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L’un et le multiple : tel pourrait être le fil d’Ariane de l’ouvrage coordonné par Félix Mathieu et Dave Guénette. Premièrement, l’un, pour le Renvoi relatif à la sécession du Québec[1] de 1998 de la Cour suprême du Canada qui constitue le point d’ancrage de ce livre et, dans le même temps, le multiple, compte tenu des fondements mobilisés dans l’argumentation de cette décision. L’un pour cette décision, et le multiple quant à ses interprétations, ce que l’on veut en redire, en retenir et y revenir. Deuxièmement, l’un pour le Canada, qui est également multiple eu égard à la diversité de sa population. L’un pour l’État donc : cependant, ce dernier est fédéral, ce qui caractérise déjà, à tout le moins, une dualité et ainsi une pluralité, mais les auteurs ayant participé à l’ouvrage s’interrogent à savoir s’il n’est pas là encore multiple car, indéniablement, il se révèle multinational.
« Les démocraties libérales contemporaines sont traversées par une impressionnante diversité » (p. 3). Cette phrase placée en exergue résume parfaitement l’ouvrage et souligne autant la généralité qu’il englobe que la singularité qu’il traite. Dans l’introduction intitulée « Le Renvoi relatif à la sécession du Québec, 20 ans plus tard : fédéralisme, démocratie, constitutionnalisme et protection des minorités » (p. 3), Mathieu et Guénette soulignent la complexité des sociétés contemporaines. Le Canada apparaît en ce sens comme l’archétype même d’une société complexe en raison des flux migratoires, mais aussi de la composition de sa population caractérisée par une multitude de communautés. Les auteurs entendent parler de nouveau de cette décision, rien de moins que fondamentale, rendue en 1998 (p. 5) :
[Cette décision constitue] l’un des textes les plus marquants de l’histoire judiciaire du Canada, mais également un exercice fondamentalement transdisciplinaire. En effet, dans celui-ci, la Cour suprême a habilement concilié des enjeux de nature certes politique et juridique, mais également sociologique, historique et philosophique. Pour ce faire, elle a notamment procédé à l’identification et à l’utilisation de quatre principes qui sous-tendent la Constitution canadienne, soit le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et la protection des minorités.
Au lieu d’en faire quatre points cardinaux à l’image de vecteurs allant dans des sens différents, les auteurs considèrent les quatre principes comme des lignes convergentes et consubstantielles. L’occasion était belle pour célébrer le vingtième anniversaire du Renvoi et les réinterroger. Telle la tapisserie de Pénélope, ces principes doivent être remis cent fois sur le métier dans la mesure où autant ils sous-tendent la société, autant ils évoluent nécessairement comme celle-ci dans l’importance, la place et le sens qui leur sont respectivement accordés. Les deux auteurs abordent le contexte et l’histoire constitutionnelle qui ont conduit à la décision de la Cour suprême en 1998, notamment le deuxième référendum sur la souveraineté du Québec de 1995. À la question soumise à la Cour suprême, soit celle de savoir si, au regard du droit national canadien et du droit international, le Québec pouvait unilatéralement procéder à sa sécession par rapport au reste du Canada, le plus haut tribunal du pays a répondu qu’un « vote qui aboutirait à une majorité claire au Québec en faveur de la sécession, en réponse à une question claire, conférerait au projet de sécession une légitimité démocratique que tous les autres participants à la Confédération auraient l’obligation de reconnaître[2] ». De la sorte, la Cour suprême a réussi à concilier l’inconciliable ou, plus exactement, à réconcilier in fine ce qui semblait à l’époque ne jamais pouvoir l’être. En donnant des arguments aux deux parties, elle a finalement trouvé, non pas par un jugement de Salomon, mais par une décision profondément et mûrement argumentée, un modus vivendi. Au-delà de sa portée interne, la décision est depuis lors devenue « un incontournable » (p. 9), une référence, comme le montrent les exemples du Monténégro, de l’Écosse et de la Catalogne qui ne pouvaient faire fi de cet apport. Les deux auteurs précisent combien dans le Renvoi la Cour suprême montre les rapports et les interactions qu’entretiennent constamment les principes de fédéralisme, de démocratie, de constitutionnalisme et de primauté du droit, ainsi que de protection des minorités. Cependant, ils mettent en évidence que, si ces principes caractérisent la Constitution canadienne, ils ne sont pas – loin de là – une spécificité intrinsèque de celle-ci, et ce, dans la mesure où ils figurent dans de nombreuses autres constitutions. Et les auteurs de citer des exemples européens comme l’Italie, la France, l’Espagne ou le Portugal, tous des pays qui ne sont pas des États fédéraux. Forts de ces éléments, Mathieu et Guénette posent le postulat suivant : « si nous croyons que les quatre principes constitutionnels fondamentaux mis de l’avant par la Cour suprême du Canada ont une portée universelle, nous sommes également d’avis que, dans leur fondement même, ils dépassent nécessairement les frontières disciplinaires. Et ce n’est pas là un obstacle à leur étude ou à leur application, mais plutôt une richesse intrinsèque qui doit être exploitée » (p. 23). Par les thématiques envisagées et les différents horizons disciplinaires des auteurs réunis pour l’occasion, c’est justement cette richesse que Mathieu et Guénette exploitent indéniablement dans l’ouvrage sous leur direction.
Nous conserverons dans les pages qui suivent l’architecture quadripartite adoptée dans l’ouvrage.
La première partie de l’ouvrage traite du fédéralisme canadien, de l’aménagement institutionnel de la diversité et de la latitude des acteurs politiques (p. 27).
Alain-G. Gagnon commence cette partie par un texte intitulé « La valeur de la diversité au sein des démocraties libérales avancées. Un monde qui nécessite des repères renouvelés » (p. 29). Il met en évidence justement cette confrontation de l’un et du multiple. Gagnon montre l’écart entre la volonté étatique et la réalité sociologique. Le fédéralisme « mononational » – qu’il oppose au fédéralisme multinational – sous-entend que le pays a été édifié sur la base d’une seule nation politique, alors qu’il existe de nombreux types de minorités et plusieurs formes de diversité. Celles-ci peuvent être d’origine culturelle, linguistique, idéologique, raciale ou religieuse. La diversité est toujours une richesse dans une société donnée, mais elle a souvent pour écueil une complexité quand, à l’inverse, l’un (même s’il est factice) se trouve source de facilité voyant dans une société l’uniformité, pour ne pas dire la conformité, qui serait gage d’efficacité et de performance. L’auteur souligne que s’est manifestée de manière marquée une ferme volonté d’imposer une vision englobante, laquelle a pu nuire à un rapprochement des communautés politiques. Dans la dernière partie de son texte, Gagnon signale à quel point le fédéralisme peut être fécond et favoriser la diversité parce qu’il est justement originellement fondé sur une diversité et que le recours à l’autonomie et au partage des responsabilités – loin de raviver les tensions– peut, tout à l’inverse, les amoindrir. Pour y parvenir, il importe de tenir compte de trois considérations éthiques (la modération ou la retenue ; la moralité constitutionnelle ; un engagement de loyauté de la part de tous les protagonistes) afin que chacun s’y retrouve et que la diversité fasse société.
Eugénie Brouillet poursuit cette partie par un texte titré « La légitimité fédérative du processus de nominations des juges à la Cour suprême du Canada » (p. 49). Si, en soi, la thématique de la légitimité du pouvoir judiciaire est classique et apparaît même dans toutes les sociétés démocratiques, Brouillet examine cette question qui se pose avec une grande acuité et une singulière prégnance dans le cadre fédératif. Les garanties institutionnelles d’indépendance et d’impartialité se justifient par l’influence décisive d’une cour constitutionnelle en tant qu’arbitre des différents fédératifs, l’auteure mettant en évidence la façon dont, par cette position d’arbitre, la Cour suprême en arrive à avoir de facto le dernier mot en matière constitutionnelle. Or, ces garanties sont en-deçà des standards qui pourraient être attendus car, selon Brouillet, la plus haute cour canadienne souffre d’un déficit, notamment sur le plan du processus de désignation de ses membres, compte tenu du fait que le gouvernement fédéral dispose du pouvoir discrétionnaire de nommer tous les juges des cours supérieures du pays, y compris ceux de la Cour suprême. L’absence de participation des entités fédérées n’ayant pas voix à ce chapitre fait de cet arbitre un acteur a priori partial. C’est la raison pour laquelle l’auteure aspire à un système de procédure mixte de nomination, où interviendraient les gouvernements fédéral et provinciaux, ce qui favoriserait à n’en pas douter la légitimité de la Cour suprême ainsi que l’acceptabilité de ses décisions. Si évidemment la nomination n’est pas un gage d’assurance certaine de ce que seront les décisions, songeons par exemple à celle d’Earl Warren à la Cour suprême des États-Unis, il n’en demeure pas moins que l’indépendance est à ce prix.
Gustavo Gabriel Santafé et Félix Mathieu signent un texte ayant pour titre « Les récits du fédéralisme au Parti libéral du Québec » (p. 65). Ils se penchent sur deux publications majeures du Parti libéral du Québec (PLQ) : l’une de 1980, Une nouvelle fédération canadienne (« livre beige ») ; l’autre de 2017, Québécois, notre façon d’être Canadiens. Politique d’affirmation du Québec et de relations canadiennes (« livre bleu »). Les deux auteurs considèrent que, si 37 années séparent les deux documents, ils participent chacun à proposer aux Québécois une nouvelle perspective du fédéralisme canadien. Cependant, cette perspective est-elle semblable ? C’est justement ce à quoi s’attachent Santafé et Mathieu en soumettant les deux ouvrages à la comparaison à la lumière du texte et également du contexte qui les caractérisent respectivement. Selon eux, la vision du PLQ en matière de renouvellement du fédéralisme et de l’ordre constitutionnel a évolué en partant d’une perspective binationale de 1980 vers une perspective multinationale en 2017. Cantonné dans un duo en 1980 – le binationalisme –, le Canada de 2017 se veut beaucoup plus large et est donc caractérisé par la multitude : le plurinationalisme. Santafé et Mathieu s’interrogent sur les raisons de cette mutation. Ils font valoir à ce titre l’importance de voix, celles des peuples autochtones et des autres minorités, qui se sont dans l’intervalle fait entendre et que l’on a écoutées. Des voix qui comptent désormais à part entière, et ne sont plus oubliées ni profondément diluées dans un ensemble binaire.
Catherine Viens vient clore la première partie de l’ouvrage par un texte intitulé « Fédéralisme et langues autochtones : les risques d’une assimilation tranquille » (p. 91). En rapport avec le titre de l’ouvrage, Viens montre quelques récentes avancées sur le sentier de la réconciliation de la part de l’État canadien à l’endroit des Autochtones. Toutefois, elle observe le paradoxe suivant : « d’un côté, l’État canadien [qui] souhaite développer des politiques de réconciliation et, par conséquent, cherche à aller de l’avant avec l’adoption d’une loi sur les langues autochtones. De l’autre, la revitalisation des langues est perçue et comprise par les peuples autochtones comme une forme de lutte pour s’émanciper de l’identité exogène imposée par le pouvoir colonial » (p. 93). Par conséquent, le fédéralisme, tel qu’il est habituellement retenu, représente-t-il la réponse appropriée à une réelle autonomie ? Si oui, en quoi et pourquoi ? L’auteure veut montrer l’incapacité du fédéralisme canadien à déployer un véritable espace de liberté pour les Autochtones. En effet, il appert que si, théoriquement, le fédéralisme pourrait le permettre, sa pratique témoigne d’une volonté de conserver une unité. Ce faisant, l’un s’accomplit au détriment du multiple puisque le fédéralisme promeut « une citoyenneté canadienne et une communauté civique, au détriment des autres communautés nationales présentes sur son territoire » (p. 96). L’écueil d’un tel mouvement de réconciliation se manifeste rapidement dès l’instant où il est imposé de façon unilatérale, au moment choisi, selon la forme privilégiée, par le gouvernement central, qui s’apparente in fine à un mouvement de reproduction de ce qu’il était censé résoudre.
La deuxième partie de l’ouvrage porte sur le thème suivant : « Le principe démocratique au Canada, du pouvoir constituant à la démocratie autochtone » (p. 117).
Geneviève Nootens ouvre cette partie par un texte titré « Démocratie et pouvoirs constituants dans les sociétés plurinationales : quelques problèmes de théorie politique » (p. 119), dans lequel elle défend l’idée que, bien que la Cour suprême fasse référence au principe de démocratie, « le Renvoi table sur un certain nombre de postulats qui, en réalité, contribuent à freiner la démocratisation de la fédération canadienne » (p. 122). Elle explore notamment cinq aspects du Renvoi. Premièrement, elle examine la signification, au sens de la Cour suprême, de la règle de la majorité et souligne que la position du plus haut tribunal du pays profite à la société dominante et au pouvoir central. Deuxièmement, elle met en lumière le fait que la Cour suprême réduit le principe démocratique essentiellement au fonctionnement des institutions représentatives. Or comme Nootens le précise, ces institutions représentatives ne sont qu’un aspect de la vie démocratique. Troisièmement, elle insiste sur le fait que la Cour suprême passe sous silence l’existence de nations minoritaires, ce qui nie par voie de conséquence leur statut politique. Quatrièmement, si la Cour suprême reconnaît le dialogue constitutionnel comme faisant partie de l’exercice démocratique, elle ne l’inscrit que dans le contexte des règles constitutionnelles existantes qui favorisent l’État fédéral et la société dominante. Cinquièmement, l’auteure mentionne que la Cour suprême, nonobstant une longue motivation, ne développe pas explicitement la théorie du pouvoir constituant, sauf pour dire que ce sont les représentants démocratiquement élus du peuple qui doivent l’exercer. Prenant acte de ces éléments, Nootens affirme que le Renvoi est traversé par trois partis pris (l’indivisibilité présumée du constituant dans l’État, l’indivisibilité de la souveraineté étatique, la subordination du pouvoir constituant à l’existence de l’État territorialisé souverain) qu’elle envisage successivement du point de vue tant théorique que pratique.
Dans cette partie, Patrick Taillon propose le texte intitulé « Une démocratie sans peuple, sans majorité et sans histoire. De la démocratie par le peuple à la démocratie par la Constitution » (p. 141), où il traite de la conception particulière retenue par la Cour suprême quant à la démocratie dans les limites du Renvoi. Cette conception qui, en définitive, ne conforte pas vraiment le pouvoir du peuple consolide davantage et principalement la légitimité du pouvoir judiciaire et du contrôle de constitutionnalité des lois. L’auteur s’intéresse aux principaux textes constitutionnels qui historiquement n’ont jamais véritablement consacré le caractère démocratique des institutions pour préférer à ce dernier l’attachement à un pouvoir monarchique fort. Si, en parallèle des textes, la pratique, grâce aux conventions constitutionnelles, a pu permettre le développement des aspects fondamentaux de la démocratie, l’absence d’une véritable codification de ceux-ci représente cependant un écueil. Analysant le Renvoi, Taillon indique à quel point la motivation de la Cour suprême témoigne d’une incapacité à cibler clairement et à nommer le ou les peuples à l’origine du pacte constitutionnel et ceux qui en sont, à ce jour encore, les destinataires, ce qui justifie le titre de son texte, soit une démocratie canadienne sans peuple, sans majorité et sans histoire. Cependant, l’auteur met en évidence que ces lacunes trouvent également leur origine dans des aspects beaucoup plus lointains que le Renvoi, c’est-à-dire l’échec de l’histoire constitutionnelle du Canada, celle-ci n’ayant jamais été en mesure de reconnaître les peuples/nations qui composent la Fédération.
Jean-Olivier Roy achève cette partie par un texte dont le titre est le suivant (p. 173) : « Renvoi relatif à la sécession du Québec et dialogue constitutionnel : quelles ouvertures pour les Autochtones ? » L’auteur montre combien, depuis la période coloniale, un long chemin a été parcouru s’agissant des peuples autochtones. Il réfléchit sur les enseignements contenus dans le Renvoi à ce titre en ce qui concerne la place des Autochtones au sein de la Fédération car, si cette décision ne les touche pas directement, elle aborde tout de même indirectement la question autochtone. Se penchant sur les quatre principes mentionnés par la Cour suprême, Roy fait valoir que, s’ils s’avèrent assurément pertinents pour imaginer une gestion efficace de la pluralité, ils peuvent néanmoins – et c’est tout l’enjeu de son texte – constituer un frein à l’émancipation pour les nations minoritaires et les peuples autochtones. Roy met en évidence que deux visions s’opposent : l’une qui procède d’un processus d’inclusion par une prise en considération de leurs spécificités ; l’autre qui découle d’une vision d’exclusion, voire de marginalisation des Autochtones. Cependant, Roy estime que la réalité se situe certainement entre ces deux visions. Reprenant donc chacun des principes mentionnés par la Cour suprême dans le Renvoi, il indique, pour chacun d’eux, qu’il reste beaucoup à dire car, s’ils peuvent être appréhendés comme des outils vers la voie d’une émancipation, l’histoire atteste que dans leurs applications ils ont été et continuent d’être des obstacles pour les peuples autochtones. De ce fait, pour ces derniers, si la période marque de plus en plus de reconnaissance, dans le même temps elle témoigne qu’ils n’ont pas véritablement l’occasion de se prononcer et que cette reconnaissance reste entre les mains d’une majorité qui ne compte pas les considérer comme ce qu’ils devraient être, c’est-à-dire un véritable partenaire à part entière.
La troisième partie de l’ouvrage a trait au constitutionnalisme canadien et porte sur trois aspects en particulier : gouvernance, densification et tensions (p. 197).
David Sanschagrin commence cette partie par un texte titré « Le Renvoi de 1998 et la gouvernance judiciaire : légitimer la domination » (p. 199). Il souligne que, alors que le Canada était déchiré par des débats politiques sur les fondements de son régime, la magistrature, par sa plume, a cherché à y mettre un terme. Sanschagrin prend en considération le Renvoi lui-même et l’apprécie tel qu’il est, et non tel qu’il a pu être perçu. L’auteur développe ainsi en sept parties (le pouvoir symbolique de l’État, la loi supérieure, la volonté générale, la légitimité en régime représentatif, la gouvernance judiciaire, le conservatisme du droit, le Renvoi et la domination) l’ensemble des enseignements qu’il est possible de tirer des points de vue théorique et pratique, et ce, pour le conduire à montrer l’existence d’une domination structurelle par le droit. Examinant notamment les travaux de James Tully, Sanschagrin constate la très – trop ? – grande place prise par le pouvoir judiciaire qui confine à une oligarchie de ce dernier. Sanschagrin énonce que, à l’inverse de la lecture traditionnellement faite du Renvoi, lequel reposerait sur quatre piliers, il n’en est pourtant rien. Selon lui, « [c]’est plutôt la primauté de l’ordre constitutionnel et légal, incarnant le majoritaire, qui en est le pilier central et qui permet incidemment le maintien du statu quo » (p. 223), pilier central qui joue le rôle de colonne vertébrale de l’ensemble. Selon Sanschagrin, loin d’être une décision novatrice, l’idée est finalement de faire perdurer par une autre voie, le judiciaire, ce que le politique avait instauré. En cela, le Renvoi témoigne de plus de conservatisme qu’il n’y paraît de prime abord.
De son côté, Stéphane Bernatchez offre le texte « La gouvernance constitutionnelle. Le constitutionnalisme et l’identité constitutionnelle du Canada au xxie siècle » (p. 227). À travers le prisme d’analyse de la gouvernance constitutionnelle, il s’interroge sur le constitutionnalisme canadien. Et il compte le faire en considérant que réimaginer le Canada est également inventer à nouveau les méthodes scientifiques. Cette approche lui permet d’éclairer le « passage d’une conception traditionnelle du constitutionnalisme, axée sur le droit du gouvernement, à une approche de la gouvernance constitutionnelle » (p. 233). Ainsi, la conception traditionnelle du constitutionnalisme fondée sur le modèle de la pyramide tend désormais à être remplacée par le modèle plus contemporain du réseau, celui-ci étant fait de partage et d’emprunts, notamment entre les juridictions. Bernatchez discute la question de l’identité constitutionnelle canadienne et, pour ce faire, il se place dans une perspective comparatiste. Force est de constater que les juridictions nationales ont fait preuve d’une résistance en se servant de la promotion de leur identité constitutionnelle propre comme éventuel obstacle à la dilution exercée par le droit européen, lequel conduirait à une déculturation de la spécificité nationale. On retrouve à ce sujet la question de l’un et du multiple, car s’il y a l’un pour l’identité, laquelle ne peut qu’être singulière, dans le même temps elle s’avère plurielle, et multiple, tant elle est invoquée, revendiquée et déclinée par de nombreuses juridictions dans une certaine unité de temps. Cependant, Bernatchez affirme que, au contraire de ce qui a été généralement retenu, cette identité, au-delà d’une norme de résistance, est également une norme de convergence entre les constitutionnalismes nationaux et européens.
Amélie Binette, pour sa part, présente un texte qui s’intitule « De la densification normative de l’ordre constitutionnel canadien » (p. 261). Elle montre l’héritage britannique qui a longtemps perduré (une conception organique, large et matérielle de la Constitution, marquée notamment par le légicentrisme et la souveraineté parlementaire) et qui demeure encore sous certaines formes au Canada. Binette veut illustrer la pluralité des sources constitutionnelles qui ne se limite pas à la constitution stricto sensu, mais englobe également les conventions constitutionnelles. Dans une société contemporaine caractérisée par une hypernormativité, l’ensemble des aspects sociaux est appréhendé sous l’angle juridique du fait de la multiplication des normes liée notamment à la pluralité des acteurs producteurs de droit (étatiques, non étatiques, nationaux, supranationaux, régionaux). Pour sa part, Binette souligne trois constats : premièrement, le droit constitutionnel canadien est caractérisé par une absence de rupture nette avec ses origines coloniales ; deuxièmement, c’est véritablement au moment de l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 que s’observe une extension du champ englobé par le droit constitutionnel canadien ; troisièmement, le « droit constitutionnel canadien est aux prises avec un important phénomène de concurrence normative entre droit formel et droit souple » (p. 274). En faisant référence à des principes non écrits, le juge dispose d’une formidable marge de manoeuvre quant à la détermination de ces principes, par rapport au contenant autant qu’au contenu. Ce constat mène Binette à conclure que, si le plus haut tribunal du pays considère que ces principes fonctionnent en symbiose, la part respective de chacun d’eux dans cette symbiose reste largement entre les mains d’une cour suprême dont elle seule détermine sa véritable nature.
Le texte de Dave Guénette vient conclure la troisième partie : « D’ambiguïté et d’opportunités : le constitutionnalisme et les tensions nationales au Canada » (p. 287). L’auteur met en évidence que le Renvoi a montré une fois encore que toutes les réponses aux questions ne se trouvent pas textuellement écrites dans la Constitution. Cette dernière, aussi parfaitement qu’elle puisse être rédigée ou tendre à l’être, ne saurait effectivement tout prévoir. Guénette s’intéresse justement à l’ambiguïté constitutionnelle qui témoigne d’une sorte de Janus constitutionnel, à savoir que son caractère imparfait et ses lacunes peuvent tour à tour avoir des effets constructifs pour un État multinational ou inciter au conflit entre les partenaires. Source de tensions, l’effet négatif de cette ambiguïté est de pouvoir mener à l’exclusion d’un partenaire ou à la prédominance d’un autre. Ainsi, Guénette analyse le caractère lacunaire des dispositions constitutionnelles, notamment le fait que la composition nationale du Canada et la reconnaissance de son multinationalisme ne sont pas expressément mentionnées dans une disposition écrite de la Constitution. Il ajoute également que plusieurs mécanismes ont eu pour effet d’atténuer le caractère fédératif du Canada, ce qui illustre remarquablement que l’un a lieu ici au détriment du multiple. Guénette s’interroge particulièrement sur les dispositifs qui seraient de nature à favoriser le multinationalisme. Ceux-ci peuvent être organisés de façon unilatérale par l’entremise du référendum, même si demeurent toujours en suspens les problématiques de savoir quand et comment sera posée la question, qui la soumettra et selon quelle formulation. Ces dispositifs peuvent aussi être agencés de façon bilatérale, laquelle a la faveur de l’auteur, notamment en ce qui concerne les traités conclus avec les peuples autochtones ou les ententes intergouvernementales.
La quatrième partie de l’ouvrage a pour titre « La protection des minorités et l’intégration des communautés culturelles au Canada » (p. 311).
Le premier texte, celui de Stéphanie Chouinard, s’intitule « Le Renvoi relatif à la sécession du Québec et les droits linguistiques canadiens. L’effet mitigé du principe constitutionnel de protection des minorités » (p. 313). Elle y étudie les apports du Renvoi, spécialement le fait que ce dernier a représenté la première fois que la Cour suprême se prononçait expressis verbis sur l’existence d’un principe constitutionnel relatif au respect et à la protection des minorités, ce qui a ainsi mis à jour une nouvelle norme constitutionnelle. Chouinard replace cette décision à l’aune de l’ensemble des arrêts de la Cour suprême, c’est-à-dire avant, pendant et après le Renvoi. Elle se penche en particulier sur les décisions antérieures à 1998 de même que sur l’article 23 de la Charte canadienne et son objet réparateur, c’est-à-dire l’intention du constituant de réparer les torts historiques subis par les minorités linguistiques au pays, sans oublier l’égalité des langues officielles au Canada comme principes d’interprétation des droits linguistiques. S’agissant du Renvoi lui-même, Chouinard met en relief la difficulté d’analyser exclusivement le principe de protection des minorités dans la mesure où, comme l’indique la Cour suprême, c’est à la lumière des autres, avec lesquels il fonctionne de concert, qu’il doit être regardé. Cependant, aux yeux de cette juridiction, la protection des minorités a été une condition à l’avènement de l’accord fédéral. Examinant les décisions qui ont suivi le Renvoi, Chouinard se livre à une exégèse de leurs motivations respectives et souligne leur progrès timide et leur recul parfois ainsi que la manière dont le principe de protection des minorités est – ou non d’ailleurs – mobilisé dans l’argumentation de la Cour suprême. À ce sujet, le Renvoi a constitué un tournant majeur, mais néanmoins imparfait, eu égard à la dimension écrite du principe fédéral et à la dimension implicite du principe de protection des minorités.
Dans son texte « Au coeur du Renvoi sur la sécession : l’esprit de 1948 et la protection des minorités » (p. 341), Louis-Philippe Lampron constate le caractère fondamental de l’interprétation dans les disciplines impliquant le langage ; le droit, assurément, s’inscrit dans ce cadre. Ainsi, tout texte est susceptible d’interprétation, et le recours à des principes ou à des standards, s’il peut avoir ses vertus, présente aussi des écueils, notamment celui de savoir ce qu’ils englobent et impliquent concrètement. Étudiant le Renvoi, Lampron écrit que l’un des grands apports de celui-ci est d’avoir offert des balises interprétatives pour les personnes et les institutions responsables de la mise en oeuvre des normes constitutionnelles en droit canadien. Cependant, selon l’auteur, si la Cour suprême a fait oeuvre pédagogique, c’est sur le dernier des quatre principes, soit la protection des minorités, qu’elle a été la moins diserte en conservant un non-dit au sujet du type de minorité dont il est question dans le Renvoi. Si le plus haut tribunal du pays retient une conception élargie des minorités, les minorités visées par ses textes de référence sont en réalité seulement et uniquement les Canadiens anglais et les Canadiens français. Selon Lampron, bien que le principe de protection des minorités ne soit pas le plus explicité quant à ses développements dans le Renvoi, la faiblesse de la motivation ne saurait amoindrir l’importance des éléments mentionnés. L’auteur montre donc que ce principe sert finalement d’élément d’appréciation des trois autres principes : le fédéralisme, la démocratie de même que le constitutionnalisme et la primauté du droit.
Enfin, Gérard Bouchard achève la quatrième partie de l’ouvrage par un texte intitulé « L’interculturalisme québécois et le multiculturalisme canadien » (p. 363). L’auteur prend le soin de mettre l’accent sur ce qu’englobe, à son sens, l’interculturalisme, c’est-à-dire notamment la protection des droits civils, une conception fluide des cultures minoritaires, l’expression libre des religions dans la sphère publique, la nécessité de diverses formes d’appui aux minorités (par exemple, un enseignement dans leur langue) ou encore la construction d’une mémoire nationale qui reflète la diversité de l’ensemble de la société. Ainsi, il revient sur les traits les plus distinctifs et caractéristiques de l’interculturalisme québécois. Se plaçant dans une perspective comparatiste, il note que la question de la neutralité culturelle de l’État se révèle fort épineuse et il plaide pour un interventionnisme contrôlé. À l’appui de sa démonstration, Bouchard met en évidence à quel point au Canada, comme dans plusieurs autres pays européens (France, Belgique, Angleterre), un certain interventionnisme en faveur d’une religion se manifeste sous une pluralité de formes, tout en en excluant délibérément d’autres. L’auteur en vient ainsi à distinguer des formes légitimes d’interventionnisme culturel au Québec de celles qui, à ses yeux, ne le sont pas. Bouchard indique les similitudes et les différences de l’interculturalisme et du multiculturalisme et il en déduit que le multiculturalisme canadien, en regard de l’interculturalisme québécois, favorise manifestement la neutralité culturelle de l’État.
En guise de conclusion titrée « Au-delà du Renvoi, le mûrissement d’un principe supplémentaire » (p. 393), Martin Papillon propose l’inclusion d’un cinquième pilier dans son texte intitulé « Les traités avec les peuples autochtones : un 5e pilier de l’ordre constitutionnel canadien ? » (p. 395), dans lequel il montre l’importance des traités avec les peuples autochtones et le fait que l’absence de leur mention et de leur prise en considération dans le Renvoi peut être perçue comme une pierre d’achoppement eu égard à leur caractère fondamental. Papillon suggère d’ajouter aux quatre principes mentionnés plus haut celui qui est « tout à fait complémentaire aux autres, soit la relation unique entre la Couronne et les peuples autochtones » (p. 396). Il spécifie que le Renvoi se situe, sur ce point précis, en retrait par rapport à des cas de jurisprudence qui l’avaient précédé. L’absence de référence à ces traités fait de la motivation de la Cour suprême une histoire quelque peu tronquée qui occulte le passé colonial ; en outre, à l’heure actuelle une motivation identique à celle de 1998 serait largement dépassée. Au lieu de s’étendre sur une période lointaine, l’auteur met en évidence leur grande actualité à raison de plusieurs traités signés entre 1975 et 2018, ceux-ci témoignant d’une certaine continuité. Cependant, l’inclusion du cinquième pilier ne serait pas sans présenter de nombreux défis qui, comme le fait remarquer l’auteur, posent les difficultés de la représentation autochtone au sein du système politique et juridique canadien. Cette représentation serait d’autant plus difficile compte tenu des régimes distinctifs prévus dans chacun des traités.
Comme cela s’est produit à propos de l’affaire Marbury v. Madison[3] de la Cour suprême américaine, il y a toujours à dire au sujet des grandes décisions. Aussi parfaitement ou imparfaitement que puisse être rédigée une décision et peu importe le conflit qu’elle prétend résoudre, sa motivation, sa solution et sa portée ne laissent jamais indifférent. C’est ce que réalisent parfaitement et brillamment les auteurs de cet ouvrage sous la direction de Mathieu et Guénette en cherchant à montrer autant les apports que les lacunes d’une décision. Plutôt que de s’en tenir au strict Renvoi, les auteurs réunis dans cet ouvrage entendent le prolonger, mesurer son incidence, le replacer dans son contexte ancien et actuel. Ainsi, ils offrent au lecteur non pas de s’en tenir à une vision limitée ou idéalisée du Renvoi, mais d’en circonscrire la matérialité et la contribution ainsi que d’en discuter les justifications. Surtout, ils posent in fine la redoutable et insoluble question de ce que peut être le « vouloir vivre ensemble » : à défaut d’y répondre précisément, ils posent les jalons permettant d’en comprendre les enjeux et donnent les clés nécessaires à ce qu’il peut être, dans l’un, le Canada, et dans les autres, le multiple, c’est-à-dire l’ensemble des sociétés complexes.