diverses, notamment la philosophie politique, la science politique, le management public et les sciences de la gestion, sans oublier la recherche juridique, quoique peut-être avec une certaine distance. D’un point de vue historique, la notion découle d’une évolution graduelle de l’encadrement de l’action étatique caractérisée par l’essor de « principes[1] ». Au fil de l’histoire moderne récente, on assiste au développement d’une théorie organisationnelle plus traditionnelle de l’administration publique, basée en grande partie sur l’idéal rationnel légal wébérien qui se trouve associé aux propriétés formelles du droit[2]. Par la suite, la prédominance du droit se relativise devant la montée du modèle des années 80 de « nouveau management public », emblématique par l’importation de principes du secteur privé comme l’efficacité, la célérité ou la planification stratégique dans l’action de l’État. La gouvernance publique, qui se développe davantage depuis le début du xxie siècle, se veut une réponse aux lacunes des modèles précédents et une suite aux demandes accrues pour la décentralisation de l’État et la considération d’enjeux comme l’intégrité, la transparence et l’imputabilité dans la sphère publique[3].

Le droit est probablement témoin d’un déficit de publications par rapport aux autres disciplines se prononçant sur la gouvernance publique comme objet de recherche[4]. Dans ce contexte, le professeur Daniel Mockle propose, par la publication de son ouvrage La gouvernance publique, une importante et nécessaire contribution à la littérature juridique sur ce phénomène en émergence, qui tend à perméabiliser les frontières disciplinaires et à soumettre de nouveaux principes transversaux plus représentatifs des défis contemporains de l’action publique. L’ouvrage offre par le fait même une synthèse remise à jour de précédents textes de l’auteur, parus dans Les Cahiers de droit, et d’un ouvrage sur une thématique connexe[5]. Ce nouvel ouvrage est le fruit, comme en témoignent les remerciements de l’auteur au début, d’une réflexion amorcée il y a déjà plusieurs années[6].

En introduction, le professeur Mockle met en lumière le paradoxe de la gouvernance : le sujet est difficile à définir, malgré sa simplicité apparente. La gouvernance, jusque lors étudiée comme un prolongement des sciences de la gestion, s’intéresse peu à peu au fonctionnement des États, mettant l’accent sur plusieurs principes telles la transparence, l’impartialité, l’efficacité, la redevabilité ou encore l’imputabilité. Partant, la gouvernance devient un sujet d’étude, modernisé en nouvelle gouvernance publique, participant au changement constitutionnel en suggérant l’ascension de principes transversaux aux disciplines.

L’auteur se prononce ensuite sur l’identité juridique de la nouvelle gouvernance publique, soulignant au passage « son caractère multidimensionnel » (p. 19). Cette gouvernance juridique est une continuité conceptuelle de la notion de bon gouvernement, mais elle présente cependant une certaine nouveauté par rapport aux divisions classiques du droit public. En effet, elle étudie les conditions d’exercice du pouvoir, ses limites et ses fondements, tout en priorisant l’analyse sous l’angle du concept de légitimité, qui ne repose dorénavant plus exclusivement sur les composantes classiques du droit public ou des propriétés formelles du droit. La notion propose ainsi un changement de perspective et de paradigme pour la rationalité juridique.

La première partie de l’ouvrage, qui compte deux chapitres, porte sur la reconnaissance explicite et l’analyse des principes de bonne gouvernance. L’auteur dresse une généalogie des principes traditionnels du bon gouvernement jusqu’aux principes de la nouvelle gouvernance publique, selon une perspective évolutive. C’est l’occasion de noter le tournant de la quantification de l’action publique, sans oublier les dimensions propres à l’approfondissement de la démocratie politique. En bref, on y constate que l’évolution mise en lumière s’attache aux modalités d’exercice du pouvoir (p. 39 et 40).

Dans le premier chapitre, le professeur Mockle étudie l’évolution conceptuelle de la nouvelle gouvernance publique en puisant aux sources des réflexions qui entourent le principe général du bon gouvernement. En ce sens, cette gouvernance est une actualisation dudit principe et permet de scruter le champ d’application des principes traditionnels de responsabilité et d’imputabilité, notamment. Par conséquent, l’auteur se prête à un exercice de définition des principes associés à cette évolution, selon une succession temporelle divisée en générations. Si la première génération de principes renvoie à l’approche anthropomorphique du prince et des considérations pour ses vertus personnelles, la deuxième correspond à l’institutionnalisation du bon gouvernement et à la prépondérance du modèle wébérien légal rationnel. Dans ce dernier cas, les vertus personnelles du prince deviennent des vertus institutionnelles, jusqu’au développement du droit administratif et constitutionnel moderne. Enfin, les principes constituant la troisième génération, déjà énumérés, cadrent avec la nouvelle gouvernance publique. Le droit n’a plus le monopole sur ces derniers, qui tendent, d’une part, à perfectionner l’action publique[7] et, d’autre part, à approfondir la démocratie politique[8].

Le deuxième chapitre s’intéresse de façon plus poussée aux principes qui constituent la nouvelle gouvernance publique, sous un angle juridique. Le professeur Mockle y souligne que plusieurs des principes n’ont pas pour origine le droit : ils y sont donc incorporés à titre de transplants juridiques. La différenciation fonctionnelle des principes présente dès lors un certain intérêt typologique, surtout dans l’optique où la notion de principe en droit revêt une pluralité de sens. Ainsi, l’auteur conclut que les principes de la nouvelle gouvernance publique sont d’ordre justificatif, au même titre que les principes constitutionnels par exemple[9], car ils servent à atteindre une certaine légitimité de l’exercice du pouvoir. Leur dimension téléologique permet par conséquent leur actualisation constante. Par ailleurs, ces principes sont témoins d’une hybridation des logiques (juridique, technique et scientifique), puisque leurs influences proviennent du droit, mais aussi des sciences de la gestion qui mettent l’accent sur l’atteinte d’objectifs et de résultats souvent quantifiables.

La seconde partie de l’ouvrage, qui regroupe deux chapitres, explore la mise en oeuvre des principes de nouvelle gouvernance publique. On y constate que le droit, loin d’être mis en retrait, demeure un outil privilégié pour atteindre les objectifs découlant des nouveaux principes de bonne gouvernance. L’auteur s’intéresse aux mécanismes de contrôle de l’administration récemment implantés, notamment la création des autorités de surveillance et de contrôle, qui tendent à repenser le constitutionnalisme en accordant une place centrale à l’effectivité des droits constitutionnels. L’administration de la justice n’échappe pas à ce changement de paradigme, en répondant à des impératifs de bonne administration pour sa gestion interne. Autrement dit, le fonctionnement des cours et des tribunaux tend à emprunter à la nouvelle gestion publique afin de garantir une redevabilité auprès de l’espace public.

Le troisième chapitre est consacré à la constitutionnalisation des mécanismes et des principes de bonne gouvernance, selon une perspective comparée. Comme le reconnaît le professeur Mockle, les lois formelles restent des outils privilégiés pour l’atteinte des objectifs soutenus par la bonne gouvernance. Or, peu de constitutions nationales envisagent un changement en profondeur de leur structure formelle pour la promotion de ces nouvelles réalités. Les États considèrent plutôt la mise sur pied d’autorités indépendantes de surveillance et de contrôle, qui permettent de rendre effectifs les principes de bonne gouvernance en dépassant la fonction traditionnelle de juger. Ces autorités, qui relèvent des parlements et ont pour fonction de contrôler l’action gouvernementale et administrative[10], ne sont pas soumises à l’étude spécifique des catégories traditionnelles du droit, tel le droit administratif ou constitutionnel. Leur statut juridique est également incertain, compte tenu de leur absence de constitutionnalisation formelle pour la plupart. Elles mettent toutefois en oeuvre les principes de bonne gouvernance selon une certaine effectivité, que ce soit au regard des principes de bonne administration et de bonne gouvernance ou en protégeant les droits et libertés. L’auteur, dans ce chapitre, souligne l’originalité de leur identité et de leur structure, qui mériterait probablement un développement plus exhaustif à l’avenir.

Au quatrième chapitre, le professeur Mockle examine avec attention l’essor des principes de nouvelle gouvernance publique relativement à l’administration des tribunaux. Ce changement de paradigme est dû au questionnement du lien entre la justice et l’efficacité, toujours sous l’angle de la légitimité. Dorénavant, les tribunaux cherchent, tout en préservant leur indépendance judiciaire, à incorporer des principes de gestion publique dans leur fonctionnement institutionnel afin d’accroître leur efficacité. Cette préoccupation n’est pas sans rapport avec la nécessité d’un meilleur accès à la justice pour les justiciables. Ainsi, l’auteur analyse l’action des parties prenantes au processus judiciaire en fonction de thématiques qui y font directement référence : l’évolution du droit sur la question des délais raisonnables, la bonne administration de la justice de même que l’efficacité et le contrôle du temps d’instance. Il conclut dans l’ensemble que les principes de nouvelle gouvernance publique tendent à changer l’action des tribunaux et leur relation avec le reste de la société. De même, le nouveau management de la justice fait de plus en plus usage d’indicateurs et d’une planification stratégique qui n’est pas étrangère aux sciences de la gestion.

En conclusion, le professeur Mockle revient sur la reconnaissance formelle des principes de bonne gouvernance. Si leur formalisation est davantage accrue en droit administratif, le droit constitutionnel assiste plutôt à une lente évolution qui n’entraîne pas nécessairement de grands changements formels. Pour ce dernier domaine du droit, ces principes se révèlent davantage structurants. Également, la bonne gouvernance témoigne d’une légitimité fondée sur le respect de ses exigences. C’est probablement là que se produit le réel changement de paradigme : la démocratie d’autorisation, basée sur le principe de légalité, passe graduellement à une démocratie d’exercice[11], qui s’appuie sur les principes de nouvelle gouvernance publique. Enfin, cette gouvernance propose d’envisager l’élaboration d’un patrimoine commun aux disciplines qui s’intéressent à de telles questions, mais aussi aux droits nationaux qui permettent la migration de concepts.

À terme, La gouvernance publique offre un riche panorama des tenants et aboutissants de ce phénomène en essor. Cet ouvrage s’adresse autant à la communauté universitaire juridique qu’aux communautés de recherche des autres disciplines visées, ainsi que l’illustre bien sa bibliographie thématique qui dépasse de loin la doctrine exclusivement juridique. L’ouvrage impressionne tant par son accessibilité que par sa rigueur pour tenter de définir les enjeux contemporains mouvants associés à la nouvelle gouvernance publique.

En clair, cette incursion fouillée au sein de la gouvernance publique trace un portait des plus intéressants pour méditer sur les conditions d’exercice du pouvoir et probablement la naissance d’une nouvelle culture juridique, mais également démocratique.