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A priori, les lignes qui suivent et que leur auteur offre à Dominique Goubau en témoignage d’amitié, risquent de paraître quelque peu exotiques à un lecteur québécois : la réserve est inconnue au Québec comme dans le reste du Canada … Parions cependant que les débats qu’elle soulève en France rejoindront des interrogations plus générales sur les mutations contemporaines du droit de la famille, sur la question des solidarités entre générations ou sur les évolutions des sources du droit, qui ne sont pas sans écho au Québec.

En France, depuis quelques années, l’antique réserve héréditaire était dans la tourmente[1]. Latentes jusqu’alors, du moins chez les juristes, les interrogations avaient surgi avec l’entrée en vigueur du Règlement européen sur la compétence et la loi applicable aux successions[2] : la possibilité d’un choix de loi, fût-il limité à la loi nationale du de cujus, comme la faveur manifestée à l’égard des pactes successoraux, conduisirent nombre d’auteurs à s’interroger sur les fondements de la réserve « à la française ». Les débats opposèrent ceux qui, attachés aux principes de liberté, d’égalité et de solidarité, défendaient la réserve traditionnelle, ceux qui, au nom de liberté individuelle et du libéralisme économique, réclamaient la disparition d’une institution jugée archaïque, et ceux qui, sensibles aux évolutions politiques, sociales et économiques contemporaines, proposaient de reconstruire les mécanismes protecteurs de la famille autour des principes de solidarité et de responsabilité entre générations[3].

Dans ce contexte, les arrêts Jarre[4] et Colombier[5] rendus par la Cour de cassation firent l’effet d’un coup de tonnerre[6]. Selon la Cour, « une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ». Avant de poser ce principe, la Cour avait pris soin de souligner que, dans les deux espèces, le de cujus demeurait depuis de nombreuses années sur le territoire de l’État dont il avait utilisé la loi pour organiser sa succession, et, surtout, que les héritiers « spoliés » ne prétendaient pas se trouver dans une situation de précarité économique ou de besoin, ce qui semblait renvoyer aux situations concrètes incompatibles avec les principes essentiels du droit français évoqués dans l’arrêt. Quelque temps plus tard, un nouvel arrêt n’apaisa que partiellement les craintes exprimées par certains : la Cour y réaffirmait le caractère d’ordre public de la réserve dans l’ordre interne[7].

L’affaire Johnny Halliday, qui suivit le décès du célèbre chanteur français, donna au problème une nouvelle dimension : celle d’un débat de société porté sur la place publique. Pendant quelques mois, et pour le plus grand bonheur des spécialistes de droit international privé, il ne fut question dans les médias, autour de la machine à café ou à la fin des repas de famille, que de trust, de fraude à la loi et de « résidence habituelle » au sens du droit international[8].

Que la réserve ait suscité de telles passions n’est pas dû seulement à la dimension « people » de trois affaires mettant en cause des musiciens bien connus. Le débat révèle les tensions qui partagent la société française sur l’héritage et la transmission. Il traduit également le souci de justice et d’égalité dans la famille et dans la société. Peut-être témoigne-t-il aussi de l’attachement viscéral des Français à ce que certains auraient trop vite tendance à considérer comme « archaïque » : la transmission des biens dans la famille. Surtout, il prouve que la famille reste, pour beaucoup de Français, le lieu privilégié des solidarités entre générations.

Le législateur en eut conscience, qui, pressé par le notariat[9] et par une partie de la doctrine[10], souhaita réaffirmer le caractère d’ordre public de la réserve : saisissant l’occasion offerte par le projet de loi confortant les principes de la République, devenu la loi n° 2001-1009 du 24 août 2021[11], il ressuscita, non sans maladresse, une forme de droit de prélèvement dans l’hypothèse où la succession serait régie par une loi étrangère qui ignorerait tout mécanisme réservataire[12].

Surtout, les polémiques autour d’une des institutions les plus anciennes de notre droit est, par ses vrais et faux débats, ses dits et ses non-dits, un révélateur des évolutions de la famille (1), et, au-delà, des évolutions du droit (2).

1 Un révélateur des évolutions de la famille

Les débats autour de la réserve témoignent des évolutions de la famille et des fonctions qui lui sont reconnues par les individus et par la société. Il convient de reprendre les arguments qui ont été échangés pro et contra (1.1), puis d’en tirer les enseignements (1.2).

1.1 Le débat

On présentera brièvement les arguments tels qu’ils ont été exposés par la doctrine française.

1.1.1 Pro

Trois arguments sont traditionnellement avancés au soutien de la réserve « à la française »[13] . Est tout d’abord invoquée l’égalité entre enfants. Au lendemain de la Révolution[14], il s’agissait pour le législateur d’empêcher, par la voie des libéralités, le retour du droit d’aînesse ou des règles réduisant les filles à la portion congrue. Sur une partie de la succession, une part égale des biens reviendrait à tous les enfants (du moins à tous les enfants nés en mariage). Les premiers projets de Code civil français préparés sous la Révolution allaient jusqu’au bout de cette logique puisque toute liberté de disposer était proscrite[15]. La liberté était également mise en avant : il s’agissait de libérer les enfants du joug que faisait peser sur eux la menace d’exhérédation : comédies et romans en avaient fait un ressort essentiel de leur intrigue[16]. Venait enfin la solidarité unissant les membres de la famille. L’ensemble était lié par un non-dit : le principe de conservation des biens dans les familles, essentiel dans l’Ancien droit et que le Code Napoléon fit sien, sans trop s’en expliquer[17].

Les deux premiers fondements ne sont plus vraiment d’actualité. Quant au principe de conservation des biens dans la famille … Reste la solidarité.

1.1.2 Contra

Les arguments juridiques se développent sur un fond de critique économique de la réserve : les obstacles à la libre disposition de ses biens, seraient un frein au développement de l’économie.

Techniquement, on peut avancer les enseignements du droit comparé qui montrent que la solidarité entre générations peut passer par d’autres mécanismes, plus souples, plus diversifiés et mieux adaptés aux cas particuliers[18]. Sont également mises en avant les évolutions démographiques : pour ses bénéficiaires, l’allongement de la durée de la vie fait de la réserve une sorte de complément de retraite : est-ce cette forme de solidarité à laquelle on pense lorsque l’on défend la réserve ? Ne vaudrait-il pas mieux favoriser les transmissions intergénérationnelles, quitte à remettre en cause les droits des réservataires ? Et quid des nouvelles formes de vie en famille, notamment des familles recomposées : les beaux-enfants ne sont pas réservataires et la réserve peut être un frein à une transmission égalitaire de ses biens au sein de la fratrie recomposée. Dans un monde de liberté, ne doit pas permettre à chacun de disposer librement de ses biens, surtout lorsque cette liberté est mise au service d’autres formes de solidarités : celles qui s’expriment, notamment en faveur du monde associatif ?

Les critiques faites à la réserve « à la française » ont d’ailleurs conduit à un certain nombre de réformes : création (très encadrée) de la faculté de renonciation anticipée à l’action en réduction des libéralités qui dépasseraient en tout en partie le montant de la quotité disponible[19], passage d’une réserve en nature à une réserve en valeur[20], multiplication des exceptions ou des aménagements à la prohibition des pactes sur succession future[21]. Par ailleurs, un régime de transmission parallèle, avec ses règles propres, s’est mis en place avec l’assurance vie[22].

À travers les critiques portées contre la réserve, on comprend que le problème n’est pas seulement de nature technique : la « question » de la réserve est le reflet d’évolutions plus profondes de la famille et de son droit.

1.2 Les enseignements

1.2.1 Dans les rapports entre les membres de la famille

Des différents fondements de la réserve ne reste vraiment aujourd’hui que l’idée de solidarité familiale. Encore le sens de cette solidarité a-t-il lui-même évolué. Il n’est plus question de prendre la famille comme un tout (solidus) dont les membres seraient tenus les uns envers les autres in solidum. Cette conception de la famille comme un tout, quand bien même la famille n’aurait pas de personnalité juridique propre, se manifestait jadis par le principe de conservation des biens dans la famille. Aujourd’hui, il s’agit plutôt d’une solidarité interindividuelle fondée sur l’idée de solidarité/responsabilité envers ceux à l’égard de qui on s’est engagé : envers les enfants auxquels on a donné la vie, envers le conjoint auquel on a donné sa foi. Reconnaître aux enfants et au conjoint un « droit » à une partie du patrimoine de leurs parents ou de leur époux est la conséquence d’un engagement auquel nul ne peut se soustraire[23].

Que la réserve des ascendants ait disparu en droit français lors de la réforme de 2006[24] et que le législateur se refuse d’ouvrir des droits de réservataires au partenaire passé est à cet égard tout à fait significatif.

L’évolution de la nature de la réserve[25] traduit ces changements : de réserve en nature (une part des biens), elle est devenue une réserve en valeur (une créance contre la succession). Elle prend donc une coloration alimentaire : on ne peut laisser ses proches sans leur apporter une dernière aide pour faire face aux aléas de la vie. Mais par là même, de nouveaux champs devraient s’ouvrir pour la volonté individuelle : celui de la renonciation de son bénéficiaire et celui des pactes successoraux. Se pose également le problème de la réaction du droit français face à une loi étrangère qui ne connaîtrait pas la réserve « à la française », mais connaîtrait d’autres mécanismes assurant cette solidarité minimale née de l’engendrement ou de l’alliance : c’est tout le problème des équivalents fonctionnels de la réserve et du droit de prélèvement maladroitement ressuscité par le législateur pour réaffirmer, indirectement, le caractère d’ordre public de la réserve[26].

La jurisprudence de la Cour de cassation s’inscrit parfaitement dans cette évolution : dans ses arrêts Jarre et Colombier[27], elle se dit prête à écarter une loi étrangère qui ne connaîtrait pas de mécanisme réservataire, dans la seule hypothèse où, dans le cas concret, les enfants ou l’un d’eux se trouveraient dans une situation de précarité économique ou de besoin.

1.2.2 Dans les rapports entre la famille et la société

L’héritage ne peut plus être aujourd’hui défendu comme un instrument du maintien d’un certain ordre social, grâce à la transmission des fortunes, et, à travers elles, des rangs et des statuts. Par son caractère impératif, la réserve « traditionnelle » garantissait a minima cette fonction. Que dans les faits elle joue encore ce rôle est certain. Mais on ne peut plus fonder et moins encore justifier son existence sur ce qui fut longtemps une de ses fonctions sociales.

Et que dire des fonctions « politiques » de la réserve destinée, dans l’esprit des Révolutionnaires français, à assurer l’ordre nouveau fondé sur la liberté et l’égalité en obligeant les parents à transmettre une partie de leurs biens à tous leurs enfants, l’aîné comme le cadet, les garçons comme les filles ? Cet ordre a triomphé. Si l’on invoque aujourd’hui la liberté, c’est celle du de cujus dont il est question, et non celle de ses héritiers. Pour l’égalité, en revanche, pourrait se poser le problème d’un de cujus qui voudrait avantager ses fils, ou le premier de ses fils, au détriment de ses filles : la réserve garantit un minimum de droits aux filles. Mais en droit français, la quotité disponible ne permet-elle pas d’avantager qui l’on veut ? Faut-il maintenir la réserve pour cette seule raison ? Et si est en cause une loi étrangère qui porterait une discrimination entre hommes et femmes, les droits fondamentaux permettront de rétablir l’égalité en écartant, au nom de l’ordre public français en matière internationale, les dispositions contestées[28].

Il convient également de prendre en compte la place même de l’héritage dans la société. En des temps où la moyenne d’âge était réduite, l’héritage permettait de se lancer dans la vie ou de conforter une situation acquise. Avec l’allongement de la durée de la vie, il intervient de plus en plus souvent comme un complément de retraite pour des enfants déjà âgés. Dans cette nouvelle configuration, un « droit » sur une part des biens laissés par la ou les générations précédentes se justifie-t-il toujours ? Il se pourrait d’ailleurs que le poids de la prise en charge du grand âge absorbe à l’avenir la majeure partie des biens accumulés pendant la vie active : la question ne serait plus de transmettre ce que l’on a, mais de survivre avec ce que l’on a… D’autant que face au coût du grand âge pour la société, on risque d’assister à un retour forcé des solidarités familiales. Les questions de réserve ne seraient plus qu’un luxe pour de riches de cujus. Pour les autres, le centre de gravité du droit patrimonial de la famille se déplacerait vers les obligations alimentaires mises à la charge des enfants afin de prendre en charge leurs aînés[29].

Quoiqu’il en soit, on comprend que les fonctions de la réserve ont évolué : il n’est plus question de maintien d’un ordre établi, de conservation des biens dans la famille, de « droit » sur le patrimoine familial, mais de solidarité et de responsabilité : seuls ces deux fondements peuvent être aujourd’hui opposés à la montée des libertés individuelles, surtout lorsque cette volonté revêt les habits des droits fondamentaux, avec le « droit » de disposer librement de ses biens.

2 Un révélateur des évolutions du droit

Les débats autour de la réserve héréditaire, mais aussi les décisions judiciaires et la récente réaction du législateur français, témoignent d’évolutions plus générales du droit : évolution des sources d’une part, évolution des acteurs, d’autre part.

2.1 Évolutions des sources

Ces évolutions se traduisent par la « fragilisation » d’une institution que l’on croyait inébranlable et dans la réaction législative qui en a résulté.

2.1.1 Le développement du phénomène

Dans le monde juridique français, les débats autour de la réserve se sont longtemps concentrés sur le champ de ses bénéficiaires : symbole du « rétrécissement de la famille » autour de la famille nucléaire, la loi de 2006 supprima la réserve des ascendants et, en l’absence d’enfant, élargit la réserve (subsidiaire) que la loi de 2001 avait ouverte au conjoint[30]. Mais, il n’était pas question de remettre en cause la qualité de réservataire des descendants. Tout au plus, la loi ouvrit-elle la possibilité de renoncer par anticipation à l’action en réduction des libéralités excédant la quotité disponible, donc, indirectement, à la réserve, en encadrant soigneusement cette faculté[31]. Surtout, comme on l’a souligné, le législateur, renversant les principes traditionnels, fit de la réserve une réserve en valeur et non plus une réserve en nature : la philosophie générale de la réserve en était entièrement transformée, sans que toutes les conséquences en soient encore tirées[32].

Les doutes, on l’a dit, sont venus avec le Règlement succession[33]. Qu’un texte européen déstabilise un des piliers du droit français des successions est en soi tout un symbole. Dans son esprit comme dans ses dispositions, le Règlement succession est d’inspiration « libérale ». Il a pour objectif de « faciliter le bon fonctionnement du marché intérieur en supprimant les entraves à la libre circulation de personnes confrontées aujourd’hui à des difficultés pour faire valoir leurs droits dans le contexte d’une succession ayant des incidences transfrontières. Dans l’espace européen de justice, les citoyens doivent être en mesure d’organiser à l’avance leur succession (…)[34] ». La réalisation de ces buts passe notamment par des règles communes permettant de déterminer la compétence des autorités chargées de traiter la succession et la loi applicable à celle-ci, par diverses mesures permettant de faire circuler décisions judiciaires et actes authentiques, ainsi que par la création du certificat successoral européen. Elle a également conduit à deux mesures qui, au regard du droit français, ont un aspect tout à fait révolutionnaire : la possibilité de choisir la loi applicable à sa succession[35], d’une part, la faveur manifestée pour les pactes successoraux[36], d’autre part[37].

Cette faveur pour la liberté testamentaire, et plus généralement pour l’autonomie des personnes intéressées, qu’il s’agisse du de cujus ou de ses héritiers, s’appuie sur l’autre grand objectif du Règlement succession : la liberté donnée au de cujus de faire ses choix et d’organiser à l’avance sa succession est gage de sécurité et de prévisibilité.

Or les innovations apportées par le Règlement remettent en cause le caractère d’ordre public de la réserve en matière internationale car elles permettent au de cujus de se soustraire aux dispositions de la loi « normalement » applicable. Certes, l’optio juris est limitée puisqu’elle ne peut être faite qu’en faveur de la loi nationale ou de l’une des lois nationales de l’intéressé[38] ; certes, l’ouverture vers les pactes sur successions futures est strictement limitée[39] ; et en toute hypothèse, l’article 35 prévoit expressément la réserve de l’ordre public[40]. Mais dans ses dispositions techniques comme dans son esprit le Règlement successions semble peu favorable à la possibilité pour les droits nationaux d’imposer, au nom de l’ordre public en matière internationale, des formes de dévolution obligatoire des biens successoraux.

Le problème fit l’objet de vifs débats tout au long du processus d’élaboration du Règlement successions[41]. Dans sa version finale, le texte ne fait pas allusion à la réserve : la question s’inscrit donc dans la clause générale relative à l’ordre public. Selon l’article 35, « [l]’application d’une disposition de la loi d’un État désigné par le présent règlement ne peut être écartée que si cette application est manifestement incompatible avec l’ordre public du for[42] ». La formule, très restrictive, est classique dans les règlements de l’Union. Elle n’en renforce moins les interrogations que l’on peut avoir sur la prise en compte des règles de la réserve au titre de l’exception d’ordre public. D’autant qu’il est question ici d’ordre public « européen » sur lequel la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) exerce son contrôle. Or, réserver le respect des ordres publics nationaux comme le fait le Règlement successions, n’est pas donner « carte blanche » aux États (pour reprendre l’expression utilisée par l’autre grande juridiction européenne, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH)), voir l’affaire Paradiso et Campanelli c. Italie, (req. n° 25358/12). Ainsi, dans l’arrêt Sayn-Wittgenstein, la CJUE a-t-elle affirmé que l’ordre public, ne peut être invoqué contre les droits et libertés reconnus au citoyen européen « qu’en cas de menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société ». Certes, comme le soulignait la cour de justice, « les circonstances spécifiques qui pourraient justifier d’avoir recours à la notion d’ordre public peuvent varier d’un État membre à l’autre et d’une époque à l’autre. Il faut donc, à cet égard, reconnaître aux autorités nationales compétentes une marge d’appréciation dans les limites imposées par le traité »[43] : est ainsi respectée l’identité des États membres. Mais si les raisons qui fondent l’intervention de l’ordre public peuvent varier selon les États, encore faut-il que les valeurs invoquées figurent parmi celles que porte l’Union (même si tous les États membres n’en tirent pas les mêmes conséquences) et qu’elles soient étroitement liées aux structures politiques et sociales de l’État qui les invoque. Tel était le cas dans l’arrêt Sayn-Wittgenstein : le principe d’égalité avancé par l’Autriche est une valeur partagée par l’Union et la prohibition des titres de noblesse qui, pour l’Autriche, en découle est liée à la forme républicaine des institutions, élément de son identité nationale. Ces principes ont été repris dans la jurisprudence ultérieure, avec, notamment, les arrêts Runevic Vardyn[44], Bogendorff von Wolffersdorf[45], Coman[46] ou « Pancharevo[47] ».

Certes, le contexte de l’intervention de l’ordre public est ici différent. À l’origine de la difficulté, on trouvera souvent le droit reconnu au de cujus par le Règlement successions de choisir la loi applicable à sa succession. En elle-même, cette « possibilité » n’est pas assimilable aux droits et libertés reconnus au citoyen européen. Mais le Règlement successions la relie à la liberté de circulation des citoyens européens au sein de l’Union[48]. Dans le cas d’un citoyen européen qui opte pour l’application de la loi d’un autre État membre dont il a également la nationalité, ne dira-t-on pas qu’il ne peut être privé des droits qui lui sont reconnus par cette loi ?

Pour écarter la loi étrangère choisie par le de cujus en application du Règlement successions, la France pourra-t-elle opposer son ordre public, ainsi entendu ? Et quid si la loi en question ne connaît pas la réserve « à la française », mais met en oeuvre des mécanismes comparables ou, plus généralement, des techniques assurant que les enfants dans le besoin ne seront pas privés de tout droit dans la succession ?

D’autres questions surgiraient si l’on examinait la question de la réserve à la lumière des droits et libertés fondamentaux en général, et de la jurisprudence de la Cour EDH en particulier. Jusque-là, la Cour EDH n’a abordé la question que sous l’angle de l’égalité entre enfants, notamment entre enfants nés en mariage et hors mariage[49]. Mais le problème pourrait également se poser au regard du droit de disposer de ses biens[50] (si l’on se place du point de vue du de cujus), ou du droit au respect de ses biens[51] (si l’on se place du côté des héritiers réservataires ou du côté du légataire dont le legs serait réduit ou anéanti au nom de la protection des héritiers réservataires). Quid, là encore, d’un système qui ne connaîtrait pas la réserve à la française mais permettrait, par d’autres mécanismes, d’assurer la protection des enfants qui en ont besoin ?

Il est, en tout cas, significatif que les interrogations sur la réserve soient venues du droit européen. La question ne peut plus être pensée « en interne » : sa dimension européenne et internationale force à réfléchir aux fondements même d’une institution séculaire.

Ce sont aussi des considérations « internationales » qui ont conduit le législateur à réaffirmer le caractère d’ordre public de la réserve.

2.1.2 La réaction au phénomène

Face aux interrogations qui montaient autour de la réserve, la Cour de cassation avait, on l’a dit, adopté une position innovante : la réserve est d’ordre public en droit interne, mais elle n’est pas d’ordre public en matière internationale[52]. Une loi étrangère qui ne la connaîtrait pas ne peut donc être écartée pour ce seul motif à moins que, dans le cas particulier, son application aboutisse à des résultats incompatibles avec les principes essentiels du droit français, i.e. priver de tout secours des enfants qui seraient dans une situation de précarité économique ou de besoin[53].

Pour briser ou tout au moins pour brider cette jurisprudence, le législateur français n’a pas affirmé clairement que la réserve héréditaire était, en interne comme à l’international, d’ordre public : une telle affirmation aurait été trop discutable. Il a choisi de passer par une voie indirecte, celle du droit de prélèvement. La loi n° 2021-1109 du 24 août 2021, loi confortant les principes de la République[54], a inscrit dans le code civil un nouvel article 913 al. 2 aux termes duquel :

Lorsque le défunt ou au moins l’un de ses enfants est, au moment du décès, ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou y réside habituellement et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne permet aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants, chaque enfant ou ses héritiers ou ses ayants cause peuvent effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens existants situés en France au jour du décès, de façon à être rétablis dans les droits réservataires que leur octroie la loi française, dans la limite de ceux-ci[55].

Est donc ressuscité l’ancien « droit de prélèvement » que, dix ans plus tôt, le Conseil constitutionnel avait déclaré discriminatoire puisque réservé, à l’époque, aux Français (Cons. const. 5 août 2011, n° 2011-159 QPC D. 2012. 1228[56]).

Or, pour éviter une nouvelle censure du Conseil constitutionnel, mais aussi pour échapper à une condamnation de la CJUE au motif que ce droit serait sources de discriminations entre nationaux, citoyens européens et résidants de l’Union, le législateur a donné au nouveau droit de prélèvement un champ d’application démesuré : il est reconnu à chaque enfant ou à ses héritiers ou ses ayant cause dès lors que « le défunt ou au moins l’un de ses enfants est, au moment du décès, ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou y réside habituellement et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne permet aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants[57] ».

Soit, par exemple, un ressortissant canadien résidant au Québec ; l’essentiel de ses biens est situé au Québec, mais il est propriétaire d’un immeuble en France. Il laisse quatre enfants, tous citoyens canadiens. Selon son testament, l’ensemble de ses biens reviennent à une fondation caritative. En vertu des règles de droit international privé, la succession, du point de vue français, est régie par la loi québécoise, loi de la dernière résidence habituelle du de cujus, qui ne connaît pas la réserve. Mais il se trouve que l’un de ses enfants réside en Irlande. En vertu du nouvel article 913 du Code civil français, non seulement cet enfant, mais aussi n’importe lequel de ses frères et soeurs, alors même que ces derniers résideraient au Canada, pourront demander à prélever sur l’immeuble situé en France la part qui leur revient au titre de la réserve telle que la prévoit le droit français… Et pourtant la loi « normalement » applicable à la succession est la loi québécoise, aucune « fraude », aucune manoeuvre, n’est à soupçonner de la part du défunt et le seul rattachement « européen » passe en l’espèce par un État, l’Irlande, qui, pas plus que le Québec, ne connaît la réserve héréditaire.

Et quid là encore, d’une loi étrangère qui certes ne connaîtrait pas la réserve à la française mais qui, comme le Québec d’ailleurs, disposerait d’équivalents fonctionnels : le droit de prélèvement jouera-t-il dès lors que n’existe aucun mécanisme réservataire, au sens strict, alors même que les héritiers pourraient mettre en oeuvre, en vertu de la loi étrangère normalement applicable, des mécanismes qui leur reconnaîtraient des droits équivalents, voire supérieurs, à ceux que leur reconnaît la loi française en leur qualité de réservataires ? Quid également d’une loi qui disposerait de mécanismes réservataires mais d’un montant très inférieur à ceux du droit français : seront-ils, paradoxalement, privés de toute protection ?

Le nouveau droit de prélèvement risque donc de poser de délicats problèmes d’application. Que le législateur ait tenté de répondre par ce biais aux interrogations entourant la réserve montre là encore qu’une telle question ne peut plus être pensée seulement « en interne ».

Le phénomène témoigne également d’autres bouleversements : ceux qui concernent les acteurs du droit.

2.2 Évolution des acteurs

Ces évolutions apparaissent d’un double point de vue. Comme d’autres questions, telle que celle du mariage entre personnes de même sexe[58] ou de la filiation des enfants nés à l’étranger d’une gestation pour autrui[59], les heurs et malheurs de la réserve héréditaire sont révélateurs de l’emprise des acteurs européens et internationaux sur les acteurs nationaux ; dans un système traditionnellement légicentré, ils marquent également un rééquilibrage des pouvoirs entre juge et législateur.

2.2.1 Acteur européens et internationaux v. acteurs nationaux ?

Nul ne conteste (encore ?) que les questions de successions relèvent de la compétence du législateur national. Le législateur de l’Union a seulement pour mission de créer des règles de coordination entre les droits nationaux dans le cadre de la construction d’un espace de sécurité, de liberté et de justice[60] : le Règlement successions en est le fruit. Mais, comme on l’a vu, le législateur ne peut plus penser les questions pour lesquels il est compétent sans réfléchir à la conformité des dispositions qu’il souhaite mettre en place au regard du droit de l’Union. Par ses choix, quand bien même il ne s’agirait que de règles de coordination, le législateur européen oriente ou encadre ceux du législateur national.

Passer par le droit de prélèvement, avec le champ démesuré que l’on est tenu de lui donner afin de respecter les principes du droit de l’Union, en est la preuve[61]. Il se pourrait d’ailleurs que le nouvel article 913 du Code civil français soit tout de même censuré par la CJUE, car sa compatibilité avec les principes du Règlement successions a pu être mise en doute[62]… À l’appui du nouvel article 913, le législateur français a, certes, invoqué les principes de liberté, d’égalité et de solidarité, i.e. autant de principes également affirmés par la Charte de droits fondamentaux de l’Union. Mais les moyens utilisés par le législateur français pour assurer le respect de ces principes sont-ils proportionnés au but légitime poursuivi ? En donnant à la réserve héréditaire à la française une telle portée en matière internationale, a-t-on vraiment respecté une juste mesure entre l’ensemble des intérêts en présence ? D’autres droits et libertés sont en effet en cause, notamment la liberté de disposer de ses biens (combinée, comme l’ont rappelé certains députés, avec le principe de libre circulation des biens)… et le respect du droit de propriété des héritiers ou légataires dont les droits seront ainsi réduits.

Et la problématique soulevée à propos du droit de l’Union pourrait l’être également, mutatis mutandis, au regard de la Convention européenne des droits de l’homme et de ses protocoles additionnels[63] : là aussi, la question pourrait se poser en termes de proportionnalité entre les moyens utilisés et le but visé.

Si d’aventure une censure était prononcée, le législateur français devra revoir sa copie. Que s’il ne le fait pas, le juge français le fera à sa place, afin de rendre des décisions conformes au droit de l’Union et/ou aux droits et libertés garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. En ce sens, législateur et juges européens « dictent leur loi » au législateur et aux juges français.

2.2.2 Juges v. législateur ?

Les hésitations du législateur français, choisissant de réaffirmer l’importance de la réserve héréditaire en ressuscitant le droit de prélèvement, sont également le signe d’un rééquilibrage des pouvoirs entre le législateur et le juge, entre la loi et la jurisprudence.

Le phénomène se traduit bien sûr dans l’ordre international par l’emprise du juge européen sur le législateur national. Mais en interne aussi les lignes bougent. Le législateur doit en effet construire la loi sous le triple regard du juge constitutionnel, du juge judiciaire et du juge administratif. Le premier pourrait censurer la loi au nom des normes qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler le « bloc de constitutionnalité », les deux autres au motif qu’elle est contraire à des normes européennes ou internationales.

Que le juge puisse écarter tel ou tel texte au motif qu’il est contraire à une norme supérieure remet en cause le mythe de la toute puissance de la loi et celui du juge qui ne serait que la « bouche de la loi » : « la loi condamnée » écrivait François Rigaux commentant l’arrêt Marckx c. Belgique de la Cour EDH en 1979[64]. En quelque sorte, le législateur, investi du pouvoir de faire la loi, n’est plus le maître absolu de la légitimité de celle-ci. Si le mythe fondateur de la loi conçue comme l’expression de la volonté générale n’est pas remis en cause, cette volonté doit désormais s’exercer dans le respect des normes supérieures et le juge ou plutôt les juges deviennent les gardiens de ce respect. Le juge n’a plus seulement pour mission d’interpréter la loi et au besoin de la compléter, voire de la transformer par une interprétation dynamique afin de l’adapter aux réalités nouvelles : il a également le pouvoir de la juger.

En France, cette évolution constitue en soi une révolution qui, pour le juge, marque le passage du statut d’autorité à celui de pouvoir. Est ainsi bouleversé l’équilibre institutionnel voulu par le constituant français de 1958 qui avait précisement cantonné le juge au rang d’« autorité » et non de « pouvoir »[65]. Et cette première révolution se double aujourd’hui d’une seconde révolution, celle du contrôle de proportionnalité in concreto, i.e. de la possibilité pour le juge d’écarter une règle dont la conformité aux normes supérieures n’est pas contestée, mais parce que, dans le cas particulier, l’application de cette règle aurait des conséquences excessives au regard des droits et intérêts en présence[66].

La question de la réserve héréditaire illustre la première révolution. Plutôt que de briser la jurisprudence de la Cour de cassation, le législateur a tenté, avec le droit de prélèvement, d’en limiter les conséquences pour les héritiers réservataires. Et sans doute était-ce plus prudent (quand bien même la traduction technique de ce choix serait particulièrement défectueuse[67]), car la jurisprudence de la Cour de cassation semblait en parfaite harmonie avec ce que pourrait décider la Cour EDH ou la CJUE en la matière : la France peut opposer son ordre public, mais un ordre public qui s’appuie sur les principes essentiels du droit français, principes qui, eux-mêmes, fondent l’institution de la réserve. Or, on peut penser que le seul principe qui serait aujourd’hui audible par le juge européen serait celui de solidarité envers les générations, du moins lorsque cette solidarité semble nécessaire, ce qui correspond à l’idée, avancée par la Cour de cassation, de précarité économique ou de besoin[68].

Le psychodrame causé en France par trois célèbres musiciens va donc bien au-delà de la question de la réserve héréditaire ou de la seule opposition entre pouvoir de la volonté et exigence de solidarité. Il témoigne d’évolution beaucoup plus profondes et des tensions les opposant à d’autres courants qui continuent à gouverner en profondeur représentations collectives et comportements individuels. Des évolutions jurisprudentielles et législatives sont à prévoir : de quoi faire mentir le proverbe selon lequel, en France, tout finit par des chansons...