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C’est un grand plaisir et un honneur pour moi de prendre la parole dans le cadre de la Conférence Claire L’Heureux-Dubé. J’y assiste depuis la première édition, le 16 septembre 2004, et — en revoyant la liste des conférenciers qui m’ont précédée — je dois dire que je trouvais les chaussures bien grandes…

En réfléchissant au sujet que je pourrais aborder devant vous aujourd’hui, le thème « Les femmes et le droit » s’est rapidement imposé à moi. Vaste sujet, me direz-vous, mais combien intéressant et toujours d’actualité !

Bien des recherches et de nombreux écrits existent sur ce thème. Toutefois, je trouvais qu’il se prêtait particulièrement bien à être traité dans le cadre de la Conférence Claire L’Heureux-Dubé, évènement annuel en l’honneur de cette juriste remarquable qui a tant contribué à l’avancement des femmes au Canada, de même qu’à l’échelle internationale. Les générations qui suivent doivent continuer le travail entrepris. De grands pas ont été faits pour les femmes et, par ricochet, pour la société en général, mais je pense qu’il faut régulièrement regarder le chemin parcouru, ne jamais oublier ce que l’histoire nous a enseigné, examiner les écueils rencontrés et s’assurer de ne pas reculer dans ce domaine crucial pour une société juste, soit l’égalité entre les personnes.

Mon propos portera donc sur l’évolution du droit des femmes dans la société, mais aussi sur leur place dans la profession juridique. Je m’attarderai d’abord à l’aspect historique, pour ensuite traiter de quelques grands arrêts qui ont marqué l’évolution du droit des femmes et, enfin, je poserai un regard sur les femmes dans la profession juridique. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Je n’ai certainement pas la prétention de couvrir entièrement un si vaste sujet en une trentaine de minutes, mais je vais tout de même tenter de tracer un portrait sommaire de la situation.

L’histoire

J’ai toujours beaucoup aimé l’histoire en général. On y trouve de riches enseignements. Comme l’écrivait le célèbre penseur humaniste Nicolas Machiavel, « pour prévoir l’avenir, il faut connaître le passé, car les événements de ce monde ont en tout temps des liens aux temps qui les ont précédés ». Un Québécois dirait plus simplement : « Il faut savoir d’où on vient pour savoir où on va ! »

Retournons d’abord aux premiers temps de la colonie[1]. Après des débuts marqués par l’absence presque totale de femmes, on remarque que plusieurs des nouvelles arrivantes se sont distinguées comme pionnières. Marie Rollet, arrivée vers 1617, était l’épouse de Louis Hébert, premier colon et apothicaire. Elle fut l’une des premières Françaises à s’établir en Nouvelle-France, ici même, à Québec. Marie Rollet, comme bien d’autres après elle, était aux premières lignes du développement de la colonie. Ces femmes élevaient leurs enfants tout en défrichant les terres, en cultivant et en bâtissant.

Les femmes de la Nouvelle-France ont joué un rôle majeur dans notre histoire. Entre autres, elles ont développé les hôpitaux et les écoles. On pense par exemple à Jeanne Mance, qui non seulement est la fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, mais qui est également considérée comme cofondatrice de Montréal avec le gouverneur Paul de Chomedey de Maisonneuve, en 1642. Il y eut aussi Marie Guyard, gérante d’une entreprise de transport en France avant de s’établir de ce côté de l’Atlantique sous le nom de Marie de l’Incarnation. Elle a fondé les Ursulines de Québec en 1639.

Il est très intéressant de noter que l’Acte constitutionnel de 1791 donnait la qualité d’électeur à tous les propriétaires de 21 ans et plus, sans distinction de sexe, et à partir d’un seuil assez modeste de la valeur de leur immeuble[2]. Certaines femmes étant alors propriétaires, elles ont donc pu voter aux premières élections du Bas-Canada en 1792.

À mon avis, cela reflète que, bien que tout n’ait pas été rose côté égalité hommes-femmes, à la fin du xviiie siècle, les femmes avaient un certain statut qui s’est par la suite dégradé. En effet, ce droit de vote accordé en 1791 a été retiré aux femmes un peu plus de 50 ans plus tard, soit en 1849. D’ailleurs, dès 1834, Louis-Joseph Papineau et les patriotes manifestaient déjà l’intention de corriger l’anomalie historique de 1791 qui avait donné le droit de vote aux femmes. Nos patriotes n’étaient, semble-t-il, pas très favorables à l’égalité des droits…

Il faudra 127 ans au fédéral et 149 ans au Québec pour que les femmes retrouvent enfin, de haute lutte, leur droit de vote. À ce chapitre, il faut d’ailleurs noter que le Québec traînait de la patte… Nous avons été la dernière province à redonner le droit de vote aux femmes.

Voici donc un exemple des revers de l’histoire. Alors que le droit de vote des femmes était acquis pour certaines d’entre elles dès 1791, il a disparu 50 ans plus tard pour n’être rétabli pleinement au Québec qu’en 1940. 

Un autre aspect de notre histoire mérite d’être souligné. En 1866, le législateur confirme la déchéance légale des femmes dans le Code civil du Bas Canada. Les femmes mariées sont alors assimilées, avec à peine quelques nuances, aux enfants et aux personnes interdites. C’est la « mort civile » de la femme lorsqu’elle se marie. Cette expression descriptive et frappante, je la tire de la biographie de Mme L’Heureux-Dubé dans laquelle l’autrice, Constance Blackhouse, rappelle que, dans le Québec où elle a grandi, la famille patriarcale était le fondement de la morale religieuse, de l’ordre social et de la civilisation[3].

Il faudra attendre 1964, avec la célèbre Loi sur la capacité juridique de la femme mariée[4] — projet de loi no 16 — pilotée par la première femme députée de l’Assemblée législative, Marie-Claire Kirkland-Casgrain, pour que l’incapacité juridique de la femme mariée prenne fin. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’elle ne doit plus obtenir la signature de son mari pour effectuer des transactions courantes, même si certaines institutions de crédit ont mis du temps à le comprendre…

Si l’on regarde du côté des universités, et plus particulièrement des facultés de droit, c’est l’Université McGill qui ouvre d’abord ses portes aux femmes en 1911. La première diplômée en droit, Annie MacDonald-Langstaff, ne pourra malheureusement jamais pratiquer sa profession, car ce n’est qu’en 1941, soit 30 ans plus tard, que le Barreau accepte que des femmes soient inscrites au tableau de l’Ordre. Pour sa part, la Chambre des notaires a attendu 1956 pour faire de même.

Pour saisir à quel point les femmes ont dû lutter pour être reconnues comme des citoyennes à part entière, il ne faut pas oublier de mentionner la célèbre affaire « Personne » (« the Persons Case[5] »). Cette affaire, menée par cinq activistes albertaines, tire son origine du fait qu’il était impossible pour une femme de poser sa candidature à un poste de sénateur puisque le mot « personne », utilisé dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, était interprété comme n’incluant pas les femmes.

En 1922, le groupe des cinq propose Emily Murphy, première femme juge au Canada, pour un poste de sénateur. Le mot « sénatrice » n’était pas encore inventé… Des milliers de Canadiens soutiennent la cause, et de nombreux journaux la défendent. Le gouvernement explique que, « bien qu’il n’aimerait rien de mieux que d’avoir des femmes au Sénat […], l’Acte de l’Amérique du Nord britannique n’a prévu aucune disposition pour des femmes[6] ».

Saisie de l’affaire, la Cour suprême du Canada statue en 1928 que les femmes ne sont pas des personnes au sens de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Heureusement pour nous, à cette époque, les lords anglais voient les choses autrement, et le Conseil privé infirme l’arrêt de la Cour suprême le 18 octobre 1929. C’est le début d’un temps nouveau : les femmes sont maintenant des personnes ! La première sénatrice, Cairine Wilson, prête serment le 15 février 1930.

Il est à noter que les femmes pouvaient se faire élire à la Chambre des communes dès 1920. Toutefois, aucune n’a représenté le Québec avant 1972… Les premières élues étaient Monique Bégin, Albanie Morin, députée du comté de Louis-Hébert, dont fait partie l’Université Laval, et Jeanne Sauvé. Les gens de mon âge se souviennent très bien de ces trois femmes. C’est de l’histoire récente !

Deux événements tragiques du xxe siècle permettent aux femmes de sortir de leur foyer : les guerres mondiales, mais particulièrement la Seconde Guerre mondiale[7]. Les gouvernements doivent faire appel à elles pour travailler en usine, car la main-d’oeuvre masculine n’est pas assez nombreuse. On les forme, et elles travaillent en mécanique, en soudure, en électricité ainsi que dans les usines de munitions. Elles sont essentielles à l’effort de guerre, prennent conscience de leur importance en dehors de la vie domestique et aiment être sur le marché du travail. Toutefois, alors qu’elles font le même travail que les hommes, elles ne gagnent pas le même salaire[8].

Malheureusement, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements encouragent les femmes à retourner au foyer. Les quelques garderies publiques qui avaient vu le jour ferment leurs portes. Les avantages fiscaux mis en place pour encourager les femmes à intégrer le marché du travail sont abolis[9].

Il faudra de nombreuses années pour que les femmes se retrouvent de nouveau en grand nombre sur le marché du travail. En 1950, 21 % des Canadiennes y sont, alors qu’en 2015 Statistique Canada estimait que cette proportion était passée à plus de 82 %[10]. On constate donc un progrès considérable à ce chapitre au cours des 70 dernières années.

Ce n’est toutefois qu’en 1971 que les congés de maternité de 15 semaines font leur apparition dans le programme fédéral d’assurance chômage. Au Québec, la Loi sur le salaire minimum[11] est modifiée en 1978 pour protéger les travailleuses enceintes et instaurer un congé de maternité de 18 semaines.

Les chartes marquent également un tournant dans la lutte pour les femmes à l’égalité. En 1975, la Charte des droits et libertés de la personne[12] interdit officiellement toute discrimination fondée sur le sexe. Le 17 avril 1982, la Charte canadienne des droits et libertés[13] entre en vigueur et habilite les tribunaux à déclarer inconstitutionnelles des lois ou des mesures qui vont à l’encontre des droits et des libertés de la personne. L’adoption de la Charte canadienne est à la base d’un grand nombre d’arrêts de la Cour suprême qui ont transformé le Canada.

Nous vivons actuellement un évènement majeur qui passera à l’histoire : la pandémie de COVID-19. Il est marquant à plusieurs égards, mais je ne mentionnerai que quelques aspects qui ont plus particulièrement un impact sur les femmes. Ce qui ressort de plusieurs études menées depuis le début de la crise sanitaire, c’est que les femmes sont plus touchées que les hommes.

Comme l’a mentionné la présidente du Conseil du statut de la femme, Me Louise Cordeau, les femmes sont surreprésentées dans les secteurs d’activité les plus exposés au virus : enseignement, milieu de la santé, commerce et restauration. Elles sont plus nombreuses aussi dans les secteurs les plus touchés par les pertes d’emplois. Au total, 68 % des postes supprimés entre octobre 2019 et octobre 2020 étaient occupés par des femmes. La situation des femmes issues de minorités est encore pire.

Par ailleurs, selon les données de janvier 2021 de l’Institut national de santé publique du Québec, les femmes ont été plus nombreuses à contracter la COVID-19. En outre, nous avons tous constaté la montée en flèche des cas de violence conjugale[14].

Cette terrible crise nous fait de nouveau prendre conscience de la fragilité de la situation des femmes et de la nécessité de demeurer vigilants afin de préserver les avancées des dernières années.

Au niveau international, il existe également de nombreux exemples de la fragilité des acquis des femmes en matière de droits. En voici deux d’actualité.

Le droit à l’avortement, qui était reconnu aux États-Unis depuis le célèbre arrêt de la Cour suprême Roe v. Wade[15], en 1973, est maintenant menacé.

En 1992, une majorité de la Cour, dans l’arrêt Planned Parenhood v. Casey[16], avait confirmé Roe v. Wade dans son essence, mais reconnu le droit des États de restreindre l’avortement tant que cela ne constituait pas un « fardeau injuste » envers la femme enceinte. Depuis ce temps, environ 35 États ont adopté des mesures limitant l’accès à l’avortement. La dernière loi en lice, celle du Texas, en est un exemple frappant. La Cour suprême entendra en décembre 2021 un appel dans le dossier Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization[17] concernant la constitutionnalité d’une loi du Mississippi interdisant l’avortement après 15 semaines de grossesse[18]. Cet arrêt pourrait affecter grandement le droit à l’avortement aux États-Unis.

Enfin, nous avons tous été témoins, au cours des dernières semaines, de la vitesse à laquelle peuvent disparaître les droits acquis par les femmes. En Afghanistan, toute la population souffre terriblement de la situation actuelle, mais les femmes sont particulièrement touchées par le retour des talibans au pouvoir. Les gains des dernières années pour le droit à l’éducation risquent d’être rapidement anéantis. Leur sécurité est menacée et leur droit au travail également. L’espoir d’une vie meilleure et plus égalitaire a disparu en quelques jours.

Je veux souligner les dangers qui guettent les juges dans ce pays et particulièrement les femmes juges. Plusieurs risquent de payer de leur vie le fait d’avoir exercé ce rôle d’une grande importance dans toute société. La magistrature représentait un espoir pour une société plus juste dans ce pays. Il a disparu. Des voix se sont élevées d’un peu partout dans le monde pour dénoncer cette tragédie qui se déroule sous nos yeux, mais il semble bien qu’il soit impossible, du moins pour le moment, de l’arrêter. Les quelques gains pour les droits des femmes ont déjà pratiquement disparu.

L’histoire, ancienne et récente, nous démontre donc que les droits des femmes sont fragiles et qu’ils peuvent régresser ou disparaître très rapidement.

Les grands arrêts

Cela m’amène à vous parler de certains grands arrêts qui ont marqué et façonné le droit des femmes dans plusieurs domaines au Canada. Les autrices Louise Langevin et Valérie Bouchard en ont identifié de très nombreux[19], et il me serait impossible d’en faire le tour aujourd’hui. Je me pencherai donc sur deux arrêts par lesquels la juge L’Heureux-Dubé a laissé sa marque dans l’évolution du droit des femmes et un troisième prononcé par la Cour suprême en 2013, soit après sa retraite.

Le premier arrêt sur lequel je veux m’attarder est R. c. Seaboyer[20], un arrêt de la Cour suprême en 1991. Il a marqué un tournant dans l’évolution du droit à la vie privée pour les plaignantes en matière d’agression sexuelle. Dans cette affaire, la Cour suprême a invalidé l’article 276 du Code criminel[21] qui interdisait aux personnes accusées d’agression sexuelle de contre-interroger une plaignante au sujet de son comportement sexuel antérieur.

La juge McLachlin, pour la majorité, conclut que cette disposition porte atteinte aux droits de l’accusé reconnus par la Charte canadienne et l’empêche de répondre à l’accusation portée contre lui. Elle élabore toutefois des directives pour empêcher le genre de contre-interrogatoires qui étaient autorisés jusqu’à ce moment par la common law, consistant à utiliser des preuves concernant le comportement sexuel d’une plaignante.

La juge L’Heureux-Dubé, pour sa part, rédige des motifs dissidents qui ont marqué l’histoire ! Elle examine en profondeur les mythes et les stéréotypes reflétant les règles applicables aux agressions sexuelles, conclut que l’article 276 C.cr. n’est pas contraire à l’article 7 de la Charte canadienne et que, s’il l’était, il serait justifiable en vertu de l’article 1. Pour elle, et je cite, « l’exclusion d’une preuve sur le comportement sexuel qui est en grande partie non pertinente et qui est hautement préjudiciable n’empiète pas de manière importante sur le droit de l’accusé à un procès équitable ou sur son droit à une défense pleine et entière[22] ».

La décision majoritaire de la Cour a été vivement critiquée à travers le pays, alors que la dissidence de la juge L’Heureux-Dubé a été saluée. Moins d’un an plus tard, la ministre de la Justice, la très honorable Kim Campbell, présentait des modifications législatives pour clarifier les règles sur l’admission en preuve du comportement sexuel antérieur d’une plaignante et pour ajouter une nouvelle définition du « consentement » ainsi que des restrictions concernant la défense d’« erreur ». Il s’agissait de modifications importantes en droit et non seulement sur les questions de preuve[23]. Ces modifications ont par la suite été connues comme « No means no » : « Non, c’est non[24] ».

En matière familiale, l’apport de la juge L’Heureux-Dubé a aussi été de la plus grande importance. En décembre 1992, elle marque de nouveau l’histoire relative au droit des femmes dans l’affaire Moge c. Moge[25]. Sous sa plume, la Cour suprême rejette le modèle « indépendance économique » en matière de pension alimentaire pour les conjoints. Elle le remplace par un ensemble de considérations ayant pour but d’aider les tribunaux à appliquer les critères édictés par la Loi sur le divorce[26] pour les ordonnances alimentaires, lesquels visent à permettre un partage équitable des conséquences du mariage et de son échec. Elle opte pour un modèle compensatoire.

La juge L’Heureux-Dubé examine les désavantages économiques dont les femmes sont victimes au Canada et le phénomène qu’elle identifie comme la « féminisation de la pauvreté ». Elle s’appuie sur des statistiques qui indiquent que, de 1971 à 1986, le pourcentage de femmes pauvres a plus que doublé[27]. Les causes de la pauvreté sont certes nombreuses, mais le divorce et ses répercussions économiques y jouent un rôle[28]. Le fait que la responsabilité première des enfants revient habituellement aux femmes, durant et après le mariage, entraîne des conséquences économiques lorsqu’elles en obtiennent la garde. Il en résulte souvent une capacité réduite de gagner leur vie lorsqu’elles reviennent sur le marché du travail après des années en dehors de celui-ci. La juge L’Heureux-Dubé estime que les tribunaux devraient prendre connaissance d’office de l’incidence financière du divorce sur les femmes, puisque ce phénomène ne peut être sérieusement mis en doute[29].

L’impact de cet arrêt a été très grand, et certains ont même qualifié l’approche de révolutionnaire. Entre 1987 et 1992, les cours de toutes les provinces avaient tendance à appliquer ce qu’on appelle le modèle du règlement définitif (clean break) découlant de la trilogie Pelech-Richardson-Caron, mais l’arrêt Moge a fait changer les choses. Me Julien Payne, avocat spécialiste reconnu en droit familial, a qualifié cet arrêt d’un des plus importants de la Cour suprême en matière familiale en 100 ans et comme le plus significatif dans la carrière de la juge L’Heureux-Dubé, peu importe le domaine de droit[30].

L’arrêt Moge ne concernait que les couples mariés. Toutefois, toutes les provinces, sauf le Québec, ont légiféré pour établir des règles de partage lors de la séparation de couples ayant vécu en union de fait.

Au Québec, l’affaire Éric c. Lola[31], sur laquelle j’ai siégé à la Cour d’appel, a aussi fait couler beaucoup d’encre depuis 2010.

En 2002, Lola dépose une requête pour obtenir la garde des enfants. Elle conteste également la constitutionnalité de plusieurs dispositions du Code civil du Québec[32] afin d’obtenir, pour les conjoints de fait, le même régime que celui prévu pour les conjoints mariés. Outre une pension alimentaire pour elle-même, elle demande le partage du patrimoine familial et du régime matrimonial légal, soit la société d’acquêts, ainsi que la réserve de ses droits pour obtenir une prestation compensatoire.

Le débat devant la Cour supérieure, la Cour d’appel et la Cour suprême a porté uniquement sur le volet constitutionnel du dossier.

La Cour supérieure a rejeté les arguments constitutionnels et conclu que les dispositions contestées ne portaient pas atteinte au droit à l’égalité.

En appel, nous avons accueilli en partie le pourvoi et déclaré inopérante la disposition relative à l’obligation alimentaire entre conjoints, soit l’article 585 du Code civil du Québec qui ne s’applique pas aux couples mariés. Sur la question du partage des biens entre conjoints de fait, la Cour suprême s’était prononcée sur la liberté de choix dans l’arrêt Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh[33], en 2002, et nous, les trois membres de la formation, considérions être liés par celui-ci. Il en était toutefois autrement pour la question alimentaire puisqu’elle « répond à des besoins de base et participe de la solidarité sociale, alors que le partage des biens a une origine contractuelle[34] ».

La décision de la Cour suprême dans cette affaire est volumineuse et très divisée. Cinq juges concluent que plusieurs dispositions du Code civil du Québec contreviennent à l’article 15 de la Charte canadienne, alors que quatre arrivent à la conclusion contraire. La juge en chef McLachlin, qui est d’avis que plusieurs dispositions sont discriminatoires, estime toutefois qu’il s’agit d’une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

À la suite de la décision de la Cour suprême, il est apparu nécessaire de revoir ce chapitre du droit familial au Québec, et le gouvernement a alors nommé un comité, présidé par Me Alain Roy, qui a préparé un rapport fort élaboré sur la question. Aucun projet de loi n’a encore été déposé mais, au cours des prochaines années, c’est un débat important qui reviendra dans la société québécoise puisque la majorité des enfants naissent maintenant au sein de couples vivant en union de fait.

Par ailleurs, cette affaire illustre, à mon avis, que les débats juridiques qui se déroulent devant les tribunaux peuvent avoir un impact important sur l’évolution de la société. L’affaire Éric c. Lola a été suivie de près non seulement par les juristes, mais également par les médias et la population québécoise tout entière. Cela a provoqué un débat et une prise de conscience sans précédent sur la question et a au moins eu le mérite de faire réaliser à bien des gens qu’au Québec il y a une grande différence entre les droits des conjoints mariés et ceux des conjoints de fait lorsque survient une séparation.

Les femmes dans la profession

J’en suis maintenant à la troisième et dernière partie de mon exposé : « Les femmes dans la profession ».

L’histoire des femmes dans la profession légale est récente, tel que je l’ai déjà mentionné.

Je suis devenue membre du Barreau en 1980, un peu moins de 40 ans après les pionnières des années 1940. Malgré le fait qu’à la Faculté de droit, si mon souvenir est bon, nous comptions déjà pour près de 50 % de tous les étudiants, en pratique privée, cette proportion chutait dramatiquement…

Dès l’automne 1981, j’ai joint le cabinet Grondin LeBel, où j’ai débuté une pratique en droit du travail. J’ai toujours été consciente que j’avais eu beaucoup de chance de travailler dans ce cabinet d’avant-garde à plusieurs points de vue. À mon arrivée, il n’y avait que deux avocates, dont ma collègue la juge France Thibault (comme vous pouvez le constater, on se suit depuis longtemps…) sur un total d’une vingtaine d’avocats. Toutefois, tout était en place pour accueillir des avocates, même comme associées.

En effet, grâce à Me Louis LeBel, que vous connaissez tous, alors associé sénior du cabinet qui croyait fermement à l’égalité hommes-femmes, un congé de maternité a été incorporé dans le contrat d’associée dès 1978. Il semble bien que ce fut un précédent au Québec dans un cabinet d’avocats ou, tout au moins, un des premiers.

Quand on devenait associée, ce qui se faisait rapidement dans mon cabinet, on perdait le bénéfice du congé de maternité prévu par le régime d’assurance emploi. C’étaient donc nos associés qui acceptaient que le fruit de leur travail serve à rémunérer leur collègue en congé de maternité pour 20 semaines. Cela nous a permis, à ma collègue la juge Thibault et à moi, de vivre pleinement nos maternités, sans perte économique. De plus, au retour, on reprenait notre place, comme si on ne l’avait jamais quittée ! Je reconnais pleinement que j’ai eu une chance immense de pouvoir pratiquer le droit avec de tels associés.

Il semble bien qu’il reste encore aujourd’hui du chemin à faire dans les cabinets de pratique privée, 40 ans plus tard, même si la proportion d’avocates inscrites au tableau de l’Ordre est passée de 42 % à 55 % au cours des 20 dernières années. Pour les notaires, la progression est encore plus marquée, alors que les femmes représentaient 46 % des membres de la profession en 2001-2002, cette proportion est de 68 % en 2021[35].

Mme la doyenne Anne-Marie Laflamme, Me Antoine Pellerin et Mme Sophie Brière ont publié un texte fort intéressant dans la Revue du Barreau, qui s’intitule « Inégalités dans la progression des avocates au sein des cabinets québécois : vers une démarche de changement[36] ». Les auteurs constatent les écarts importants entre les avocates et les avocats au sein des cabinets, et ce, à plusieurs niveaux.

À l’automne 2017, la Faculté de droit de l’Université Laval accueillait une cohorte d’étudiants composée de femmes à 73 %. Depuis 2015, le Barreau compte parmi ses membres 66 % d’avocates. Malgré les avancées à cet égard, les avocats gagnent toujours 20 000 $ de plus par année que les avocates, et le taux horaire médian de ces dernières est inférieur de 50 $. Certains facteurs peuvent expliquer ces différences, comme le nombre d’heures travaillées ou encore les années d’expérience, mais il reste un écart de 30 % qui est inexplicable, selon les auteurs.

On constate par ailleurs qu’il y a un problème de rétention des avocates dans les cabinets. Malheureusement, la profession juridique, plus particulièrement en pratique privée, se révèle inégalitaire. Malgré certaines avancées, il reste, semble-t-il, beaucoup à faire pour améliorer la situation.

Une des difficultés à laquelle doivent faire face les avocates est le choix de la maternité, un choix pourtant des plus légitimes. Non seulement le départ pour plusieurs mois en congé de maternité peut souvent poser problème dans certaines organisations, mais la conciliation travail-famille par la suite relève quelquefois de l’exploit en pratique privée…

Pour ma part, puisque je suis juge depuis près de 25 ans, je n’observe que de loin ce qui se passe en pratique privée et ailleurs dans le monde du travail, mais j’y vois des signes fort encourageants. Je constate que les jeunes avocats veulent également être des pères présents pour leurs enfants et ils recherchent eux aussi, pour plusieurs, un équilibre dans leur vie que ceux qui les ont précédés n’ont bien souvent pas réussi à atteindre. Ce changement de mentalité qui semble s’installer (enfin je l’espère) permettra un jour de faire disparaître les inégalités que Mme la doyenne Laflamme et ses coauteurs ont constatées dans leur étude.

En effet, quand les hommes et les femmes partagent les mêmes valeurs, les barrières tombent…

Dans le milieu universitaire juridique, une étude menée par la professeure Julie Paquin révèle que les femmes ont fait une entrée massive au cours des 25 dernières années et représentent maintenant 47 % du corps professoral. Malgré ces progrès, la professeure Paquin constate cependant un certain retard par rapport au nombre d’étudiantes, d’avocates et de femmes notaires[37].

Un mot en terminant sur la magistrature. De ce côté également, il y a eu de très grands changements depuis le début des années 1970.

Le 9 février 1973, Claire L’Heureux-Dubé était nommée à la Cour supérieure. Elle fut la première femme juge du district de Québec à cette cour, la deuxième au Québec et la troisième seulement dans tout le Canada. En 1979, elle est devenue la première femme nommée à la Cour d’appel du Québec, avant d’être la première Québécoise à accéder à la Cour suprême en 1987.

Il a fallu toutefois de très nombreuses années avant que le nombre de femmes juges augmente sensiblement au Canada.

Lorsque j’ai été nommée à la Cour supérieure, en novembre 1996, je rejoignais la juge France Thibault et la juge Danielle Blondin. Nous étions alors trois femmes juges à la Cour supérieure dans tout l’est du Québec. Quelques années auparavant, ce nombre avait été atteint, mais jamais dépassé.

Vingt-cinq ans plus tard, il y a maintenant 20 femmes juges à la Cour supérieure dans l’est du Québec, incluant la juge en chef associée, sur un total de 55. Dans tout le Québec, on compte 77 femmes juges à la Cour supérieure sur 193.

Quant à la Cour d’appel, nous sommes maintenant 12 femmes juges sur 33, incluant les surnuméraires.

Au Canada, le 1er juillet 2021, 46 % des juges de nomination fédérale étaient des femmes.

Enfin, à la Cour du Québec, il y a eu également de grands progrès dans les dernières années. Entre 2012 et 2021, le pourcentage de femmes juges et juges de paix magistrats est passé de 41 % à 50 %.

Conclusion

En conclusion, on constate que le droit des femmes a beaucoup évolué au cours des dernières décennies, soit par des actions politiques ou encore des combats juridiques. Il a fallu de la persévérance et beaucoup de travail pour parvenir où nous en sommes, même s’il reste encore bien des choses à réaliser.

Nous sommes par ailleurs de plus en plus nombreuses à choisir cette magnifique profession de juriste, d’avocate ou de notaire. La situation est encore souvent difficile en pratique privée et dans d’autres milieux de travail, mais je suis certaine que les mentalités changent et qu’on verra le jour où les avocates ne feront plus face à des problèmes d’inégalité dans la progression de leur profession.

Je souligne d’ailleurs que nous avons ici aujourd’hui une belle démonstration de la réussite des femmes dans la profession, alors que parmi les invités qui prendront la parole, on constate que plusieurs postes d’importance sont occupés par des femmes, soit la juge en chef du Québec, l’honorable Manon Savard, la juge en chef associée de la Cour supérieure, l’honorable Catherine La Rosa, la juge en chef de la Cour du Québec, l’honorable Lucie Rondeau, la doyenne de la Faculté de droit, Me Anne-Marie Laflamme, la Bâtonnière du Québec, Me Catherine Claveau, et la Bâtonnière de Québec, Me Caroline Gagnon. C’est un signe très clair des grands progrès réalisés au cours des dernières décennies.

Comme je le mentionnais au début de ma présentation, il faut cependant demeurer vigilants pour conserver les acquis et faire en sorte d’atteindre une égalité durable dans toutes les sphères de la société. Rien n’est jamais totalement acquis.

Je vous remercie de votre attention.