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1. L’Accord économique et commercial global (AECG), mieux connu en Europe sous l’appellation Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), est un accord de libre-échange dit de « nouvelle génération » entre le Canada et l’Union européenne[1]. Au-delà de la réduction radicale des barrières tarifaires (droits de douane), il entend éliminer un grand nombre d’obstacles non tarifaires[2]. Il s’étend à de nombreux aspects liés à l’exportation des biens et services comme les investissements et leur protection, l’accès aux marchés publics, la politique de concurrence et la protection des droits de propriété intellectuelle. Il institue aussi une forme de coopération réglementaire entre les Parties[3]. Depuis le 21 septembre 2017, la plus grande partie de son texte est appliquée à titre provisoire au Canada et dans l’Union[4].

L’AECG est novateur à plus d’un titre, notamment parce qu’il a tenu compte des principaux traités environnementaux, des normes fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT) ainsi que des problématiques liées au développement durable et à la protection de la diversité culturelle, parce qu’il a profondément innové quant au mode de règlement des différends entre investisseurs et États[5], mais aussi parce que les sociétés civiles, les provinces canadiennes et même la Région wallonne de Belgique ont été associées à sa discussion.

2. Depuis l’échec de la Conférence ministérielle de Cancun, en 2003[6], un certain nombre d’accords bilatéraux de libre-échange a été négocié en dehors du cadre multilatéral de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’AECG s’est inscrit dans cette mouvance, tout comme le projet abandonné de « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement » entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique, connu surtout sous l’appellation Transatlantic Trade and Investment Partnership Agreement (TTIP)[7].

Cela étant, la négociation de l’AECG et, simultanément, celle du TTIP entre l’Union européenne et les États-Unis ont mobilisé l’opinion publique de nombreux États en Europe[8], qui s’est inquiétée de l’incidence de ces accords sur la vie de centaines de millions de citoyens et a réclamé une plus grande transparence de la part de la Commission européenne[9]. Lorsque les textes provisoires ont enfin été rendus publics, les ambiguïtés qu’ils comportaient ont focalisé l’opposition de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG). Jamais des négociations internationales n’avaient suscité pareil émoi dans l’opinion publique en Europe.

La présente étude ayant pour objet essentiel la participation de la Région wallonne à la procédure de conclusion de l’AECG[10], nous nous bornerons à exposer successivement la genèse de l’AECG (partie 1), l’apparition de difficultés liées à la délimitation de la compétence exclusive de l’Union européenne après la clôture des négociations (partie 2), la crise qui s’en est suivie lorsque les parlements de plusieurs collectivités fédérées belges exigèrent que leurs gouvernements respectifs ne signent pas le traité en l’état, puis les compromis ingénieux qui permirent ces signatures au bout de treize jours d’intenses négociations (partie 3), enfin la possibilité donnée à chaque Communauté ou Région belge d’empêcher la ratification du traité, voire de mettre fin auparavant à son application provisoire (partie 4). Une évaluation systématique de la « crise de l’AECG » clora le propos en montrant que l’irruption de la Région wallonne dans la procédure de conclusion du traité constituait l’aboutissement d’une stratégie de « relations conventionnelles indirectes »[11] destinée à faire prendre au sérieux par la Belgique et l’Union le point de vue commun à plusieurs entités composantes de l’État fédéral avant la fin des négociations qui mèneraient à la signature de l’AECG (partie 5).

1 La genèse de l’Accord

3. Lors du Sommet d’Ottawa entre le Canada et l’Union européenne, le 18 mars 2004, il avait été décidé d’entamer la négociation d’un accord sur le renforcement du commerce et de l’investissement, dénommé Trade and Investment Enhancement Agreement (TIEA). Cet accord devait reposer en grande partie sur un cadre juridiquement non contraignant relatif à la coopération bilatérale et à la transparence en matière législative et réglementaire[12]. Le Canada et l’Union décidèrent cependant d’interrompre les négociations en 2006[13].

De 2007 à 2009, ce fut principalement le gouvernement du Québec qui effectua un intense lobbyisme auprès des autres provinces canadiennes[14], de la Commission européenne et des principaux États membres de l’Union européenne en vue de permettre la conclusion d’un accord économique et commercial global ayant une portée plus large que le TIEA.

En mai 2009, lors du Sommet euro-canadien de Prague, il fut décidé de reprendre les négociations. Celles-ci s’achevèrent provisoirement en septembre 2014 par l’aménagement du système de règlement des différends entre investisseurs et États en matière d’investissements (RDIE). Il restait alors à traduire ce texte, rédigé en anglais, dans toutes les autres langues officielles de l’Union européenne, puis à le transmettre au Conseil de l’Union pour débattre de son contenu et autoriser sa signature.

4. Il convient de rappeler qu’un mécanisme de RDIE est un système présent dans de nombreux accords commerciaux. Destiné à assurer la réparation intégrale du préjudice causé à des entreprises qui investissent dans un État étranger, ce mécanisme est cependant sujet à des critiques persistantes parce qu’il leur permet de porter plainte contre l’État d’accueil devant un collège arbitral[15] en invoquant le fait qu’une mesure quelconque de cet État qui entraîne une révision à la baisse des profits attendus de leurs investissements porte atteinte à leur droit à ne pas subir une « expropriation indirecte »[16] sans indemnité. C’est pourquoi l’AECG précise désormais que « le simple fait qu’une Partie exerce son droit de réglementer, notamment par la modification de sa législation, d’une manière qui a des effets défavorables sur un investissement ou qui interfère avec les attentes d’un investisseur, y compris ses attentes de profit, ne constitue pas une violation d’une obligation prévue dans la présente section »[17] relative à la protection des investissements.

En vertu des règles contenues dans ces accords commerciaux, les États sont habituellement tenus de respecter le principe de non-discrimination des investisseurs de l’autre Partie (traitement national et traitement de la nation la plus favorisée), de leur accorder un traitement juste et équitable ainsi qu’à leurs investissements, enfin de ne pas nationaliser ni exproprier directement ou indirectement[18] ces investissements sans compensation.

Le texte (provisoire) de l’AECG rendu public le 26 septembre 2014[19] comprenait déjà des normes de protection des investissements non équivoques ainsi que l’interdiction d’assimiler à des expropriations indirectes des mesures conçues et appliquées pour protéger des objectifs légitimes d’intérêt public, tels que la santé, la sécurité ou l’environnement[20]. Il organisait aussi une plus grande transparence des procédures d’arbitrage en la matière[21] et établissait une interdiction du libre choix de l’autorité juridictionnelle (forum shopping)[22], le droit des États de contrôler l’exactitude de l’interprétation donnée à l’AECG[23], le rejet rapide des recours non fondés[24] et le principe que le perdant doit supporter les coûts de l’arbitrage afin de décourager tout recours manifestement infondé ou abusif[25].

5. À la demande de l’Union européenne, les dix provinces et les trois territoires du Canada avaient été invités à prendre part à ces négociations. Imputant aux provinces canadiennes l’échec des négociations précédentes[26], la Commission européenne avait en effet estimé indispensable la présence de représentants provinciaux au sein de la délégation canadienne. Cette demande s’expliquait sans doute essentiellement par l’intérêt des entreprises européennes pour les marchés publics des provinces du Canada, souvent réservés à des fournisseurs locaux[27]. Il est très vraisemblable aussi que la sentence rendue sur consentement dans l’affaire AbitibiBowater c. Canada[28] ait inspiré aux négociateurs de l’Union une certaine méfiance envers les provinces, identifiées comme la cause des blocages au cours des négociations avec le Canada. En effet, une loi de la province de Terre-Neuve-et-Labrador avait exproprié sans indemnité la société américaine AbitibiBowater, ce qui avait suscité une procédure d’arbitrage entre investisseur et État[29], à laquelle le gouvernement canadien put mettre un terme par un versement amiable de 130 millions de dollars[30].

Ayant pris la mesure des contentieux pouvant résulter de l’application du système canadien de répartition des compétences entre les autorités qui concluent les traités et celles qui les mettent en oeuvre dans l’ordre interne[31], la Commission européenne semble donc s’être émue des difficultés rencontrées pour obtenir des provinces qu’elles se conforment aux dispositions des traités empiétant sur leur compétence lorsque de tels traités ont été négociés par le gouvernement canadien sans leur consentement. Comme les négociateurs de l’Union européenne cherchaient à obtenir des engagements significatifs du Canada dans divers domaines de compétence provinciale, la Commission a probablement voulu éviter que l’État fédéral canadien s’abstienne de prendre dans ces domaines des engagements internationaux qu’il ne pourrait concrétiser en droit interne. Elle a estimé que cette réticence fédérale ne pouvait être surmontée dans le cadre de l’AECG que par l’association des autorités provinciales aux engagements internationaux pris par le Canada[32]. À cet effet, il a paru préférable que les provinces participent directement aux discussions du projet d’accord[33]. Ce compromis impliquait que les provinces acceptent de respecter les engagements pris par le Canada et assurait ainsi le gouvernement canadien que le comportement d’une ou de plusieurs provinces à l’égard de l’AECG ne mettrait pas en cause la responsabilité internationale du Canada vis-à-vis de l’Union.

La présence de représentants des provinces au sein de l’équipe canadienne de négociation de l’AECG est restée un cas isolé[34]. Aucun mécanisme permanent n’a été institué en droit canadien afin de pérenniser la participation directe des provinces et territoires à d’autres négociations commerciales internationales.

6. Devant l’opposition croissante de la société civile et, plus largement, d’une grande partie de l’opinion publique européenne face au mécanisme de RDIE inclus dans les projets de l’AECG euro-canadien et du TTIP euro-américain, la Commission européenne lança le 27 mars 2014 une consultation publique en ligne sur ce thème dans le cadre du TTIP. La grande majorité des réponses, environ 145 000 (soit 97 %), communiquées via des plateformes en ligne de groupes d’intérêts, contenaient des réponses négatives à l’égard de ce mécanisme, celui du TTIP comme celui de l’AECG[35].

Dès lors, le Parlement européen fit pression sur la Commission pour qu’elle réforme ce système. Il en découla une proposition de nouveau RDIE. D’une part, il s’agissait de remplacer le mécanisme ad hoc et arbitral par un système permanent, plus proche d’une institution judiciaire classique, prenant des décisions impartiales qui puissent au surplus faire l’objet d’un appel pour cause d’erreur ou d’illégalité. Il s’agissait aussi de progresser vers la mise en place d’une juridiction multilatérale permanente en matière d’investissements. D’autre part, il fallait garantir le droit des États de légiférer ou de réglementer dans l’intérêt général (protection de la santé, de la sécurité ou de l’environnement) et mettre un terme aux ambiguïtés de certaines règles de protection des investisseurs et des investissements.

À l’automne 2015, les négociations furent donc rouvertes à la demande de l’Union européenne en vue de transformer radicalement le système d’arbitrage ad hoc adopté dans la version de l’AECG de septembre 2014. Les négociateurs canadiens et européens s’entendirent sur ce qui fut appelé le « système juridictionnel des investissements » (SJI), aussi nommé Investment Court System (ICS), comprenant les points principaux suivants :

  • une formulation plus précise quant au droit de légiférer et de réglementer dans l’intérêt général ;

  • la création d’un tribunal euro-canadien permanent de quinze membres, chargé de trancher les litiges entre investisseurs et États ;

  • des règles d’éthique plus détaillées pour éviter à ces juges tout conflit d’intérêts ;

  • la faculté d’interjeter appel devant une juridiction internationale permanente ;

  • l’engagement de l’Union et du Canada d’unir leurs efforts à ceux d’autres partenaires commerciaux pour mettre en place une juridiction multilatérale permanente en matière d’investissements ainsi qu’un mécanisme d’appel permanent[36].

Le texte anglais de la version finale du projet d’accord fut rendu public le 29 février 2016[37].

2 La compétence matérielle de l’Union européenne

2.1 Une compétence exclusive de l’Union européenne ou une compétence partagée avec ses États membres ?

7. Jusqu’en juin 2016, la Commission européenne a considéré que l’AECG ne couvrait que des domaines relevant de la « politique commerciale commune »[38] et qu’en conséquence la conclusion de cet accord tombait sous la compétence exclusive de l’Union européenne[39] et échappait à celle de ses États membres. La Belgique n’avait donc pas participé aux négociations avec le Canada et n’apparaissait pas comme future Partie contractante, pas plus que les autres États membres. L’Union étant considérée comme seule interlocutrice du Canada, il appartenait à la Commission de conduire les négociations, au Conseil — statuant à la majorité qualifiée[40] — d’autoriser la signature de l’AECG, au Parlement européen de donner son approbation, et à nouveau au Conseil d’adopter la décision relative à la conclusion de l’AECG (ratification)[41]. En pareille perspective, les États membres de l’Union n’étaient impliqués dans la conclusion du traité qu’en tant qu’entités constitutives de l’Union, au sein du Conseil.

En droit constitutionnel belge, l’attribution d’une compétence exclusive à l’Union européenne ne modifie pas la répartition interne des compétences entre l’Autorité fédérale et les collectivités fédérées[42]. Sous l’angle du droit interne, le partage relatif aux matières sur lesquelles porte l’AECG est établi par l’article 6, § 1er, V.1° et VI.3°, de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 ainsi que par l’article 81 § 6 de la même loi[43]. Les dispositions précitées du paragraphe 1er de l’article 6 attribuent aux Régions belges à titre principal la politique agricole ainsi que la politique des débouchés et des exportations. Les dispositions relatives à la protection des investissements par l’instauration d’une procédure internationale de règlement des différends en la matière pourraient relever de la compétence des Régions belges au titre de pouvoirs dits « implicites »[44]. D’autres compétences des Communautés et des Régions sont indirectement affectées par l’AECG dans la mesure où l’application de ce traité ne peut pas porter atteinte au droit des États et de leurs collectivités constitutives de régler l’innocuité alimentaire, la sécurité des produits et la protection des consommateurs, la santé et l’éducation publiques, la moralité publique, les services sociaux, l’environnement et le développement durable, la protection du travail et les droits des travailleurs, la protection de la vie privée et la protection des données, ainsi que la promotion et la protection de la diversité culturelle[45].

Quant au paragraphe 6 de l’article 81 de la loi spéciale de réformes institutionnelles, il autorise les gouvernements des Communautés et des Régions à engager l’État au sein du Conseil de l’Union européenne, « où un de leurs membres représente la Belgique »[46] selon des modalités à convenir entre l’Autorité fédérale et les gouvernements des collectivités fédérées. Dans le cadre de cette habilitation, l’État fédéral a conclu avec les Communautés et les Régions l’accord de coopération[47] du 8 mars 1994 relatif à la représentation du Royaume de Belgique au sein du Conseil de ministres de l’Union européenne afin de permettre de dégager par consensus une position commune des autorités belges et de fixer les règles de distribution de la représentation ministérielle de la Belgique au sein du Conseil[48] eu égard aux différentes configurations de celui-ci[49].

Il y avait donc lieu de se demander par quel ministre la Belgique serait représentée au sein du Conseil qui devait autoriser l’ouverture des négociations et arrêter les directives à l’intention des négociateurs, et enfin décider, au terme des négociations, la signature, puis la ratification de l’AECG ; et comment serait préalablement établie la position que ce ministre exprimerait au sein du Conseil. L’accord intrabelge du 8 mars 1994 énonce les solutions. La position de la Belgique serait établie au cours d’une réunion organisée par la Direction générale « coordination et affaires européennes » (DGE) du Service public fédéral (SPF, ministère fédéral) des Affaires étrangères, à laquelle toutes les autorités fédérées seraient invitées[50]. Cette concertation politico-administrative générale permettrait de dégager un point de vue consensuel que la Belgique exprimerait ensuite au Conseil de l’Union européenne non pas durant la période de négociation mais au terme de celle-ci, lorsque ce dernier serait appelé à autoriser la signature de l’AECG. En l’absence de consensus, le ministre représentant la Belgique au Conseil devrait s’en abstenir. Or, l’accord de 1994 réserve à un ministre fédéral la représentation belge au sein des formations du Conseil qui réunissent les ministres des Affaires étrangères ou des Affaires économiques et financières[51]. En somme, l’association des Communautés et des Régions à la procédure allait se réduire à la discussion préalable, en interne, de l’attitude que devrait prendre le ministre fédéral au Conseil à propos de la signature du traité par l’Union.

On verra ultérieurement[52] que, pour renforcer leur influence sur cette délibération, les gouvernements de la Région wallonne et de la Communauté française de Belgique obtinrent de leurs parlements respectifs le vote de résolutions, en avril et en mai 2016, demandant au gouvernement fédéral de plaider au sein du Conseil pour que l’AECG soit qualifié d’accord mixte au sens du droit de l’Union européenne.

8. Parce que l’AECG portait, en Belgique, à la fois sur des matières fédérales et des matières relevant de la compétence des Communautés et des Régions, il pouvait à ce titre être qualifié de traité mixte sous l’angle du droit belge, bien que ni la Belgique ni ses collectivités fédérées ne fussent considérées comme Parties contractantes à l’AECG. Or l’article 167 § 4 de la Constitution belge a confié à une loi spéciale le soin d’« arrêter les modalités de conclusion »[53] de pareils traités, et le législateur spécial a renvoyé le règlement de la question[54] à un accord de coopération intrabelge relatif aux modalités de conclusion des traités dits mixtes.

Cet accord, signé lui aussi le 8 mars 1994[55], régit théoriquement toutes les phases de la conclusion de ces traités. Toutefois, il n’était applicable ni en ce qui concerne la phase de négociations de l’AECG, ni en ce qui concerne sa signature, ni en ce qui concerne sa ratification, puisqu’en vertu du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), le Conseil de l’Union européenne autorise l’ouverture des négociations de tout traité appelé à lier l’Union et arrête les directives, la Commission européenne les conduit, le Conseil autorise la signature du traité et décide de le ratifier[56]. En pratique, les autorités belges devaient tenir compte uniquement des règles de l’accord de coopération qui régissent l’assentiment parlementaire[57], à savoir que l’AECG devrait obtenir, outre l’assentiment de la Chambre fédérale des représentants, l’assentiment de chacun des parlements fédérés concernés en Belgique[58].

En résumé, l’AECG a été considéré comme un traité mixte (État fédéral/Communautés et Régions) en droit belge parce qu’il roulait sur des matières ressortissant principalement à la compétence des Régions en matière agricole et en matière de politique des débouchés et des exportations. Toutefois, tant que la conclusion de ce traité était considérée comme relevant de la compétence exclusive de l’Union européenne, l’éventuel refus de l’une ou l’autre assemblée parlementaire belge d’y donner son assentiment ne devait avoir aucune incidence juridique sur l’approbation du Parlement européen ni sur la décision de ratification du Conseil.

9. En juillet 2016, soit quatre mois après la finalisation du texte anglais de l’AECG comprenant le SJI, la situation juridique allait changer du tout au tout.

L’opposition de plusieurs États membres — parmi lesquels l’Allemagne, l’Autriche et le Luxembourg — à la conclusion de l’AECG sans l’approbation de leurs parlements nationaux[59] empêchait l’obtention au Conseil de la majorité qualifiée[60] nécessaire à la signature du traité au nom de l’Union européenne. Ce constat amena la Commission européenne à changer son fusil d’épaule. Le 5 juillet 2016 — soit sept ans après le début des négociations ! —, elle décida de proposer que l’AECG soit considéré comme un accord mixte au sens du droit de l’Union, c’est-à-dire comme un traité dont certains aspects sont de compétence partagée entre l’Union et ses États membres. L’AECG devrait dès lors être signé et ratifié non seulement par le Canada et l’Union, mais également par tous les États membres après l’approbation de leurs parlements. La Commission proposa en outre au Conseil des ministres d’appliquer à titre provisoire[61] l’intégralité de l’AECG[62] dès que celui-ci aurait obtenu les approbations du Parlement européen[63] et du Parlement canadien[64].

Généralement, la détermination des dispositions d’un traité pouvant être provisoirement appliquées dépend du partage des compétences entre l’Union européenne et ses États membres. Si un accord relève exclusivement de la compétence de l’Union, il peut être intégralement appliqué à titre provisoire, ce qui n’est pas possible pratiquement en cas de mixité partielle[65]. Aussi, pour éviter que tous les États membres doivent consentir à l’application provisoire de la partie de l’Accord relevant de la compétence partagée entre eux et l’Union, le Conseil décida[66] que la délimitation du périmètre de cette application provisoire exclurait les sujets les plus controversés, et notamment le RDIE. Seule la partie de l’AECG qui dépend de la compétence exclusive de l’Union — essentiellement les dispositions relevant de la politique commerciale commune, soit plus de 90 % du texte négocié — serait provisoirement appliquée[67]. Ce compromis allait permettre d’obtenir au sein du Conseil la majorité requise pour autoriser la signature de l’AECG et pour mettre en application provisoire la plus grande partie du texte dans tous les États membres avant que leurs parlements ne soient consultés. L’approbation de ces derniers devrait être obtenue ultérieurement, avant les ratifications des États membres et de l’Union elle-même.

Un an auparavant, le 10 juillet 2015, la Commission européenne avait saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une demande d’avis pour déterminer si l’Union disposait de la compétence pour signer et pour conclure seule un accord de libre-échange avec Singapour, paraphé en septembre 2013[68]. Dans l’Avis C-2/15 du 16 mai 2017[69] donné sept mois après la signature de l’AECG, la Cour de justice estima que certaines dispositions de l’accord avec Singapour relevaient de la compétence partagée entre l’Union et les États membres, les unes parce qu’elles protégeaient également des investissements qui ne relevaient pas de la politique commerciale commune[70], les autres parce qu’elles instituaient un mécanisme de RDIE[71]. L’accord avec Singapour, concluait la Cour de justice, ne pouvait pas être conclu par l’Union seule[72] ; il ne pouvait être conclu que par l’Union et les États membres agissant de concert. Il s’agissait d’un accord mixte, ce qui impliquait la signature, puis la ratification de l’accord par tous les États membres après approbation de leurs parlements[73].

De la sorte, la Cour de justice de l’Union européenne confirmait que la qualification adoptée en opportunité par la Commission européenne à propos de l’AECG était juridiquement exacte. Toutefois, il semble bien qu’en présence d’un traité qui, comme l’AECG, comporte des dispositions relevant de la compétence partagée entre l’Union européenne et ses États membres, ceux-ci peuvent, mais ne doivent pas nécessairement être Parties à l’accord ; le Conseil des ministres peut aussi décider que l’Union exercera seule une compétence partagée[74]. Dans cette perspective, ce que l’on a l’habitude d’appeler compétence partagée entre l’Union et ses États membres est en réalité une compétence concurrente en ce sens qu’elle n’est pas répartie, divisée, mais qu’elle exclut l’exercice de la compétence des États sur le même objet si l’Union décide de l’exercer seule (avec le consentement unanime de ces États). Il s’agit donc d’une forme de compétences concurrentes avec primauté du droit de l’Union européenne, telle que les États fédéraux la connaissent habituellement pour la répartition des compétences concurrentes au profit de l’autorité fédérale.

L’AECG fut, en fin de compte, considéré comme un accord mixte au sens du droit de l’Union européenne en raison de quelques compétences partagées entre l’Union et ses États membres, essentiellement le mécanisme de RDIE, alors qu’il était un traité mixte en droit belge pour des raisons tenant à la répartition de compétences exclusives entre l’État fédéral et ses collectivités composantes.

2.2 Les conséquences juridiques de la reconnaissance du caractère mixte de l’Accord

10. La reconnaissance de la mixité partielle de l’AECG en droit de l’Union européenne a eu d’importantes répercussions sur la Belgique, ses Communautés et ses Régions.

D’une part, il y avait une implication immédiate pour la décision de signature de l’AECG au nom de l’Union européenne. Certes, en droit de l’Union, l’autorisation de signer devait être adoptée à la majorité qualifiée des membres du Conseil[75]. Cependant, l’obligation de signature de l’accord mixte par les plénipotentiaires de tous les États membres impliquait dans les faits « un consensus des représentants de ces États, et donc leur accord unanime »[76] lors de l’adoption de la décision du Conseil autorisant la signature au nom de l’Union : devant lier individuellement chaque État membre, l’accord mixte devait être signé par les plénipotentiaires de tous les États membres et, par souci de cohérence, ceux-ci devaient également accepter à l’unanimité des membres du Conseil que le traité soit signé au nom de l’Union elle-même. Cette exigence pratique d’unanimité conférait par la même occasion un droit de veto à chacun des États membres, parmi lesquels la Belgique[77].

D’autre part, la reconnaissance de la Belgique comme Partie contractante aux côtés des autres États membres, de l’Union européenne et du Canada entraînait automatiquement l’applicabilité du droit constitutionnel belge des traités à toute la procédure de conclusion de l’AECG. Ce traité, qui était mixte au sens du droit belge[78], l’était également devenu au regard du droit de l’Union. Or, l’Autorité fédérale belge ne peut conclure seule de tels traités en raison de la règle du parallélisme strict des compétences internes et externes[79]. L’accord de coopération intrabelge du 8 mars 1994 relatif aux modalités de conclusion de ces traités[80] régissait désormais toutes les phases de la conclusion de l’AECG postérieures aux négociations.

Le traité étant rédigé, les gouvernements fédérés du Royaume de Belgique étaient appelés à le signer. Pour éviter la multiplication des signatures, l’article 8 de l’accord intrabelge relatif aux modalités de conclusion des traités mixtes permet à chacun d’entre eux de mandater « un représentant muni des pleins pouvoirs »[81]. L’usage veut qu’en pareil cas une seule signature soit apposée au bas du traité au nom du Royaume et qu’une déclaration figure au-dessous de cette signature, qui mentionne qu’elle engage aussi les Communautés et les Régions[82]. Chaque gouvernement régional ou communautaire devait donc accorder les pleins pouvoirs à l’unique plénipotentiaire belge pour que celui-ci puisse signer le traité mixte non seulement au nom de la Belgique, mais encore au nom de toutes ses collectivités fédérées (du moins selon le droit constitutionnel belge).

Ensuite, avant la ratification du traité qui est réservée au roi, chef de l’État, par l’accord intrabelge[83], il fallait recueillir non seulement l’assentiment de la Chambre fédérale des représentants, mais encore l’assentiment distinct de chacun des parlements fédérés. L’assentiment de toutes ces assemblées à un traité mixte doit en effet être obligatoirement recueilli avant que l’instrument de ratification de la Belgique soit établi[84]. De la combinaison de cette exigence d’antériorité de l’assentiment avec le caractère discrétionnaire reconnu à chacun de ceux-ci, il résulte nécessairement que chaque parlement communautaire ou régional pourrait, en refusant son assentiment à l’AECG, empêcher le chef de l’État de le ratifier au nom de l’État belge[85].

De la sorte, la procédure constitutionnelle applicable en Belgique conduit à reconnaître à un seul parlement communautaire ou régional le pouvoir de faire échouer de manière permanente et définitive la ratification de l’AECG, puisque l’entrée en vigueur de cet accord mixte nécessitera non seulement la ratification du Canada et de l’Union européenne, mais aussi celles de tous ses États membres[86].

3 Un Accord qui a commencé à faire débat après la clôture des négociations

3.1 Le rôle des parlements de plusieurs collectivités fédérées belges

11. Dès la publication du texte issu des négociations initiales en septembre 2014, le gouvernement de la Région wallonne avait décidé de passer l’AECG au peigne fin, avec l’aide de spécialistes convoqués lors d’auditions publiques du Parlement de Wallonie, afin de déterminer si le texte final reflétait fidèlement le mandat de négociation accordé à la Commission européenne cinq ans plus tôt. Entre novembre 2014 et la signature finale de l’AECG, les parlementaires wallons membres de la commission chargée des questions européennes ne tinrent pas moins de treize séances d’audition sur l’AECG. Du point de vue démocratique, ce travail d’étude permit à la société civile francophone, composée d’organisations syndicales, de mutuelles de santé et de très nombreuses associations privées actives dans des domaines aussi variés que la coopération au développement, le développement durable, la protection des consommateurs ou la lutte contre la pauvreté et les inégalités, de faire entendre ses préoccupations. La commission parlementaire entendit aussi des professeurs d’université, la commissaire européenne au commerce, de hauts fonctionnaires de la Commission européenne, le secrétaire parlementaire de la ministre canadienne chargée du Commerce international ainsi que le négociateur en chef du Québec[87].

Le 2 octobre 2015, à un moment où les négociations relatives à l’accord de libre-échange euro-canadien avaient été rouvertes en vue de remplacer le système arbitral de règlement des différends initialement prévu en matière d’investissements, le ministre-président du gouvernement wallon, Paul Magnette, fut reçu par la commissaire européenne au commerce, Cecilia Malmström. Il lui fit part des préoccupations du Parlement de Wallonie à l’égard du projet de traité et lui présenta les balises au respect desquelles le Parlement conditionnerait son assentiment à l’AECG. La commissaire au commerce se rendit le 29 janvier 2016 au Parlement wallon pour y défendre le traité un mois avant la publication de la version finale de celui-ci[88].

À l’époque, le gouvernement de la Région wallonne était de centre gauche, attentif aux préoccupations de la société civile comme la lutte contre le changement climatique et les inégalités sociales ainsi que la protection de l’environnement, alors que le gouvernement fédéral belge était de centre droite, favorable aux accords classiques de libre-échange et à l’AECG en particulier.

Le 27 avril 2016, le Parlement wallon adoptait à une large majorité une résolution[89] reprenant la plupart des recommandations formulées lors des auditions publiques par les représentants de la société civile. Il demandait notamment que l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne soit sollicité sur la question de la compatibilité de l’AECG avec les traités constitutifs de l’Union ; que le gouvernement régional plaide auprès du gouvernement fédéral pour que l’AECG soit qualifié d’accord mixte et que le gouvernement fédéral en refuse l’application provisoire ; que le gouvernement wallon n’accorde pas au gouvernement (entendre : au ministre) fédéral les pleins pouvoirs destinés à autoriser la signature de l’AECG ; sur le fond, que le traité privilégie un mode de règlement des différends d’investissement fondé sur les juridictions publiques existantes[90] ; que tous les accords commerciaux de l’Union, y compris l’AECG, recourent à l’adoption de listes positives dans le domaine de la libéralisation des services, et ne mènent pas à une privatisation des services publics, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation et d’autres services sociaux ; qu’ils incluent des normes contraignantes en matière de droit du travail, de développement durable et de protection de l’environnement, qu’ils respectent le principe de précaution, et ne déséquilibrent pas le marché de certains produits agricoles dans l’Union ; et qu’ils soient désormais négociés de manière plus transparente.

Le Parlement de la Communauté française de Belgique, autre assemblée législative du Royaume[91], lui emboîta le pas le 4 mai[92] ; il en fut de même de l’Assemblée de la Commission communautaire francophone de Bruxelles-Capitale le 3 juin[93], puis de l’ensemble du Parlement de la Région bruxelloise le 8 juillet[94]. La teneur des demandes était identique[95].

12. C’est donc bien le Parlement wallon qui, le premier, a annoncé qu’il demandait à son gouvernement de ne pas accorder les « pleins pouvoirs au [ministre] fédéral pour la signature de l’AECG entre l’Union européenne et le Canada ». Si la menace s’était concrétisée entre la fin d’avril et la fin de juin 2016, ce refus d’habilitation aurait simplement contraint le ministre fédéral belge à s’abstenir lors du vote au sein du Conseil autorisant la signature de l’AECG au nom de l’Union. Malgré l’abstention contrainte et forcée de la Belgique, la signature et l’application provisoire de l’AECG auraient peut-être été décidées par le Conseil de l’Union statuant à la majorité qualifiée. Paul Magnette écrira l’année suivante que son gouvernement avait fait le choix d’« anticiper le débat parlementaire dès le stade de la signature » précisément parce que les institutions européennes avaient décidé que l’AECG serait mis en application provisoire dès sa signature[96]. L’intervention anticipée du Parlement wallon, des parlements francophones et du Parlement bruxellois permettait donc à ces assemblées de faire pression sur le gouvernement belge et les institutions européennes avant que l’AECG soit appliqué à titre provisoire.

On sait que l’AECG fut considéré comme un accord mixte dès le 5 juillet 2016[97]. Cette décision politique satisfaisait involontairement l’exigence première des parlements des entités fédérées. Le refus d’accorder les pleins pouvoirs au ministre fédéral acquérait une tout autre signification, à savoir interdire au ministre fédéral de signer l’AECG au nom de la Belgique. Certes, rien n’obligeait le gouvernement wallon à suivre les propositions de son parlement à ce stade : en droit constitutionnel, il aurait pu ne pas s’opposer à la signature de l’AECG par la Belgique sans que le Parlement wallon perde pour autant le pouvoir de refuser par après son assentiment. En effet, en droit constitutionnel belge, l’assentiment parlementaire n’est pas une autorisation donnée à l’exécutif de signer un traité : il en réalise plutôt l’introduction dans l’ordre interne, sous la condition suspensive de son entrée en vigueur dans l’ordre international[98]. Mais les souhaits exprimés par le Parlement de Wallonie furent politiquement des ordres pour le gouvernement wallon, lequel put également s’appuyer sur le point de vue officiel exprimé par les trois autres assemblées.

Le 14 juillet 2016, le ministre-président wallon, au vu de la résolution adoptée par son parlement, écrivit au ministre fédéral des Affaires étrangères pour signifier qu’il n’était pas, à ce stade, en mesure de lui octroyer les pleins pouvoirs pour la signature du traité.

13. Les résolutions des parlements bloquaient la signature de l’AECG, puisque des pleins pouvoirs émanant des gouvernements de la Communauté française, de la Région wallonne et de la Région bruxelloise étaient indispensables pour que le ministre fédéral des Affaires étrangères puisse se prononcer en faveur de la signature de l’AECG lors des débats au Conseil de l’Union européenne et signer lui-même le traité au nom de la Belgique. Cette situation nouvelle allait bientôt obliger le gouvernement fédéral à négocier avec le gouvernement wallon les conditions de signature de l’AECG par la Belgique.

Peut-être aurait-on pu tenter à l’époque de soutenir que ces pleins pouvoirs étaient juridiquement inadéquats puisque, de toute façon, les Communautés et les Régions belges ne pouvaient pas devenir Parties contractantes à l’AECG. Loin de constituer des habilitations d’engager ces collectivités dans les liens du traité vis-à-vis du Canada, ces pleins pouvoirs ont été de simples autorisations données au ministre fédéral de signer l’AECG au nom de la Belgique. Telle est d’ailleurs la signification admise à leur propos par les institutions européennes[99].

La première réunion de coordination interne belge eut lieu le 6 juillet 2016, c’est-à-dire aussitôt après que la Commission européenne eut proposé de considérer l’AECG comme un accord mixte. Entre les mois de juillet et d’octobre 2016[100], « pas moins de neuf réunions [semblables] se sont tenues, au cours desquelles les représentants de la Wallonie ont inlassablement répété [leurs] objections »[101]. Néanmoins, l’Autorité fédérale, seule habilitée en droit belge à négocier avec les institutions européennes, ne semble pas avoir fermement relayé la position wallonne auprès d’elles avant octobre 2016.

Quelques jours après les Fêtes de Wallonie[102], une délégation canadienne rencontra à Bruxelles le ministre-président wallon. Celui-ci fit comprendre à ses interlocuteurs qu’il avait « besoin de temps pour convaincre la Commission de rouvrir la discussion »[103]. Il fallut cependant attendre le début du mois d’octobre pour que l’opposition de la Région wallonne, résistant aux pressions de l’Union européenne et du Canada, commence à défrayer la chronique[104].

3.2 La crise d’octobre 2016

14. Il ne pouvait être question de rouvrir une nouvelle fois les négociations de l’AECG dont le résultat avait été approuvé par les négociateurs canadiens et européens le 29 février 2016. Ni le Canada ni l’Union européenne ne le souhaitaient. Il aurait d’ailleurs fallu demander et obtenir de nouvelles directives dans chacun des États membres de l’Union. Pourtant, l’incidence effective de diverses dispositions de l’AECG méritait d’être précisée. Ces dispositions concernaient principalement la liberté de réglementation des États, leur droit de protéger les services publics à tous les niveaux ou de « ramener sous le contrôle public les services qu’ils avaient choisi de privatiser », le respect du principe de précaution tel qu’il était mis en oeuvre en Europe, le respect des règles en matière de droit du travail et de développement durable ainsi que l’indépendance et l’impartialité des juges du tribunal créé dans le cadre du système juridictionnel de protection des investissements. Tels étaient les sujets de forte préoccupation au sein de l’opinion publique européenne. Ils avaient retenu l’attention du Parlement de Wallonie et des trois parlements qui s’étaient alignés sur les objections et revendications wallonnes[105].

Dès le mois de septembre 2016, cinq États membres de l’Union européenne, nommément l’Allemagne, l’Autriche, la France, le Luxembourg et les Pays-Bas, avaient demandé que soit élaborée avec le Canada une déclaration commune procurant une interprétation contraignante de ces dispositions. Pour conférer force obligatoire à pareille déclaration, celle-ci serait adoptée par le Canada et l’Union. L’Union l’adopterait en même temps que sa décision de signer l’AECG ; de ce fait, la déclaration conjointe deviendrait, comme l’AECG lui-même, un acte juridique formel de l’Union, qui serait applicable comme le traité lui-même (d’abord provisoirement, puis après ratification) et serait publié au Journal officiel de celle-ci ensemble avec le texte du traité. En effet, le droit de l’Union considère qu’un traité définitivement conclu par l’Union fait ipso facto partie de son droit interne et de celui de ses États membres[106].

Le vendredi 23 septembre 2016, à Bratislava, en Slovaquie, la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne consacrée au commerce soutint à l’unanimité la proposition d’une telle déclaration interprétative dont la rédaction serait confiée conjointement à la Commission européenne et au gouvernement canadien[107].

15. Il était convenu que le projet de déclaration interprétative euro-canadienne pourrait être modifié et complété avant la signature de l’AECG, programmée alors pour le 27 octobre 2016 après une réunion du Conseil européen[108] prévue les 20 et 21 octobre à Bruxelles.

Le mardi 4 octobre, le ministère belge des Affaires étrangères organisa enfin une réunion technique avec des représentants de la commissaire européenne au commerce et de proches collaborateurs des ministres-présidents de la Région wallonne et de la Communauté française de Belgique afin d’informer ces derniers de la préparation de la déclaration par la Commission européenne et les autorités canadiennes. Le gouvernement belge s’était donc résolu à accepter que la Région wallonne et la Communauté française puissent, pourvu qu’elles passent par l’intermédiaire de l’Autorité fédérale, évoquer avec la Commission la teneur des modifications réclamées par les parlements des quatre entités fédérées.

Le lendemain, le gouvernement wallon reçut et transmit pour examen à son parlement la version initiale de la déclaration interprétative qu’il venait de recevoir par l’intermédiaire du gouvernement fédéral[109]. Il ne restait plus que deux semaines avant la réunion du Conseil européen appelé à prendre la décision de signer le traité.

La brièveté de ce délai aurait pu apparaître comme une incitation à renoncer à nombre d’objections ou de demandes de clarification, mais le calendrier serré n’impressionna pas les deux principales assemblées réclamantes. Celles-ci n’avaient pu obtenir aucune modification formelle à l’AECG lui-même et étaient insatisfaites du projet de déclaration commune, qui ne répondait pas à toutes les doléances qu’elles avaient exprimées en avril et en mai 2016. Elles notaient « l’absence de certitude concernant la portée juridique exacte » de cette déclaration et elles y remarquaient de nombreuses omissions comme l’absence de mention de l’agriculture, du principe de précaution, des petites et moyennes entreprises (PME) et des enjeux liés à la santé. Elles estimaient aussi ne pas avoir reçu des garanties suffisantes sur la « capacité qu’auront [les] États à continuer de légiférer et [de] s’autoréguler » ou encore sur la liberté « d’inclure des clauses sociales et environnementales dans les marchés publics »[110].

Le mercredi 12 octobre, le Parlement de la Communauté française adoptait une nouvelle résolution demandant à son gouvernement de « maintenir son refus de délégation des pleins pouvoirs au [ministre] fédéral pour la signature [prochaine] de l’accord CETA entre l’UE et le Canada »[111]. Le vendredi 14, une motion votée par le Parlement wallon demandait à son gouvernement, dans des termes similaires, de « maintenir son refus de délégation des pleins pouvoirs au [ministre] fédéral pour la signature de l’Accord » tant que les revendications exprimées dans les résolutions précédentes des deux parlements n’auraient pas été satisfaites[112]. Dans le discours qu’il prononça à cette occasion devant le Parlement de Wallonie, le ministre-président Magnette rappela les raisons fondamentales de l’opposition de sa Région à la signature de l’AECG. Il conclut : « Je ne prends pas ceci comme un enterrement […] [mais] comme une demande de rouvrir des négociations, [en souhaitant que] de légitimes attentes d’une société civile organisée […] puissent être entendues par les dirigeants européens »[113].

Les résolutions des deux assemblées remettaient en question le projet de signature d’un traité déjà rédigé depuis sept mois. Elles allaient provoquer une profonde crise diplomatique[114], dès lors que le gouvernement wallon relayait les exigences de son parlement dont l’assentiment conditionnait la ratification de la Belgique. Cette véritable épée de Damoclès incita la Commission européenne et le gouvernement belge à entrer en négociation presque ininterrompue avec le gouvernement wallon pendant les treize jours suivants.

16. Tout au long du week-end des 15 et 16 octobre, les pressions venues de milieux belges ou européens s’intensifièrent. À la demande de la Commission européenne, le gouvernement wallon organisa le dimanche 16 une réunion d’explication technique entre des membres du cabinet du ministre-président, le négociateur en chef européen de l’AECG, Mauro Petriccione, et des représentants de la DG « commerce » de la Commission, en présence de membres du cabinet du ministre belge des Affaires étrangères. Les représentants de la Commission promirent d’examiner attentivement les objections du parlement régional et de transmettre dans les plus brefs délais au gouvernement wallon des propositions d’adaptation de la déclaration interprétative élaborée de concert avec le gouvernement canadien ainsi que des compléments sous la forme de projets de déclarations unilatérales des institutions européennes. Les nouvelles propositions de la Commission parvinrent le 17 dans l’après-midi au gouvernement wallon qui les passa systématiquement en revue avec l’aide d’experts tels Nicolas Angelet, professeur de droit international, spécialiste du droit des investissements, conseil ou arbitre dans de nombreux différends entre investisseurs et États[115].

Il était prévu que le Conseil « affaires étrangères » de l’Union européenne se réunisse à Luxembourg le mardi 18 octobre afin d’adopter à l’unanimité un ensemble de décisions concernant la signature prochaine, l’application provisoire et la demande d’approbation de l’AECG à adresser au Parlement européen ainsi que la déclaration interprétative commune. Ce jour-là, seule la Belgique faisait savoir qu’elle n’était pas en mesure à ce stade de soutenir la décision autorisant la signature et la mise en application provisoire de l’Accord.

Le mercredi 19 octobre, à Namur[116], Paul Magnette, ministre-président, reçut à huis clos la ministre canadienne du Commerce international, Chrystia Freeland, qui lui affirma que le 27 octobre, date prévue du Sommet euro-canadien, était pour le Canada une date butoir (deadline) absolue. Le ministre-président se rendit ensuite à Bruxelles, où il rencontra la commissaire européenne au commerce en compagnie du ministre belge des Affaires étrangères, avec leurs collaborateurs respectifs. Le négociateur en chef européen, Mauro Petriccione, suggéra que la Commission européenne fasse une proposition à la Région wallonne : « retravailler la déclaration interprétative […] afin d’en renforcer la valeur juridique et de la compléter par de nouveaux éléments susceptibles de répondre aux préoccupations légitimes exprimées par le Parlement de Wallonie »[117].

Le même jour, à la demande de la Commission européenne, le gouvernement canadien transmit au ministère belge des Affaires étrangères des propositions d’aménagement de la déclaration interprétative, et la Commission communiqua plusieurs projets de « déclarations » unilatérales dont il était prévu qu’elles soient publiées au Journal officiel de l’Union européenne avec la décision du Conseil qui autoriserait la signature de l’AECG au nom de l’Union[118]. Ces documents parvinrent au gouvernement wallon le lendemain.

17. Le lendemain, jeudi 20 octobre, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, téléphona à Paul Magnette avant l’ouverture du Conseil européen, puis il lui confirma par écrit que la Commission était d’accord pour changer le titre de la déclaration euro-canadienne en vue de clarifier sa portée juridique : la déclaration deviendrait sans conteste un instrument interprétatif de l’AECG au titre de la Convention de Vienne sur le droit des traités[119]. Dans sa lettre confirmant le contenu de la communication téléphonique, le président de la Commission énumérait les réponses récemment données aux critiques de la Région wallonne envers le texte final de l’AECG :

[L’instrument interprétatif] clarifie la préservation complète du droit des autorités publiques à régler l’activité économique, y compris celle des investisseurs étrangers ; la nature purement volontaire et non contraignante de toute coopération réglementaire[120] ; la préservation – sans aucune restriction – de toute marge de manoeuvre dans la gestion des services publics, y compris dans des domaines particulièrement sensibles, tels que la sécurité sociale ; une approche moderne [de] la protection de l’investissement étranger, qui soit transparente et respectueuse des réglementations internes de l’Union ; la promotion et [la] protection de nos politiques de développement durable, surtout en matière des droits des travailleurs (où nous avons persuadé le Canada [de] ratifier toutes les conventions fondamentales de l’OIT) et de protection de l’environnement (y compris le droit des autorités publiques d’utiliser des critères de protection de l’environnement dans la passation des marchés publics).

Et de poursuivre :

Suite aux toutes dernières demandes expresses de la Wallonie, la Commission a oeuvré pour clarifier davantage les engagements de l’Union et du Canada pour la défense des droits de l’homme ; la protection des principes des traités de l’Union européenne en matière de services d’intérêt général ; le maintien d’une protection efficace du marché européen pour les produits agricoles sensibles, tels que la viande bovine, même dans le cadre d’un échange ambitieux et mutuellement avantageux avec le Canada ; l’intégrité des réglementations européennes en matière de sécurité des produits alimentaires (interdiction de l’usage d’hormones pour la viande, réglementation stricte des OGM) ; la garantie que toute protection offerte aux investisseurs canadiens en Europe ne mènera à aucun abus de la part d’entreprises de pays tiers[121].

L’après-midi, le ministre-président wallon accordait un entretien au journal français Le Monde. Il évoquait des avancées sur divers points, mais les jugeait insuffisantes : « Des difficultés substantielles persistent, notamment sur le mécanisme d’arbitrage », expliquait-il, mais aussi « [l]a valeur juridique des textes que nous avons reçus jusqu’à présent est d’intensité très variable. En marge du traité lui-même, ces éléments sont complexes, non coordonnés, parfois contraignants, parfois non… Nous ne pouvons pas nous contenter de cela »[122].

En soirée, le ministre-président réunit en urgence le gouvernement qu’il présidait, puis téléphona à la ministre canadienne du Commerce international pour lui redire que son gouvernement avait encore besoin de temps pour ouvrir une véritable négociation avec la Commission européenne et que l’AECG ne pourrait donc pas être signé le 27 octobre. La ministre canadienne lui proposa alors de le rencontrer le lendemain matin dans un entretien en face à face, ce qu’il accepta après en avoir conféré avec ses principaux ministres[123]. Ensuite elle téléphona au ministre belge des Affaires étrangères, pour l’informer de son initiative.

Le vendredi 21 octobre, la ministre canadienne se rendit à Namur pour tenter de dénouer l’écheveau. Le négociateur en chef européen, Mauro Petriccione, avait été dépêché à la réunion par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, avec un mandat l’habilitant à formuler et à approuver des amendements en séance. En fin de journée, la ministre canadienne annonçait cependant qu’elle mettait fin aux discussions sur l’AECG en raison de l’opposition de la Wallonie. Le ministre-président, pour sa part, regretta l’interruption des négociations, estimant qu’un accord était toujours possible et que la Commission devait reprendre l’initiative :

Nous avons passé en revue, dans la matinée, les dossiers où des progrès avaient été accomplis et ceux sur lesquels il fallait continuer à travailler. J’ai ensuite rendu compte au Parlement, comme j’y étais obligé, avant de reprendre notre conversation. J’ai évoqué alors la question du calendrier : le Canada considérait que nous n’avions plus de temps ; moi, je ne pouvais suspendre le processus parlementaire que nous avons commencé il y a un an. Cela ne pouvait pas se faire en trois jours, mais ne nécessitait pas trois mois. Nous avons donc buté sur cette question de temps. Je le regrette[124].

Le temps d’une journée, la Wallonie s’était donc trouvée à négocier directement avec le Canada et la Commission européenne. Une telle négociation ne respectait pas la règle inscrite à l’article 5 de l’accord de coopération intrabelge du 8 mars 1994 sur les modalités de conclusion des traités mixtes[125]… mais le gouvernement belge avait laissé faire, dans l’espoir qu’une solution puisse se dégager.

Ce 21 octobre était à l’origine le jour prévu pour que le Conseil européen, c’est-à-dire le sommet des chefs d’État ou de gouvernement des États membres de l’Union européenne[126], adopte une décision unanime autorisant la signature de l’accord de libre-échange entre l’Union et le Canada. Le Conseil dut se borner à souligner qu’il importait « de parvenir rapidement à une décision portant sur la signature et l’application à titre provisoire » de l’AECG, et à « encourager la poursuite des négociations en vue de trouver dès que possible une solution aux questions en suspens »[127].

18. Le samedi 22 octobre, le président du Parlement européen, Martin Schultz, offrit spontanément ses bons offices en vue de faciliter la reprise des négociations. Il s’entretint en matinée avec la ministre canadienne, laquelle réaffirma que le Canada était prêt à signer l’AECG, mais que la balle était désormais dans le camp de l’Union européenne. Exprimés en termes diplomatiques, ces propos signifiaient que le gouvernement du Canada accepterait peu de nouvelles modifications à l’instrument interprétatif commun concernant l’AECG et que les assurances complémentaires souhaitées par les parlements de Wallonie et de Bruxelles devraient revêtir pour l’essentiel la forme de déclarations unilatérales négociées entre la Commission européenne, le gouvernement belge et les gouvernements des collectivités fédérées regimbeuses.

Le président du Parlement européen rencontra peu de temps après le ministre-président wallon. À l’issue de l’entrevue, celui-ci souligna que l’enjeu de l’AECG, qui deviendrait probablement un modèle pour les futurs accords négociés par l’Union européenne, valait « la peine de prendre encore un peu de temps pour trouver une solution » : « Nous devons aller jusqu’au bout des choses pour fixer des standards de très haut niveau », avait-il ajouté[128]. Le même jour, le président du Conseil européen, Donald Tusk, lança une sorte d’ultimatum à l’adresse de la Belgique, donnant jusqu’au lundi soir au dernier État membre à ne pas avoir marqué son accord pour faire connaître sa décision d’approuver ou non la signature de l’AECG et son entrée en application provisoire.

Le dimanche 23 octobre, la Commission européenne transmit au chef du gouvernement wallon un projet de nouvelle déclaration sur la protection des investissements et le système juridictionnel de règlement des différends en la matière institué par l’AECG. Le document, provisoirement intitulé « Déclaration du Royaume de la Belgique (et des États membres...) avec le soutien de la Commission européenne », spécifiait également ceci :

Il faudra progresser vers des juges employés à temps plein […] Les exigences éthiques pour les juges des tribunaux, déjà prévues dans le CETA/AECG, [devront] être développées de façon détaillée, dans les plus brefs délais, dans un code de conduite obligatoire et contraignant […] L’accès à cette nouvelle juridiction pour les usagers les plus faibles, c’est-à-dire les PME, devra être amélioré et facilité[129].

Le lundi 24 octobre, le Premier ministre belge, Charles Michel, convoqua une réunion du comité de concertation qui, en Belgique, réunit périodiquement six ministres fédéraux et six ministres représentant les gouvernements fédérés pour assurer la coordination générale des politiques respectives de l’État et de ses collectivités constitutives[130]. Les discussions ne permirent pas de s’entendre sur une position que la Belgique aurait ensuite communiquée à ses 27 partenaires européens : les gouvernements de quatre collectivités fédérées — la Communauté germanophone de Belgique se joignant aux Régions wallonne et bruxelloise ainsi qu’à la Communauté française — refusèrent de conférer au ministre fédéral les pleins pouvoirs pour signer l’AECG : « Nous ne sommes pas en état de signer le CETA », reconnut le Premier ministre à la sortie de la réunion, en réponse à l’appel du président Tusk.

19. Dès le lundi 24 octobre, il était apparu que le respect du calendrier de signature de l’AECG était compromis. Jusqu’au soir du mercredi 26, le président du Conseil européen attendit un signal positif en provenance de la Belgique, dans l’espoir de pouvoir maintenir le lendemain le sommet entre l’Union européenne et le Canada convoqué en vue de la signature de l’AECG. La date de signature fut finalement reportée au dimanche 30 octobre.

Le mardi 25 octobre, le ministre belge des Affaires étrangères, Didier Reynders, organisa une réunion technique intrabelge à laquelle il invita le négociateur en chef, Mauro Petriccione, nanti d’un mandat personnel du président de la Commission européenne, comme il l’avait été le vendredi précédent à Namur[131], pour agir à la fois comme facilitateur et comme rédacteur. De manière à délimiter le périmètre de la discussion, le gouvernement wallon remit, à la demande du ministre fédéral, une note sur le nouveau mécanisme de règlement juridictionnel des différends d’investissement et, le lendemain matin, une seconde note sur les conséquences de l’application de l’AECG dans le secteur agricole belge. C’étaient là les principaux points de discorde subsistants.

Le projet de déclaration euro-canadienne, désormais appelé « instrument interprétatif commun », fut renforcé par l’engagement commun de l’Union européenne, de ses États membres et du Canada de « lancer immédiatement d’autres travaux sur un code de conduite visant à garantir davantage l’impartialité des membres des tribunaux [d’investissement], sur leur mode et leur niveau de rémunération ainsi que le processus régissant leur sélection ». En outre, les garanties juridictionnelles complémentaires réclamées par le gouvernement wallon furent ajoutées au projet de déclaration transmis le dimanche précédent par la Commission européenne[132], qui deviendra la Déclaration de la Commission et du Conseil sur la protection des investissements et la Cour d’investissement[133].

L’instrument interprétatif fut également complété par la réaffirmation de la capacité des États à « définir et [à] réglementer la fourniture de services dans l’intérêt public » et par la mention du changement important et radical apporté par l’AECG « dans le domaine des règles en matière d’investissements et du règlement des différends ».

La discussion porta aussi sur le texte d’un compromis intrabelge dans lequel les négociateurs wallons avaient inscrit des verrous permettant de conserver le contrôle sur l’AECG en mettant fin à son application provisoire ou à sa procédure de ratification « si les institutions européennes ou le gouvernement fédéral belge ne devaient pas respecter les engagements pris à notre égard »[134]. Le surlendemain, ce compromis prendra la forme définitive d’une « déclaration du Royaume de Belgique relative aux conditions [de la délégation] de pleins pouvoirs par l’État fédéral et les entités fédérées pour la signature du CETA »[135], qui figurera au 37e rang parmi les déclarations publiées au Journal officiel de l’Union européenne avec le traité et son instrument interprétatif.

Au terme d’une dizaine d’heures de débats, il fut décidé de reprendre les négociations le lendemain après analyse des textes par les partis politiques et consultation d’experts. Ce fut le comité de concertation lui-même[136] qui se réunit le mercredi 26 octobre en présence du négociateur en chef de la Commission européenne et du représentant permanent de la Belgique auprès de l’Union européenne. Les projets de déclarations émanant soit du Conseil, soit de la Commission, soit conjointement du Conseil et de la Commission, retinrent tout d’abord l’attention. Il en alla ainsi notamment de la déclaration sur l’agriculture dans le cadre de l’AECG[137], dans laquelle la Commission s’engage à prendre les mesures nécessaires, dans le cadre de la réglementation européenne existante, en vue du rétablissement de l’équilibre du marché en cas de déséquilibre pour un produit agricole. Il convient de mentionner aussi la déclaration du service juridique du Conseil[138], rédigée à la demande du gouvernement wallon, qui confirme le caractère contraignant de l’instrument interprétatif commun en tant que document de référence pour ce qui concerne l’interprétation des termes de l’AECG. La déclaration du service juridique évoque la définition donnée par l’article 31, § 2, de la Convention de Vienne sur le droit des traités (« Tout instrument établi par une ou plusieurs Parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres Parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité »[139]) et précise qu’en vertu de cette disposition il « devra être fait usage » de l’instrument interprétatif commun « si une question se pose dans le cadre de la mise en oeuvre de l’AECG pour ce qui concerne l’interprétation de ses termes »[140].

La réunion s’interrompit vers 23 h et reprit le jeudi 27 octobre à 10 h, toujours avec le négociateur européen Mauro Petriccione. C’est aux environs de midi, ce jour-là, que le comité de concertation parvint à un consensus en son sein sur la teneur définitive de la déclaration de la Belgique.

20. Après peaufinage, la déclaration belge (n° 37) sur les conditions de l’octroi des pleins pouvoirs pour la signature de l’AECG allait finalement comporter plusieurs garanties, déclinées en quatre sections.

La déclaration commence par rappeler (section A) que le processus de ratification de l’AECG échouerait « de manière permanente et définitive » en cas d’échec de la procédure d’assentiment engagée devant l’une quelconque des assemblées parlementaires de Belgique[141]. Elle prévoit (section A également) un mécanisme d’évaluation permanente des effets socioéconomiques et environnementaux de l’application provisoire de l’AECG sur la base duquel la Belgique, voire la Région wallonne, se réserve le droit de mettre fin à l’application provisoire de l’AECG (section B)[142].

Un autre verrou essentiel consistait à interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur la compatibilité du système de règlement juridictionnel des différends relatifs aux investissements instauré par l’AECG avec le droit primaire européen : le gouvernement fédéral s’engageait (section B) à soumettre cette question à la Cour de justice de l’Union européenne, en application de l’article 218, § 11, du TFUE[143]. À moins d’une modification de l’AECG, ce dernier ne pourrait entrer en vigueur si l’avis était négatif. La Région wallonne, la Communauté française, la Communauté germanophone, la Région de Bruxelles-Capitale et même la Commission communautaire francophone de cette Région annonçaient d’ailleurs (section B) que, sauf décision contraire de leurs parlements respectifs, elles ne ratifieraient pas[144] l’AECG si le SJI n’était pas révisé conformément aux engagements contenus dans la déclaration (n° 36) de la Commission européenne et du Conseil sur la protection des investissements et la Cour d’investissement.

D’autres garanties encore furent inscrites dans les sections C et D de la déclaration. La section C indique que les gouvernements des collectivités fédérées belges soumettront à l’accord préalable de leurs parlements toute coopération réglementaire prévue par l’article 26 du traité[145] dans les matières qui relèvent de leurs compétences. Dans la section D est revendiqué le droit de l’État fédéral ou de l’une de ses collectivités constitutives de demander à l’Union européenne de prendre, dans le cadre de la réglementation européenne existante, les mesures nécessaires au rétablissement de l’équilibre du marché local en cas de déséquilibre de ce marché provoqué par les importations d’un type particulier de produit agricole canadien[146].

3.3 La signature de l’Accord

21. Le compromis ainsi rédigé fut aussitôt envoyé au représentant permanent de la Belgique auprès de l’Union européenne et aux différentes assemblées parlementaires belges, appelées à l’approuver au plus tard le vendredi 28 octobre en fin de soirée. Les motions déposées en conclusion du débat sur l’AECG furent adoptées en séances plénières du Parlement wallon[147], du Parlement de la Communauté française[148], de l’Assemblée de la Commission communautaire francophone de Bruxelles-Capitale[149] et du Parlement bruxellois[150], mettant ainsi fin au blocage de la Belgique. Devant le Parlement wallon, réuni en séance plénière extraordinaire, le ministre-président exprima sa satisfaction sur le résultat des dernières discussions :

Notre démarche était fondée sur la volonté de corriger le traité dans deux directions. Il fallait d’abord que les normes qui n’étaient pas suffisamment précises le deviennent […] Nous l’avons fait en recourant à des méthodes diverses […] Nous avons accepté de travailler à travers une logique d’amendements en utilisant différents instruments juridiques qui le permettaient. [D’abord,] un instrument interprétatif qui apporte de nombreuses précisions juridiquement contraignantes […] Nous avons également demandé […] aux auteurs du traité de mieux expliquer ce qu’ils ont voulu dire, de le clarifier […] Nous avons travaillé avec des déclarations de la Commission et du Conseil. Nous en avons même écrites certaines nous-mêmes[151].

Le Conseil des ministres de l’Union européenne put enfin, par l’intermédiaire du Comité des représentants permanents (COREPER), autoriser « la signature, au nom de l’Union, de l’Accord économique et commercial global entre le Canada, d’une part, et l’Union européenne et ses États membres, d’autre part, sous réserve de sa conclusion »[152]. Quant aux États membres, ils avaient jusqu’au samedi 29 octobre à minuit pour signer l’AECG en qualité de Parties contractantes[153] et donner leur accord formel à tous les documents annexes, ce qui permit ensuite aux plénipotentiaires du Canada et de l’Union de signer l’AECG et de décider de le mettre partiellement en application provisoire lors du sommet initialement prévu pour le 27.

22. Le dimanche 30 octobre 2016, le Premier ministre canadien, le président de la Commission européenne et le président du Conseil européen signèrent l’AECG. La veille, les représentants des 28 États membres de l’Union européenne avaient transmis à la Commission leurs exemplaires signés. Conformément à la pratique belge habituelle[154], il fut précisé sous la signature apposée par le ministre des Affaires étrangères et européennes[155] qu’elle engageait aussi la Région wallonne, la Communauté française de Belgique, la Communauté flamande, la Communauté germanophone, la Région flamande et la Région de Bruxelles-Capitale.

L’instrument interprétatif commun, à la modification duquel le gouvernement wallon avait participé, est l’un des autres documents approuvés par les dirigeants présents au sommet. Il est joint au texte de l’AECG et publié avec celui-ci au Journal officiel de l’Union européenne en annexe à la décision 2017/37 du Conseil, du 28 octobre 2016, relative à la signature de l’AECG. Il fait partie intégrante de l’AECG en vertu de l’article 30.1 de celui-ci[156]. Son préambule contient notamment les affirmations suivantes sous les lettres d) et e) :

L’Union européenne et ses États membres ainsi que le Canada conserveront […] la capacité de réaliser les objectifs légitimes de politique publique définis par leurs institutions démocratiques dans des domaines tels que la santé publique, les services sociaux, l’éducation publique, la sécurité, l’environnement, la moralité publique, la protection de la vie privée et la protection des données, ainsi que la promotion et la protection de la diversité culturelle. L’AECG n’aura pas non plus pour effet d’affaiblir nos normes et réglementations respectives concernant l’innocuité alimentaire, la sécurité des produits, la protection des consommateurs, la santé, l’environnement ou la protection du travail. Les biens importés, les fournisseurs de services et les investisseurs doivent continuer de respecter les exigences imposées au niveau national, y compris les règles et réglementations applicables. L’Union européenne et ses États membres, d’une part, et le Canada, d’autre part, réaffirment les engagements qu’ils ont pris en matière de précaution dans le cadre d’accords internationaux.

Le présent instrument interprétatif expose clairement et sans ambiguïté, au sens de l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités[157], ce sur quoi le Canada ainsi que l’Union européenne et ses États membres se sont entendus dans un certain nombre de dispositions de l’AECG qui ont fait l’objet de débats et de préoccupations au sein de l’opinion publique, et dont il donne une interprétation qui a été établie d’un commun accord. Cela concerne, notamment, l’incidence de l’AECG sur la capacité des gouvernements à réglementer dans l’intérêt public, ainsi que les dispositions sur la protection des investissements et le règlement des différends, et sur le développement durable, les droits des travailleurs et la protection de l’environnement[158].

Trente-huit déclarations unilatérales du Conseil de l’Union européenne, de la Commission européenne, de plusieurs États membres[159] et même du service juridique du Conseil ont également été jointes à la décision 2017/37 du Conseil[160] et publiées officiellement avec celle-ci[161]. Selon les termes du Journal officiel, elles « font partie intégrante du contexte dans lequel le Conseil [a] adopt[é] la décision d’autoriser la signature de l’AECG au nom de l’Union. Elles [sont] inscrites au procès-verbal du Conseil à cette occasion »[162]. On a vu plus haut que nombre d’entre elles répondent aux préoccupations exprimées notamment par la Région wallonne[163], mais aussi par trois autres collectivités fédérées belges.

Lorsqu’une telle déclaration se borne à clarifier des termes du traité, elle est dite interprétative et ne modifie pas les obligations résultant du traité : « [e]lle ne peut que préciser ou clarifier le sens ou la portée que son auteur attribue à [l’AECG] ou à certaines de ses dispositions et constituer, le cas échéant, un élément à prendre en considération dans l’interprétation du traité, conformément à la règle générale d’interprétation des traités »[164]. Toutefois la plupart des déclarations unilatérales qui accompagnent la décision 2017/37 du Conseil ne vise ni à exclure ni à modifier l’effet juridique des dispositions de l’AECG dans leur application à leur auteur. Elles constatent ou rappellent des faits en rapport avec la négociation de l’AECG, apportent aux États membres des précisions sur son application provisoire, affirment que la décision du Conseil d’appliquer provisoirement des dispositions de l’AECG qui relèvent du champ des compétences partagées ne préjuge pas la répartition des compétences avec les États membres dans ce domaine, confirment des interprétations de l’AECG communiquées par l’Union européenne à ces mêmes États ou à l’un d’eux, contiennent de nouveaux engagements de l’Union envers eux, rappellent les positions juridiques de certains États membres, contiennent parfois des avertissements et annoncent de possibles décisions ultérieures… Seules trois déclarations énoncent une interprétation unilatérale d’une disposition de l’AECG qui ne saurait engager ni l’Union ni le Canada[165].

4 Un Accord appliqué à titre provisoire en attendant son entrée en vigueur

23. Parmi les déclarations faisant partie intégrante du contexte d’adoption de la décision du Conseil relative à l’autorisation de signature de l’AECG, il y a lieu de mentionner la déclaration n° 15 du Conseil confirmant que « seules les questions relevant de la compétence de l’Union feront l’objet d’une application provisoire »[166], la déclaration n° 20 du Conseil relative aux conséquences de l’hypothèse de l’échec définitif de la ratification de l’AECG[167] et la déclaration n° 37 de la Belgique sur les conditions de l’octroi des pleins pouvoirs pour la signature de l’AECG[168].

Ces déclarations encadrent notamment les initiatives des Communautés et Régions belges qui pourraient à l’avenir aboutir à la dénonciation de l’application provisoire de l’AECG (4.1) ou influencer son processus d’approbation parlementaire et de ratification (4.2).

4.1 La mise en application provisoire de l’Accord et la possibilité d’y mettre fin

24. L’article 30.7 § 3 lettre a, de l’AECG autorisait la mise en application provisoire du traité dans l’attente de l’achèvement des procédures nécessaires à sa conclusion :

Les Parties peuvent appliquer provisoirement le présent accord à compter du premier jour du mois suivant la date à laquelle elles se sont notifié réciproquement l’accomplissement de leurs obligations et procédures internes respectives nécessaires à l’application provisoire du présent accord, ou à toute autre date convenue entre les Parties[169].

L’Union européenne, à l’exclusion de ses États membres, a été seule à convenir avec le Canada de l’application provisoire de l’AECG et du champ de celle-ci. Parce que cette question n’intéresse qu’indirectement les Communautés et Régions belges, nous nous limiterons ici à rappeler les caractéristiques principales de la mise en application provisoire, renvoyant pour le surplus à notre étude parue dans le Liber amicorum disciplinorumque Daniel Turp[170].

Quoique le TFUE ne requière pas l’approbation du Parlement européen pour l’application d’un traité à titre provisoire, le Conseil a voulu subordonner la mise en application provisoire de l’AECG à son approbation parlementaire, répondant ainsi à une demande récurrente du Parlement lui-même qui avait d’ailleurs pu obtenir la transformation du RDIE en un SJI avant la signature du traité[171]. L’AECG a été approuvé par le Parlement européen le 15 février 2017[172]. De son côté, la loi canadienne de mise en oeuvre de l’AECG[173], qui l’approuve également en son article 9, a reçu la sanction royale le 16 mai 2017. Un décret canadien TR/2017-47 fixa la date d’entrée en vigueur partielle de la loi au 21 septembre 2017, qui est la date convenue par les Parties pour la mise en application provisoire de l’AECG[174].

La détermination du champ de l’application provisoire, explicitée par la décision du Conseil relative à cette application[175], résulta d’un échange antérieur de notifications entre l’Union européenne et le Canada. Il s’agit uniquement de matières relevant de la compétence (exclusive le plus souvent) de l’Union, ce qui écarte de ce champ les dispositions relatives au SJI, celles relatives aux investissements autres que directs ainsi que certaines dispositions sur les services financiers[176].

Comme l’application provisoire a été limitée aux dispositions de l’AECG relevant de domaines qui ressortissent à la compétence de l’Union européenne, il est raisonnable d’admettre que cette dernière doit être regardée comme étant la seule Partie appelée à intervenir dans cette procédure avec la Partie canadienne[177]. Les États membres ne peuvent pas être considérés comme des États entre lesquels le traité est appliqué provisoirement puisque les dispositions appliquées à titre provisoire ne relèvent pas de leur compétence exclusive. Il en va de même des Communautés et des Régions belges, bien que ces collectivités fédérées disposent du droit constitutionnel de conclure des traités dans leurs domaines de compétence.

Pourtant, invoquant le droit de chaque Partie de mettre fin à l’application provisoire de l’AECG en vertu de son article 30.7 § 3 c), la Belgique annonce implicitement dans la section B de sa déclaration (n° 37) qu’elle se réserve le droit d’arrêter unilatéralement cette application provisoire si l’évaluation des effets socioéconomiques et environnementaux s’avérait négative. D’autres États de l’Union européenne avaient revendiqué ce droit de dénonciation[178]. À notre estime, pareille revendication était infondée. Comme il n’y a que deux Parties au processus de mise en application provisoire, il ne peut y avoir que deux Parties autorisées à la faire cesser : le Canada et l’Union[179]. Et, si l’on admet le point de vue inverse, on n’aperçoit pas comment, dans le cadre de l’accord de coopération intrabelge régissant la représentation de la Belgique au sein du Conseil de l’Union[180], la Région wallonne pourrait contraindre l’Autorité fédérale belge à dénoncer uniquement l’application provisoire des dispositions de l’AECG qui relèvent de la compétence régionale en Wallonie. Au surplus, pareille dénonciation ne pourrait pas porter sur des dispositions relevant de la compétence exclusive de l’Union.

En revanche, l’impossibilité définitive de réunir toutes les ratifications requises des États membres pour l’entrée en vigueur de l’AECG entraînerait, selon la déclaration n° 20 du Conseil, la dénonciation de l’application provisoire par l’Union européenne elle-même[181].

4.2 La liberté des Parties de (ne pas) ratifier

25. À la différence de la décision de mettre l’AECG en application provisoire ou de faire cesser cette application, la signature et la ratification ainsi que la dénonciation de cet accord mixte ne peuvent être divisées entre l’Union européenne et ses États membres selon les matières qu’il règle. Ces actes ne sont admis que s’ils portent sur l’intégralité de l’AECG[182]. Certes, l’Union et ses États membres sont appelés à ratifier le traité uniquement en vertu des compétences respectives dont ils disposent, mais chacun ratifie (et peut dénoncer par après) librement l’intégralité du traité, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions qu’il contient.

L’AECG pourra être totalement mis en en vigueur dès que le Canada, l’Union européenne ainsi que tous ses États membres l’auront ratifié conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. Lorsque chaque État membre aura notifié sa ratification au Conseil, l’Union avisera le Canada qu’elle est prête à procéder à son tour à la ratification. Le Canada adoptera alors un décret afin de ratifier également l’AECG et de mettre en vigueur toutes les dispositions de sa loi de mise en oeuvre. Il appartiendra en outre aux provinces canadiennes de transposer dans leurs législations respectives les dispositions de l’AECG qui relèvent de leur domaine de compétence.

Il n’y a pas de date limite pour les ratifications. Le 6 janvier 2023, onze États membres n’avaient pas encore notifié leur décision[183], parmi lesquels la Belgique, mais aussi l’Allemagne, la France, l’Italie et la Pologne. En Belgique, la Chambre fédérale des représentants et le Parlement flamand ont seuls donné leurs assentiments respectifs, et l’on sait que le roi des Belges ne pourra procéder à la ratification que si l’AECG reçoit au préalable l’assentiment des parlements de toutes les Communautés et Régions[184]. Quant à l’Allemagne, elle s’est entendue avec la Commission européenne pour soumettre auparavant à tous les autres États membres de l’Union européenne un nouveau projet de déclaration interprétative définissant avec plus de précision les concepts d’« expropriation indirecte » et de « traitement juste et équitable » qui protègent les investissements étrangers[185]. Le texte précise qu’un investisseur doit s’attendre que les Parties adoptent des mesures énergétiques et sanitaires pour combattre le changement climatique sans qu’il puisse porter plainte devant le tribunal des investissements. Après acceptation des autres États membres, ce texte sera transmis au comité mixte de l’AECG[186] qui devrait lui conférer un caractère contraignant avant que l’Allemagne ne se décide à ratifier l’AECG.

Il est certain que les États membres ne sont pas obligés de ratifier l’accord mixte qu’ils ont signé, pas plus que l’Union européenne elle-même. Le devoir de coopération mutuelle de l’Union et des États ne va pas jusqu’à imposer à ces derniers l’obligation d’exprimer contre leur volonté leur consentement à être lié par le traité[187].

26. Conformément à l’engagement pris dans la déclaration du Royaume de Belgique « relative aux conditions [de l’octroi] des pleins pouvoirs par l’État fédéral et les entités fédérées pour la signature de l’AECG »[188], le gouvernement belge demanda, le 7 septembre 2017, l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne[189] au sujet de la compatibilité du mécanisme de RDIE avec le droit de l’Union, en ce compris les droits fondamentaux. En substance, la Belgique exprimait des doutes quant aux effets de ce mécanisme sur la compétence exclusive incombant à la Cour de justice d’interpréter de manière contraignante le droit de l’Union, gage de l’autonomie de l’ordre juridique de celle-ci, le principe général d’égalité de traitement et l’exigence d’effectivité du droit de l’Union ainsi que le droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial.

Aux questions posées, la Cour de justice de l’Union européenne répondit par l’Avis C-1/17, donné le 30 avril 2019 en assemblée plénière[190], que les dispositions de l’AECG instituant le système juridictionnel de RDIE sont compatibles avec le droit primaire de l’Union européenne notamment. Selon la Cour de justice, elles interdisent en effet de remettre en cause, par le biais d’une condamnation de l’Union ou de ses États membres à des dommages et intérêts, le niveau de protection normative d’intérêts publics atteint au sein de l’Union, même si l’on relève ce niveau à l’avenir[191]. Le SJI ne porte pas non plus atteinte à l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union puisque l’AECG qui l’instaure « ne confère aux tribunaux envisagés aucune compétence d’interprétation ou d’application du droit de l’Union autre que celle portant sur les dispositions de cet accord »[192]. La Cour de justice note aussi que la Commission européenne et le Conseil se sont engagés à ce que le système puisse également être accessible aux PME, et pas uniquement aux entreprises disposant de gros moyens financiers[193].

La Région wallonne et les autres collectivités belges regimbeuses ont ainsi perdu l’un des verrous mis en place par la déclaration n° 37. Il appartient désormais à la Commission européenne de continuer à veiller à « la révision du mécanisme de règlement des différends en temps utile pour que les États membres puissent le [prendre en considération] dans leurs processus de ratification »[194]. À défaut, le risque serait grand que les parlements des cinq entités fédérées contestataires refusent d’accorder leur assentiment au traité[195] et que la Belgique ne puisse le ratifier en raison de l’accord de coopération intrabelge du 8 mars 1994 qui subordonne la ratification de tels traités à la condition que l’assentiment de chaque parlement compétent ait été préalablement recueilli[196].

27. Si le processus constitutionnel de ratification échouait définitivement dans un État, le gouvernement de cet État devrait notifier de manière officielle le caractère définitif de ce blocage au Conseil[197]. Par sa déclaration n° 20, ce dernier s’est engagé à dénoncer en ce cas l’application provisoire de l’AECG « conformément aux procédures de l’Union européenne »[198]. Cette décision d’arrêter l’application provisoire ne serait donc pas la conséquence automatique de l’échec de la procédure de ratification, mais la mise en oeuvre de l’engagement unilatéral pris par le Conseil le 28 octobre 2016.

La déclaration indique que la ratification de l’AECG pourrait échouer de façon définitive « en raison d’une décision prononcée par une Cour constitutionnelle, ou à la suite de l’aboutissement d’un autre processus constitutionnel »[199]. À cet égard, la Belgique a précisé dans sa propre déclaration (n° 37) que, « conformément à son droit constitutionnel, le constat que le processus de ratification du CETA a échoué de manière permanente et définitive au sens de la déclaration du Conseil peut résulter des procédures d’assentiment engagées tant au niveau du Parlement fédéral qu’au niveau de chacune des assemblées parlementaires des Régions et des Communautés »[200].

La procédure de notification officielle imposée par la déclaration du Conseil n° 20 à tout État membre où le processus de ratification aurait avorté a même reçu un complément belge inscrit dans la déclaration n° 37 : « [a]u cas où l’une des entités fédérées informerait l’État fédéral de sa décision définitive et permanente de ne pas ratifier le CETA, l’État fédéral notifiera au Conseil au plus tard dans un délai d’un an à compter de la notification par ladite entité l’impossibilité définitive et permanente pour la Belgique de ratifier le CETA »[201]. Or, il est probable que les parlements de la Région wallonne et de la Communauté française de Belgique — peut-être aussi ceux de la Région bruxelloise, de la Commission communautaire francophone de cette Région et de la Communauté germanophone — refuseraient leur assentiment si le SJI n’était pas révisé[202] conformément aux promesses inscrites dans la déclaration (n° 36) de la Commission européenne et du Conseil sur la protection des investissements[203], de sorte que la Belgique devrait alors notifier à l’Union européenne son impossibilité définitive de ratifier l’AECG[204] au plus tard un an après la notification à l’Autorité fédérale du refus permanent du Parlement de l’une des collectivités fédérées de l’approuver.

L’engagement unilatéral qu’a pris le Conseil de l’Union européenne de dénoncer l’application provisoire en cas d’échec définitif du processus de ratification du traité implique en outre la fin définitive de celui-ci. Accord mixte qui, pour entrer en vigueur, doit être ratifié tant par le Canada et l’Union que par chacun des États membres de cette dernière, l’AECG ne sera pas non plus ratifié par l’Union parce que cette décision de ratification ultérieure n’obtiendrait pas l’unanimité requise au Conseil en raison de l’opposition de l’État membre et parce qu’elle serait de toute manière impuissante à réaliser l’unanimité des ratifications nécessaires.

5 En manière de conclusion : une évaluation de la crise de l’AECG

28. Le système de gestion des relations internationales de la Belgique reflète une philosophie qui n’est pas celle de l’Autorité fédérale au Canada. Il procède d’une fédéralisation qui, depuis la quatrième réforme de l’État belge (1993), s’est accompagnée d’un partage des compétences internationales calqué sur la répartition des compétences législatives et réglementaires internes. La coordination de la politique extérieure n’y repose pas sur la primauté de l’Autorité fédérale, mais sur une coopération égalitaire et consensuelle qui cherche à conjuguer la satisfaction des demandes des uns et des autres et la cohérence de la politique internationale ou européenne de la Belgique dans un esprit de loyauté fédéraliste. Le petit nombre de collectivités constitutives de l’État composé n’est sans doute pas étranger au bon fonctionnement habituel de ces mécanismes.

Les composantes essentielles du système sont les deux accords de coopération intrabelges du 8 mars 1994. Le premier combine la nécessité de trouver un consensus préalable entre Autorité fédérale et collectivités fédérées avec l’exigence que la Belgique soit représentée au sein du Conseil de l’Union européenne par un seul ministre, qui est tenu de s’abstenir si l’objet de la délibération du Conseil n’a pas fait l’objet d’un consensus intrabelge. Le second impose que les traités mixtes de la Belgique soient signés par un plénipotentiaire fédéral, qui peut aussi être mandaté par les gouvernements fédérés compétents, pour que ces traités soient approuvés par tous les parlements respectifs avant que la Belgique ne puisse les ratifier.

29. La sortie de la crise de l’AECG montre que le système belge est loyalement appliqué même lorsque les autorités fédérales et fédérées n’ont pas réussi à coordonner leurs points de vue respectifs ou à trouver un compromis sur la position de la Belgique. Il repose en définitive sur le respect des règles de droit et des arrangements politiques qui ont pour objet de protéger l’autonomie de chaque collectivité fédérée, tout en exigeant de l’État qu’il parle finalement d’une seule voix sur la scène européenne ou internationale. On peut penser aussi que, au bout du compte, la densité de l’intégration de la Belgique dans l’Union européenne a incité les autorités fédérales et fédérées à assurer une cohérence minimale de leurs politiques à l’égard de l’AECG.

L’appel précoce du ministre-président wallon à son parlement n’était pas juridiquement indispensable[205], mais il était ingénieux : sans l’intervention anticipée de ce dernier, l’autorisation de signer l’AECG, considéré tout d’abord comme relevant exclusivement de la compétence de l’Union européenne, aurait théoriquement pu être donnée à la majorité qualifiée des membres du Conseil malgré l’abstention de la Belgique, et l’AECG aurait pu être provisoirement appliqué sans autres approbations que celles du Parlement canadien et du Parlement européen[206]. En outre, lorsqu’il fut décidé de considérer l’AECG comme un accord mixte, le choix d’anticiper le débat sur l’assentiment parlementaire avant que le traité ne soit signé a fourni au gouvernement wallon le levier nécessaire pour tenter d’obtenir de la Commission européenne les précisions et clarifications demandées, ce que le Parlement de Wallonie n’aurait pu faire a posteriori au stade de l’assentiment, « limité à un choix binaire de refus ou d’acceptation »[207].

Enfin, pour renforcer la crédibilité du gouvernement régional vis-à-vis de la Commission, il a fallu confronter celle-ci à un refus d’octroi de pleins pouvoirs exigé par le Parlement régional. Politiquement, le soutien du Parlement de Wallonie et de trois autres parlements fédérés a donné du poids à l’action du ministre-président et l’a justifiée aux yeux des membres de la Commission, du Conseil de l’Union et du Conseil européen.

On observera incidemment que si la Commission européenne et le gouvernement canadien avaient accepté, en septembre ou en octobre 2016, de rouvrir à nouveau les négociations globales de l’AECG, la Région wallonne aurait été privée du pouvoir de renégocier elle-même le traité, pouvoir qu’un concours de circonstances lui avait gagné. En effet, l’initiative serait revenue d’abord entre les mains du gouvernement belge auquel la Commission aurait demandé un nouveau mandat, puis entre celles de la Commission qui aurait conduit les négociations avec le gouvernement canadien… et les provinces canadiennes !

30. Comment expliquer cette crise ? Le contexte belge[208] a sans doute joué un rôle[209]. La crise de l’AECG n’a-t-elle pas été une occasion pour les socialistes wallons de faire les yeux doux à un électorat tenté par l’extrême gauche ? N’a-t-elle pas été l’occasion de mettre dans l’embarras le gouvernement fédéral très à droite et peu enclin à tenir compte de la méfiance de l’opinion publique à l’égard de traités de libre-échange qui seraient « négociés dans l’opacité sans véritable débat démocratique [sic] » ? Selon d’aucuns, Paul Magnette faisait ainsi coup triple : il posait son parti, écarté du gouvernement fédéral depuis 2014, en « rempart contre la mondialisation effrénée » du commerce, contrariait le gouvernement fédéral et plaçait la Wallonie sous les projecteurs des médias internationaux[210].

Si les majorités politiques sur le plan fédéral et au niveau régional avaient été moins antagonistes, un réel dialogue aurait-il pu être moins tardif qu’il ne le fut ? Sans nul doute. Mais cela n’explique pas tout. Les objectifs poursuivis par les collectivités fédérées contestataires ont été exposés le 5 décembre 2016 dans la « Déclaration de Namur », dont Paul Magnette, aujourd’hui président du Parti socialiste francophone de Belgique, a pris l’initiative et qui a été signée par de grands noms du monde universitaire[211]. Ils sont aussi bien de fond que de procédure.

Les propositions de fond consistent à préconiser d’« abandonner la logique selon laquelle le commerce serait une fin en soi » et à veiller à ce que « les échanges commerciaux ne servent pas les intérêts privés au détriment de l’intérêt public » en primant les objectifs de développement durable, de protection des droits fondamentaux et de respect des législations socioéconomiques, sanitaires et environnementales qui constituent l’héritage commun des États membres. D’un point de vue procédural ou instrumental, les revendications portent sur la transparence des mandats de négociation des accords de libre-échange de nouvelle génération, sur l’écoute de l’opinion publique, la publication en temps utile des résultats intermédiaires des pourparlers, la nécessité d’un débat parlementaire préalable au niveau national ou régional et la protection de l’intérêt général dans l’organisation des mécanismes de règlement des différends en matière d’investissements. Ces dernières revendications s’expliquent aisément par les multiples faux pas de la Commission européenne : l’absence de publicité des directives de négociation établies par le Conseil jusqu’en décembre 2015, la volonté de se passer des États membres tant que c’était politiquement possible alors que le gouvernement du Canada avait accepté d’inclure des représentants des provinces au sein de sa délégation, le manque initial d’attention des négociateurs européens à l’égard des garanties entourant le RDIE, etc.

Dans une déclaration concurrente, une soixantaine d’universitaires — pour la plupart spécialistes du droit international ou du droit commercial —, ont voulu marquer leur désapprobation à l’égard de l’exigence d’un contrôle parlementaire préalable national ou régional dans le domaine des négociations commerciales internationales. Leur point de vue, intitulé « Trading Together : For Strong and Democratically Legitimised EU International Agreements »[212], fut rendu public à Bruxelles le 25 janvier 2017.

Les auteurs de la seconde Déclaration reconnaissent à la première le mérite d’avoir mis en exergue la nécessité d’une vigilance démocratique sur les négociations commerciales internationales. Ils estiment cependant que les auteurs de la Déclaration de Namur se sont fourvoyés quant à la manière de l’organiser. En synthèse, ils leur reprochent d’exiger un contrôle démocratique national ou régional sur des points de droit qui relèvent de la seule compétence du Parlement européen. Ils estiment que le processus européen de conclusion des accords de libre-échange assure une participation démocratique suffisante en considération du caractère représentatif de ce parlement élu au suffrage universel direct et, au surplus, de la consultation systématique de nombreux groupes d’intérêts catégoriels par la Commission européenne[213]. Au contraire, la Déclaration de Namur repose sur l’idée que la conclusion de ces accords mixtes sans débats nationaux préalables pose un véritable problème de légitimité démocratique en raison des répercussions potentielles de ces accords sur les droits fondamentaux des personnes et sur le développement durable de l’humanité. Les parlements nationaux ou régionaux, qui sont beaucoup plus proches des citoyens que le Parlement européen, devraient pouvoir faire remonter jusqu’à lui les préoccupations des opinions publiques nationales[214], ce qui renforcerait le fonctionnement de la démocratie représentative européenne.

Les auteurs de la déclaration « Trading Together » semblent aussi avoir perdu de vue la philosophie fédéraliste qui sous-tend le rôle imparti aux États de l’Union européenne dans la conclusion d’accords mixtes de libre-échange, de même que le rôle des entités constitutives des États fédéraux membres de cette même Union. Le droit européen et le droit belge imposent, chacun à leur manière et à leur niveau, de prendre au sérieux la sauvegarde d’objectifs d’intérêt général auxquels les citoyens de nombreux États membres et de certaines collectivités fédérées sont particulièrement attachés.

Il faut se garder de croire que les propositions formulées par la Déclaration de Namur constituent une tentative de légitimation de l’attitude soi-disant antidémocratique des représentants de moins de quatre millions de nationaux belges, c’est-à-dire une infime minorité d’individus, qui ont bloqué la conclusion d’un accord de libre-échange euro-canadien intéressant à l’époque 546,2 millions de citoyens européens et canadiens[215]. Cette interprétation critique témoignerait, nous paraît-il, d’une vision fort rudimentaire de la démocratie, assimilée au droit de la majorité d’imposer ses vues à quelque minorité que ce soit[216]. Dans un régime d’opinion, la démocratie représentative ne confère pas aux parlementaires le monopole de la libre expression du peuple. L’utilisation d’une forme nouvelle de démocratie délibérative ne pouvait qu’apporter un surcroît de légitimation à la décision des représentants des citoyens européens.

31. Sur le plan de la technique juridique, l’astucieuse combinaison d’une réglementation constitutionnelle rigide et de conditions habilement posées auparavant par des assemblées législatives pour approuver a posteriori l’AECG a permis à la Région wallonne de faire irruption sur la scène internationale, alors que tant la composition purement interétatique de l’Union européenne que les règles belges de conduite des relations internationales ne paraissaient pas autoriser la Région à entrer en relation avec la Commission européenne et le gouvernement canadien sans passer par l’entremise de l’Autorité fédérale. En raison des circonstances, cette combinaison a malheureusement dû être utilisée après la clôture des négociations, en fin de procédure, c’est-à-dire trop tard pour contribuer à l’élaboration d’une forme de consensus parlementaire entre l’Union et ses États membres. La défense de points de vue ignorés par les négociateurs peut cependant être présentée comme un contrepoids de démocratie participative à l’approbation inconditionnelle que le Parlement européen allait devoir donner à l’AECG.

Néanmoins, la généralisation d’une telle pratique parlementaire dans les États composés et même dans les États unitaires ne semble pas souhaitable. Cette forme de pression ou de menace du législatif sur l’exécutif risquerait non seulement de complexifier et de ralentir la conduite des relations internationales, mais surtout de remettre en cause le postulat traditionnel qui reconnaît à l’exécutif la maîtrise de cette conduite sous réserve du contrôle parlementaire, lequel s’exprime essentiellement après la signature du traité par la compétence de donner ou de refuser l’approbation (ou l’assentiment) des représentants du peuple (ou de la nation). Il serait certainement plus opportun de recourir à des mécanismes d’association systématique des collectivités fédérées aux relations internationales de leurs États fédéraux ou à celles des organismes internationaux dont ces États font partie. On peut penser à des consultations préalables concernant des directives de négociation internationale ou des projets de traités, à l’inclusion de représentants fédérés dans l’équipe de négociation[217], à la demande de consentements fédérés avant ratification de l’accord négocié…

Ces propositions n’excluent évidemment pas que les assemblées délibérantes puissent être également informées, si elles le demandent, de la teneur des traités négociés avant la clôture des négociations, puisque l’assentiment n’est qu’une technique parmi d’autres de contrôle politique de l’action gouvernementale dans le domaine des relations internationales[218].