Abstracts
Résumé
Dans le présent article, l’auteur s’attache à préciser le cadre juridique pour la résolution en droit québécois d’une revendication de titre ancestral sur une propriété privée. Ce type particulièrement sensible de revendication autochtone a été, à ce jour, principalement observé dans les provinces régies par la common law où la doctrine a par ailleurs déjà réfléchi de manière approfondie sur le sujet. L’auteur veut ici entamer la réflexion au regard du contexte civiliste québécois. Dans la première partie de son étude, il démontre que ni l’aliénation du domaine public au profit de particuliers ni les règles de prescription n’ont pour effet d’éteindre le titre ancestral, lequel peut dès lors fonder une action en revendication à l’encontre d’un propriétaire privé. La deuxième partie sert à montrer que, à défaut de pouvoir invoquer les recours de droit commun qu’accorde le Code civil du Québec au propriétaire, le peuple autochtone peut demander la protection de son bien en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne. Dans la troisième et dernière partie, l’auteur examine les arbitrages envisageables dans le contexte de l’article 9.1 de cette charte et jauge la conformité de ces solutions aux exigences de la Constitution. Il fait valoir que, bien que la restitution en nature ne soit peut-être pas la réparation la plus fréquemment octroyée au peuple autochtone, elle s’imposera dans certains cas. Des formules de restitution partielle ou par équivalence seront aussi à la disposition du tribunal qui devra en outre s’assurer que la Couronne se conformera à son obligation de fiduciaire.
Abstract
In this article, the author proposes a legal framework for resolving a claim of aboriginal title to private property in Québec. A number of aboriginal title claims to privately owned land are currently before the courts in the common law provinces and academics have already written quite extensively on the subject from a common law perspective. No such development has so far taken place in Québec, so the present study aims to initiate reflection with respect to Québec’s civil law context. In the first part of the paper, the author demonstrates that neither alienation of land to individuals by the Crown nor limitation periods under the Civil Code have the effect of extinguishing aboriginal title, which may therefore be the basis of a claim against a private owner. The second part shows that, while remedies provided by the Civil Code for vindicating property rights do not apply to aboriginal title claims, the aboriginal people may sue on the basis of article 6 of the Charter of Human Rights and Freedoms which protects the right to property. The last part examines the various options for a judicial balancing of indigenous and non-indigenous interests pursuant to the limitation clause of section 9.1 of the Charter, taking into account that such balancing must comply with section 35 of the Constitution Act, 1982. The author argues that, while restitution in kind is unlikely to be the most common redress granted to Aboriginal people, it may nevertheless be just and appropriate in a substantial number of cases. The courts could also resort to such alternative formulas as partial restitution or restitution by equivalency. In all cases, the fiduciary duty of the Crown will have to be enforced.
Resumen
En este artículo, el autor se ha centrado en identificar el marco jurídico para la resolución en derecho quebequense, sobre una reivindicación de un título ancestral de una propiedad privada. Este tipo de reivindicación indígena, particularmente delicado, ha sido hasta ahora observado por las provincias que se rigen por el derecho consuetudinario (Common Law) y en donde la doctrina además ha planteado una reflexión profunda sobre este tema. El presente estudio tiene por objetivo iniciar la reflexión, considerando el contexto civilista quebequense. En la primera parte, el autor ha demostrado que ni la enajenación del dominio público en provecho de particulares, ni las reglas de la prescripción tienen por efecto extinguir el título ancestral el cual puede, por lo tanto, fundamentar una acción de reivindicación en contra de un propietario privado. La segunda parte ha servido para demostrar que a falta de poder invocar los recursos de derecho común que le acuerda el Código Civil al propietario, el pueblo indígena puede solicitar la protección de su bien, en virtud de la Charte des droits et libertés de la personne. La última parte examina los posibles arbitrajes en el marco del artículo 9.1 de la Charte, y evalúa la conformidad de dichas soluciones con las exigencias constitucionales. El autor alega que si bien la restitución en especie no es probablemente la reparación que se otorga con más frecuencia al pueblo indígena, ésta se plantea en ciertos casos. Igualmente, algunas fórmulas de restitución parcial o en equivalencia se encuentran a disposición del tribunal que deberá, adicionalmente, asegurarse que la Corona se atenga a su obligación de fiduciaria.
Article body
Pas plus que les gouvernements, les particuliers ne peuvent occuper ni utiliser sans droit les terres que détient un peuple autochtone en vertu de son titre foncier ancestral. C’est ce que souligne la Cour suprême du Canada lorsqu’elle écrit que « [l]e droit de contrôler la terre que confère le titre ancestral signifie que les gouvernements et les autres personnes qui veulent utiliser les terres doivent obtenir le consentement des titulaires du titre ancestral[1] ». En présence d’un empiètement sur les terres autochtones, « [l]es mesures de réparation habituelles en cas d’atteinte à des intérêts sur des terres sont disponibles, en les adaptant au besoin en fonction de la nature particulière du titre ancestral[2] ». Bien qu’ils soient exempts des obligations fiduciaires auxquelles est exclusivement tenue la Couronne dans sa conduite par rapport aux terres autochtones, les particuliers, y compris les entreprises, pourront donc être poursuivis en justice relativement à leurs activités menées sur les terres autochtones[3]. Comme l’écrit John Borrows, « [t]hird parties such as private owners may have direct obligations to Aboriginal peoples related to the avoidance of nuisance and trespass[4] ». Les tribunaux ont d’ailleurs d’emblée jugé recevables à l’étape préliminaire des recours en dommages-intérêts intentés en vertu du droit privé provincial contre des particuliers pour atteinte allégée aux droits ancestraux sur la terre et les ressources[5].
L’irruption des droits ancestraux dans le champ du droit privé ira dorénavant d’autant plus de soi que la plus haute juridiction du pays a levé en 2014 les doutes qui pesaient sur l’applicabilité constitutionnelle des lois provinciales aux situations impliquant l’exercice et la jouissance des droits ancestraux ; celles qui sont d’application générale seront opposables à condition qu’elles ne portent pas atteinte aux droits des autochtones de manière injustifiée aux termes de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[6]. Le Code civil du Québec[7] et toute autre loi québécoise pertinente peuvent en conséquence régir les situations où existe une revendication de droits ancestraux sur la terre ou les ressources dès lors que les particularismes de ces droits sont respectés et sous réserve de l’article 35.
Il faudra donc tirer de l’existence des droits ancestraux les conséquences qui s’imposent en droit privé. Le Code civil, par exemple, peut servir à la mise en oeuvre et à la protection des droits ancestraux. Dans une affaire où un groupe autochtone poursuit une entreprise privée en responsabilité civile pour violation de ses droits fonciers ancestraux, la Cour suprême admet que les autochtones peuvent fonder leur recours sur le Code civil[8] et tient pour possible un rapport symbiotique entre le droit civil et les droits fonciers ancestraux[9].
Les « réparation[s] habituelles en cas d’atteinte à des intérêts sur des terres[10] » dont parle la Cour suprême vont, en droit privé, au-delà des dommages-intérêts : elles permettent en outre de faire cesser tout empiètement sur le bien du propriétaire. Les peuples autochtones devraient donc pouvoir bénéficier des voies de recours usuelles pour mettre fin à toute entrave illicite à la libre jouissance de leurs droits fonciers. Une revendication judiciaire de titre ancestral pourra toutefois viser des terres occupées et utilisées par des tiers eux-mêmes détenteurs d’un titre, le fonds ayant été, dans un passé plus ou moins lointain, concédé en pleine propriété à un particulier par la Couronne[11]. À ce jour, toutefois, « [l]’interaction entre les revendications de titres autochtones et les droits fonciers de tiers n’est toujours pas réglée[12] ». La rencontre particulièrement sensible de deux légitimités foncières sur le même espace — titre autochtone et titre privé — a beaucoup intéressé les auteurs de l’extérieur du Québec qui ont bien circonscrit les enjeux du débat du point de vue de la common law[13]. En revanche, les juristes québécois ne se sont guère penchés jusqu’à présent sur l’épineuse question de savoir comment le droit privé traite la revendication de titre ancestral sur le domaine privé. La présente étude a pour ambition d’entamer la réflexion sur le sujet.
L’argumentaire développé dans les pages qui suivent obéit aux canons et aux méthodes qualitatives de l’analyse positiviste, c’est-à-dire qu’il appréhende la question étudiée en fonction des principes et des règles ayant vocation à trouver application devant les tribunaux québécois.
Dans la première partie, nous démontrerons que tant les règles constitutionnelles que les principes du droit civil permettent de conclure que les droits ancestraux, y compris le titre ancestral, existent toujours sur le domaine privé au Québec. La deuxième partie s’attachera à préciser les fondements en droit québécois d’une voie de recours en revendication fondée sur le titre ancestral à l’égard de terres du domaine privé. La troisième et dernière partie examinera les règles et les procédés qui permettront à un tribunal d’opérer la pondération des droits et des intérêts lorsqu’un groupe autochtone lui demandera d’ordonner à un particulier de restituer la terre ancestrale.
1 La persistance du titre ancestral sur le domaine privé
L’existence d’un titre sur la terre revendiquée constitue le fondement de la demande de restitution. Le titre ancestral devra donc être prouvé, ce qui ne se fera pas sans difficulté en raison de l’absence d’instrument juridique formel attestant son existence en faveur du peuple autochtone et en décrivant les limites. Si le peuple autochtone parvient à prouver son titre originaire, se posera alors la question de l’effet sur ce titre de l’acte de privatisation de la terre que constitue la concession en pleine propriété à un particulier. Nous verrons que la concession par la province de terres aux particuliers n’éteint pas le titre autochtone. Ce dernier ayant survécu, il ne pourra non plus disparaître avec le passage du temps ni s’intégrer dans le patrimoine d’un tiers par l’effet de la prescription acquisitive.
1.1 La preuve du titre ancestral
Le sort d’une revendication autochtone visant des terres qui sont aujourd’hui entre les mains de particuliers dépend au premier chef de la capacité du groupe revendiquant d’établir l’existence de son titre ancestral[14]. Par tous les moyens de preuve admissibles, y compris la tradition orale, le groupe doit prouver qu’il descend du groupe historique qui occupait la terre revendiquée au moment de l’affirmation de souveraineté par la Couronne[15]. Cette occupation ancestrale devra avoir été suffisante et exclusive[16]. Si le groupe revendicateur souhaite démontrer l’occupation précoloniale de la terre en excipant d’une occupation plus récente, il lui incombe alors de convaincre le tribunal de la continuité entre l’occupation récente et la situation précoloniale[17]. Toutefois, l’occupation précoloniale suffit pour constituer le titre autochtone puisque celui-ci, étant réputé originaire et préexistant[18], se cristallise dans le droit positif au moment de l’affirmation de la souveraineté par la Couronne. Ainsi, l’occupation récente ou actuelle de la terre revendiquée n’est pas une condition de survie du titre ancestral. Par ailleurs, il est maintenant clairement admis qu’un peuple traditionnellement semi-nomade peut faire valoir une occupation suffisante de son territoire ancestral dès lors qu’à l’époque précoloniale il contrôlait l’accès audit territoire[19] et y faisait « [une] utilisation régulière des terres pour la chasse, la pêche, le piégeage et la cueillette[20] ».
Le titre ancestral, qui est un droit de groupe[21], confère à son détenteur la maîtrise exclusive de la terre et des ressources qui s’y trouvent[22].
À défaut de satisfaire les conditions d’existence d’un titre, un groupe autochtone peut détenir des droits non exclusifs d’occupation, d’usage et de prélèvement, droits que la Cour suprême qualifie en français d’« usufructuaires[23] », sur son territoire ancestral[24]. Cela pourra être des droits de prélèvement minéral, forestier, hydrique, végétal, halieutique ou cynégétique aux utilités spécifiques[25]. Ces droits ne donnent toutefois pas la possession et la maîtrise exclusives du fonds de terre lui-même ; en conséquence, ils n’autorisent pas leur titulaire à évincer le particulier qui occuperait éventuellement les lieux. Même l’accès des autochtones à une parcelle de terre précise qu’occuperait un tiers ne leur est pas garanti du moment qu’une restriction à cet égard ne les empêche nullement de prélever ailleurs sur leur territoire traditionnel les ressources dont ils ont besoin et ne rend pas leurs activités substantiellement plus onéreuses[26]. La parcelle de terre occupée par le particulier devra en outre être propre aux usages traditionnels autochtones qui sont l’objet spécifique des droits de prélèvement[27]. Pour ces raisons, l’action en revendication à l’encontre d’un particulier s’appuiera en général sur la maîtrise foncière exclusive propre au titre ancestral. Dans les pages qui suivent, nous ne traiterons donc que de la revendication de titre ancestral sur le domaine privé.
1.2 La survie du titre ancestral à l’aliénation des terres domaniales
Un groupe autochtone peut cependant avoir perdu ses droits fonciers ancestraux après l’affirmation de la souveraineté parce qu’il y a librement et formellement renoncé au profit de la Couronne à l’occasion d’un accord ou d’un traité[28]. Outre l’abandon solennellement négocié avec les représentants de l’État, on pourrait théoriquement envisager l’hypothèse d’une renonciation de facto aux droits ancestraux par délaissement pur et simple indiquant une volonté non équivoque du groupe de rompre de manière libre et éclairée, et à perpétuité, son rapport à la terre ancestrale[29]. Cette hypothèse ne paraît pas revêtir un grand intérêt pratique du moment que les mutations dans l’occupation autochtone du territoire sont le résultat de politiques gouvernementales directement ou indirectement contraignantes[30] et que les tribunaux refusent de voir une volonté non équivoque de rupture définitive dans l’interruption, même de longue date, de l’usage autochtone du territoire[31].
L’extinction du titre ancestral pourrait aussi découler de la loi. L’extinction législative des droits ancestraux des peuples autochtones était effectivement possible antérieurement à la reconnaissance et à la protection de ces droits sous l’empire de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, à la condition que l’autorité ait la compétence requise et exprime de manière « claire et expresse » son intention de supprimer complètement et définitivement ces droits[32]. Il incombe alors à la partie alléguant l’extinction unilatérale d’en faire la preuve[33]. Un droit ancestral validement éteint avant l’avènement de l’article 35 n’est pas « ressuscité » par ce dernier qui ne reconnaît et confirme que les droits ancestraux « existants » au moment de son entrée en vigueur[34]. Depuis que l’article 35 s’applique, en revanche, l’extinction unilatérale et discrétionnaire des droits ancestraux n’est plus permise, et toute restriction à l’exercice et à la jouissance de ces droits devra être justifiée par la Couronne selon les critères dégagés par la Cour suprême[35].
La partie intéressée devra établir le fondement juridique précis de l’extinction alléguée. En l’absence de clause expresse d’extinction contenue dans une entente intervenue avec la Couronne, il faudra pouvoir s’appuyer sur une loi valide ou un acte juridique découlant validement de celle-ci. Au Québec, seul le territoire visé par la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ)[36] et la Convention du Nord-Est québécois[37] fait l’objet d’une clause d’abandon du titre et des autres droits ancestraux sur la terre et les ressources. Par ailleurs, sous réserve du territoire visé par la CBJNQ[38], il n’existe aucun texte législatif québécois en vertu duquel le législateur prétendrait éteindre explicitement et précisément les droits ancestraux des peuples autochtones sur leur territoire traditionnel. Des lois provinciales d’application générale autorisent toutefois le gouvernement à concéder en pleine propriété des terres du domaine public, ce qui les fait ainsi passer dans le domaine privé.
Les procédés de privatisation des terres publiques sont en place depuis les premiers temps de la colonisation européenne[39]. Nous ne nous pencherons ici que sur les concessions de terres consenties aux particuliers par les autorités provinciales après l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867[40] aux termes de laquelle la province est à la fois titulaire du domaine public foncier[41] et compétente pour administrer et vendre les terres publiques ainsi qu’en matière de propriété et de droits civils[42]. Ces attributions font de la province l’autorité habilitée à gérer le territoire et les ressources naturelles, et à les mettre à la disposition des colons et de l’industrie extractive sous réserve des droits ancestraux des peuples autochtones ou issus de traités conclus avec ces derniers. Au Québec comme ailleurs, un grand nombre de concessions ont été octroyées aux particuliers dans le contexte de diverses lois, dont la Loi sur les terres agricoles du domaine public[43] et la Loi sur les terres du domaine public[44].
Un particulier pourrait donc vouloir opposer à l’action en revendication autochtone un titre de propriété lui ayant été accordé conformément à la loi, ou l’ayant été à un tiers à une époque plus ou moins lointaine, et qui serait depuis passé d’un particulier à un autre par contrat, succession ou prescription jusqu’au propriétaire actuel. Dès lors qu’elle est antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, la concession sera alors invoquée comme emportant extinction unilatérale, par effet de la loi, du titre ancestral revendiqué par le demandeur autochtone[45].
Ce moyen d’opposition à la demande de revendication se heurtera toutefois aux règles déterminant la validité d’un acte unilatéral extinctif de droits ancestraux. Il faut d’abord que cet acte exprime une intention « claire et expresse » de supprimer ces droits, une exigence qui s’applique à l’ensemble des lois votées depuis 1867 malgré le fait que la jurisprudence confirmant la persistance du titre ancestral ne remonte qu’à l’affaire Calder c. Procureur général de la Colombie-Britannique décidée en 1973[46]. Il est intéressant de noter qu’en Australie la High Court a estimé que l’octroi d’un titre de propriété à un colon emporte implicitement l’extinction unilatérale du titre ancestral en raison de l’incompatibilité juridique entre la survie de ce titre et le droit complet et exclusif de propriété accordé au particulier[47]. La plus haute juridiction australienne s’appuie sur le fait que, le native title n’ayant été reconnu par le droit australien qu’en 1992 — alors que la Couronne y concède sans formalité des terres aux colons depuis le xviiie siècle —, il serait « ahistorique » d’exiger rétroactivement de l’État qu’il ait exprimé, au moment de concéder des terres, une intention manifeste et spécifique de supprimer un titre ancestral si longtemps tenu pour inexistant[48]. Or ce raisonnement sera intenable au Canada et au Québec puisque la Cour suprême a déjà statué que l’engagement solennel de la Couronne de reconnaître et de respecter les droits ancestraux préexistants des peuples autochtones remonte en droit canadien à la Proclamation royale de 1763[49]. L’« ahistoricité » juridique ne saurait donc être alléguée, bien que ces promesses originaires aient souvent été oubliées dans les faits par la suite.
Une loi d’application générale relative à la concession des terres publiques qui ne fait aucune mention des droits des autochtones, et présume peut-être erronément qu’ils n’existent pas, n’exprime pas pour autant une volonté manifeste de les abroger. Selon la Cour suprême, « le fait de ne pas reconnaître à un droit la qualité de droit ancestral et de ne pas lui accorder une protection spéciale ne constituent pas l’intention claire et expresse requise pour éteindre le droit en question[50] ». De même, la Cour suprême a indiqué que le simple fait qu’une mesure gouvernementale soit « nécessairement incompatible » avec l’exercice continu des droits ne témoigne pas d’une intention implicite de les éteindre[51]. Elle a par exemple statué que la concession de droits exclusifs de coupe forestière à un tiers ne manifeste pas une intention claire, même implicite, d’éteindre des droits ancestraux sous-jacents de prélèvement forestier[52].
Bien que l’intention législative d’éteindre les droits des autochtones n’ait pas à être explicite[53], il faudra logiquement que la loi ait pour objectif spécifique de régir ces droits. Ainsi, la Convention sur le transfert des ressources naturelles[54], instrument constitutionnalisé destiné à clarifier la portée des droits des autochtones dans certaines provinces de l’Ouest[55], a été considérée comme ayant une finalité extinctive de droits commerciaux issus de traités. Il n’y était pas mentionné expressément que ces droits étaient éteints, mais le fait que la mesure portait précisément sur les droits autochtones et avait pour objet d’en fixer la portée de manière permanente a été déterminant[56]. Or une loi provinciale ayant pour objectif prépondérant et particulier (pith and substance) de définir la portée des droits ancestraux autochtones ne serait pas une loi d’application générale mais bien une loi relative aux Indiens et aux terres réservées aux Indiens au sens de l’article 91 (24) de la Loi constitutionnelle de 1867 ; elle serait en conséquence ultra vires puisque ces matières relèvent exclusivement du Parlement fédéral[57]. Voici ce qu’explique la Cour suprême à ce sujet :
[P]ar définition, une loi provinciale d’application générale ne peut pas, sans être ultra vires, respecter la norme qui a été établie par notre Cour à l’égard de l’extinction des droits ancestraux […] Même si l’obligation de manifester une intention claire et expresse n’exige peut-être pas que le gouvernement « utilise des mots faisant explicitement état de l’extinction de droits ancestraux » […], la norme est néanmoins très élevée. Le problème que je vois est que les seules règles de droit capables d’exprimer une intention suffisamment claire et expresse d’éteindre des droits ancestraux seraient des règles de droit ayant trait aux Indiens et aux terres indiennes. En conséquence, une règle de droit provinciale ne pourrait jamais éteindre d’elle-même des droits ancestraux, puisque l’existence de cette intention aurait pour effet d’exclure cette règle de la compétence de la province[58].
Bien que la Cour suprême ait par la suite jugé que les lois provinciales d’application générale peuvent réglementer et même restreindre l’exercice des droits ancestraux, elle n’est pas revenue sur sa position en ce qui concerne l’inconstitutionnalité, au regard du partage fédératif des compétences législatives, d’une loi provinciale prétendument extinctive[59]. En conséquence, une loi provinciale d’application générale autorisant l’exécutif à concéder des terres publiques aux particuliers ne peut avoir pour effet d’éteindre ou d’autoriser l’extinction du titre ancestral parce qu’elle n’exprime aucune intention claire et expresse de le faire et parce que, si une telle intention était formulée, elle rendrait ces dispositions de la loi provinciale ultra vires[60].
On peut donc conclure qu’un acte d’aliénation par la Couronne de terres domaniales dans le contexte de la loi n’a pas mis fin à l’existence du titre ancestral préexistant[61]. Le temps écoulé, parfois considérable, depuis l’acte de privatisation n’empêchera d’ailleurs pas les tribunaux de constater et d’affirmer les contraintes constitutionnelles qui empêchent un tel acte de produire un effet extinctif des droits ancestraux[62].
1.3 L’imprescriptibilité du titre ancestral
Par ailleurs, le titre ancestral ne peut, non plus, avoir été effacé en raison du passage du temps par le jeu de la prescription extinctive aux termes du Code civil. Ce titre est perpétuel puisqu’il a vocation à durer indéfiniment par-delà les générations[63], ce qui l’empêche de s’éteindre par le non-usage de sorte que, tout comme le titre ancestral lui-même, l’action en revendication le concernant est imprescriptible.
Au Québec, l’effet du passage du temps sur la perte ou l’acquisition de biens est déterminé par la loi[64] ; le juge n’a pas la discrétion voulue pour s’autoriser des principes d’équité afin de déclarer, par une sorte de « prescription judiciaire », la déchéance temporelle définitive d’un droit. Le droit québécois se distingue notablement à cet égard des règles ayant cours au sein des tribunaux de common law. Dans une affaire très connue à l’extérieur du Québec, la Cour d’appel de l’Ontario a par exemple appliqué la doctrine « équitable » des délais préjudiciables (laches[65]) pour rejeter, parce qu’elle la jugeait notamment trop tardive, une action intentée par un groupe autochtone contre des particuliers en vue de récupérer des terres grevées d’un titre ancestral[66]. Dans un jugement concernant une province de common law, la Cour suprême a d’ailleurs indiqué qu’elle pourrait appliquer les délais préjudiciables et les autres défenses issues de l’equity pour écarter des demandes de réparation personnelle intentées par les autochtones lorsque ces demandes impliquent des manquements anciens aux obligations constitutionnelles de la Couronne[67]. Cette jurisprudence n’est pas transposable en droit québécois puisqu’un recours de type pétitoire n’est pas régi par la notion de réclamation équitable (equitable claim), ni donc par celle de défense équitable (equitable defence) si décisives dans les provinces de common law. C’est la loi qui régit les droits des parties en matière de prescription.
Notons en outre que les dispositions du Code civil relatives à la prescription extinctive[68] n’expriment aucune intention claire d’éteindre le titre ancestral, ce qu’elles ne pourraient du reste pas faire d’un point de vue constitutionnel[69].
Il faut également exclure l’hypothèse voulant que, à défaut d’une extinction du titre ancestral par la concession de la terre au particulier ou par le jeu de la prescription extinctive, cette concession aurait tout de même fait passer les droits fonciers autochtones dans le patrimoine du particulier visé par l’action en revendication[70]. En raison de sa nature et de ses attributs singuliers, le titre ancestral autochtone n’est en effet pas transmissible à autrui par contrat, par usucapion ou par tout autre moyen prévu par la loi[71]. Dans l’affaire Guerin c. La Reine, le juge en chef Dickson, après avoir affirmé que le titre ancestral est de la même nature que le droit de la bande sur une réserve, écrit que « le droit des Indiens sur une réserve est un droit personnel, il ne peut être transféré à un cessionnaire, que ce soit Sa Majesté ou un particulier. La “cession” entraîne l’extinction de ce droit[72] ». Le magistrat emploie les termes « droit personnel » non pas au sens du droit des biens, mais pour décrire à sa façon cette caractéristique déterminante du titre ancestral qu’est son incommutabilité, c’est-à-dire le fait qu’il ne peut juridiquement avoir d’autre titulaire que le groupe autochtone spécifique qui le tient de ses ancêtres propres[73], au point où ce qui est couramment qualifié de « cession » de terres à la Couronne n’est en vérité nullement un acte translatif de droits ancestraux, mais une dissolution pure et simple de ceux-ci laissant à l’État un titre foncier intégral.
L’incommutabilité des droits ancestraux résulte de leur rapport consubstantiel à l’« autochtonité » : ce sont des « droits détenus par les autochtones parce qu’ils sont des autochtones[74] ». En outre, le principe d’ancestralité postule que ces droits ne sont susceptibles de n’exister qu’en faveur du seul groupe contemporain capable de justifier d’un rattachement à une communauté ancestrale déterminée. Le titre ancestral est une tenure lignagère découlant du « rapport physique et culturel particulier qu’un groupe peut entretenir avec les terres[75] ». Les droits ancestraux étant l’héritage exclusif et spécifique d’un groupe autochtone, il en découle l’impossibilité de leur transmission en dehors du groupe. Bien que les droits ancestraux puissent être délaissés par leurs titulaires à la faveur d’une entente avec la Couronne, ils ne peuvent passer dans un autre patrimoine tout en conservant leur qualité de droit ancestral. Ainsi, lorsqu’un groupe autochtone abandonne ses droits par entente avec la Couronne, il ne fait que créer les conditions juridiques habilitant le gouvernement à octroyer par la suite à des tiers des droits qui n’ont aucun caractère ancestral, mais qui découlent plutôt de la législation relative à l’aliénation du domaine public[76].
Incommutable, le titre ancestral est aussi imprescriptible : les particuliers ne pourront s’approprier, même par prescription acquisitive, un bien qui ne peut avoir d’autre propriétaire ou possesseur que le groupe autochtone revendiquant[77] et qui, en l’absence d’une extinction unilatérale valide, ne peut par ailleurs quitter le patrimoine autochtone que par la voie d’un accord avec la Couronne qui sera alors tenue d’agir honorablement. Un mécanisme légal opérant l’acquisition de droits ancestraux par un tiers par l’effet de la simple possession et du passage du temps viendrait de plus neutraliser le rôle constitutionnel de la Couronne fédérale dans le processus d’abandon des droits ancestraux et priverait les autochtones d’une protection juridique au coeur de la relation spéciale qui existe entre eux et Sa Majesté.
À cet égard, l’article 2876 du Code civil se trouve parfaitement en phase avec la spécificité du titre ancestral[78] en énonçant que ce « qui est hors commerce, incessible ou non susceptible d’appropriation, par nature ou par affectation, est imprescriptible ». Le titre ancestral est assimilable à un bien hors commerce et incessible par affectation puisqu’il assure, pour la génération actuelle et les générations futures, la pérennité d’un lien exclusif à la terre ancré dans une culture distinctive[79]. Un tribunal n’a d’ailleurs pas le pouvoir discrétionnaire de déclarer prescrit ce qui se révèle imprescriptible aux termes de la loi[80]. Les effets de la prescription déterminés notamment par les articles 916[81], 2875[82] et 2910[83] du Code civil sont exclus expressément par l’article 2876, ce qui empêche le juge de constater le transfert par usucapion du titre ancestral, même en faveur d’un possesseur de longue date et de bonne foi[84]. En conséquence, contrairement à ce qui se produirait éventuellement en présence d’une action en revendication de droit commun, le possesseur qui s’oppose à la revendication de titre ancestral ne pourra pas se prévaloir de la prescription acquisitive.
L’absence d’intention claire et expresse d’éteindre le titre ancestral ainsi que l’incapacité constitutionnelle des provinces d’éteindre ce titre, de même que son incommutabilité, son incessibilité et son imprescriptibilité, font en sorte qu’il subsiste en tant que droit ancestral « existant » du groupe autochtone visé au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, et ce, malgré la concession par la Couronne de la terre à un particulier. Compte tenu de l’affirmation de la Cour suprême voulant que le groupe autochtone détenteur d’un titre ancestral puisse se prévaloir des voies de recours « habituelles » pour assurer le respect de ses droits, il faut mettre en évidence les moyens de se pourvoir en justice qu’offre le droit québécois.
2 L’action en revendication fondée sur la Charte des droits et libertés de la personne
Nous démontrerons dans cette partie que, la jurisprudence de la Cour suprême niant au titre autochtone la nature de « droit réel » au sens des dispositions du Code civil, c’est dans la Charte des droits et libertés de la personne[85] que le peuple autochtone pourra trouver le recours le plus adapté aux caractéristiques singulières de ses droits fonciers. En effet, malgré l’unicité du titre ancestral, nous verrons que ce dernier est protégé par l’article 6 de la Charte québécoise qui assure à toute « personne » la libre jouissance de son « bien ».
2.1 L’obstacle jurisprudentiel à l’action pétitoire du Code civil du Québec
Aux termes des articles 912 et 953 du Code civil, le propriétaire d’un bien ou le détenteur de tout autre droit réel, peut s’adresser à un tribunal (la Cour supérieure) afin de mettre fin à une dépossession ou à tout empiètement entravant la jouissance de son bien[86]. Pouvant de la sorte se pourvoir en reconnaissance d’un droit réel et en revendication de son bien, le propriétaire « bénéficie d’un arsenal de recours propres à assurer la défense de sa propriété[87] ». Ces recours de droit commun, qualifiés de « pétitoires[88] », devraient en principe être ouverts aux titulaires du titre autochtone ancestral selon la position exprimée par la Cour suprême dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, sous réserve de la nécessité de les adapter « au besoin en fonction de la nature particulière du titre ancestral et de l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les titulaires du titre ancestral[89] ». La question consiste donc à savoir si les dispositions du Code civil sont susceptibles de s’adapter à la singularité du titre ancestral. Tout en soulignant que ce titre « n’équivaut pas à la propriété en fief simple et […] ne peut pas non plus être décrit au moyen des concepts traditionnels du droit des biens[90] », la Cour suprême en résume comme suit les attributs et les particularismes :
Le titre ancestral confère des droits de propriété semblables à ceux associés à la propriété en fief simple, y compris le droit de déterminer l’utilisation des terres, le droit de jouissance et d’occupation des terres, le droit de posséder les terres, le droit aux avantages économiques que procurent les terres et le droit d’utiliser et de gérer les terres de manière proactive.
Cependant, le titre ancestral comporte une restriction importante – il s’agit d’un titre collectif détenu non seulement pour la génération actuelle, mais pour toutes les générations futures. Cela signifie qu’il ne peut pas être cédé, sauf à la Couronne, ni être grevé d’une façon qui empêcherait les générations futures du groupe d’utiliser les terres et d’en jouir. Les terres ne peuvent pas non plus être aménagées ou utilisées d’une façon qui priverait de façon substantielle les générations futures de leur utilisation[91].
Le Code civil accorde les recours pétitoires au « propriétaire » ou au titulaire « de tout autre droit réel ». Pour que ces recours soient mis à la disposition d’un peuple autochtone, il faudrait appliquer les notions civilistes de « propriété[92] » ou de « droit réel » au titre foncier ancestral. Un spécialiste du droit des biens a fait valoir que « le titre ancestral peut être envisagé comme un droit réel innommé, modalité ou démembrement de la propriété, puisque la faculté de constituer des droits réels autres que ceux prévus au Code civil est reconnue au Québec[93] ». La Cour suprême se montre toutefois fortement réfractaire à toute qualification de la tenure ancestrale autochtone comme un droit réel selon la classification civiliste des biens. Dans l’arrêt Terre-Neuve-et-Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam)[94], qui se rapporte à une poursuite intentée par les Innus contre une société extractive, la plus haute juridiction du pays devait statuer sur une requête en radiation d’allégations contenues dans l’acte de procédure des demandeurs. Le motif avancé au soutien de la radiation était que les allégations querellées concernaient des droits réels sur des terres situées dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador, échappant ainsi à la compétence des tribunaux québécois en vertu des dispositions du Code civil en matière de droit international privé régissant les « actions réelles[95] ». Dans cet arrêt, la majorité de la Cour suprême oppose aux requérants un refus catégorique de qualifier les droits ancestraux portant sur la terre de « droits réels » et donc de considérer une action en reconnaissance de ces droits comme une « action réelle ». Estimant que les droits ancestraux « ne sont ni définis ni directement régis par le Code civil[96] », les juges majoritaires invoquent la singularité de ces droits, notamment leur ancrage originaire dans une relation de type fiduciaire avec la Couronne et leur incessibilité[97], pour les décrire ainsi :
Ce ne sont ni des droits réels ni des droits personnels au sens du droit civil, ce sont des droits sui generis […] les droits garantis par l’art. 35 ne peuvent pas être compartimentés dans une des catégories de biens du droit civil, encore moins lorsque la question concerne exclusivement le droit international privé. Les droits ne peuvent pas être caractérisés différemment selon les domaines du droit civil. Une approche fragmentaire, qui suggérerait, par exemple, qu’on pourrait qualifier différemment les droits garantis par l’art. 35 pour l’application du Livre quatrième (« Des biens ») du Code civil, serait, à notre avis, inacceptable[98].
La majorité de la Cour suprême qualifie alors la demande des Innus d’« action mixte non classique qui n’a tout simplement pas été envisagée par le Code civil[99] » et insiste par ailleurs sur l’importance d’assurer aux autochtones un accès effectif à la justice et, donc, de ne pas les astreindre à intenter simultanément des poursuites judiciaires longues et coûteuses dans deux provinces au risque d’obtenir des jugements contradictoires[100].
Paradoxalement, cette affirmation très volontaire de l’irréductibilité des droits ancestraux aux catégories de biens connus du droit civil — faite notamment au nom du droit d’accès à la justice — viendra étayer la position de ceux qui, à l’avenir, voudront nier aux autochtones un accès égal et effectif aux réparations pétitoires offertes par le droit commun aux titulaires d’« intérêts sur des terres[101] ». Afin de donner aux peuples autochtones au moins la même protection que celle dont jouissent les titulaires non autochtones de droits fonciers au Québec, il serait envisageable, comme l’a montré un auteur[102], d’interpréter largement les mots « titulaire d’un autre droit réel[103] » employés dans l’article 913 du Code civil pour englober les droits ancestraux sur la terre. Il n’est toutefois pas nécessaire de qualifier, à l’encontre de la position non équivoque désormais adoptée par la plus haute juridiction canadienne, le titre ancestral de droit réel au sens civiliste du terme pour conjurer une différence de traitement préjudiciable aux groupes autochtones en droit privé québécois. La Charte québécoise protège en effet toute personne contre une atteinte à la « jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens[104] » et affirme le droit de la victime d’obtenir « la cessation de cette atteinte[105] ».
2.2 La protection offerte par l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne
Pour se prévaloir de l’article 6 de la Charte québécoise, il faut être une « personne » détenant un « bien ». Deux questions préalables sont donc posées :
-
Un groupe autochtone détenteur d’un titre ancestral constitue-t-il une « personne » ?
-
Le titre ancestral est-il un « bien » au sens de la Charte québécoise ?
Un peuple autochtone pourra jouir de la personnalité juridique exigée par l’article 6 soit en vertu de la loi, soit sur le fondement d’une interprétation pragmatique et fonctionnelle de la Charte québécoise. Parfois, le groupe demandeur aura constitué une personne morale, conformément à la loi, aux fins de la revendication et de l’exercice de ses droits ancestraux[106]. Cette personne morale aura alors la qualité pour se prévaloir de l’article 6. Certains groupes n’auront toutefois pas créé de personne morale, ce qui soulèvera le problème de savoir s’ils pourront néanmoins être considérés comme des « personnes » au sens de la Charte québécoise. Le Code civil s’est distancié de la conception de la personnalité morale fondée sur la théorie dite de la réalité selon laquelle cette personnalité peut exister, à certaines conditions, indépendamment d’une loi[107]. La théorie de la fiction est désormais retenue, l’article 299 du Code civil énonçant que « [l]es personnes morales sont constituées suivant les formes juridiques prévues par la loi, et parfois directement par la loi[108] ».
Il n’est toutefois pas acquis que cette disposition du Code civil vient rendre l’article 6 de la Charte québécoise inaccessible à un groupe autochtone non constitué en personne morale aux termes de la loi. La Charte québécoise est en effet un instrument qui s’ajoute au Code civil, comme le reconnaît la Cour suprême dans l’arrêt de Montigny c. Brossard (Succession)[109]. Traitant de la portée des réparations prévues par l’article 49 de la Charte québécoise, la plus haute juridiction du pays admet la vocation de ces réparations à s’affranchir, au besoin, des règles du droit commun pour servir les « finalités distinctes de la mise en oeuvre de la Charte, ainsi que de la nécessité de laisser à celle-ci toute la souplesse nécessaire à la conception des mesures de réparation adaptées aux situations concrètes[110] ». La Cour suprême estime que, en « raison de son statut quasi constitutionnel, ce document, [rappelons-le], a préséance, dans l’ordre normatif québécois, sur les règles de droit commun[111] » et qu’appliquer de manière mécanique les conditions générales du droit commun « revient à assujettir la mise en oeuvre des droits et libertés que protège la Charte aux règles des recours de droit civil. Rien ne justifie que soit maintenu cet obstacle[112] ». Il n’y a pas de raison d’aborder autrement la question du rapport entre la protection des biens sous l’empire de la Charte québécoise et le droit commun[113].
Refuser à un groupe autochtone la qualité pour agir au motif qu’il n’est pas une « personne » reviendrait à le placer en marge d’un instrument fondamental en droit québécois pour la reconnaissance et la protection de ses droits fonciers. Privés du recours pétitoire offert par le Code civil et de la protection des biens consacrée dans la Charte québécoise, les peuples autochtones seraient en quelque sorte bannis du droit privé québécois.
Or la Charte québécoise n’exclut pas la possibilité de traiter comme une personne le groupe autochtone détenteur du titre ancestral afin de refléter la réalité organique et juridique de ce groupe. Le régime juridique du titre ancestral induit en fait une forte logique de personnalisation du groupe autochtone qui le détient. Ce titre « est un titre intrinsèquement collectif[114] » ; il n’est pas juridiquement dévolu aux individus qui composent le collectif, de sorte que c’est le peuple autochtone lui-même qui prend, par l’entremise d’organes de direction qu’il se donne, les décisions concernant son exercice ou sa cession à la Couronne[115]. Cette dévolution du titre directement au groupe investit ce dernier de la capacité juridique nécessaire à la revendication de son titre devant les tribunaux de même qu’à la détermination des modalités d’exercice de ses droits. Comme l’écrit Kent McNeil, les peuples autochtones « have the capacity to hold title to property and therefore have legal personality, at least in that respect[116] ». L’article 6 de la Charte québécoise doit être interprété d’une manière qui respecte les caractéristiques du titre ancestral et qui se conforme au droit du groupe autochtone d’accéder à la justice[117], ce qui exige de lui reconnaître la qualité requise pour défendre ses droits[118].
Les individus appartenant au groupe pourraient en outre détenir, dans le contexte du régime par lequel celui-ci aménage l’exercice de son titre par ses membres, un intérêt personnel suffisamment individualisé pour leur conférer la qualité pour agir en leur nom propre aux fins de la Charte québécoise. La Cour suprême a elle-même formulé l’hypothèse de droits de jouissance individualisés en affirmant ce qui suit dans l’arrêt Behn c. Moulton Contracting Ltd. :
Il suffit de reconnaître qu’en dépit de l’importance cruciale que revêt l’aspect collectif des droits ancestraux et issus de traités, des droits peuvent parfois être attribués à des membres des collectivités autochtones ou exercés par eux sur une base individuelle, ou encore être créés en leur faveur. On pourrait affirmer, de façon générale, que ces droits leur appartiendraient peut-être ou qu’ils comporteraient un aspect individuel malgré leur nature collective. Il ne convient pas d’en dire davantage pour l’instant[119].
Le fait que le droit protégé par l’article 6 de la Charte québécoise est celui d’une « personne » ne devrait donc pas constituer un obstacle rédhibitoire à un recours fondé sur le titre ancestral.
Toutefois, il faut encore déterminer si le titre ancestral constitue un « bien », notion qui est au coeur de l’article 6, mais a été laissée sans définition dans la Charte québécoise. Pour ce faire, il n’est pas nécessaire de trancher la question — qui a tant mobilisé l’attention de la Cour suprême dans l’arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) — de savoir si l’objet de droit en question procure à son titulaire « un droit réel » ou « un droit personnel » au sens du Code civil. Dès lors que l’on est en présence d’un droit de nature patrimoniale, c’est-à-dire approprié ou appropriable et comportant une valeur pécuniaire, on peut, selon la doctrine, d’emblée ranger ce droit dans la nomenclature des biens[120]. Il ne faut en effet pas faire un usage trop catéchistique des classifications consacrées et accepter la fluidité, voire l’incomplétude des catégories :
Les classifications sont un trait épistémologique de la tradition civiliste. Leur valeur ne dépend pas de leur habilité à englober toutes les situations juridiques, mais le plus grand nombre d’entre elles. Il appartient aux juristes de donner la meilleure solution aux cas se situant à la limite des catégories […] rien en droit n’empêche d’admettre de nouvelles catégories de biens, pour autant que leur spécificité le justifie[121].
En ayant à l’esprit la nécessité de prendre acte du caractère sui generis du titre ancestral dans l’interprétation de la Charte québécoise, on conclura sans difficulté que celui-ci est un bien. On ne peut douter que ce titre soit approprié puisqu’il « confère au groupe qui le détient le droit exclusif de déterminer l’utilisation qu’il est fait des terres et le droit de bénéficier des avantages que procure cette utilisation[122] ». Il autorise de plus le groupe à exclure les tiers[123]. Tout en mettant en exergue son particularisme, la Cour suprême décrit sans ambages le titre comme pouvant « concurrencer sur un pied d’égalité d’autres droits de propriété[124] » et comme étant une « form[e] de propriété[125] » ; elle n’hésite donc pas à tenir les autochtones pour des « propriétaires fonciers[126] ».
Le titre comporte à la fois une dimension économique et une dimension culturelle. Dans la première, il autorise une mobilisation marchande des richesses de la terre, ce qui en fait un vecteur précieux de développement économique et lui donne une grande valeur pécuniaire. Comme le reconnaît la Cour suprême, « le titre aborigène a inévitablement une dimension économique, particulièrement quand on tient compte des utilisations qui peuvent être faites aujourd’hui des terres détenues en vertu d’un titre aborigène[127] ». Sous réserve de la limite intrinsèque qui protège la seconde dimension du titre, « le groupe qui détient le titre a le droit de choisir les utilisations qui sont faites de ces terres et de bénéficier des avantages économiques qu’elles procurent[128] ». La Cour suprême ajoute que « les titulaires du titre ont droit aux avantages associés aux terres — de les utiliser, d’en jouir et de profiter de leur développement économique[129] ». En somme, le détenteur du titre ancestral a la possibilité d’exploiter la terre et les ressources à des fin industrielles et commerciales du moment que cette exploitation n’obère pas le lien à la terre pour les générations futures ; il peut établir des partenariats d’affaires avec des opérateurs économiques en vue de la mise en valeur de ses terres ; il lui est loisible, en échange d’une contrepartie financière, d’autoriser un particulier à utiliser ses terres et à les occuper temporairement[130].
En outre, l’incessibilité destinée à sauvegarder le lien culturel unique à la terre et sa continuité intergénérationnelle[131] n’empêche pas le groupe autochtone de disposer de sa terre ancestrale à titre onéreux aux termes d’une entente avec la Couronne[132]. De fait, les accords intervenus entre certains peuples autochtones et les gouvernements engagent ceux-ci à verser à la partie autochtone des sommes substantielles d’argent en contrepartie de la renonciation à ses droits ancestraux relativement aux terres visées par l’entente[133]. Dès lors, l’incessibilité est relative, et le titre ancestral lui-même s’avère en quelque sorte pleinement monnayable malgré son indisponibilité directe au marché immobilier ordinaire[134]. Par ailleurs, la bonne exécution par Sa Majesté de son obligation fiduciaire afférente à la protection du titre ancestral présente aussi une forte composante pécuniaire corrélée à la valeur économique de ce titre. La Cour suprême affirme en effet que de cette valeur découle l’obligation pour le gouvernement d’indemniser le détenteur du titre ancestral lorsque les autorités autorisent un projet ou une initiative de nature à entraver la capacité des autochtones à profiter des avantages économiques de leur domaine[135].
En définitive, on peut affirmer que l’indéniable originalité du titre ancestral n’autorise pas à lui nier la qualité de « bien » au sens de la Charte québécoise ni d’ailleurs au sens du Code civil. Une telle approche rejoint celle qui a été privilégiée par les tribunaux et les instances internationales qui ont unanimement statué que la protection des « biens » inscrite dans les chartes des droits s’étend aux droits singuliers des peuples autochtones sur la terre et les ressources[136].
En somme, un groupe autochtone en mesure de prouver son titre ancestral, et possiblement aussi ses membres qui seront à même d’établir l’existence d’intérêts individualisés, dispose aux termes de la Charte québécoise d’un recours de nature pétitoire à l’encontre de tout empiètement ou de toute dépossession du fait d’un particulier. Il est vrai que la libre jouissance des biens est protégée par l’article 6 de la Charte québécoise, « sauf dans la mesure prévue par la loi[137] ». Toutefois, pour les raisons mentionnées dans la première partie de notre étude, ni la législation autorisant la concession des terres de la Couronne aux particuliers, ni les dispositions du Code civil relatives à la prescription ne permettent de neutraliser l’invocabilité de l’article 6, car ces lois n’ont pas éteint le titre ancestral ni fait passer ce dernier entre les mains des concessionnaires. De plus, toute loi qui restreindrait de manière injustifiée la libre jouissance du titre ancestral serait inopérante d’après l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Le titre ancestral emportant le droit d’exclure les tiers, le particulier devra-t-il impérativement restituer aux autochtones le bien qu’il a possédé sans le consentement des détenteurs originaires, même de bonne foi et de longue date ? Une réponse catégoriquement affirmative supposerait que la Charte québécoise accorde une valeur absolue au droit à la libre jouissance des biens protégé par l’article 6 dans les cas où la limite mentionnée dans cette disposition n’est pas applicable[138]. Or ce n’est pas le cas puisque le premier alinéa de l’article 9.1 de la Charte québécoise vient compléter le régime de protection des biens en droit québécois en disposant que les « libertés et les droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens[139] ».
Selon ses termes explicites, cette disposition « parle de la façon dont une personne doit exercer des libertés et des droits fondamentaux[140] » ; elle ne sert pas à justifier une mesure gouvernementale a priori attentatoire aux droits fondamentaux, mais a plutôt pour objet de contrôler la jouissance et l’exercice d’un droit et d’une liberté par son titulaire[141] en vue de pondérer les droits et les intérêts en présence[142]. Pour la Cour suprême, il faut apprécier la revendication d’un droit mentionné dans les articles 1 à 9 de la Charte québécoise à l’encontre d’un particulier « en regard “des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec” dont fait état l’art. 9.1 », ce qu’elle tient pour un « exercice complexe, nuancé et tributaire des faits propres à chaque espèce[143] ». L’article 9.1 permet donc d’apprécier la légalité du refus du particulier de restituer la terre au peuple autochtone et de décider si ce refus se justifie au nom du respect de valeurs liées au bien-être d’autrui de manière à restreindre le droit d’un peuple autochtone fondé sur l’article 6 de jouir pleinement de son titre ancestral sur une partie du domaine privé[144].
Il n’est pas question ici d’opposer radicalement le titre ancestral au bien-être général puisque ce titre jouit d’une protection inscrite dans la loi fondamentale du pays justement pour protéger des intérêts d’une grande importance sociale. Il convient plutôt d’admettre que le bien-être général des citoyens et l’ordre public peuvent justifier une pondération raisonnable des droits en fonction des circonstances.
3 La restitution à l’aune de l’ordre public et du bien-être général des citoyens
La troisième et dernière partie de notre texte porte sur les arbitrages envisageables en vertu de l’article 9.1 de la Charte québécoise et jauge la conformité de ces solutions aux exigences de la Constitution canadienne. Comme nous le démontrerons, bien que la restitution en nature ne soit pas systématiquement accordée, elle s’imposera dans certains cas. Des formules de restitution partielle ou conditionnelle seront aussi à la disposition du tribunal qui devra par ailleurs s’assurer que la Couronne se conforme à son obligation de fiduciaire. Cette responsabilité de la Couronne pourrait donner lieu à une restitution par équivalence ou à une réparation compensatoire, mais aussi à des dispositifs de gouvernance territoriale qui font une place au peuple autochtone privé totalement ou partiellement d’une terre qui continue néanmoins de faire partie de son patrimoine inaliénable.
3.1 L’application harmonisée de la Charte des droits et libertés de la personne et de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982
L’application de l’article 9.1 de la Charte québécoise dans le contexte d’une action en revendication autochtone à l’encontre d’un particulier permettra au tribunal de tenir compte, dans l’application de l’article 6, des intérêts d’autrui et des exigences du bien-être général et, dans les cas qui le justifient, de rejeter la demande autochtone de restitution ou de ne la recevoir que partiellement. Cette hypothèse pose toutefois le problème préalable de savoir si une loi provinciale comme la Charte québécoise peut validement, au regard de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, autoriser un particulier à refuser de rendre la terre aux autochtones et ainsi conserver la pleine possession et la jouissance d’un bien grevé du titre ancestral. Le titre ancestral ayant persisté, il en va de même de l’obligation de fiduciaire de la Couronne. Or cette dernière n’est-elle pas tenue alors d’intervenir pour mettre fin à tout empiètement sur les terres autochtones par un tiers ? Et si le refus de restituer et la perpétuation de cet empiètement sont, par hypothèse, rendus possibles par la loi, c’est-à-dire par l’article 9.1 de la Charte québécoise, ne faut-il pas dès lors déclarer inopérante cette disposition législative dans la mesure où elle viole les droits constitutionnellement protégés des autochtones ? En permettant de laisser aux particuliers la propriété de terres grevées du titre ancestral, sans le consentement autochtone, la Charte québécoise porterait sans nul doute atteinte au titre ancestral, situation qui devrait être justifiée au regard de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[145]. Or, il paraît d’emblée possible de faire de l’article 9.1 une application conforme à la Constitution.
Il s’avère en effet que l’article 9.1, en raison de sa symétrie presque parfaite avec la démarche de pondération que commande l’article 35, permet au droit québécois de prendre en charge de manière particulièrement efficace la tâche complexe de gérer les revendications autochtones sur le domaine privé. Ainsi, la prise en considération de l’ordre public et du « bien-être général des citoyens » comme facteur limitatif de la jouissance et de l’exercice des droits autochtones sous l’empire de l’article 9.1 de la Charte québécoise rejoint le principe de justification dégagé par la Cour suprême lorsque l’atteinte aux droits ancestraux « sert l’intérêt général du public[146] ». La Cour suprême reconnaît que l’intérêt général exige, au besoin, la conciliation des intérêts autochtones et ceux des autres secteurs de la société puisque « les sociétés autochtones distinctives existent au sein d’une communauté sociale, politique et économique plus large, communauté dont elles font partie[147] ». La plus haute juridiction du pays écrit à cet égard :
Comme l’explique la Cour dans l’arrêt Delgamuukw, le processus de conciliation des intérêts autochtones avec l’intérêt général de la société dans son ensemble constitue la raison d’être du principe de la justification. Les Autochtones et les non-Autochtones sont « tous ici pour y rester » et doivent forcément favoriser un processus de conciliation (par. 186). Pour constituer un objectif impérieux et réel, l’objectif général du public invoqué par le gouvernement doit poursuivre l’objectif de conciliation, compte tenu des intérêts autochtones et de l’objectif général du public[148].
En outre, comme l’a décidé la Cour d’appel du Québec, l’article 9.1 de la Charte québécoise n’autorise à limiter la jouissance des droits que par « des moyens raisonnables[149] » et par une restriction qui « apparaisse comme nécessaire » pour atteindre l’objectif poursuivi, tout en étant « menée de la façon la moins intrusive possible[150] ». Ces normes de rationalité et de proportionnalité qui président à l’application de la Charte québécoise font écho à celles que comporte le test de justification d’une atteinte aux fins de l’article 35. La Cour suprême les énonce comme suit :
[L]’obligation fiduciaire de la Couronne insuffle une obligation de proportionnalité dans le processus de justification. Il ressort implicitement de l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe autochtone que l’atteinte doit être nécessaire pour atteindre l’objectif gouvernemental (lien rationnel), que le gouvernement ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (atteinte minimale) et que les effets préjudiciables sur l’intérêt autochtone ne l’emportent pas sur les avantages qui devraient découler de cet objectif (proportionnalité de l’incidence). L’exigence de proportionnalité est inhérente au processus de conciliation énoncé dans l’arrêt Delgamuukw[151].
L’impératif de proportionnalité commun à l’article 9.1 de la Charte québécoise et à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 permet ainsi au tribunal d’appliquer cette charte de manière à tenir compte de l’obligation de fiduciaire de la Couronne dans la quête d’une solution à la concurrence de droits autochtones et de droits privés sur un même espace. La règle de l’atteinte minimale aux droits des autochtones exige de privilégier des solutions qui minimisent ou atténuent leur dépossession. Il existe aussi un lien entre le principe de proportionnalité et l’obligation procédurale de consulter les autochtones[152]. En effet, l’exclusivité du titre soumet a priori tout empiètement au consentement du peuple qui le possède. Pour prouver l’atteinte minimale au titre, il faudra donc démontrer que tous les efforts raisonnables ont été fournis pour obtenir le consentement des autochtones, ce qui ne peut se faire que par l’entremise de consultations approfondies.
En somme, le tribunal appelé à appliquer l’article 9.1 de la Charte québécoise à une revendication autochtone fondée sur l’article 6 devra, et pourra, le faire en harmonie avec la Constitution[153], ce qui l’amènera, devant le refus du particulier de rendre la terre, à vérifier si la jouissance par les autochtones de leur bien peut être restreinte au nom des droits d’autrui, de l’intérêt général et selon des modalités proportionnées et conformes à l’obligation de fiduciaire de la Couronne. Cette dernière sera inévitablement partie au litige porté devant le tribunal non seulement parce qu’elle « a sans aucun doute un intérêt marqué et légitime à participer à cette instance[154] », mais aussi parce que le groupe autochtone demandera au tribunal de la contraindre à respecter ses obligations fiduciaires qui sont indissociables du titre ancestral ayant survécu sur le domaine privé.
Il convient à présent de considérer le type de réponses qui pourraient être données, en application de l’article 9.1 de la Charte québécoise, à la demande autochtone de restitution de terres détenues par un particulier.
3.2 Une réponse prudente et proportionnée à la demande de restitution
Les gouvernements provinciaux ont concédé des terres du domaine public à de très nombreuses personnes en vue du peuplement, du développement du territoire et de l’exploitation des ressources naturelles. La jurisprudence reconnaît que ce sont des objectifs d’intérêt général susceptibles de justifier une restriction du titre ancestral[155]. Il s’ensuit logiquement que la sécurisation des titres de propriété octroyés aux particuliers dans le contexte des politiques gouvernementales d’établissement des populations et de développement du territoire constitue une préoccupation se rapportant au « bien-être général des citoyens » au sens de l’article 9.1 de la Charte québécoise. La confirmation des droits fonciers des particuliers de bonne foi détenteurs de titres acquis en vertu de la loi répondrait rationnellement à cette préoccupation. Des auteurs ont décrit l’ampleur des enjeux économiques, sociaux et politiques soulevés par le débat sur la restitution aux autochtones des terres réputées faire partie du domaine privé. John Borrows écrit que, bien que la propriété privée ne soit pas protégée par la Constitution, « land ownership is a primary source of wealth for most Canadians. It is also a source of individual pride and identity[156] ». Pour sa part, Malcolm Lavoie souligne que « [p]rivate property rights in land are foundational to British Columbia’s economy. Billions of dollars have been invested on the assumption that these rights will be secure[157] ». Il ajoute ce qui suit :
Private property rights are foundational to the political, social, economic, and legal structure of Canadian society. Property rights are central to how liberal societies govern themselves, in the sense that these societies rely on the system of delegated decision-making in relation to resources that private property facilitates. Private property rights are thus an important part of our constitutional identity. The personal and social significance of existing property interests should also not be underestimated. Certain forms of property, like the family home, can be constitutive of the personal identity of some people, and thus possibly deserving of special protection. Property interests can also play a role in protecting the reliance placed by individuals on existing social relationships[158].
McNeil, de son côté, met en exergue la corrélation entre l’objectif de réconciliation et la protection des droits de propriété des particuliers[159].
Convenons qu’il sera difficile de faire l’impasse sur la situation suivante : la population majoritaire allochtone a vu depuis des générations sa présence sur le territoire autorisée, valorisée et légitimée par l’État, et il en a résulté un investissement à la fois économique, culturel et identitaire du territoire par les non-autochtones. Le pays d’aujourd’hui donne à voir deux légitimités territoriales sédimentées par le long travail de l’histoire et entremêlées dans un inéluctable destin commun. Il paraît donc raisonnable de penser que l’ordre public et le bien-être général des citoyens justifient d’envisager, dans le contexte de l’article 9.1 de la Charte québécoise, la restriction du droit des autochtones à jouir pleinement de leur bien, et de limiter ou d’écarter la dépossession du particulier visé par la revendication. Nous verrons plus loin que l’entrelacement des légitimités foncières autochtones et non autochtones pourra dicter des solutions complexes de tenures partagées ou superposées.
Le tribunal se trouvera en outre à opérer une véritable mise en balance de droits sur la terre en litige. Une fois le titre ancestral autochtone prouvé, le titre du particulier ne sera pas inéluctablement frappé de nullité. Il sera maintenu et confirmé si le tribunal rejette la demande de restitution ou encore si le groupe autochtone accepte éventuellement de renoncer à ses droits aux termes d’un accord avec la Couronne. Dans l’un ou l’autre de ces cas, un nouveau titre n’aura pas à être concédé au particulier, car son titre préexistant sera simplement reconnu et confirmé[160].
Faut-il pour autant appliquer une règle générale et stricte d’intangibilité de la propriété privée et donc de non-restitution ? C’est la solution que semblent privilégier certains observateurs au nom de l’équité et de l’intérêt général. McNeil plaide, en faveur des particuliers, que « [t]o dispossess these people because the province never had the authority to create the interests they thought they had received would clearly be unjust, with the injustice increasing with the age of the interests and the value of the improvements[161] ». Lavoie est du même avis et estime que des solutions de rechange permettraient de rendre justice aux autochtones, tout en évitant les conséquences systémiques délétères qu’il attribue à la restitution[162]. La politique fédérale de négociation territoriale consistant à refuser d’inclure les terres appartenant à des particuliers dans le domaine grevé de droits issus de traités participe de la même logique de primauté de la propriété privée[163].
D’autres voix s’expriment, toutefois, et des perspectives différentes se font jour. Borrows, par exemple, montre bien le paradoxe qui consisterait à privilégier systématiquement des droits privés infraconstitutionnels au détriment des droits autochtones protégés par la loi fondamentale :
[W]e must not presume « private » ownership would universally limit declarations of Aboriginal title rights in Canada. It would be passing ironic if non-constitutionalized non-Aboriginal property interests were regarded as being absolute relative to Aboriginal title. Such a conclusion would bring the administration of justice into disrepute because of the seeming bias such a result would reveal[164].
Déclarer intouchable la propriété du particulier aurait pour effet mécanique de ravaler durablement le titre ancestral à la place médiocre d’un droit subalterne par nature. La règle de proportionnalité ne favorise pas une telle hiérarchie inamovible de sorte que la balance de la justice n’est pas réglée pour favoriser systématiquement le titre privé au détriment du titre ancestral. Dans la démarche de conciliation empirique, il faudrait certes éviter de réparer une injustice historique par une autre injustice, sans pour autant négliger le fait nodal que les droits ancestraux sont des droits qui préexistent à ceux du propriétaire privé et que les autochtones ont été privés de la terre sans leur consentement.
De fait, le rejet dogmatique de toute possibilité de restitution ne serait pas en accord avec la démarche pragmatique et ergonomique qu’impose l’article 9.1 de la Charte québécoise, démarche qui conduit le juge à opérer une mise en balance proportionnée des droits en fonction des nécessités et des possibilités que révèle chaque affaire. La sacralisation du dominium du particulier sur sa parcelle ne serait pas, non plus, nécessairement conforme à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. La Cour suprême trace une première ligne rouge, celle de la limite intrinsèque, lorsqu’elle statue que les « atteintes au titre ancestral ne peuvent donc pas être justifiées si elles priveront de façon substantielle les générations futures des avantages que procurent les terres[165] ». La restitution s’imposera donc dans les cas où la terre entre les mains du particulier serait d’une importance si grande pour le groupe détenteur du titre ancestral que lui en refuser l’usage et la jouissance pour l’avenir empêcherait la génération actuelle et les générations futures de pérenniser leur relation avec le territoire ancestral. La limite intrinsèque, qui a valeur constitutionnelle, empêchera par conséquent le tribunal d’appliquer l’article 9.1 de manière à porter gravement atteinte au lien des générations futures avec la terre autochtone.
Dans d’autres situations, la non-restitution sera une atteinte disproportionnée aux droits autochtones. Ainsi, la règle de la proportionnalité des incidences énoncée par la Cour suprême proscrit, dans le contexte de l’article 9.1 de la Charte québécoise, une restriction au droit du groupe autochtone de jouir de son bien protégé par l’article 6 dont les conséquences sur les autochtones seraient clairement plus préjudiciables que l’avantage qui en découle du point de vue de l’intérêt général. L’hypothèse qui vient à l’esprit serait celle d’un terrain en zone forestière ou rurale laissé vacant, ou quasiment inutilisé, par son « propriétaire », alors qu’il constitue un lieu important pour le groupe autochtone dont le territoire ancestral est visé. L’affaire de l’îlot Grace en Colombie-Britannique montre que ce n’est pas pure fiction. Inhabité et laissé intouché par l’activité humaine depuis très longtemps, l’îlot a été acheté par un homme d’affaires de Calgary caressant le projet d’y ériger une résidence en vue de sa retraite. Or une évaluation archéologique préalable à la construction a révélé la présence de plusieurs sépultures autochtones plus ou moins anciennes. En présence d’une revendication de titre ancestral sur l’îlot par des peuples autochtones, et devant l’impossibilité de protéger l’intégrité des sépultures, le gouvernement provincial a racheté l’îlot et pris des mesures pour en assurer la conservation[166]. Il n’est pas déraisonnable de penser que, si un tel scénario se produisait au Québec, le tribunal appelé à statuer sur une demande de restitution fondée sur la Charte québécoise, et étayée par la preuve d’un titre ancestral, serait justifié d’ordonner que la maîtrise et la jouissance du site soient rendues au peuple autochtone.
L’impératif de proportionnalité devrait en outre interdire d’octroyer au particulier ce qui équivaudrait à un traitement plus favorable que celui qui est réservé au possesseur par le droit commun. Ainsi, lorsque la terre a été concédée par la Couronne depuis moins de dix ans, il faudrait ordonner la restitution, comme on le ferait en faveur d’un propriétaire privé, car le possesseur ne pourrait dans ce cas se prévaloir de l’usucapion aux termes du Code civil[167].
Les quelques exemples qui précèdent montrent que la restitution de la terre ancestrale au demandeur autochtone serait juste et appropriée dans une gamme variée de situations. Par ailleurs, par-delà la dichotomie restitution/non-restitution, des solutions d’entre-deux devront être envisagées, telles que des mesures partielles de restitution minimisant la dépossession des autochtones lorsque l’équilibre des droits est par ailleurs préservé. La superposition bien balisée de droits fonciers serait concevable comme solution de compromis entre les droits intégraux de l’un et la dépossession totale de l’autre. Le tribunal pourrait, par exemple, juger bon de réserver au groupe autochtone des droits sur le fonds du particulier, qui seraient de la nature d’une servitude, tel un droit de passage, lorsque, par hypothèse, une telle utilité serait nécessaire pour accéder à un site essentiel pour la poursuite des activités autochtones sur le territoire traditionnel.
D’autres procédés analogues pourront être mis en place, inspirés notamment de modèles connus du droit des peuples autochtones. Ainsi, la Cour suprême a statué que le droit reconnu aux autochtones par certains traités de prélever des ressources aux fins de subsistance s’étend aux terres privées qui ne sont pas « requises ou prises », c’est-à-dire qui ne font pas l’objet d’une utilisation visible et incompatible avec les pratiques autochtones[168]. Le droit d’accès des autochtones au domaine privé ne vaudra que dans les cas où l’usage autochtone « n’a pas pour effet d’entraver l’utilisation et la jouissance des terres en question par le propriétaire et l’occupant[169] ». Des formules originales de cohabitation foncière de ce type devraient émerger à la faveur du travail d’équilibrage qui incombera au tribunal dans le contexte de l’article 9.1 de la Charte québécoise ; elles tendent sans conteste à réduire l’effet préjudiciable des droits de propriété privée sur la capacité des autochtones de se prévaloir effectivement de certaines des utilités que procure le titre ancestral. Lorsque la situation sur le terrain le permet, le juge saisi de l’action en revendication pourrait de cette manière y faire droit partiellement sans craindre de traiter le particulier injustement.
Enfin, si la restitution en nature complète ou partielle n’était ni juste ni appropriée, il conviendrait d’envisager des mesures de restitution « morale », c’est-à-dire des ordonnances qui confirmeraient le lien immatériel imprescriptible entre le peuple autochtone et sa terre ancestrale, même lorsque cette terre est durablement passée dans le patrimoine privé. Il pourrait s’agir, par exemple, de permettre l’installation sur le terrain d’une plaque ou d’un monument rappelant l’occupation ancestrale autochtone et faisant état du titre ancestral.
Une ordonnance de type restitutoire, lorsqu’elle se révèle partielle ou morale, n’est donc pas invariablement incompatible avec l’objectif légitime de protection des droits et des intérêts des particuliers de bonne foi détenant la terre en vertu d’un titre réputé valable. De fait, l’objectif de préservation des intérêts des tiers ne peut être évacué, même lorsque la restitution intégrale en nature est tenue pour juste et appropriée. Cette restitution devrait par conséquent être conditionnelle à l’indemnisation du particulier contraint de rendre la terre au groupe autochtone, à hauteur de la juste valeur de son bien au moment de l’introduction de l’instance. Le droit des autochtones de récupérer la possession et la pleine jouissance de la terre n’étant pas absolu, il peut, en application de l’article 9.1 de la Charte québécoise, être assujetti à cette restriction afin d’équilibrer les droits en présence au nom du bien-être général des citoyens. En pratique, ce sera ultimement la Couronne qui, en raison de son obligation de fiduciaire, prendra en charge le coût de l’indemnité due au particulier, car il ne saurait être question pour Sa Majesté de laisser au peuple autochtone irrégulièrement dépossédé le fardeau financier de payer pour les manquements de l’État à son égard[170].
Il ne faut toutefois pas s’attendre que les ordonnances de restitution intégrale soient systématiques dès lors que :
-
la protection des droits des particuliers de bonne foi est reconnue comme une finalité légitime selon le test des articles 9.1 de la Charte québécoise et 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ;
-
la non-restitution est rationnellement liée à cet objectif ;
-
la non-restitution sera souvent le seul moyen d’atteindre l’objectif de sécurisation foncière des tiers ; et
-
le tribunal, par la voie de diverses ordonnances décrites plus loin, s’assurera que l’obligation de fiduciaire de la Couronne sera respectée de manière à minimiser l’effet préjudiciable de la non-restitution sur le peuple autochtone.
Les tenants de l’intangibilité des droits de propriété des particuliers évoquent le risque systémique que la moindre ouverture judiciaire à la restitution ferait peser, selon eux, sur la vie économique dont le principe cardinal est la sécurité des titres. Ils craignent que, en offrant aux autochtones la possibilité de récupérer leurs terres, les tribunaux ne remettent en cause l’ordre juridique lui-même en créant une précarité foncière généralisée[171] qui, par ricochet, dévaluera le capital foncier, inhibera la production de richesse et minera le système économique[172].
D’aucuns agitent aussi le spectre d’une détérioration des relations intercommunautaires. Bien qu’elles s’avèrent légitimes, leurs inquiétudes paraissent alarmistes. Elles passent sous silence le fait que, depuis l’entrée en vigueur de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, le jugement rendu dans l’arrêt Nation Tshilqot’in est le seul à avoir reconnu l’existence du titre ancestral d’un peuple autochtone au Canada. Elles sous-estiment la réelle difficulté juridique et technique pour un peuple autochtone de prouver son titre ancestral ainsi que les délais et les coûts exorbitants associés à la saisine des tribunaux[173]. Elles ne tiennent pas compte du fait qu’en pratique les groupes autochtones privilégient les solutions négociées et s’abstiennent souvent, à tout le moins jusqu’à ce jour, d’exiger la restitution des terres détenues par des particuliers même lorsqu’ils demandent que ces dernières soient incluses dans un territoire grevé du titre ancestral[174]. Elles masquent aussi le fait que, en ce qui concerne le Québec, la restitution en nature ne sera, selon toute probabilité, ordonnée par les tribunaux qu’avec prudence parce que, justement, la démarche de pondération des droits fondée sur un objectif de protection des intérêts des tiers est parfaitement calibrée pour éviter la dépossession arbitraire des citoyens de bonne foi s’étant gouvernés selon les lois ayant apparemment conféré des titres réguliers.
3.3 Les droits des autochtones en l’absence de restitution
Si le tribunal estime qu’une ordonnance de restitution ne serait pas appropriée, il devra s’assurer que la Couronne respecte par ailleurs son obligation de fiduciaire à l’égard du peuple autochtone. En effet, cette obligation exigera du gouvernement qu’il prenne part à la résolution juste de l’affaire, étant entendu que le titre ancestral perdure sur le domaine privé. Le juge devra d’abord adapter le déroulement de l’instance pour tenir compte de l’obligation de la Couronne de consulter le peuple autochtone en vue d’obtenir son consentement à la confirmation des droits du particulier et, à défaut d’obtenir ce consentement, pour déterminer les solutions de nature à accommoder les autochtones en minimisant les conséquences de la non-restitution. Le tribunal pourra, à la demande de la partie autochtone, rendre des ordonnances assurant le respect des obligations de la Couronne.
À la faveur des négociations, les parties pourront privilégier une restitution par équivalence, soit l’octroi aux autochtones de terres publiques de substitution, de valeur et de qualité équivalentes à celles des terres qu’ils sont contraints de laisser au particulier[175]. Le gouvernement devrait aussi compenser les autochtones qui auront perdu la jouissance de leurs terres au profit du particulier. Comme nous l’avons mentionné précédemment, si la restitution a été ordonnée, la Couronne ne pourra laisser au groupe autochtone la charge de verser l’indemnité payable au particulier évincé.
De plus, certains attributs du titre ancestral peuvent persister malgré le rejet de la demande de restitution à l’encontre du particulier. Il en va ainsi du droit du groupe de décider de l’usage du territoire grevé du titre ancestral qui pourrait obliger le gouvernement à faire participer à l’avenir le groupe détenteur du titre à la définition des orientations de développement et d’aménagement du territoire[176], surtout lorsque les terres privées sont des enclaves sur les terres domaniales grevées du titre ancestral. Si le droit autochtone à l’autonomie gouvernementale était un jour reconnu par la Cour suprême, les terres privées pourraient relever de la compétence autochtone[177].
Lorsque la terre laissée au particulier revêt un grand intérêt stratégique pour le groupe autochtone en raison de sa situation géographique et de ses caractéristiques — par exemple, une terre privée dont la réunification au domaine effectif autochtone permettrait d’assurer la continuité territoriale autochtone —, il serait idoine d’accorder au groupe autochtone des moyens qui lui permettront de récupérer la terre de gré à gré. Ces exemples n’épuisent bien sûr pas la gamme des mesures potentiellement exigibles de la Couronne au nom de son obligation de fiduciaire qui la contraint à protéger les droits ancestraux « existants ». À défaut pour la Couronne de s’entendre avec le peuple autochtone dans un délai raisonnable, il reviendra au tribunal de mettre un terme à l’affaire en déterminant une solution conforme à l’obligation de fiduciaire de l’État.
La manière d’aborder la restitution proposée ici se rapproche quelque peu de celle qui a été formulée dans l’article 28 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones[178] qui ne fait pas de la restitution un impératif strict, étant admis qu’elle ne sera pas toujours juste, auquel cas le remplacement des terres ou la réparation pécuniaire s’imposeront[179]. La pondération des droits est aussi privilégiée notamment par la Cour interaméricaine des droits de l’homme :
La restriction du droit de propriété privée individuelle peut être nécessaire afin d’atteindre l’objectif collectif de la préservation des identités culturelles dans une société pluraliste et démocratique, dans le sens que lui attribue la Convention américaine, et cela peut être proportionnel dans la mesure où une juste compensation est payée à ceux qui sont affectés […] Cela ne signifie pas que, chaque fois qu’il y a un conflit entre les intérêts fonciers de particuliers ou de l’État et ceux des membres des communautés autochtones, ces derniers doivent prévaloir sur les autres. Lorsque les États sont incapables, pour des raisons concrètes et justifiées, d’adopter des mesures afin de rendre le territoire traditionnel et les ressources communes aux populations autochtones, les compensations doivent d’abord être accordées en fonction de la signification que revêt la terre pour eux[180].
Conclusion
Devant une revendication de titre ancestral sur le domaine privé dans les provinces de common law, les tribunaux, les particuliers et les gouvernements ne disposent pas de l’instrument législatif de pondération des droits présent dans la Charte québécoise. Les spécialistes de la common law débattent de l’opportunité d’appliquer à la revendication autochtone les règles de l’equity — règles qui permettent de rejeter au stade préliminaire un recours jugé tardif ou préjudiciable aux droits du possesseur de bonne foi. À ce jour, la jurisprudence a plutôt favorisé cette solution[181], la Cour suprême ayant néanmoins ouvert la porte à la recevabilité d’un recours autochtone de nature purement déclaratoire à l’encontre de la Couronne dans l’affaire Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général)[182].
Notre étude montre que l’action en revendication autochtone à l’encontre d’un particulier est admise en droit québécois et que les juges ne peuvent refuser d’en connaître en raison du délai écoulé depuis la concession de la terre en litige par la Couronne ou de la bonne foi du possesseur. Elle montre aussi que la Couronne devra être partie à l’instance afin de trouver une issue juste et conforme à son obligation de fiduciaire. Le Québec ne connaît donc pas ce que l’on a appelé, ailleurs au pays, « the extinguishment of Aboriginal claims by judicial fiat[183] », une extinction judiciaire qui ne tient sans doute pas suffisamment compte de la persistance possible du titre ancestral sur le domaine privé, ni de l’objectif de conciliation proportionnée des droits au coeur de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Comme l’affirme un auteur, « [e]xtending the extinguishment framework through a questionable reliance on principles of equity bypasses opportunities for creative and important thinking on the relationship between title and private interests[184] ».
À l’extérieur du Québec, le droit sera sans nul doute développé et précisé à la faveur d’un contentieux qui s’intensifie actuellement. Le droit québécois, pour sa part, n’exclut pas la possibilité d’ordonner à un particulier de restituer la terre aux autochtones, même lorsque celle-ci est passée dans le domaine privé depuis longtemps. À l’instar de la Constitution, la Charte québécoise reconnaît toutefois que l’objectif de protection des droits des particuliers détenteurs de titres est d’intérêt général et que leur dépossession complète au profit des autochtones ne s’imposera pas nécessairement, étant entendu que des mesures de minimisation de l’incidence de la non-restitution sur les détenteurs du titre ancestral s’imposeront.
En définitive, à la faveur du régime décrit dans les pages précédentes, les revendications autochtones sur le domaine privé pourront être traitées par les tribunaux d’une manière qui favorise le destin commun des peuples premiers et de ceux qui les ont rejoints sur la terre aujourd’hui appelée « Québec ».
Appendices
Remerciements
L’auteur exprime sa gratitude au professeur Sylvio Normand dont les judicieux commentaires ont permis d’améliorer cet article.
Notes
-
[1]
Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, [2014] 2 R.C.S. 256, 2014 CSC 44, par. 76 (ci-après « arrêt Nation Tsilhqot’in ») ; voir également le paragraphe 97.
-
[2]
Id., par. 90.
-
[3]
Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, 2004 CSC 73, par. 56.
-
[4]
John Borrows, « Aboriginal Title and Private Property », (2015) 71 S.C.L.R. (2d) 91, 105. Voir également Kerry Wilkins, « Life among the Ruins : Section 91(24) after Tsilhqot’in and Grassy Narrows », (2017) 55 Alberta L.R. 91, 107 : « Common law rights are presumptively enforceable against any entity, public or private, that infringes them. »
-
[5]
Voir notamment : Saik’uz First Nation and Stellat’en First Nation v. Rio Tinto Alcan inc., 2015 BCCA 154, par. 77 (demande pour autorisation d’appeler rejetée, C.S.C., 2015-10-15, 36480) ; Ominayak v. Penn West Petroleum Ltd., 2015 ABQB 342 ; Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2014 QCCS 4403 (demande d’autorisation d’appeler rejetée, C.A., 2015-01-06, 500-09-024768-145 ; demande d’autorisation d’appeler rejetée, C.S.C., 2015-10-15, 36332) ; Thomas v. Rio Tinto Alcan inc., 2016 BCSC 1474.
-
[6]
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.). Voir l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 140-151. Au paragraphe 150, la Cour suprême conclut que « la réglementation provinciale d’application générale s’appliquera à l’exercice des droits ancestraux, notamment au titre ancestral sur des terres, sous réserve de l’application du cadre d’analyse relatif à l’art. 35 qui permet de justifier une atteinte ». Elle a appliqué le même raisonnement pour justifier l’opposabilité constitutionnelle des lois provinciales d’application générale qui réglementent des activités ressortissant aux droits issus de traité : voir l’arrêt Première Nation de Grassy Narrows c. Ontario (Ressources naturelles), [2014] 2 R.C.S. 447, 2014 CSC 48, par. 53.
-
[7]
Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64.
-
[8]
Terre-Neuve-et-Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), 2020 CSC 4 (ci-après « arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) ») : la majorité souligne que « les Innus peuvent intenter un recours fondé sur les art. 976 et 1457 du C.c.Q. même en l’absence d’une déclaration attestant de l’existence de droits ancestraux, comme n’importe qui d’autre pourrait le faire » (par. 28).
-
[9]
Id. : la majorité écrit que « les Innus doivent prouver qu’ils ont une certaine relation avec le territoire et que celle-ci fait intervenir soit la responsabilité délictuelle des compagnies minières soit leur responsabilité fondée sur les inconvénients du voisinage » (par. 40).
-
[10]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 90.
-
[11]
Voir, par exemple, les affaires suivantes qui sont toujours pendantes : Haida Nation v. British Columbia, 2017 BCSC 1665 ; Cowichan Tribes v. Canada (Attorny General), 2017 BCSC 1575 ; Giesbrecht v. British Columbia (Attorney General), 2018 BCSC 822 ; Giesbrecht v. British Columbia (Attorney General), 2020 BCSC 174. Dans l’affaire Giesbrecht (2020), au paragraphe 31, le tribunal mentionne également les affaires suivantes : Ignace v. British Columbia (Attorney General), Kamloops Registry no S51952 ; Nuchatlaht v. British Columbia, Vancouver Registry no S170606.
-
[12]
Arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8, par. 293 (motifs des juges Brown et Rowe au nom de quatre juges).
-
[13]
Voir : J. Borrows, préc., note 4 ; Kent McNeil, « Co-Existence of Indigenous Rights and other Interests in Land in Australia and Canada », (1997) 3 C.N.L.R. 1 ; Gordon Christie, « Aboriginal Title and Private Property », dans Maria Morellato (dir.), Aboriginal Law since Delgamuukw, Aurora, Canada Law Book, 2009, p. 177 ; Kent McNeil, « Reconciliation and Third-Party Interests : Tsilhqot’in Nation v. British Columbia », (2010) 8 Indigenous L.J. 7 ; Malcolm Lavoie, « Aboriginal Title Claims to Private Land and the Legal Relevance of Disruptive Effects », (2018) 83 S.C.L.R. (2d) 129 ; Robert Hamilton, « Private Property and Aboriginal Title : What is the Role of Equity in Mediating Conflicting Claims ? », (2018) 51 U.B.C. L. Rev. 347.
-
[14]
Voir l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 50 : « Il incombe au groupe revendicateur d’établir l’existence du titre ancestral. »
-
[15]
Voir : R. c. Marshall ; R. c. Bernard, [2005] 2 R.C.S. 220, 2005 CSC 43 : la Cour suprême déclare que « le groupe doit démontrer qu’il descend, depuis la période précédant l’affirmation de la souveraineté, du groupe sur les pratiques duquel repose la revendication de droit » (par. 70). Elle affirme aussi que les autochtones « doivent démontrer l’existence d’un lien avec le groupe antérieur à l’affirmation de la souveraineté dont ils invoquent les pratiques pour revendiquer le titre ou un droit ancestral plus restreint » (par. 67).
-
[16]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 25.
-
[17]
Id. : la Cour suprême précise que, « pour qu’une preuve de l’occupation actuelle permette de conclure à l’occupation antérieure à l’affirmation de la souveraineté, l’occupation actuelle doit tirer son origine de l’époque antérieure à l’affirmation de la souveraineté » (par. 46).
-
[18]
Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 114 (ci-après « arrêt Delgamuukw ») ; arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8, par. 46 (« des droits ancestraux qui sont par leur nature même préexistants »).
-
[19]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 47-49.
-
[20]
Id., par. 42. Voir aussi l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 149.
-
[21]
Arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 115 ; arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8, par. 30 (« intrinsèquement collectif »).
-
[22]
Arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 117 (« le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres »), voir aussi les paragraphes 166 et 167 ; arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 76.
-
[23]
Dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 47, la Cour suprême réitère que « l’utilisation régulière, mais non exclusive, peut donner naissance à des droits ancestraux usufructuaires ». Voir : R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, par. 74 ; R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101, par. 25-29 ; R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139, par. 38 ; arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 137-139 et 176.
-
[24]
La « coutume, pratique ou tradition » relative à l’usage des ressources aura nécessairement un ancrage spatial de sorte qu’un droit s’y rapportant s’exercera sur une aire géographique déterminée. Voir : R. c. Adams, préc., note 23, par. 30 et 34 ; R. c. Côté, préc., note 23, par. 39 ; arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 138 et 176 ; R. c. Powley, [2003] 2 R.C.S. 207, 2003 CSC 43, par. 19 ; Mitchell c. M.R.N., [2001] 1 R.C.S. 911, 2001 CSC 33, par. 56.
-
[25]
La Cour suprême parle d’activités particulières qui sont des pratiques actuelles, mais qui correspondent à une évolution logique, sur le plan fonctionnel et technique, des « coutumes, pratiques et traditions » qui faisaient partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone ancestral. Voir notamment l’arrêt Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), [2011] 3 R.C.S. 535, 2011 CSC 56, par. 50-56. Voir l’arrêt R. c. Sappier ; R. c. Gray, [2006] 2 R.C.S. 686, 2006 CSC 54, par. 21 et 22. Selon la Cour suprême, « [i]l s’agit donc pour les tribunaux de déterminer le lien entre le droit revendiqué et la culture ou le mode de vie du peuple autochtone avant son contact avec les Européens ».
-
[26]
Il en ira autrement si un site important de prélèvement traditionnel d’une ressource faisant partie intégrante de l’économie de subsistance autochtone se trouve principalement ou substantiellement sur la terre occupée par un particulier, ou si l’accès à cette terre est raisonnablement requis en raison de son accessibilité. Dans l’affaire Québec (Procureur général) c. Young, 2003 CanLII 47908 (C.A.), la Cour d’appel du Québec s’est penchée sur la question de savoir si l’octroi par la Couronne de baux de pourvoirie à usage exclusif constituait une atteinte à un droit ancestral de chasse aux fins de subsistance. L’effet des baux était en pratique d’empêcher les Algonquins d’avoir accès à des parcelles de territoire qui ne représentaient qu’une fraction du vaste espace où ils détenaient un droit ancestral de chasse. La majorité de la Cour d’appel a néanmoins estimé que les autochtones avaient démontré que le fait de ne pas pouvoir fréquenter les sites des pourvoiries représentait une diminution réelle de leur capacité de jouir de leurs droits puisque l’accès à la ressource était rendu plus onéreux et difficile en raison des longues distances qui auraient dû être parcourues pour se rendre à d’autres sites (voir les paragraphes 17 à 23).
-
[27]
Par exemple, l’exercice d’un droit de chasse à l’orignal sur un terrain aujourd’hui transformé en stationnement n’est guère réaliste.
-
[28]
La possibilité de renoncer aux droits fonciers ancestraux ressort clairement des termes de la Proclamation royale de 1763, L.R.C. 1985, app. II, no 1, qui confirme les droits des autochtones qui, « not having been ceded to or purchased by Us, are reserved to them ». Cet instrument aménage par ailleurs expressément la procédure qui permettra à un groupe autochtone de renoncer à ses droits « if at any Time any of the Said Indians should be inclined to dispose of the said Lands ». Les tribunaux, pour leur part, ont statué que ces dispositions de la Proclamation ne font que codifier la common law : voir l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 112 et 113. La Cour suprême a donc donné effet aux clauses d’abandon des droits contenues dans les traités. Voir : Ontario (Procureur général) c. Bear Island Foundation, [1991] 2 R.C.S. 570 ; R. c. Howard, [1994] 2 R.C.S. 299.
-
[29]
Dans une décision de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, le tribunal semble avoir raisonné en termes d’abandon volontaire du territoire lorsqu’il fait remarquer que le juge de première instance a conclu qu’il existait bien avant le contact une collectivité micmaque dont les membres chassaient à l’endroit où l’accusé prétend avoir exercé son droit ancestral, mais que cette collectivité a quitté les lieux depuis très longtemps. Voir l’affaire Bernard c. R., 2017 NBCA 48. La Cour d’appel note ce qui suit au paragraphe 60 :
In the specifics of the present case, the trial judge found that pre-contact, there had been a community of Mi’kmaq that hunted at the mouth of the St. John River. However, the judge found, based on expert evidence, that the Mi’kmaq community which occupied that location left the area a long time ago for some unexplained reason, and he found no evidence of a contemporary community of Mi’kmaq in the area.
-
[30]
Ce sera d’emblée le cas, par exemple, lorsque la terre traditionnellement utilisée par les autochtones est concédée en pleine propriété à un particulier ou mise à la disposition de l’industrie extractive, ce qui engendre ainsi un obstacle juridique et parfois physique à la présence autochtone.
-
[31]
Ghislain Otis, « Le titre aborigène : émergence d’une figure nouvelle et durable du foncier autochtone ? », (2005) 46 C. de D. 795, 821 et 822.
-
[32]
Voir notamment : Calder et al. c. Procureur général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313, 404 (j. Hall) ; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, 1098 et 1099 ; R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, par. 31 ; arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 180. Certaines dispositions constitutionnelles particulières pouvaient toutefois limiter la discrétion du Parlement quant à la manière de régler les revendications autochtones visant certains territoires. Voir en particulier l’Arrêté en conseil de Sa Majesté admettant la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest de 1870, L.R.C. 1985, app. II, no 9.
-
[33]
Voir : R. c. Sparrow, préc., note 32, 1099 ; R. c. Sappier ; R. c. Gray, préc., note 25, par. 57.
-
[34]
Voir : R. c. Sparrow, préc., note 32, 1091 ; arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 133.
-
[35]
R. c. Van der Peet, préc., note 23, par. 28 ; Mitchell c. M.R.N., préc., note 24, par. 11 ; R. c. Marshall ; R. c. Bernard, préc., note 15, par. 39.
-
[36]
Secrétariat aux affaires autochtones, Convention de la Baie-James et du Nord québécois, Québec, Les Publications du Québec, 2004 (ci-après « CBJNQ »). Voir l’article 2.1.
-
[37]
Gouvernement du Québec, Convention du Nord-Est québécois et conventions complémentaires, Québec, Les Publications du Québec. Voir l’article 2.1.
-
[38]
L’article 3 (3) de la Loi sur le règlement des revendications des autochtones de la Baie James et du Nord québécois, S.C., 1976-77, c. 32, qui approuve et met en vigueur la CBJNQ, dispose que « [l]a présente loi éteint tous les revendications, droits, titres et intérêts autochtones, quels qu’ils soient, aux terres et dans les terres du Territoire, de tous les Indiens et de tous les Inuit, où qu’ils soient ». L’opposabilité de cette disposition aux peuples non signataires dont le territoire traditionnel se trouve en partie sur le territoire visé par la CBJNQ est contestée.
-
[39]
Pour une étude de ces procédés du régime français à aujourd’hui, voir notamment Pierre Labrecque, Le domaine public foncier au Québec, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1997, p. 39-95 et 131-159.
-
[40]
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.).
-
[41]
Id. L’article 109 de cette loi énonce ceci « Toutes les terres, les mines, minéraux et réserves royales […] appartiendront aux différentes provinces d’Ontario, Québec, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, dans lesquelles ils sont sis et situés, ou exigibles, restant toujours soumis aux charges dont ils sont grevés, ainsi qu’à tous intérêts autres que ceux que peut y avoir la province. » Le titre de la province est toutefois, aux termes mêmes de l’article 109, grevé des droits fonciers ancestraux des peuples autochtones. Voir, entre autres, l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 175.
-
[42]
Voir les articles 92 (5) et 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867, préc., note 40.
-
[43]
Loi sur les terres agricoles du domaine public, RLRQ, c. T-7.1.
-
[44]
Loi sur les terres du domaine de l’État, RLRQ, c. T-8.1.
-
[45]
C’est ce que plaide notamment le propriétaire privé dans l’affaire Giesbrecht v. British Columbia (Attorney General), préc., note 11.
-
[46]
Calder et al. c. Procureur général de la Colombie-Britannique, préc., note 32.
-
[47]
Voir l’affaire Mabo and others v. Queensland (No. 2), [1992] 175 C.L.R. 1.
-
[48]
Queensland v. Congoo, [2015] HCA 17. Le juge Bell, membre de la High Court, a résumé ainsi la position de cette dernière en soulignant qu’en Australie « [t]he test for extinguishment under common law does not depend upon identification of an ahistorical legislative intention to extinguish rights which before 1992 were not understood to have survived European settlement » (par. 139). Voir aussi : Wik Peoples v. Queensland, [1996] HCA 40, 184 et 185 ; Akiba v. The Commonwealth, [2013] HCA 33, 229 et 230.
-
[49]
Proclamation royale de 1763, préc., note 28. Dans l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 114, la Cour suprême déclare que « le titre aborigène a été reconnu par la Proclamation ». Dans l’arrêt Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), [2013] 1 R.C.S. 623, 2013 CSC 14, elle écrit ce qui suit au paragraphe 66 : « En droit des Autochtones, le principe de l’honneur de la Couronne remonte à la Proclamation royale de 1763, qui renvoie aux “nations ou tribus sauvages qui sont en relations avec Nous et qui vivent sous Notre protection”. » Voir aussi l’arrêt Beckman c. Première nation Little Salmon/Carmacks, [2010] 3 R.C.S. 103, 2010 CSC 53, par. 42, où la plus haute juridiction du pays affirme que l’engagement de la Couronne de protéger les autochtones contre l’exploitation relativement à leurs terres a été reconnu au moment de la Proclamation royale.
-
[50]
R. c. Gladstone, préc., note 32, par. 36. Voir aussi l’arrêt R. c. Sappier ; R. c. Gray, préc., note 25, par. 59-61.
-
[51]
Arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 180 ; R. c. Gladstone, préc., note 32, par. 34 ; R. c. Sappier ; R. c. Gray, préc., note 25, par. 60.
-
[52]
R. c. Sappier ; R. c. Gray, préc., note 25, par. 59 et 60.
-
[53]
Dans l’arrêt R. c. Sappier ; R. c. Gray, préc., note 25, par. 57, la Cour suprême écrit que « [l]’intention d’éteindre des droits ancestraux doit être claire. Toutefois, cette intention n’a pas à être expresse, si bien que les droits peuvent aussi être éteints de manière implicite ». Voir aussi : arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 180 ; R. c. Gladstone, préc., note 32, par. 34.
-
[54]
Convention sur le transfert des ressources naturelles, art. 12, confirmée par la Loi constitutionnelle de 1930, 20 & 21 Geo. V, c. 26 (R.-U.), reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 26, annexe 2.
-
[55]
Ces provinces sont le Manitoba, la Saskatchewan et l’Alberta.
-
[56]
Voir l’arrêt R. c. Gladstone, préc., note 32, où la Cour suprême explique au paragraphe 38 que la Convention sur le transfert des ressources naturelles « pourvoit au règlement permanent des droits juridiques des groupes autochtones auxquels il s’applique » et « visait à clarifier de façon permanente […] les droits juridiques des peuples autochtones au sein de la province ». Voir aussi : R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901, 933 ; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, par. 46.
-
[57]
Une telle loi ne pourra donc pas être reçue en droit fédéral en vertu de l’article 88 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I-5, qui n’opère la réception que des lois provinciales d’application générale.
-
[58]
Arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 180.
-
[59]
C’est aussi l’avis général de la doctrine. Voir : Kent McNeil, « Aboriginal Title and the Provinces after Tsilhqot’in Nation », (2015) 71 S.C.L.R. (2d) 67, 82, 83 et 88 ; HW Roger Townshend, « What Changes Did Grassy Narrows First Nation Make to Federalism and other Doctrines ? », (2017) 95 Can. Bar Rev. 459, par. 56 ; M. Lavoie, préc., note 13, par. 14 et 15 ; K. Wilkins, préc., note 4, par. 64 et 74, émet toutefois l’hypothèse que si l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, signifie que les droits ancestraux n’ont jamais été au coeur de la compétence fédérale exclusive, alors une loi provinciale antérieure à 1982 pourrait avoir éteint ces droits. Cet auteur omet à tort de considérer que, pour exprimer une intention claire d’éteindre les droits ancestraux, une loi extinctive devrait être relative à une matière relevant exclusivement du pouvoir fédéral aux termes de l’article 91 (24) de la Loi constitutionnelle de 1867, préc., note 40, ce qui la rendrait ultra vires, que ces droits soient ou non au coeur de la compétence fédérale.
-
[60]
Voir aussi Sébastien Grammond, Terms of Coexistence : Indigenous Peoples and Canadian Law, Toronto, Carswell, 2013, p. 251. Par ailleurs, comme l’exprime M. Lavoie, préc., note 13, par. 12 et 13, même si l’on présume que les autorités coloniales – et non le pouvoir impérial – pouvaient éteindre les droits ancestraux avant 1867, les lois préconfédératives relatives au domaine public n’exprimaient pas une intention claire et expresse d’éteindre ces droits, de sorte que les concessions antérieures à 1867 n’ont pu produire d’effet extinctif.
-
[61]
Dans l’affaire Giesbrecht v. British Columbia (Attorney General), préc., note 11 (2018), la Couronne avance en défense que l’octroi d’une concession en pleine propriété vient supplanter (displace) le titre ancestral, ce qui ne serait pas de la même nature qu’une extinction. À supposer que cette théorie de la supplantation soit valable, la non-extinction signifiera que le titre ancestral sera toujours « existant » aux fins de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, préc., note 6, et qu’il incombera par conséquent à toute partie intéressée de prouver que l’atteinte à la jouissance du titre ancestral sera justifiable selon les critères dégagés par la Cour suprême.
-
[62]
Dans l’affaire Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), préc., note 49, la Cour suprême rappelle, au paragraphe 135, qu’elle « a conclu que les lois sur la prescription des actions ne peuvent empêcher les tribunaux, à titre de gardiens de la Constitution, de rendre des jugements déclaratoires sur la constitutionnalité d’une loi. Par extension, les lois sur la prescription des actions ne peuvent empêcher les tribunaux de rendre un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité de la conduite de la Couronne ».
-
[63]
Sylvio Normand, « La qualification du titre ancestral des peuples autochtones au regard du droit civil », (2019) 53 R.J.T.U.M. 221, 232 et 236.
-
[64]
L’article 2875 C.c.Q. dispose que « [l]a prescription est un moyen d’acquérir ou de se libérer par l’écoulement du temps et aux conditions déterminées par la loi : la prescription est dite acquisitive dans le premier cas et, dans le second, extinctive ».
-
[65]
Voir R. Hamilton, préc., note 13, 363, qui, en tant que spécialiste de la common law, décrit cette doctrine héritée de l’equity :
Those equitable defences most commonly relied on in the Aboriginal context relate to delays in bringing an action forward. Where equitable actions are delayed, three avenues are available to a defendant : statutes of limitations, the application of such statutes by analogy, and the equitable doctrine of laches. Laches is an equitable defence which can bar equitable claims on the basis that there was an undue delay in bringing the action.
-
[66]
Chippewas of Sarnia Band v. Canada (Attorney General), [2000] O.J. No. 4804, 195 D.L.R. (4th) 135 (Ont. C.A.). Cette affaire a été abondamment commentée et critiquée par la doctrine. Voir notamment : R. Hamilton, préc., note 13 ; M. Lavoie, préc., note 13 ; Senwung Luk et Brooke Barrett, « Time is on our Side : Colonialism through Laches and Limitations of Actions in the Age of Reconciliation », (2017) L.S.U.C. 394 ; Kent McNeil, « Extinguishment of Aboriginal Title in Canada : Treaties, Legislation, and Judicial Discretion », (2002) 33 Ottawa L.R. 301 ; James I. Reynolds, « Aboriginal Title : The Chippewas of Sarnia », (2002) 81 Can. Bar Rev. 97 ; Paul M. Perell et Jeff G. Cowan, « In Defence of Chippewas of Sarnia Band v. Canada (Attorney General) », (2002) 81 Can. Bar Rev. 727 ; James I. Reynolds, « A Reply To “In Defence of Chippewas of Sarnia Band v. Canada” », (2003) 82 Can. Bar Rev. 125.
-
[67]
Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), préc., note 49. Tout en concluant que ne peut se prescrire une action en jugement déclaratoire en vue de faire constater judiciairement le non-respect des obligations constitutionnelles de la Couronne à l’égard d’un peuple autochtone, la Cour suprême propose une distinction décisive entre un recours purement déclaratoire et une demande de « réparation personnelle » (par. 133-136). Voici ce qu’elle souligne au paragraphe 137 :
[L]es Métis ne sollicitent pas de réparation personnelle, ne réclament pas de dommages-intérêts et ne font aucune revendication territoriale. Ils ne demandent pas non plus le rétablissement du titre dont leurs descendants auraient pu hériter si la Couronne avait agi honorablement. Ils demandent plutôt que soit rendu un jugement déclarant qu’une obligation constitutionnelle précise n’a pas été remplie comme l’exigeait l’honneur de la Couronne. Ils sollicitent ce jugement déclaratoire pour faciliter leurs négociations extrajudiciaires avec la Couronne en vue de réaliser l’objectif constitutionnel global de réconciliation inscrit dans l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
La Cour suprême ajoute ceci au paragraphe 143 :
Dans la présente action, si les Métis avaient sollicité des réparations personnelles, le raisonnement adopté en l’espèce ne pourrait s’appliquer. Toutefois, comme l’a reconnu le Canada, la mesure de redressement sollicitée en l’espèce n’est manifestement pas de nature personnelle : m.i., par. 82. Le principe de la réconciliation commande que ce type de déclaration puisse être accordé.
-
[68]
Voir notamment les articles 292, 2922 et 2923 C.c.Q.
-
[69]
S. Grammond, préc., note 60, p. 252 ; M. Lavoie, préc., note 13, par. 13 ; HW R. Townshend, préc., note 59, par. 32 et 56.
-
[70]
Le transfert du titre n’est pas la même chose que son extinction. Il n’éteint pas le droit sur le bien, mais le fait passer à un acquéreur qui en devient le nouveau titulaire.
-
[71]
Si l’on se réfère aux modes d’acquisition des biens mentionnés dans l’article 916 C.c.Q., il n’est pas, non plus, susceptible d’être acquis par un particulier par occupation, n’étant pas un bien meuble sans maître (art. 935), ni par succession, ce type de dévolution n’étant évidemment pas pertinent dans le cas d’un groupe autochtone qui se perpétue de génération en génération.
-
[72]
Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, 381.
-
[73]
Josette Rey-Debove et Alain Rey (dir.), Le Petit Robert 2013, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2012, s.v. « Incommutable » : un bien incommutable « ne peut changer de possesseur, de propriétaire ».
-
[74]
R. c. Van der Peet, préc., note 23, par. 20 (l’italique est de nous). Voir aussi l’arrêt R. c. Nikal, [1996] 1 R.C.S. 1013, par. 93.
-
[75]
Arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 132.
-
[76]
Id., par. 129. Le monopole de la Couronne sur les transferts de terres de cette dernière aux particuliers vient poser un obstacle additionnel à toute aliénation par les titulaires de droits ancestraux au profit d’un particulier.
-
[77]
La prescription acquisitive opère le transfert du droit de propriété à la personne apte à s’en prévaloir : « La prescription acquisitive est un moyen d’acquérir le droit de propriété ou l’un de ses démembrements, par l’effet de la possession » (l’italique est de nous) (art. 2910 C.c.Q.). Voir également les articles 930 et 2918 C.c.Q.
-
[78]
Voir l’arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8. La Cour suprême affirme d’ailleurs, au paragraphe 60, que les dispositions du Code civil « doivent donc être interprétées en tenant compte […] du caractère spécial des droits consacrés par l’art. 35 ». Voir également le paragraphe 17.
-
[79]
Arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8. La Cour suprême écrit que le titre ancestral est « détenu non seulement au profit de la génération actuelle, mais aussi de toutes les générations à venir » (par. 30). Dans l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 127, la Cour suprême avait déjà insisté sur l’aspect suivant : « la pertinence de la continuité du rapport qu’entretient une collectivité autochtone avec ses terres réside dans le fait que ce rapport s’applique non seulement au passé mais aussi à l’avenir ». Voir également l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 74.
-
[80]
L’article 916 (2) C.c.Q. dispose que « nul ne peut s’approprier par occupation, prescription ou accession les biens de l’État ». S’il est vrai que la Couronne conserve le titre sous-jacent des terres grevées du titre ancestral, ce dernier constitue néanmoins une tenure préexistante et autonome au point que, dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 115, la Cour suprême a statué que, « une fois que l’existence du titre ancestral est confirmée, les terres sont “dévolues” au groupe autochtone et ne sont plus des terres publiques ». Ce n’est donc pas l’article 916 C.c.Q. qui rend le titre ancestral imprescriptible, car les droits sur la terre visée ne sont pas strictement un bien de l’État au sens de cette disposition.
-
[81]
Art. 916 (1) C.c.Q. : « Les biens s’acquièrent par contrat, par succession, par occupation, par prescription, par accession ou par tout autre mode prévu par la loi. »
-
[82]
Voir supra, note 64.
-
[83]
Voir supra, note 77.
-
[84]
Le jeu de la prescription acquisitive ne relève pas de la discrétion judiciaire. Sylvio Normand, écrit à ce sujet : « La prescription d’un droit de propriété portant sur un immeuble opère de plein droit […] le jugement rendu par le tribunal a un rôle déclaratif. Il ne fait que confirmer une propriété déjà acquise par la prescription, il n’a donc pas pour effet d’attribuer un droit de propriété. » Voir Sylvio Normand, Introduction au droit des biens, 3e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2020, p. 410 et 411. En toute logique, on peut affirmer que l’imprescriptibilité opère aussi de plein droit, et qu’elle ne peut être neutralisée par l’exercice « équitable » d’une discrétion judiciaire.
-
[85]
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12 (ci-après « Charte québécoise »).
-
[86]
Ces dispositions se lisent comme suit : art. 912 C.c.Q. : « Le titulaire d’un droit de propriété ou d’un autre droit réel a le droit d’agir en justice pour faire reconnaître ce droit » ; art. 953 C.c.Q. : « Le propriétaire d’un bien a le droit de le revendiquer contre le possesseur ou celui qui le détient sans droit ; il peut s’opposer à tout empiètement ou à tout usage que la loi ou lui-même n’a pas autorisé ».
-
[87]
S. Normand, préc., note 84, p. 113. Voir aussi aux pages 169 et 402.
-
[88]
Id., p. 169.
-
[89]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 90.
-
[90]
Arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 190 et 112 ; arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 72. Voir aussi : Guerin c. La Reine, préc., note 72, 382 ; R. c. Sparrow, préc., note 32, 1112 ; arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8, par. 25-36.
-
[91]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 73 et 74.
-
[92]
L’article 947 C.c.Q. définit ainsi la propriété : « La propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien, sous réserve des limites et des conditions d’exercice fixées par la loi. Elle est susceptible de modalités et de démembrements. »
-
[93]
S. Normand, préc., note 63, 233. Pour un autre point de vue, voir Kirsten Anker, « Translating Sui Generis Aboriginal Rights in the Civilian Imagination », dans Alexandra Popovici, Lionel Smith et Régine Tremblay (dir.), Les intraduisibles en droit civil, Montréal, Éditions Thémis, 2014, p. 1.
-
[94]
Arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8.
-
[95]
Les requérants s’appuient sur l’article 3152 C.c.Q. selon lequel « [l]es autorités québécoises sont compétentes pour connaître d’une action réelle si le bien en litige est situé au Québec ».
-
[96]
Arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8, par. 19.
-
[97]
Id. Au paragraphe 30, la Cour suprême souligne ce qui suit :
En raison de la façon dont il a pris naissance dans le cadre de la relation particulière qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones, le titre ancestral présente des caractéristiques uniques qui le distinguent des notions de propriété du droit civil et de la common law. Le titre ancestral est un titre intrinsèquement collectif qui est détenu non seulement au profit de la génération actuelle, mais aussi de toutes les générations à venir […] Pour permettre tant aux générations actuelles qu’aux générations futures d’en jouir, le titre ancestral prévoit des restrictions à la cession des terres et à l’utilisation qu’on peut en faire […] Ces caractéristiques sont incompatibles avec la propriété au sens du droit civil et de la common law.
-
[98]
Id., par. 36. Les juges minoritaires ne sont pas en reste, eux qui écrivent que « les droits ancestraux ou issus de traités sont une institution étrangère au droit civil » (par. 135). Ces derniers estiment toutefois qu’il est propre au droit international privé de qualifier le droit exogène en recourant à des analogies avec le droit du for et concluent qu’aux seules fins du droit international privé le titre ancestral est analogue à un droit réel en droit civil (voir les paragraphes 139 à 155).
-
[99]
Id., par. 60.
-
[100]
Id., par. 44-52.
-
[101]
La Cour suprême emploie cette expression dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 90.
-
[102]
S. Normand, préc., note 63, 233.
-
[103]
Art. 913 C.c.Q.
-
[104]
Charte québécoise, art. 6.
-
[105]
Id., art. 49 (1). L’invocabilité de l’article 6 de la Charte québécoise par les autochtones pour la protection de leurs droits ancestraux à l’encontre des particuliers a déjà été discutée. Voir Ghislain Otis, « Les droits ancestraux des peuples autochtones au carrefour du droit public et du droit privé : le cas de l’industrie extractive », (2019) 60 C. de D. 451, 481-486. L’argumentation proposée ici vient approfondir et préciser la démonstration.
-
[106]
Voir l’affaire Kaska Dena Council v. Yukon (Government of), 2019 YKSC 13, par. 111 : « It is important to recognize that First Nations or collective groups holding aboriginal title may organize themselves into a society for the purpose of negotiating and settling their aboriginal land claims. »
-
[107]
Voir Charlaine Bouchard, Droit et pratique de l’entreprise. Entrepreneurs et sociétés de personnes, t. 1 « Entrepreneurs et sociétés de personnes », 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, p. 419 et suiv.
-
[108]
Art. 299 (1) C.c.Q. Pour sa part, l’article 2 C.c.Q. dispose que « [t]oute personne est titulaire d’un patrimoine ».
-
[109]
de Montigny c. Brossard (Succession), [2010] 3 R.C.S. 64, 2010 CSC 51.
-
[110]
Id., par. 44.
-
[111]
Id., par. 45.
-
[112]
Id.
-
[113]
La Cour d’appel du Québec n’a pas non plus hésité à reconnaître que la Charte québécoise peut accorder une protection autonome par rapport aux dispositions du Code civil : voir l’affaire Vallée c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2005 QCCA 316.
-
[114]
Arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8, par. 30.
-
[115]
Arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 115.
-
[116]
Kent McNeil, Emerging Justice : Essays on Indigenous Rights in Canada and Australia, Saskatoon, Native Law Center, University of Saskatchewan, 2001, p. 124. Voir Kent McNeil, « Aboriginal Title as a Constitutionally Protected Property Right », dans Owen Lippert (dir.), Beyond the Nass Valley : National Implications of the Supreme Court’s Delgamuukw Decision, Vancouver, The Fraser Institute, 2000, p. 55, à la page 60, où l’auteur écrit en outre que la Cour suprême « must have intended to accord a form of legal personality to Aboriginal nations ».
-
[117]
Arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8, par. 17.
-
[118]
La jurisprudence française reconnaît la personnalité juridique du clan kanak, qui est le détenteur de la terre coutumière en Nouvelle-Calédonie, au motif que « le clan détenteur des droits d’une unité familiale élargie ne se résume pas à la somme des individualités qui le composent ; qu’il défend des intérêts collectifs dignes d’être protégés ; qu’il est doté d’organes exécutifs, chef de clan notamment, désignés par les divers membres du clan » : Nouméa, 22 août 2011, R.G. 10/532.
-
[119]
Behn c. Moulton Contracting Ltd., [2013] 2 R.C.S. 227, 2013 CSC 26, par. 35 (voir aussi le paragraphe 33). La Cour d’appel de l’Ontario s’est appuyée sur cet arrêt pour reconnaître à un individu la capacité de revendiquer en justice le respect d’un droit ancestral dont il alléguait être personnellement bénéficiaire. Voir l’affaire Beaver v. Hill, 2018 ONCA 816.
-
[120]
S. Normand, préc., note 84, p. 57 : « Le bien s’entend d’un droit patrimonial, soit d’un droit qui présente une valeur pécuniaire. Le bien est une chose – suivant l’acception large donnée à la notion – qui procure une utilité, est appropriée ou susceptible de l’être. En somme, un bien est intégré dans l’ordre économique, il est un objet de droit. » Voir Benoît Moore et autres (dir.), Code civil du Québec. Annotations et commentaires, 3e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2018, p. 988 :
[Le] terme « bien » renvoie à deux concepts. Il désigne traditionnellement les choses matérielles susceptibles d’appropriation qu’on appelle aussi bien corporels. Le terme « bien » est également défini comme un « droit patrimonial » ou un bien incorporel. Dans cette perspective, il englobe l’ensemble des droits ayant une valeur économique […] La chose devient un bien (corporel) lorsqu’elle a une valeur économique et qu’elle a fait l’objet d’une appropriation. Le droit qui résulte de l’appropriation est un bien (incorporel).
-
[121]
Madeleine Cantin Cumyn et Michelle Cumyn, « La notion de biens », dans Sylvio Normand (dir.), Mélanges offerts au professeur François Frenette. Études portant sur le droit patrimonial, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 127, aux pages 149 et 150.
-
[122]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 88.
-
[123]
Voir l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 155 : « L’exclusivité, en tant qu’aspect du titre aborigène, appartient à la collectivité autochtone qui possède la capacité d’exclure autrui des terres détenues en vertu de ce titre. » Voir également l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 76.
-
[124]
Arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 113.
-
[125]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 72.
-
[126]
Id., par. 75. Dans cet arrêt, la Cour suprême n’a de cesse d’évoquer le « droit de propriété du groupe autochtone » (par. 124). Voir aussi l’arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8, par. 33.
-
[127]
Arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 169.
-
[128]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 67.
-
[129]
Id., par. 70.
-
[130]
De fait, des ententes de cette nature, appelées « ententes sur les répercussions et les avantages (ERA) », sont relativement fréquentes. Pour une étude de la validité des ERA au regard de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, préc., note 6, voir Gh. Otis, préc., note 105, 455-462.
-
[131]
Dans l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, la Cour suprême écrit ceci au paragraphe 129 :
L’inaliénabilité des terres détenues en vertu d’un titre aborigène indique que ces terres sont quelque chose de plus qu’un simple bien fongible. Le rapport qu’entretient une collectivité autochtone avec les terres sur lesquelles elle possède un titre aborigène comporte un aspect important de nature non économique. Les terres en elles-mêmes ont une valeur intrinsèque et unique dont jouit la collectivité qui possède le titre aborigène sur celles-ci.
-
[132]
Dans l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 131, le juge en chef souligne, au nom de la Cour suprême, que « les remarques que je viens de faire au sujet de l’importance de la continuité du rapport qu’entretient une collectivité autochtone avec ses terres, et la valeur non économique ou intrinsèque de celles-ci ne devraient pas être considérées comme faisant obstacle à la possibilité d’une cession à la Couronne moyennant contrepartie de valeur ». La version anglaise est tout aussi éloquente en évoquant la possibilité de « surrender to the Crown in exchange for valuable consideration ».
-
[133]
Voir, par exemple, les dispositions financières du chapitre 25 de la CBJNQ, préc., note 36.
-
[134]
La cession des terres à la Couronne est souvent le prélude à leur transfert à un particulier. Il convient toutefois de mentionner que la nature monnayable du titre ancestral est contestée par certains autochtones qui la jugent contraire à leurs traditions juridiques.
-
[135]
Dans l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 169, la Cour suprême écrit que la « dimension économique du titre aborigène montre que l’indemnisation est également un facteur pertinent à l’égard de la question de la justification, possibilité évoquée dans l’arrêt Sparrow et [qui a été] répétée dans Gladstone ».
-
[136]
Voir Gh. Otis, préc., note 105, 482-484.
-
[137]
L’assujettissement du droit à la libre jouissance de son bien aux limites et aux restrictions prévues par la loi est reconnue de longue date par la jurisprudence. Voir notamment : Veilleux c. Québec (Commission de protection du territoire agricole), [1989] 1 R.C.S. 839 ; Municipalité régionale de comté d’Abitibi c. Ibitiba ltée, [1993] R.J.Q. 1061 (C.A.). Cette subordination n’autorise toutefois pas le législateur à aménager l’usage ou la jouissance des biens d’une manière contraire à la norme antidiscriminatoire énoncée à l’article 10 de la Charte québécoise puisque cette disposition jouit, exception faite des distinctions fondées sur l’âge, d’une primauté sur les autres lois aux termes de son article 52.
-
[138]
Cette limite est celle qui découle des termes « sauf dans la mesure prévue par la loi » (Charte québécoise, art. 6).
-
[139]
En fait, il est possible de considérer que la restriction aux droits et libertés découlant de l’article 9.1 correspond à une « mesure prévue par la loi » aux fins de l’article 6 de la Charte québécoise. Voir, par exemple, l’affaire Desroches c. Québec (Commission des droits de la personne), [1997] R.J.Q. 1540 (C.A.), où la Cour d’appel voit dans l’article 10 de la Charte québécoise une « mesure prévue par la loi » au sens de son article 6.
-
[140]
Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, 770.
-
[141]
Voir Québec, Assemblée nationale, Journal des débats de la Commission permanente de la justice, 3e sess., 32e légis., 16 décembre 1982 (M. Bédard). Lors de l’adoption de l’article 9.1, le ministre de la Justice a commenté la disposition dans les termes suivants :
L’article 9.1 a pour objet d’apporter un tempérament au caractère absolu des libertés et droits édictés aux articles 1 à 9 tant sous l’angle des limites imposées au titulaire de ces droits et libertés à l’égard des autres citoyens, ce qui est le cas pour le premier alinéa, que sous celui des limites que peut y apporter le législateur à l’égard de l’ensemble de la collectivité, principe qu’on retrouve au deuxième alinéa.
-
[142]
La Cour suprême en fait un mécanisme de « pondération des droits ». Voir notamment l’arrêt Aubry c. Éditions Vice-versa, [1998] 1 R.C.S. 591, par. 56, 58, 61, 62 et 64.
-
[143]
Bruker c. Marcovitz, [2007] 3 R.C.S. 607, 2007 CSC 54, par. 78.
-
[144]
Id., par. 76, où la Cour suprême déclare que, « [a]u Québec, l’art. 9.1 de la Charte québécoise prévoit que les droits et les libertés […] sont restreints dans la mesure où leur exercice ne doit pas être préjudiciable à autrui ».
-
[145]
On pourrait penser qu’en réalité l’atteinte au titre ancestral est imputable à la concession de la Couronne ayant privatisé la terre. Si toutefois on présume que cette concession est antérieure à la preuve du titre ancestral, les obligations de la Couronne étaient alors limitées à la consultation des autochtones, consultation qui débouchait sur des accommodements en cas de besoin. Le manquement à cette obligation ne pouvait cependant pas constituer une atteinte au sens de l’article 35, le titre n’ayant pas alors été prouvé. L’atteinte au titre est par ailleurs consommée en présence de la non-restitution de la terre à partir du moment où la preuve du titre est établie. C’est cette non-restitution qui doit alors être justifiée selon le test de l’arrêt R. c. Sparrow, préc., note 32. Voir l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 89-92.
-
[146]
Id., par. 77.
-
[147]
R. c. Gladstone, préc., note 32, par. 73.
-
[148]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 82.
-
[149]
Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.), par. 70.
-
[150]
Id., par. 76.
-
[151]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 87.
-
[152]
Id., par. 77-80.
-
[153]
Arrêt Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), préc., note 8, par. 17.
-
[154]
Id., par. 66.
-
[155]
Dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 83, la Cour suprême a réitéré son avis exprimé dans l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18 :
L’extension de l’agriculture, de la foresterie, de l’exploitation minière et de l’énergie hydroélectrique, le développement économique général de l’intérieur de la Colombie-Britannique, la protection de l’environnement et des espèces menacées d’extinction, ainsi que la construction des infrastructures et l’implantation des populations requises par ces fins, sont des types d’objectifs compatibles avec cet objet et qui, en principe, peuvent justifier une atteinte à un titre aborigène.
-
[156]
J. Borrows, préc., note 4, 93.
-
[157]
M. Lavoie, préc., note 13, 130.
-
[158]
Id., 151.
-
[159]
Voir K. McNeil, « Reconciliation and Third-party Interests : Tsilhqot’in Nation v. British Columbia », préc., note 13, 21. Parlant des droits de propriété privée, il écrit : « reconciliation would not be achieved if they were ignored. Worse still, ignoring them could have dire political consequences for the federal and provincial governments, and could push non-Aboriginal property holders in British Columbia into open confrontation with First Nations ».
-
[160]
Si toutefois la restitution intégrale est ordonnée, le titre du particulier deviendra inopérant.
-
[161]
K. McNeil, « Reconciliation and Third-party Interests : Tsilhqot’in Nation v. British Columbia », préc., note 13, 23.
-
[162]
M. Lavoie, préc., note 13. Voir notamment les paragraphes 60 à 66.
-
[163]
Dans sa politique provisoire formulée en 2014, le gouvernement fédéral rappelle que « [l]orsqu’il négocie les droits des peuples autochtones dans les traités, le gouvernement du Canada n’a pas l’intention de porter préjudice aux droits existants des autres personnes. Les intérêts du public et des tiers seront respectés dans la négociation des règlements des revendications et, dans les cas où ils seront touchés, on prendra des mesures équitables » : Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, Le renouvellement de la Politique sur les revendications territoriales globales : vers un cadre pour traiter des droits ancestraux prévus par l’article 35, 2014, p. 20, [En ligne], [www.rcaanc-cirnac.gc.ca/DAM/DAM-CIRNAC-RCAANC/DAM-TAG/STAGING/texte-text/ldc_ccl_renewing_land_claims_policy_2014_1408643594856_fra.pdf] (29 septembre 2020).
-
[164]
J. Borrows, préc., note 4, 117 et 118. Voir aussi R. Hamilton, préc., note 13, par. 57.
-
[165]
Arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 86.
-
[166]
Le récit de cette affaire se trouve notamment dans J. Borrows, préc., note 4, par. 9-18.
-
[167]
Voir les articles 2910, 2911, 2917 et 2918 C.c.Q.
-
[168]
Voir notamment l’arrêt R. c. Badger, préc., note 56.
-
[169]
Id., par. 63. La Cour suprême déclare que, « [m]ême si elle requiert, dans chaque cas, l’examen de l’utilisation particulière qui est faite des terres visées, cette norme n’est ni excessivement vague, ni inapplicable » (par. 65). Dans cet arrêt, le plus haut tribunal du pays a décidé qu’un autochtone avait légitimement chassé sur des terres privées, car « [c]e dernier chassait dans une savane non déboisée. Il n’y avait ni clôture, ni écriteau, ni bâtiment près de l’endroit où l’animal avait été abattu. Même s’il s’agissait de terres privées, il est évident qu’elles ne faisaient pas l’objet d’une utilisation visible et incompatible avec l’exercice, par les Indiens, de leur droit de chasser pour se nourrir » (par. 68).
-
[170]
Faudrait-il plutôt nier au possesseur toute compensation en lui suggérant de poursuivre la Couronne en responsabilité civile ? Même si l’on faisait abstraction des délais de prescription, une telle poursuite serait, sauf exception, vouée à l’échec dès lors que les fonctionnaires auraient agi de bonne foi en s’appuyant sur un texte réputé constitutionnellement opérant au moment où ils auraient accordé la concession au particulier. Voir notamment : Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances) ; Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, 2002 CSC 13 ; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, [2004] 1 R.C.S. 789, 2004 CSC 30 ; Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429, 2007 CSC 10.
-
[171]
Voir M. Lavoie, préc., note 13, par. 35.
-
[172]
Id., 152, où l’auteur écrit notamment que « [a]n institutional shock that called into question a significant portion of existing private property interests would thus be expected to impose significant economic costs on a society ».
-
[173]
Dans l’arrêt Delgamuukw, préc., note 18, par. 186, le procès en première instance a duré 374 jours et, après environ une décennie de débats judiciaires, la Cour suprême s’est abstenue de statuer sur le fond et a renvoyé l’affaire devant le juge de première instance. Dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, par. 7, il y a eu 339 jours d’audition en première instance seulement. Les obstacles à l’accès à la justice pour les autochtones sont tels que la Commission interaméricaine des droits de l’homme a jugé recevable une plainte contre le Canada pour violation des droits fondamentaux des autochtones au motif que le droit canadien n’offre pas de recours effectif aux peuples autochtones pour le règlement de leurs revendications foncières. Voir Commission interaméricaine des droits de l’homme, Report No. 105/09, Hul’qumi’num Treaty Group (Canada), Petition 592-07, [En ligne], [www.iachr.org/annualrep/2009eng/Canada592.07eng.htm] (30 septembre 2020).
-
[174]
Par exemple, dans les affaires Haida Nation v. British Columbia, préc., note 11, et Cowichan Tribes v. Canada, préc., note 11, des groupes autochtones revendiquent des droits ancestraux sur des territoires qui comprennent des propriétés privées. Les procureurs provinciaux ont réclamé auprès du tribunal qu’il ordonne aux demandeurs d’aviser individuellement chacun des propriétaires de terrain dans le secteur visé par le recours afin de leur donner l’occasion de participer aux processus judiciaires. Dans les deux instances, les juges ont rejeté ces requêtes au motif que les autochtones n’exigent pas la restitution des terres privées, mais veulent une ordonnance à l’encontre de la Couronne de négocier avec eux en vue de concilier les droits autochtones et non autochtones. De même, dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in, préc., note 1, les demandeurs autochtones se sont abstenus de prétendre au titre ancestral sur les terres privées enclavées dans leur territoire traditionnel.
-
[175]
La notion d’« équivalence » serait ici relative, car cette solution suppose que le peuple autochtone accepte des terres avec lesquelles il n’a pas nécessairement de rattachement culturel ancestral.
-
[176]
Il est intéressant de noter qu’en Nouvelle-Calédonie les Kanak revendiquent la mise en place d’une « zone d’influence coutumière » s’étendant au domaine privé, sorte de zonage coutumier qui donnerait droit de cité aux autochtones, notamment en ce qui concerne les grands projets de nature à avoir un effet important sur l’environnement de leur territoire traditionnel. Voir la Charte du peuple kanak, section 3.2, [En ligne], [www.senat-coutumier.nc/phocadownload/userupload/nos_publications/charte.pdf] (30 septembre 2020).
-
[177]
J. Borrows, préc., note 4, par. 38 et 39, propose de confirmer les titres de propriété privée dans le contexte des systèmes juridiques et de la compétence gouvernementale autochtones.
-
[178]
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Rés. 61/295, art. 28 (ci-après « DNUDPA »). Le premier paragraphe de cet article se lit comme suit :
Les peuples autochtones ont droit à réparation, par le biais, notamment, de la restitution ou, lorsque cela n’est pas possible, d’une indemnisation juste, correcte et équitable pour les terres, territoires et ressources qu’ils possédaient traditionnellement ou occupaient ou utilisaient et qui ont été confisqués, pris, occupés, exploités ou dégradés sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause.
aussi l’article 1 (1) de la DNUDPA.
-
[179]
L’article 46 (2) de la DNUDPA vient en outre formuler une importante limite intrinsèque aux droits qu’elle énonce, y compris en matière de réparation, en affirmant que, « [d]ans l’exercice des droits énoncés dans la présente Déclaration, les droits de l’homme et les libertés fondamentales de tous sont respectés ». Cette disposition reconnaît aussi la légitimité de certaines restrictions extrinsèques mises en place par les pouvoirs publics si ce procédé est « strictement nécessaire à seule fin d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et de satisfaire aux justes exigences qui s’imposent dans une société démocratique ».
-
[180]
Caso Comunidad Yakye Axa c. Paraguay, CIADH, Série C, no 125, 17 juin 2005 (la traduction est de nous).
-
[181]
L’arrêt le plus important à ce jour reste la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Chippewas of Sarnia Band v. Canada (Attorney General), préc., note 66.
-
[182]
Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), préc., note 49.
-
[183]
R. Hamilton, préc., note 13, par. 57.
-
[184]
Id., par. 58.