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Alors que les grandes sociétés par actions jouent un rôle central dans l’économie actuelle, que ce soit comme employeur ou encore à titre de fournisseur de biens et de services, la liberté accordée à ces dernières pour atteindre leurs objectifs semble de plus en plus contestée. Un nombre croissant de personnes se demandent actuellement si cet important rôle économique que jouent les grandes sociétés suffit pour justifier les externalités négatives[1] qui peuvent découler de leurs activités. De ce fait, il n’est pas étonnant de constater que les législateurs à travers le monde souhaitent que les sociétés modifient leur comportement et prennent en considération les conséquences de leurs décisions sur l’environnement, les travailleurs ou la communauté dans laquelle elles évoluent.

Au Canada, plutôt que de s’appuyer sur de nouvelles exigences réglementaires ayant pour objet de redéfinir la responsabilité des sociétés et leurs objectifs, les marchés semblent présentement être à l’origine des changements observés au sein des sociétés. En outre, depuis la crise financière de 2008, plusieurs grandes sociétés ont compris que les externalités négatives liées à leurs activités sont susceptibles d’avoir des conséquences économiques à long terme sur leur rentabilité ou d’influer défavorablement sur leur légitimité et leur image. De ce fait, malgré les défis qu’elles posent, les nombreuses demandes en vue d’accroître la responsabilité sociale des entreprises sont de plus en plus perçues comme de nouvelles occasions d’affaires par les administrateurs et les dirigeants.

Afin de mieux comprendre les raisons qui ont poussé les sociétés canadiennes à intégrer des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG)[2], aussi appelés « non financiers », à leurs pratiques et à repenser leur rôle, nous avons choisi d’aborder certains facteurs qui ont contribué, de différentes manières, à l’évolution des mentalités des administrateurs et des dirigeants. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous présenterons, dans les pages qui suivent, des initiatives qui ont participé au cours des dernières années à la responsabilisation des sociétés prêtant attention tout particulièrement à la situation canadienne[3].

Dans cet objectif, nous examinerons d’abord le rôle que joue l’activisme des investisseurs institutionnels ainsi que les pressions des marchés en vue d’inciter les administrateurs et les dirigeants à intégrer des critères ESG dans leur processus décisionnel et leur gestion des affaires des sociétés (partie 1). À la suite de ce tour d’horizon, nous nous intéresserons à la divulgation d’informations non financières afin de mieux comprendre ses avantages et ses limites en lien avec la prise de conscience que nous pouvons observer au sein des sociétés canadiennes (partie 2).

1 Le rôle des parties prenantes dans la responsabilisation des sociétés canadiennes

Au Canada, les démarches en vue de modifier le comportement social ou environnemental des sociétés ont traditionnellement été entreprises par des investisseurs ayant des intérêts particuliers, dont les organisations religieuses ou les fonds d’investissement éthique[4]. Plus récemment, l’intérêt pour les questions qui se rattachent aux risques environnementaux, aux conditions de travail et à la sécurité des produits s’est toutefois propagé plus largement parmi les investisseurs institutionnels et d’autres parties prenantes.

Dans l’objectif de mieux comprendre la source des pressions sur les sociétés canadiennes pour qu’elles adoptent des pratiques qui intègrent des facteurs sociaux et environnementaux et fournissent des informations pertinentes et suffisantes aux actionnaires, et corollairement d’expliquer les changements observés, nous présenterons, dans un premier temps, certaines initiatives actionnariales (1.1). Cela nous permettra de considérer, dans un second temps, les pressions qu’exercent les marchés afin que les sociétés intègrent des critères ESG à leur gestion, respectent une vision sociale donnée et répondent à de nouveaux besoins en matière d’investissement (1.2).

1.1 L’incidence de l’activisme des investisseurs institutionnels

Historiquement, les actionnaires canadiens ont fait preuve d’une certaine passivité : ils ne sont intervenus qu’avec parcimonie dans la gouvernance des sociétés ouvertes dont ils détenaient les titres[5], particulièrement pour tout ce qui touchait les questions sociales ou environnementales. Récemment, cette passivité semble toutefois avoir laissé place peu à peu à une culture plus interventionniste[6]. En effet, il est de moins en moins rare d’entendre les investisseurs institutionnels demander aux sociétés d’accorder une attention particulière aux droits de la personne, ainsi qu’à leur performance environnementale[7].

Nous expliquons ce revirement de différentes façons. D’abord, contrairement aux investisseurs individuels, les investisseurs institutionnels (tels que les fonds de pension publics et les fonds de couverture[8]) ont tendance à détenir des participations importantes dans les sociétés faisant partie de leur portefeuille, et cet état de choses les rend particulièrement vulnérables aux risques ESG. De ce fait, les investisseurs institutionnels possèdent à la fois les incitatifs et les ressources pour identifier les problèmes et pour attirer l’attention des administrateurs et des dirigeants des sociétés. De même, ils sont en mesure de mobiliser d’autres actionnaires afin d’accroître leur capacité à faire pression sur les sociétés et ainsi de jouer un rôle de premier plan dans l’évolution des pratiques ESG de ces dernières[9].

En outre, ce nouvel intérêt pour les questions ESG[10] a poussé plusieurs investisseurs institutionnels à intégrer des critères non financiers lorsqu’ils effectuent leurs choix d’investissement ou élaborent leurs stratégies d’investissement « responsable ». Dans cette perspective, les investisseurs exercent davantage de pressions sur les dirigeants et les conseils d’administration depuis quelques années afin qu’ils abordent plus concrètement les problèmes sociaux et environnementaux. Les investisseurs institutionnels réclament notamment que les sociétés réévaluent les pratiques organisationnelles pour mieux gérer les risques ESG.

Ce nouvel activisme des investisseurs institutionnels en rapport avec les questions ESG s’est exprimé de diverses manières. Par exemple, certains ont déposé des propositions d’actionnaire[11] afin de sensibiliser les sociétés à la nouvelle réalité ESG et d’amorcer un changement[12]. En effet, les propositions offrent aux actionnaires un outil abordable leur permettant d’être proactifs, d’attirer l’attention sur un sujet particulier et de faire entendre leurs idées[13]. Elles constituent en ce sens un moyen permettant de soulever publiquement des revendications concernant les décisions de gestion prises ou à prendre par les administrateurs d’une société[14]. Même si les propositions d’actionnaire n’ont pas toujours d’effet normatif direct et qu’elles n’obtiennent pas nécessairement l’appui d’une majorité d’actionnaires[15], ce mécanisme constitue un moyen de pression sur les administrateurs et les dirigeants et facilite le dialogue à l’intérieur de la société[16].

Considérant ces avantages[17], il n’est pas étonnant que, depuis 2016, les propositions portant sur la diversité, le changement climatique, les salaires (y compris l’équité salariale) et l’égalité en matière d’emploi aient pris de l’importance au Canada[18], comme le montre le tableau suivant[19].

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Bien que la plupart des propositions n’aient obtenu qu’un soutien modéré, il est manifeste qu’elles reflètent ce nouvel intérêt pour les questions ESG et cette volonté d’interroger les autres actionnaires pour déterminer s’ils souhaitent que leurs avoirs soient utilisés d’une manière jugée plus socialement responsable. Par ailleurs, même si le manque d’appui peut laisser croire à une forme de désintérêt à l’égard des questions liées à l’environnement ou aux droits sociaux, il semble qu’il n’en est rien et que cette situation s’explique plutôt par la structure actionnariale concentrée des sociétés canadiennes.

Selon une étude menée par Jonathan Karpoff, les propositions soumises auprès de sociétés possédant un actionnariat dispersé obtiennent généralement un appui plus important que les propositions déposées auprès des sociétés dont l’actionnariat est concentré[20]. Ce constat s’explique aisément. Comme les propositions n’obtiennent généralement pas l’appui des actionnaires importants dans les sociétés où l’actionnariat est concentré, elles n’ont pas réellement de chances de succès. Dans ce contexte, il devient alors plus intéressant pour les actionnaires minoritaires d’instaurer un dialogue afin d’obtenir les changements recherchés plutôt que de déposer des propositions.

Cela étant, malgré le faible appui accordé aux propositions ESG déposées auprès des sociétés canadiennes, elles ont néanmoins entraîné des changements d’attitude chez les administrateurs et les dirigeants[21]. Deux éléments peuvent expliquer cette situation. Premièrement, des études indiquent que l’activisme des actionnaires peut avoir une incidence même dans l’éventualité d’un faible soutien puisqu’il incite la direction des sociétés à réévaluer et à adapter ses pratiques commerciales[22]. Par exemple, à la suite d’une demande des actionnaires, les gestionnaires peuvent considérer les bénéfices[23] de se conformer aux exigences des investisseurs, en accordant plus de poids aux avantages qui découlent de la communication de leurs plans stratégiques, et ce, pour mieux gérer certains risques. Deuxièmement, les propositions d’actionnaire participent à sensibiliser les dirigeants et les administrateurs à l’exposition de la société aux risques ESG et les incitent à leur accorder plus d’attention. De même, cela peut les pousser à procéder à une évaluation de l’exposition de l’entreprise aux risques ESG et à intégrer ces données dans la planification stratégique de l’entreprise afin de mieux gérer et d’atténuer ces risques à l’avenir[24].

Par ailleurs, au Canada, il semble que la présence d’actionnaires de contrôle n’ait pas empêché les investisseurs institutionnels d’exercer des pressions en vue de pousser les directions de quelques grandes sociétés à apporter des changements en rapport avec des questions ESG. Selon des auteurs, ce phénomène se produit en raison de leurs actions concertées qui les amènent à rivaliser avec l’actionnaire dominant[25]. En outre, l’importance des actifs détenus[26] accorde aux investisseurs institutionnels un poids indéniable qui leur permet de profiter d’une oreille attentive lorsqu’ils accordent de l’importance aux performances ESG.

Malgré cela, l’activisme actionnarial canadien s’est traditionnellement manifesté de manière plus discrète par l’envoi de lettres, par la tenue de rencontres consultatives[27] ou par la recherche d’appui d’autres investisseurs institutionnels[28] afin d’être en mesure d’exercer des pressions sur les administrateurs et les dirigeants et d’influencer leurs façons de faire ou leurs décisions[29].

À titre d’illustration, mentionnons le cas de la Caisse de dépôt et placement du Québec, du gestionnaire d’actifs Sarasin and Partners et de SURA Asset Management qui, en décembre 2017, ont adhéré à la Portfolio Decarbonization Coalition, où sont réunis 32 investisseurs chargés de superviser la décarbonisation progressive de plus de 800 milliards de dollars américains d’actifs sous gestion. En se joignant à ce regroupement et en s’engageant à gérer leurs investissements en vue de réduire leur empreinte carbone, ces trois entités ont exprimé clairement leur désir de diminuer leur présence financière dans les sociétés ayant des activités à plus forte intensité en carbone, ce qui a conséquemment exercé des pressions sur les sociétés faisant partie de leurs portefeuilles[30].

De même, de nombreux investisseurs institutionnels ont intégré au cours des dernières années des facteurs ESG dans leurs politiques de vote et d’investissement[31]. En outre, des investisseurs institutionnels canadiens ont inclus des revendications ESG[32] dans leurs politiques d’exercice du droit de vote et ont réclamé davantage d’informations de la part des sociétés afin d’évaluer plus précisément l’empreinte carbone de leur portefeuille[33].

Soulignons par ailleurs que les organisations d’actionnaires, dont la Canadian Coalition for Good Governance (CCGG)[34], jouent un rôle important pour faire connaître aux dirigeants et aux administrateurs des sociétés canadiennes cette nouvelle volonté des investisseurs institutionnels de promouvoir l’adoption de comportements prenant en considération différents critères ESG. En coordonnant les activités et les efforts de leurs membres, les associations d’actionnaires permettent à ces derniers de réduire les coûts directs des démarches visant à influencer les choix sociaux et environnementaux des sociétés, et, partant, les problèmes d’actions collectives. Par le partage des dépenses et de l’exposition publique, les organisations d’actionnaires font en sorte qu’aucun investisseur institutionnel ne supporte directement les risques ou les coûts d’une action qui est dans l’intérêt de l’ensemble des membres[35].

Ainsi, alors qu’à une certaine époque les actionnaires réclamaient simplement la production de rapports de développement durable, les exigences sont aujourd’hui beaucoup plus variées et nombreuses. Par exemple, les investisseurs institutionnels demandent que les sociétés se fixent des objectifs quantitatifs, lient les critères ainsi établis à la rémunération des dirigeants et exigent des explications quant à la façon dont les sociétés se conforment à des plans de réduction des émissions de gaz à effet de serre ou à des plans de mitigation des effets de leurs activités[36].

Toutefois, si l’activisme actionnarial a participé à l’évolution des perceptions en ce qui a trait à la place que doivent occuper les critères ESG dans la gestion de la société, d’autres facteurs externes ont également contribué au changement observé.

1.2 Les coûts réputationnels et juridiques et le phénomène de l’investissement durable

Comme l’a déclaré Louis Brandeis au début du xxe siècle, la lumière du soleil est le meilleur des désinfectants[37]. Appliquée à la responsabilité sociale des entreprises, la célèbre analogie de Brandeis nous invite à croire que la divulgation d’informations non financières est susceptible d’inciter les administrateurs, les dirigeants et les sociétés à adopter une attitude plus éthique et responsable pour éviter d’entacher leur réputation. De l’avis de Doreen McBarnet, la prise en considération de critères ESG et la responsabilité sociale des entreprises n’ont jamais été vraiment volontaires. Elles ont été dans la plupart des cas une réponse aux pressions du marché et au risque réputationnel[38].

Cette affirmation se vérifie d’ailleurs, puisque le désir des administrateurs et des dirigeants de réduire les risques de litiges et les risques réputationnels semble les avoir récemment poussés à prendre des mesures allant au-delà des exigences légales afin de diminuer l’occurrence de comportements problématiques en matière d’ESG. Dans cette perspective, les sociétés ont notamment intégré des préoccupations sociales ou environnementales dans leurs opérations commerciales par l’adoption de codes[39] et ont divulgué les mesures retenues dans le but de mieux gérer les risques liés à leurs activités. Voilà qui n’a rien d’étonnant considérant que les litiges portant sur des questions ayant trait aux droits de la personne ou à l’environnement entraînent généralement des coûts importants qui dépassent ceux qui se rattachent à la compensation des dommages subis ou qui découlent du processus judiciaire[40]. Notamment, les litiges engendrent parfois des défis majeurs de relations publiques qui peuvent pousser les sociétés fautives à assumer des coûts qui n’ont rien à voir avec la compensation des dommages, mais qui sont plutôt en rapport avec un besoin urgent de redorer leur réputation[41].

En effet, la gestion des risques dépasse l’adoption de mesures en vue de réduire les risques de litiges. Elle cherche également à éviter les comportements susceptibles d’être condamnés par l’opinion publique[42]. À titre d’illustration, s’il est démontré qu’une société viole les droits de la personne ou qu’elle cause des dommages environnementaux, le jugement public peut provoquer une chute des ventes si les consommateurs organisent une campagne de boycottage des produits vendus par cette société[43].

Des difficultés de financement peuvent également survenir si les investisseurs considèrent qu’il existe une possibilité de litige ou qu’ils souhaitent simplement éviter d’être associés au comportement en question[44]. De ce fait, les risques de litiges et les risques réputationnels font de plus en plus souvent partie des questions qui préoccupent les administrateurs et les dirigeants des sociétés, car de nombreux actionnaires tiennent compte de ces coûts dans leurs décisions d’investir dans des entreprises particulières. D’ailleurs, cela ne vaut pas seulement dans le cas des fonds d’investissement « socialement responsables », pour lesquels les droits de la personne et les questions environnementales ont toujours été pertinents[45]. Désormais, les actionnaires institutionnels traditionnels, préoccupés principalement par le retour sur investissement, s’attendent aussi que les sociétés assurent une bonne gestion des risques ESG[46].

En outre, diverses parties prenantes, dont les consommateurs et les employés, jouent un rôle déterminant en poussant les sociétés à agir de manière socialement responsable afin de limiter les risques de litiges et les risques réputationnels[47]. L’importance accrue des questions ESG doit effectivement être vue dans un contexte où la société civile est très active et militante et où elle est en mesure de faire pression sur les entreprises par de la publicité, du boycottage ou d’autres méthodes pour obtenir plus de transparence, ainsi que des politiques socioenvironnementales responsables. Au cours des dernières années, certaines parties prenantes, en particulier les clients et les employés, ont souvent été disposées à sacrifier de l’argent (rendement, pouvoir d’achat et même rémunération) pour permettre aux sociétés de prendre en considération des objectifs ESG et de modifier leur comportement[48]. Dans ce contexte, plusieurs estiment que les sociétés ne peuvent plus se cacher ou nier la nature de leurs activités et les externalités négatives pouvant en découler[49].

Cela étant, le désir d’éviter une mauvaise publicité ne conduit pas toujours les sociétés à adopter les mesures positives nécessaires pour passer d’une approche axée sur les profits à court terme à une approche de gestion durable axée sur le long terme[50]. Heureusement, un autre phénomène pousse à l’heure actuelle les sociétés à être plus transparentes et à divulguer davantage d’informations non financières afin de répondre aux besoins exprimés par les parties prenantes.

L’investissement responsable, qui s’appuie sur la croyance que la prise en considération de critères ESG dans le choix des investissements contribue à diminuer les risques et à accroître le rendement[51], constitue effectivement une autre avancée majeure[52] qui a influé sur le comportement des sociétés[53]. En effet, ce nouvel engouement des petits épargnants à l’échelle mondiale pour les fonds éthiques, socialement responsables ou verts (bref, pour l’investissement responsable) a créé un besoin d’information chez les investisseurs institutionnels, ceux-ci tenant désormais à s’assurer que les sociétés qui composent leurs portefeuilles gèrent correctement les risques[54] environnementaux et sociaux. Par ailleurs, la modification des critères de sélection ayant trait aux décisions d’investissement qui ne sont plus seulement concentrées sur le profit, mais également sur les effets sociaux et environnementaux des sociétés, a également participé à la réceptivité des conseils d’administration pour ces nouvelles demandes d’informations[55].

Dès lors, la volonté des investisseurs d’obtenir des informations ESG fiables, représentatives et faciles à comparer avec les informations divulguées par d’autres entreprises a poussé les sociétés à faire preuve de plus de transparence et à modifier certains de leurs comportements afin de ne pas compromettre le financement de leurs activités[56]. De même, les pressions des marchés ont poussé les sociétés à prendre conscience de la nécessité d’agir en tenant compte de facteurs ESG de manière proactive en vue de protéger leur image et de réduire les risques légaux.

Ces changements ont entraîné une attitude différente parmi les sociétés en ce qui a trait à la divulgation d’informations non financières qui s’est, de ce fait, lentement imposée comme l’un des principaux moyens de responsabilisation des sociétés[57] car, en rendant publiques des informations particulières, on facilite l’exercice de pressions par les marchés[58]. Considérant l’importance de ce type de divulgation, nous aborderons dans la partie 2 les formes que prend cette dernière au Canada.

2 La responsabilisation des sociétés canadiennes et les obligations de divulgation d’informations non financières

La divulgation d’informations au sujet des pratiques sociales et environnementales des sociétés permet à l’ensemble des parties prenantes de poser un regard éclairé sur les pratiques que lesdites sociétés adoptent[59], ce qui facilite parfois la discipline des mauvais joueurs et la diminution de l’occurrence de comportements inappropriés. De même, la divulgation d’informations non financières peut encourager les sociétés à promouvoir leurs activités de manière positive et à saisir de nouvelles occasions d’affaires. Une plus grande transparence au sujet des risques socioenvironnementaux peut aussi accroître la valeur des sociétés, puisque les investisseurs valorisent cette information et sont prêts à payer une prime pour les entreprises moins opaques. En effet, une plus grande transparence en ce qui concerne les risques liés aux questions ESG s’avère précieuse pour les investisseurs, car elle dissipe l’incertitude concernant les sources de risque et les mesures que la société prend pour gérer et atténuer son exposition à ces dernières[60]. En ce sens, la divulgation permet aux investisseurs institutionnels d’investir en toute connaissance de cause, favorise la confiance et renforce les relations (à long terme) des sociétés avec les investisseurs et les autres parties prenantes[61].

De ce fait, la divulgation d’informations non financières constitue un pilier important des obligations ESG parce qu’elle peut être interprétée comme une indication de la perception qu’une société a des attentes sociales[62] et comme une volonté de réduire l’asymétrie informationnelle. Notamment, la divulgation permet au conseil d’administration et aux dirigeants de prendre conscience des risques et de les répertorier ainsi que d’intégrer les questions ESG dans leur processus décisionnel.

Toutefois, pour que ces changements se produisent, les sociétés doivent faire preuve de transparence afin que leurs choix et décisions puissent être soumis à un examen minutieux. En ce sens, les indicateurs strictement financiers et économiques ne peuvent plus être considérés à eux seuls comme suffisants pour donner un portrait fiable de la performance des sociétés[63]. Pour que les pressions externes soient efficaces et qu’elles poussent les sociétés à tenir compte des externalités découlant de leurs activités, il doit exister des mécanismes efficaces dans le but de mettre en lumière les choix faits par les sociétés. De nos jours, la divulgation obligatoire (2.1) et la divulgation volontaire (2.2) d’informations jouent toutes deux un rôle complémentaire dans les efforts en vue de responsabiliser les sociétés, et il nous semble pertinent, dans ce contexte, d’en comprendre l’étendue et les limites. Ce sera donc à cet exercice nécessaire que nous nous prêterons dans les sections qui suivent.

2.1 Les fondements légaux de la divulgation d’informations non financières au Canada

De manière générale, au Canada, les émetteurs assujettis doivent fournir des informations fiables et les présenter de manière à permettre aux investisseurs de prendre des décisions éclairées et à promouvoir un marché des capitaux juste et équitable[64]. Dans ce contexte, afin de répondre à ses obligations, un émetteur doit divulguer des informations non financières si cette divulgation est requise par les obligations d’information continue[65] déjà applicables[66].

En effet, les règles propres au domaine des valeurs mobilières exigent la divulgation de l’ensemble des informations susceptibles d’avoir une incidence sur la performance financière d’un émetteur, sans toutefois imposer une obligation générale de rendre compte des questions liées au développement durable ou à la responsabilité sociale[67]. Les règles applicables obligent toutefois les émetteurs assujettis à fournir certains éléments d’information portant sur des questions ESG si celles-ci répondent au critère de l’importance relative. De ce fait, un émetteur assujetti doit, par exemple, indiquer dans ses documents d’information continue s’il est partie à un litige environnemental ou encore s’il est susceptible de subir les répercussions d’une contamination industrielle (en devant payer l’augmentation de sa prime d’assurance ou en voyant la hausse de ses frais d’exploitation[68]).

En outre, selon la réglementation sur les valeurs mobilières, un émetteur assujetti est tenu de déposer une notice annuelle[69] qui donne de l’information importante sur la société, sur ses activités et sur ses perspectives d’avenir[70]. Cette notice doit notamment indiquer les facteurs de risque auxquels la société s’expose, et les autres facteurs externes qui ont une incidence particulière sur elle, et rendre publiques les informations qui peuvent avoir un effet significatif sur la valeur des titres et donc influer sur la décision d’un investisseur raisonnable d’acheter, de vendre ou de détenir les titres de la société[71]. De même, le paragraphe 4 de la rubrique 5.1 de l’Annexe 51-102A2 rappelle qu’un émetteur assujetti doit décrire les politiques environnementales fondamentales pour ses activités, ainsi que les mesures prises pour les mettre en oeuvre[72].

Partant, la réglementation québécoise en matière de valeurs mobilières n’exige pas que les émetteurs assujettis produisent des rapports sociaux ou environnementaux et qu’ils divulguent de l’information allant au-delà des exigences générales de divulgation. En effet, si les exigences réglementaires sont suffisamment générales pour imposer une obligation de divulgation d’informations quant à tout risque social ou environnemental ayant des implications financières potentiellement importantes, il demeure que cette situation laisse beaucoup de latitude à la direction des émetteurs assujettis puisque le critère opérationnel est de savoir si un actionnaire raisonnable considérerait lesdites informations comme importantes[73]. De ce fait, il existe en ce moment bon nombre d’interrogations au sujet de l’importance des informations liées aux questions ESG, considérant qu’elle varie selon le contexte et la nature des activités[74].

En matière de divulgation d’informations non financières, le Canada diffère d’un certain nombre de pays européens qui exigent une divulgation plus large (la France allant même plus loin en obligeant les entreprises dont les actions sont cotées à la Bourse à fournir des informations détaillées sur l’environnement, le travail, l’engagement communautaire, la santé et la sécurité dans ses rapports annuels aux actionnaires[75]). En dépit de l’absence de volonté d’imposer des règles de divulgation plus strictes, les autorités canadiennes ont récemment souhaité apporter des précisions sur l’étendue des attentes en cette matière[76]. Afin d’inciter les émetteurs assujettis à tenir compte des intérêts d’un groupe plus large de parties prenantes, les autorités de réglementation en valeurs mobilières ont adopté différents documents pour les administrateurs et les dirigeants en ce qui concerne les exigences en matière de divulgation continue en rapport avec des questions sociales[77] et environnementales[78].

Notamment, l’Avis 51-333 du personnel des ACVM : indications en matière d’information environnementale[79] précise que l’obligation générale de communiquer toute information importante suppose qu’il est nécessaire d’évaluer les occasions et les risques liés aux questions ESG, d’apprécier l’importance relative de ces derniers[80] et de fournir de l’information sur ceux qui pourraient avoir des répercussions importantes[81]. Par ailleurs, l’Avis 51-358 du personnel des ACVM : informations sur les risques liés au changement climatique énonce que les émetteurs assujettis doivent fournir de l’information sur les risques importants dans le cas des changements climatiques touchant leur entreprise et, si c’est possible, sur les répercussions financières de ces risques[82]. L’Avis 51-333 recommande également aux émetteurs d’expliquer l’objectif poursuivi dans leurs politiques, les risques environnementaux qu’ils visent et la manière dont ces politiques sont surveillées et mises à jour.

Malgré ces directives en vue d’accroître la qualité et la quantité d’informations ESG divulguées, les règles actuelles en matière de divulgation demeurent peu contraignantes. Dans ce contexte, l’information non financière se trouve largement intégrée dans des documents de divulgation volontaire[83]. En effet, en l’absence d’obligation légale précise, les pressions du marché ont, au cours des dernières années, incité les sociétés à divulguer volontairement de l’information au sujet de leurs pratiques ESG en s’inspirant de documents élaborés par différentes organisations privées.

Devant l’importance grandissante de cette divulgation volontaire, il convient donc de déterminer la manière dont cette façon de faire participe à la responsabilisation des sociétés canadiennes.

2.2 Les obligations volontaires de divulgation d’informations non financières

Depuis quelques années, les sociétés ont adopté diverses pratiques pour signaler aux marchés une certaine volonté d’intégrer des préoccupations socioenvironnementales. Mentionnons, à titre d’exemples, les codes de conduite ou encore l’adoption de normes non contraignantes émanant d’organisations non gouvernementales (ONG) ou de regroupements internationaux. Outre les pratiques environnementales, celles qui se trouvent liées à la gouvernance et aux conditions de travail des employés y sont de plus en plus divulguées.

En 2019, au-delà de 70 organisations avaient établi des cadres normatifs pour évaluer les sociétés[84]. Les plus répandus sont la Global Reporting Initiative (GRI), portant sur les trois facteurs ESG, le Carbon Disclosure Project (CDP), axé exclusivement sur la divulgation environnementale, l’Extractive Industries Transparency Initiative (EITI)[85], la Global Reporting Initiative et le Sustainability Accounting Standards Board (SASB.CDP), de même que le Task Force on Climate-Related Financial Disclosures (TCFD)[86]. Il existe aussi plusieurs guides contenant des lignes de conduite tels celui des Nations Unies, qui établit des principes directeurs en rapport avec la conduite des entreprises et le respect des droits de la personne[87], ainsi que celui de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui est destiné aux sociétés multinationales[88].

L’utilisation de ces cadres normatifs de divulgation d’informations ESG permet aux investisseurs de déterminer le niveau de performance de la société à l’égard d’un ou de plusieurs enjeux spécifiques et de responsabiliser les sociétés quant à leur performance. Toutefois, pour atteindre ces objectifs, les informations divulguées doivent être fiables, constantes et comparables, et ce, à travers le temps[89]. Or, si la divulgation volontaire comporte actuellement de nombreux avantages pour les sociétés (2.2.1), elle entraîne également certaines difficultés (2.2.2).

2.2.1 Les avantages de recourir à la divulgation volontaire

Il est avantageux sur plusieurs plans pour une société de divulguer des informations ESG. Premièrement, la divulgation est susceptible d’avoir des conséquences bénéfiques sur la gestion et les finances de l’entreprise. En effet, plusieurs études ont démontré que les sociétés ayant une stratégie de divulgation ESG obtiennent en général de meilleurs résultats financiers que celles qui n’en ont pas[90]. Par exemple, une enquête de 2019 a établi que 63 p. 100 des 159 études recensées démontraient un lien de corrélation positif entre la divulgation ESG et la performance financière des sociétés. Par ailleurs, seulement 15 p. 100 de ces études rapportaient une corrélation négative et 22 p. 100, un lien neutre entre les deux éléments[91]. De plus, une étude effectuée par la Banque de l’Amérique et Merrill Lynch en 2018 a permis de constater que les sociétés qui avaient adopté des pratiques ESG avaient eu des rendements plus élevés sur une période de trois ans et que leurs actions étaient moins susceptibles de chuter fortement[92]. De même, selon une étude menée en 2019 par Caroline Flammer, Michael W. Toffel et Kala Viswanathan, la divulgation d’informations liées aux changements climatiques se révèle généralement très bénéfique aux sociétés. D’après leur analyse portant sur la réaction du marché, il y a eu une hausse de la valeur des titres à la suite de plus de 248 divulgations d’informations qui touchaient le changement climatique[93].

Deuxièmement, la divulgation d’informations non financières stimule d’une certaine façon le dialogue entre les sociétés et les parties prenantes, ce qui permet aux premières de s’adapter plus rapidement aux changements qui s’opèrent dans leur industrie[94]. Cela s’explique, car les informations non financières font référence à la fois aux risques en matière ESG auxquels sont exposés les sociétés et que ces informations permettent aux administrateurs et aux dirigeants d’améliorer leur stratégie de gestion afin de réduire les risques répertoriés[95]. La gestion stratégique des risques peut à long terme entraîner des effets positifs en diminuant, par exemple, les risques sociaux tels que les grèves d’employés[96]. De plus, cela peut générer de nouvelles relations d’affaires avec des investisseurs et d’autres partenaires économiques. En effet, les sociétés ayant mis en place une politique de divulgation d’informations non financières inspirent davantage confiance, car il est possible de déterminer plus aisément leur niveau de risque[97] : ce qui facilite les discussions entre les investisseurs et la société pour limiter ces risques le cas échéant[98].

Troisièmement, une transparence accrue amène les dirigeants à réfléchir plus longuement aux effets des activités de la société, ce qui a pour conséquence de réduire la présence de pratiques socialement indésirables[99]. La diminution de telles pratiques et la participation volontaire à un régime de divulgation d’informations par une société permettent de réduire les jugements négatifs à son égard et, par le fait même, d’engendrer de la valeur[100].

Enfin, comme les sociétés ne sont pas tenues de faire auditer les documents d’informations ESG[101], pas plus qu’elles ne sont dans l’obligation d’établir des mécanismes internes rigoureux pour valider la précision des informations divulguées, il est possible de croire qu’elles font des économies importantes en fait d’argent et de ressources[102]. En outre, la flexibilité découlant de l’absence de régime obligatoire de divulgation permet aux sociétés de choisir l’information qu’elles souhaitent faire connaître. Par exemple, une société n’est pas obligée de divulguer qu’elle possède des bâtiments dans des zones inondables ou encore que des sécheresses et des incendies peuvent perturber sa chaîne d’approvisionnement, ce qui la rendrait vulnérable à l’égard de ses clients, de ses concurrents et des investisseurs. Une société peut donc conserver pour elle des informations susceptibles d’avoir une incidence sur sa compétitivité dans le marché[103]. Toutefois, cette grande latitude ne vient pas sans inconvénient.

2.2.2 Les inconvénients de la divulgation volontaire des informations non financières

Si la flexibilité de la divulgation volontaire d’informations non financières permet aux directions des sociétés de déterminer l’étendue, l’audience et le contenu de la divulgation, la qualité des rapports varie considérablement, et leur précision est rarement vérifiée ou surveillée. Cette situation réduit l’incidence de la divulgation d’informations sur la responsabilisation des sociétés[104]. En effet, l’éventail des méthodes de divulgation volontaire limite la comparabilité (2.2.2.1) et la fiabilité (2.2.2.2) des informations rendues publiques.

2.2.2.1 La comparaison difficile des informations non financières divulguées par les sociétés

Actuellement, l’absence de norme unique de divulgation d’informations non financières permet aux sociétés de définir leur propre format de rapport et de choisir leurs indicateurs ESG. Bien que la plupart des sociétés intègrent des normes de divulgation indépendantes[105] qui leur fournissent un cadre pour divulguer davantage d’informations non financières[106], elles conservent tout de même la latitude d’établir la fréquence de divulgation, la quantité et la qualité des données, ainsi que la manière de les présenter. Par ailleurs, comme il existe une pléthore de normes indépendantes[107], la démarche se complique pour les sociétés qui souhaitent faire un choix approprié afin de répondre aux besoins de divulgation exprimés par les parties prenantes.

En outre, l’absence de standards concernant la divulgation d’informations non financières a pour conséquence que les informations fournies varient considérablement d’une société à l’autre. De ce fait, la divulgation volontaire, telle qu’elle est structurée en ce moment, ne permet pas d’atteindre un niveau de cohérence et de systématisation suffisant pour que les investisseurs soient réellement en mesure de juger de la performance ESG d’une société, puisque chaque cadre de divulgation comporte ses spécificités[108]. Cette situation ne facilite pas par ailleurs la comparaison des informations divulguées par les émetteurs faisant partie des portefeuilles des investisseurs institutionnels, ce qui accroît les coûts d’analyse et de recherche dont ces derniers doivent se charger[109].

Soulignant les problèmes créés par l’existence de standards de divulgation d’informations non financières, une étude menée par des chercheurs de l’Université de Zurich et du Massachusetts Institute of Technology[110] a établi que les sociétés peuvent obtenir une bonne ou une mauvaise cote ESG suivant l’organisation l’ayant évaluée. Comme ces standards déterminent la valeur probante des données afin de préciser une cote en suivant des critères qui diffèrent d’un organisme évaluateur à l’autre[111], la grille d’analyse utilisée varie nécessairement, et les trois facteurs ESG n’ont pas le même poids. Certaines grilles accordent plus d’importance à la situation actuelle de la société sur le plan environnemental, alors que d’autres donnent davantage de poids aux nouvelles politiques et aux objectifs futurs instaurés par la société ce qui crée des disparités dans le pointage obtenu[112].

Dans ce contexte, la difficulté à comparer les informations divulguées rend très ardue la distinction entre les sociétés qui ont de réels engagements environnementaux et sociaux et celles qui effectuent de l’écoblanchiment[113]. Pour tenter de corriger cette situation, des organisations ont choisi d’agir comme intermédiaires entre les investisseurs et les sociétés en analysant les données divulguées. Par exemple, le Wall Street Journal publie annuellement un classement des 100 sociétés ayant les meilleures pratiques en fait d’environnement durable[114]. Pensons également à l’enquête sur la responsabilité des entreprises qu’effectue KPMG depuis 1993 afin d’établir les tendances les plus récentes en la matière[115]. Bien que ces initiatives aident les investisseurs, il demeure que les données utilisées pour bâtir ces classements sont biaisées, et qu’elles ne reflètent pas toujours correctement la performance ESG réelle des sociétés.

2.2.2.2 Le problème de la qualité et de la fiabilité de l’information divulguée

Les informations non financières transmises par les sociétés ne donnent souvent qu’une image partielle de la réalité de ces dernières, car seule une sélection de résultats positifs est mise en avant[116]. Une étude réalisée en 2019 sur les données divulguées relativement à la santé et à la sécurité des employés est une bonne illustration de notre propos. En effet, cette étude a démontré que les données divulguées par 50 grandes sociétés publiques de secteurs divers étaient présentées de 20 façons différentes[117]. Par exemple, certaines sociétés divulguaient le taux d’accidents de travail ayant engendré une absence du travail, alors que d’autres mentionnaient plutôt le nombre de jours perdus à cause de ces accidents, le nombre de décès qui y étaient liés ou encore les pertes financières qui en découlaient[118]. Ces choix arbitraires des unités de mesure utilisées et du type d’informations publiées rendaient de ce fait impossible la comparaison des données par les investisseurs ou les travailleurs qui ne pouvaient déterminer sur cette base quelle était la meilleure société en matière de sécurité et de santé au travail[119].

Par ailleurs, les informations non financières sont divulguées séparément des informations financières et sont souvent présentées avec moins de rigueur que les autres informations destinées aux investisseurs[120]. En effet, seulement 12 p. 100 des sociétés du S&P500 font auditer leurs informations non financières[121] et celles qui le font ne sont pas tenues aux normes habituelles en matière d’audit, car il n’existe pas de norme établie pour les informations ESG[122]. En outre, comme l’information est transmise à la période et à la fréquence choisies par la société, le portrait divulgué par cette dernière est inévitablement biaisé.

Ainsi, l’absence de normes standardisées, détaillées et exhaustives, l’abondance de pratiques et de modèles incomparables de même que la grande latitude permise aux sociétés quant à leur manière de divulguer les informations non financières rendent extrêmement approximative l’analyse de ces informations, et ce, tant pour les investisseurs, les régulateurs, les partenaires économiques, les travailleurs ou les consommateurs que pour les chercheurs qui devraient pourtant pouvoir évaluer les effets des pratiques ESG sur la performance économique[123].

Conclusion

Il est désormais acquis que les grandes sociétés peuvent jouer un rôle positif, mais également que leurs activités sont susceptibles de causer de graves dommages. Leur utilisation des ressources naturelles, l’embauche de travailleurs dont elles fixent souvent les conditions d’emploi et les polluants qu’elles émettent rendent la chose inévitable.

Au cours des dernières années, de nombreuses voix se sont fait entendre afin de réclamer que des changements soient apportés aux règles encadrant la conduite des sociétés[124]. Notamment, l’intérêt accru des investisseurs institutionnels et des différentes parties prenantes pour les questions sociales et environnementales a élargi le spectre des informations considérées comme importantes afin de pouvoir porter un regard éclairé sur les sociétés. En outre, considérant l’importance économique des risques liés aux activités des sociétés, plusieurs parties prenantes ont également réclamé que l’information communiquée par les sociétés canadiennes soit plus complète et structurée. Si ces nouvelles demandes visant à ce que les sociétés adoptent des pratiques qui intègrent des facteurs sociaux et environnementaux et fournissent des informations pertinentes et suffisantes constituent un changement majeur pour les administrateurs et les dirigeants, il n’en demeure pas moins que les sociétés doivent s’adapter rapidement et faire face à ces exigences citoyennes pour assurer leur pérennité.

Or, malgré une volonté de s’améliorer afin de répondre à ces demandes, plusieurs sociétés ont encore du travail à accomplir pour s’assurer qu’elles divulguent l’ensemble des informations non financières jugées importantes. En effet, une étude récente a indiqué que seulement 48 p. 100 des sociétés de l’indice composé S&P/TSX avaient publié un rapport sur le développement durable en 2018 (la proportion estimée pour l’année 2019 atteint 54 p. 100)[125].

Ainsi, même si l’activisme actionnarial, les pressions exercées par diverses parties prenantes ainsi que la divulgation (aussi imparfaite soit-elle) participent à la responsabilisation des sociétés canadiennes, il reste du chemin à faire. Vu l’importance économique des activités des sociétés et des catastrophes naturelles de plus en plus courantes qui perturbent les écosystèmes et la santé humaine, peut-être est-il temps d’apporter des modifications aux règles applicables dans l’idée d’obtenir des changements qui auront une portée plus large. Sans prendre position sur la valeur des différentes propositions ayant pour but d’uniformiser la divulgation des informations ESG des sociétés canadiennes ou de modifier leurs pratiques, il nous semble toutefois clair que le législateur doit intervenir afin de préciser les règles du jeu[126].