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Smaïn Laacher a choisi de suivre le procès des trois attentats commis à Paris, en janvier 2015, dont des membres du journal Charlie Hebdo, une policière ainsi que des employés et clients du magasin Hypercacher ont été les victimes. N’ayant pas survécu à leurs méfaits, les trois individus qui ont commis ces attentats, soit les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, n’étaient pas présents. Par ailleurs, les onze autres accusés, qui ont assisté au procès, ont été jugés coupables : quatre d’entre eux, d’activités en rapport avec le terrorisme ; les autres, d’association simple de malfaiteurs.
L’intérêt de Smaïn Laacher pour ce procès s’insère dans son parcours professionnel. Il a été professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, juge assesseur, proposé par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), de 1999 à 2014, au sein de la Cour nationale du droit d’asile, et, en 2017, lauréat du prix Science et laïcité. Cet auteur prolifique est aussi président du Conseil scientifique de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT[1].
Dès les premières pages de son livre, Smaïn Laacher explique son cheminement. Au départ, il voulait observer et comprendre ce que l’on allait dire de ces crimes, commis au nom d’une religion, et voir la manière dont les actes terroristes allaient être distingués de ceux qui relevaient de la criminalité ordinaire. Puis, au fil du temps, il a mesuré toute l’ampleur de ce procès.
D’abord, sur le plan pratique, soit de gérer les activités quotidiennes nécessaires pour que ce procès se déroule correctement, tout le monde s’entend pour le désigner comme hors norme : d’une durée de 54 jours, ce procès s’est appuyé sur 171 tomes de pièces de procédure et la participation de 200 parties civiles, 94 avocats, 144 témoins et 14 experts. Sans compter qu’il a été filmé, sa diffusion ne pouvant être faite qu’à partir de 2070. Ensuite, sur le plan de son objectif, soit de punir ceux qui ont commis ces crimes ou ont aidé à leur accomplissement, le procès devait aussi rendre leur dignité aux personnes assassinées et à leurs proches qui vivent toujours.
Dès le départ, Smaïn Laacher a écarté l’idée de refaire le procès ou de prétendre contribuer à la manifestation de la vérité. Il s’est plutôt donné comme projet d’exposer quelques enjeux fondamentaux se dégageant, selon lui, de ce procès. Bien qu’il soit sociologue, il ne pouvait cependant mener des entretiens, comme il a l’habitude de le faire, avec les différents acteurs de ce procès. Il s’est donc rabattu sur une méthode inductive, combinant son expérience personnelle préalable et l’exploration méthodique du procès lui-même. Il a comparé sa situation à celle du célèbre anthropologue Malinowski, obligé de forger ses propres outils, au moment d’accomplir la tâche qui est la sienne, devant un matériau en train de disparaître avec une rapidité désespérante. Il a ainsi privilégié deux modes d’appréhension du réel, le journalisme et la sociologie, et il a été attentif à une multitude d’indices – que l’on a parfois sous les yeux, mais sans les voir pour autant – et il les a saisis comme des abrégés du monde.
Il faut donc tenir compte de ces contraintes imposées à la démarche d’observateur de l’auteur qui ne disposait pas de tous les outils dont se sert habituellement un chercheur en sciences sociales. Malgré tout, par la publication de ce qui constitue finalement un essai, Smaïn Laacher a mis en évidence des enjeux qui interpellent tous les citoyens. J’estime que là se situe sa principale contribution. Au-delà des émotions, du ressentiment et du découragement qui l’ont parfois affecté, par sa réflexion, il a réussi à « maintenir la lumière de l’intelligence et de l’équité[2] », pour reprendre une belle formule d’Albert Camus, et il a ainsi favorisé un dialogue qui, bien entendu, doit se poursuivre. Voici trois éléments qui m’apparaissent déterminants dans sa réflexion.
Premier élément : la dimension de fait social total qu’a constitué ce procès
La justice dans un État de droit n’a pas qu’une allure majestueuse et cérémoniale. Elle doit être exercée dans le respect de ses règles fondamentales, la parole de chacun, lorsqu’il choisit de la prendre, devant être écoutée, entendue, évaluée. C’est ce qu’exprime la notion du « contradictoire » qui exige que chaque partie soit en mesure de discuter à la fois des faits et des moyens juridiques qui lui sont opposés par ses adversaires. Cela transparaît aussi dans la façon dont le juge préside le procès, distribuant la parole, interrogeant accusés, victimes, experts, simples témoins, maintenant décorum et ordre, courtoisie et bienveillance, dans cet espace de confrontation constante, sans compter l’importance de mener jusqu’à son dernier jour la tenue même du procès. À cet égard, si la présence des gendarmes et des agents de la sécurité permet de protéger, de l’intérieur et de l’extérieur, le lieu où se déroule le procès, le juge et les avocats sont bel et bien garants de ce qui distingue le droit de la vengeance, les mêmes règles du jeu connues et applicables à tous devant être respectées du début à la fin. Fin observateur, Smaïn Laacher décrit des moments forts du procès où la dimension sacrée de l’institution judiciaire a été vécue dans l’accomplissement de sa mission, soit de rechercher la vérité. Il précise que cette dimension doit être comprise comme ce qui permet à cette institution de se séparer des autres mondes sociaux et de leurs systèmes de croyances, qu’ils soient d’ordre politique, idéologique, social ou autre.
En revanche, les gestes de ceux qui ont commis les attentats s’inscrivent dans un autre univers. Selon Smaïn Laacher, « il n’y a, dans ces attentats, aucune “défense” de l’islam, aucun argument rationnel qui s’adresse à l’intelligence ; rien, aucun fait, aucune donnée vérifiable, aucune preuve, aucun raisonnement logique » (p. 115). Selon lui, ces terroristes ont fait appel à l’irrationnel dans une tentative de rédemption qui, au-delà des apparences religieuses, les visait eux seuls, d’abord et avant tout. Leur moi « dissolu » (alcool, drogue, vol, escroquerie, sexisme, racisme, antisémitisme, homophobie, etc.) cherchait un remède absolu, soit de reporter au paradis tout impératif de jouissance, ce qui a aussi pour effet d’effacer toute subjectivité, toute velléité de se construire en tant que sujet. Les deux figures incarnant le mal absolu pour ces terroristes ont été le mécréant et le Juif. Elles n’ont pas été désignées ainsi dans un contexte de recherche religieuse. Considérées toutefois comme des souillures, elles ont été victimes d’une folie de les effacer, par tous les moyens, quelles que soient leur nationalité et leur confession.
À mon avis, cette interprétation invite à la discussion : d’abord, parce qu’elle découle d’une réflexion personnelle qui, dans le contexte qui lui est propre, n’a pas pu bénéficier d’échanges avec les principaux intéressés ; ensuite, parce que les notions de « rationalité » et de « subjectivité » sont sujettes à de multiples modalités selon les systèmes de valeurs auxquels adhèrent les interlocuteurs en présence.
Deuxième élément : il est impossible de raisonner la violence extrême
Dépassant la situation personnelle des trois individus qui ont commis les attentats de janvier 2015, Smaïn Laacher estime qu’il est insensé de chercher à « déradicaliser » par la raison les fondamentalistes religieux dans la mesure où tout acte de violence extrême neutralise toute rationalité. S’engager dans l’assassinat de victimes civiles, comme ces trois individus l’ont fait, indique, selon l’auteur, qu’ils croyaient être les seuls à détenir la bonne interprétation du monde comme il doit aller (p. 204). En cela, ils ont adhéré à une croyance qui leur assurait une immortalité et ont été ainsi des assassins absolutistes, « des dévots soumis à aucune loi, agissant sans contrôle et sans aucune réserve, parce que se croyant parfaits et exemplaires, incarnant la pureté du message divin » (p. 205).
Cette perspective doit être interprétée d’une manière restrictive, ne visant que des individus radicalisés, ce qui n’est pas le cas de la très grande majorité des personnes qui ont l’islam pour confession attestée ou revendiquée. Aux personnes qui, en France ou ailleurs dans le monde, s’identifient à l’islam et manifestent des traits autoritaires – par exemple, être favorable au port du niqab (voile intégral) ou à la polygamie, ou encore considérer que la loi religieuse ne se limite pas à la sphère privée et qu’elle ne peut être limitée par les lois d’ordre général –, il est clairement inacceptable de faire subir quelque forme d’amalgame ou de discrimination que ce soit.
À cet égard, s’opposant à ceux qui, à défaut de faire usage de la parole, en ont privé d’autres, en les faisant taire de la manière la plus radicale qui soit, Smaïn Laacher lance un appel aux autorités étatiques ainsi qu’aux membres de la société civile et les invite à favoriser la liberté d’expression, soit de prendre la parole, tout en n’oubliant pas de se ressourcer constamment dans la réflexion, et de veiller à ce que soient gardées intactes les conditions qui permettent d’écouter, d’échanger, de dialoguer (p. 211 et 212).
Troisième élément : une volonté de comprendre
Comprendre tous les points de vue est une des marques non seulement de l’institution judiciaire mais aussi d’une société démocratique. Est-ce là une proposition idéaliste et difficile, sinon impossible, à réaliser ? À mon avis, elle se révèle certes exigeante et requiert certaines compétences, cependant elle n’en demeure pas moins réalisable. Chose certaine, Smaïn Laacher en a donné un bon exemple avec sa compréhension de la logique dans laquelle ont agi les terroristes ainsi que des nuances avec lesquelles il convient d’interpréter certains des témoignages rendus pendant ce procès.
Parlant l’arabe et étant bien au fait de la religion musulmane, l’auteur a démontré que les frères Kouachi et Amedy Coulibaly n’avaient qu’une très faible connaissance de cette religion. Toutefois, depuis le début des années 2000, il existe en France un islam qui, au-delà de ses dimensions et de ses revendications religieuses, constitue un mode privilégié de l’identification sociale. C’est en ce sens qu’ils ont y adhéré. Et puis, en contrepoids à l’instabilité permanente de leur existence sociale, ils ont finalement trouvé une figure charismatique, soit celle du djihadiste. Or, « une idée fondamentale structure la vision du monde du djihadiste : tous ceux qui s’éloigneraient de la représentation du musulman fort et vigoureux sont à isoler, à corriger ou à tuer » (p. 137 et 138). Voilà qui explique la rare cruauté avec laquelle ils ont massacré froidement et d’une façon méthodique.
Au sujet des épouses Kouachi, Smaïn Laacher a souligné que l’attentat avait produit des effets irréversibles mais différents sur l’une et l’autre ; pourtant, toutes les deux ont nié avoir su ce que pensaient et préparaient leurs époux respectifs. L’auteur, quant à lui, doute profondément de la véracité de leur dénégation. Que ces deux couples aient été des musulmans sans grande culture de leur propre foi n’empêche pas que leur volonté de se conformer aux injonctions islamiques devait être jugée par la discussion continuelle entre croyants. Ainsi, la pratique de leur foi ne peut qu’aller à l’encontre des affirmations des deux épouses pendant le procès.
Deux autres témoins ont particulièrement retenu l’attention de Smaïn Laacher.
Le premier a grandi en France au sein d’une famille profondément engagée dans la religion musulmane. Il en est devenu un savant et, pendant une période de sa vie, il a enseigné l’islam à des jeunes de son quartier, dont les frères Kouachi. Il a cru à un moment se reconnaître dans les groupes terroristes et il a admis sa part de responsabilité dans le parcours des frères Kouachi. Il s’est toutefois présenté comme un repenti et il a fait ses excuses aux victimes et à leurs proches. La question qui se posait face à son témoignage était de savoir s’il était sincère. Une fois encore, fort de sa connaissance de l’arabe et de l’islam, Smaïn Laacher a expliqué la notion de taqïyya, qui signifie « prudence » et « crainte », pouvant être utilisée dans un environnement hostile ou ressenti comme malveillant, lorsqu’on tente d’éviter la mort ou un danger imminent ou bien lorsqu’on craint pour sa vie en tant que croyant. L’auteur a expliqué que cette notion est parfois réinterprétée par des militants fondamentalistes et des organisations terroristes comme une obligation religieuse mise au service d’une politique expansionniste de la terreur islamiste. Toutefois, d’après l’auteur, ce témoin ne s’inscrivait pas dans cette logique : il était sincère, et on ne pouvait l’accuser de dissimulation ou de parjure.
Le second témoin avait été suspecté d’être le commanditaire de l’attentat contre Charlie Hebdo mais, faute de preuve, il n’a pas été accusé. Au moment de son témoignage, après avoir été arrêté à Djibouti, il était en prison et mis en examen pour association criminelle avec des terroristes. Lorsqu’il est apparu en visioconférence, il a déclaré qu’on l’avait forcé à venir témoigner sur une affaire avec laquelle il n’avait rien à voir et que la seule chose qu’il dirait porterait sur le témoignage de l’unicité de Dieu, afin d’ouvrir les yeux de tous sur le message du prophète Mohamed. Selon Smaïn Laacher, ce silence avait pour but de publiciser la légitimité et le bien-fondé du combat – confessionnel et politique – de ce témoin, qui cherchait à se faire entendre non par la cour, mais par les personnes et les groupes qui partagent les mêmes procédures de conquête et de soumission des âmes et des corps.
En terminant, j’estime utile de reprendre les propos suivants de Smaïn Laacher, qu’il a cependant placés dans une note en bas de page (p. 203) : « Il me semble qu’une des modalités de la lutte antiterroriste est, d’une part, la production sans relâche d’une connaissance théorique et pratique sur cette violence politique (quelle que soit sa justification) et, d’autre part, la réunion des conditions sociales d’un débat éclairé entre citoyens ayant comme souci commun la préservation d’une vie commune. »
Et l’auteur a ajouté qu’un procès, aussi important soit-il, ne peut se muer en une catharsis nationale (p. 203 et 204). Observateur assidu du procès des attentats de janvier 2015, il a remarqué que la qualité d’un témoignage dépend des conditions de sa réception, en d’autres termes, de la confiance de ceux qui l’écoutent. Cependant, cette confiance elle-même peut fluctuer selon l’identité biographique du témoin ainsi que sa volonté et sa capacité à répondre aux questions qui lui sont posées. À cet égard, Smaïn Laacher a donné en exemple l’effort du président à rappeler, d’une voix douce, sans aucune marque d’impatience ou d’irritation, au témoin qui n’a voulu rien dire, sauf sa foi en Mohammed, qu’un des aspects essentiels de ce procès était de rendre possible la manifestation de la vérité, les victimes notamment voulant comprendre (p. 190).
Non seulement pour les juristes, mais également pour les sociologues et les autres chercheurs en sciences sociales, cette volonté de comprendre exige un certain nombre de compétences, dont la capacité de réduire au maximum la violence symbolique qui risque toujours de s’exercer dans un processus d’enquête, la personne qui en interroge une autre devant se mettre totalement à la disposition de cette dernière. En d’autres termes, si la première doit s’appuyer sur sa propre connaissance des réalités et des conditions qui influencent la seconde, elle doit aussi se soumettre à la singularité de l’histoire particulière de celle-ci, adopter son langage, entrer dans ses points de vue, ses sentiments, ses pensées[3].
Dans cet ouvrage, Smaïn Laacher a eu le courage de présenter des analyses s’appuyant certes sur ses connaissances sociologiques, mais qui demeurent tout de même personnelles et invitent au dialogue. Espérons que ceux qui répondront à son appel seront nombreux.
Appendices
Notes
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[1]
Je ne mentionnerai ici que deux de ses publications particulièrement intéressantes : Smaïn Laacher, Croire à l’incroyable : un sociologue à la Cour nationale du droit d’asile, Paris, Gallimard, 2018 ; Smaïn Laacher, De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil, Paris, La Dispute, 2010.
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[2]
Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard, 1965, p. 721.
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[3]
Pierre Bourdieu, « Comprendre », dans Pierre Bourdieu et Alain Accccardo (dir.), La misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 1393 et 1394.