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Enseigner le droit de la famille suppose minimalement la présentation et l’explication de multiples articles du Code civil du Québec et d’autres lois qui structurent la vie familiale, un savoir détaillé des calculs patrimoniaux et une connaissance pointue de nombreux enjeux éthiques, sociaux, techniques et juridiques au centre desquels se trouvent les familles québécoises. À cette matière, déjà pourtant abondante, une personne qui enseigne le droit de la famille pourrait également vouloir y ajouter une perspective critique. Autrement dit, elle pourrait souhaiter s’écarter, même brièvement, d’un enseignement traditionnel, que Jacques Chevallier qualifie de « positivisme techniciste[1] », propre aux facultés de droit ou à un département de sciences juridiques.

Le droit de la famille se prête très bien à une approche pédagogique renouvelée. Situé au coeur de la quotidienneté des individus, il est en effet l’objet de nombreux débats et même de luttes, parce qu’il se trouve trop souvent à la remorque d’une réalité sociale en constante mouvance. Il a été notamment, et l’est encore de nos jours, témoin d’une forte énergie militante pour les droits des femmes[2], des conjointes et des conjoints de fait[3] ainsi que des minorités sexuelles[4], par exemple. Aussi l’enseignement de cette matière, aux apparences techniques et comptables, peut-elle se transformer en une excellente occasion pour démontrer aux étudiantes et aux étudiants que le droit étatique est le produit d’un contexte social, politique et historique, et surtout qu’il exerce une « fonction sociale[5] » dans la production et la reproduction des rapports sociaux de pouvoir[6]. Dans le présent texte, je me concentrerai exclusivement sur les rapports sociaux de sexe. Cependant, l’approche féministe historique pourrait être adaptée à l’analyse d’autres rapports sociaux, en particulier de classe ou de race, ou bien à leur interrelation consubstantielle ou intersectionnelle[7].

Malgré la conviction des intérêts pédagogiques de la théorie critique dans la formation des juristes en devenir, les enseignantes et les enseignants doivent présenter l’abondante matière nécessaire à la pratique du droit et à l’admission dans l’un des deux ordres professionnels juridiques québécois. Dans ce contexte, l’inclusion de perspectives critiques peut être perçue comme chronophage, parce qu’elle est trop théorique, trop spécialisée ou pas suffisamment « utile » pour pouvoir lui accorder le temps requis durant un simple cours d’une durée de 45 heures. En outre, et malgré l’essor de la théorie critique dans la recherche universitaire en droit, force est de constater que plusieurs domaines du droit sont sous-étudiés, spécialement en matière de droit national. Ce manque de littérature scientifique complexifie davantage l’enseignement de la théorie critique au premier cycle universitaire. À ces impératifs de gestion de temps et de difficultés analytiques liées à la rareté de l’information s’ajoute également la nécessité de respecter une balance bien fragile, où les bonnes intentions ne doivent pas devenir un exercice de domination. Voici ce qu’écrit Danièle Lochak à ce sujet : « Une des questions cruciales qui se pose au juriste universitaire[,] […] comme enseignant, […] réside dans le délicat équilibre entre l’objectif de former des citoyens éclairés et celui de ne pas abuser de son autorité[8]. »

Gardant en tête toutes ces difficultés, je défends l’idée, dans les pages qui suivent, que l’inclusion d’éléments de recherche historique engagée, et dans le cas présent une approche féministe historique, représente une démarche méthodologique accessible, qui permet de transmettre de la matière conforme aux exigences universitaires et aux impératifs professionnels, tout en contribuant à former des juristes réflexifs et réflexives. En d’autres termes, cette approche encourage la formation de praticiennes et de praticiens en mesure de prendre une distance critique relativement aux nombreux dogmes propres à la théorie dominante dans la discipline du droit. Cette maturité épistémologique devrait aussi favoriser le développement d’une sensibilité et d’une humanité nécessaires et inhérentes à la pratique du droit.

L’inclusion du concept de résidence familiale, intimement liée aux luttes entourant la capacité juridique des femmes mariées dans l’histoire législative du Québec, sera utilisée comme exemple en vue d’illustrer la manière dont une approche féministe historique offre des outils pédagogiques pour introduire la pensée critique chez les juristes en devenir. Quoique la protection offerte par la résidence familiale, dans sa forme actuelle, soit peu efficace et critiquable[9], la méthodologie suggérée permet de la situer comme s’inscrivant dans le vaste continuum des revendications pour l’obtention de l’égalité entre les conjointes mariées et les conjoints mariés.

Mon texte se divise en deux parties. Je détaillerai tout d’abord l’approche féministe historique telle que je l’ai conceptualisée dans mes recherches. Ensuite, j’en esquisserai une application concrète à partir de l’exemple de la résidence familiale. À noter que mon propos est fortement orienté sur les apports de cette approche à l’enseignement, et que je ne prétends aucunement à l’exhaustivité analytique au regard du droit positif.

1 Une approche féministe historique pour enseigner le droit

La première partie définit l’approche féministe historique du droit et fait valoir les principaux gains pédagogiques qu’elle représente pour son enseignement.

1.1 Une posture contre-intuitive pour les juristes

L’approche féministe historique s’inscrit dans le large spectre des théories critiques du droit. Pour expliquer en premier lieu ce que signifie la théorie critique dans ce texte, j’emprunte de nouveau les mots de Lochak :

Faire prévaloir un point de vue critique, c’est en effet viser à faire émerger ce qui n’est pas immédiatement perceptible ou visible, en refusant de se cantonner à la simple description du droit en vigueur, en démontant les processus de construction des catégories et concepts juridiques qui servent à exprimer les normes en vigueur, en n’hésitant pas à élargir le champ d’investigation aux conditions de production de ces normes ou encore aux usages sociaux du droit[10].

La particularité de l’analyse féministe, ici fortement inspirée de l’école matérialiste[11], est bien sûr de réfléchir sur la relation dynamique existant entre les rapports sociaux de sexe et le droit étatique. Le mot « critique » a donc un double sens. Le premier, plus large, qui signifie une compréhension du droit décentrée des canons dogmatiques habituels, veut « brise[r] l’isolement de la science du droit[12] ». Dans le second sens, plus étroit et précisément féministe, l’idée est d’étudier, dans un esprit de dénonciation, les rapports de pouvoir que le droit étatique participe à produire et à reproduire.

L’ajout d’une perspective féministe historique devient alors une triple invitation dans la construction de la connaissance sur le droit étatique[13]. Premièrement, elle encourage l’examen, dans le temps, de la condition des femmes et veut décortiquer la manière dont le droit étatique a contribué à structurer et à rendre légitimes des rapports d’exploitation patriarcale. Deuxièmement, elle permet de mettre en exergue les luttes menées par les femmes et leur influence sur les transformations du droit étatique. Cette approche suppose dès lors d’adopter une définition élargie du droit qui ne s’en tient plus aux sources positivistes traditionnelles. Troisièmement, les apports heuristiques de l’analyse féministe ne se limitent pas à une compréhension du droit centrée sur l’expérience des femmes ; au contraire, en élargissant le spectre de la connaissance juridique, elle représente une véritable contribution à la théorie du droit[14].

Au premier abord, cette démarche semble pourtant contre-intuitive pour des juristes habiles à retrouver leur chemin dans les labyrinthes numérotés des lois contemporaines. À l’heure actuelle, la formation en milieu universitaire les outille mal lorsque vient le moment de réfléchir sur le droit étatique au fil du temps et dans son rapport avec les différents groupes sociaux. Pour illustrer en quoi cette approche est déstabilisante, j’utiliserai mon propre exemple et la réception de mon projet postdoctoral initial par les juristes.

L’enseignement habituel du droit apprend aux juristes que la résidence familiale est apparue officiellement dans le nouveau Code civil de 1980, avec l’adoption des articles 449 à 462. En parallèle, mon projet de recherche proposait de faire une analyse féministe historique de ce concept et d’étudier le rapport des femmes, et surtout leurs (non-)droits relativement à leur habitation quotidienne. Dit simplement, il supposait d’examiner un « avant » et un « après » 1980.

Les premières fois où j’ai décrit mon projet à d’autres juristes et particulièrement au moment où j’exposais mon idée de comparer dans le temps les effets de l’adoption de la résidence familiale en droit civil, le regard de mes collègues témoignait d’un intérêt certain, mais aussi d’une grande incompréhension. On me répondait simplement : « Comment vas-tu faire une recherche en histoire sur un concept apparu en 1980 ? Tu ne trouveras rien avant, il n’y avait pas de loi ! » Je n’avais alors pas de réponse, puisque j’ai moi-même été formée à envisager la loi comme la déesse mère de la grande majorité des concepts juridiques en vigueur. D’où le réflexe de recherche très fréquent chez les juristes d’inscrire un numéro d’article pertinent dans les bases de données et d’envisager les résultats obtenus comme une finalité. Pour ma recherche, ces acquis méthodologiques étaient inutiles, considérant l’inexistence juridique de la résidence familiale avant 1980. Il fallait plutôt me rabattre sur l’expression générique « biens immeubles » et accepter les difficultés à trier la somme d’informations qui sortirait d’une telle exploration. La faisabilité de ma recherche pouvait ainsi être remise en question. Mon directeur de recherche postdoctorale, historien de formation, n’avait pas le même rapport au droit et envisageait la résidence familiale comme un concept à la fois historique et social plutôt qu’exclusivement civiliste. Il adoptait une définition fonctionnelle plutôt que formelle[15]. Bien que ce ne soit qu’en 1980 que le législateur québécois ait identifié un régime particulier de protection pour les immeubles qui abritent les familles, ces ménages avaient évidemment un endroit où loger bien avant cette adoption législative. Le Québec ne s’est pas logé en entier en 1980 ! À partir de cet élargissement conceptuel, il devenait alors possible de se demander ce qui arrivait à ces familles et, par conséquent, aux femmes mariées lorsque leur mari vendait la maison, ou encore ce qu’il advenait d’un ménage qui devait quitter un logement, parce que l’époux avait perdu son emploi ou qu’il devait payer une dette de jeu.

Si l’on s’éloignait du concept juridique pour prendre appui sur la réalité sociale des femmes, une recherche en droit autour de la résidence familiale pouvait alors être légitime, même avant 1980. Ce renversement du point de départ de la construction de la connaissance ne la limite pas : au contraire, il en augmente les possibles.

1.2 Les apports de l’approche féministe historique à l’enseignement du droit 

Ce sont probablement Micheline Dumont et Louise Toupin qui, tout en pointant la recherche en histoire, résument le mieux les apports de cette approche féministe historique à l’enseignement du droit : « En outre, le suffrage féminin, les allocations familiales, les congés de maternité, par exemple, s’ils sont mentionnés dans les livres d’histoire, sont présentés comme des mesures qui ont été accordées et non pas comme des revendications qui ont été réclamées par des femmes. Faire l’histoire du féminisme pose les femmes comme sujets de l’histoire, et comme sujets révoltés[16]. »

Classiquement, il est enseigné aux juristes que le droit est dicté par le législateur. Cette méthode traditionnelle d’enseignement a pour principal effet de faire du droit étatique, non pas un objet à étudier, mais un dogme à apprendre et à appliquer. De plus, la volonté désincarnée que représente celle du législateur est trop souvent présentée comme la source première, et fréquemment unique, des transformations législatives. Une telle manière d’appréhender la connaissance de la loi laisse dans l’ombre les efforts militants, de tous horizons, pourtant nécessaires à l’obtention de ces changements. Cette façon d’enseigner le droit, qui s’explique par l’évolution de la discipline et qui répond à des impératifs propres à la pratique de la profession juridique[17], crée l’illusion d’un droit étatique autosuffisant ou « autopoïétique[18] » et presque imperméable aux enjeux politiques, économiques et sociaux.

L’intérêt d’intégrer dans l’enseignement du droit des éléments des analyses critiques réside justement dans le développement de compétences encourageant les juristes en devenir à prendre une distance réflexive et à développer leur jugement critique relativement au droit étatique, à partir de critères inexistants dans la méthode dominante. À vrai dire, une telle transformation dans l’enseignement permet de faire du droit un objet d’étude et de rompre avec le dogmatisme disciplinaire.

À cet égard, une approche féministe historique entraîne au moins deux acquis significatifs dans la formation universitaire des juristes. Le premier est de nature plus philosophique, puisqu’il ébranle les fondements mêmes de la discipline du droit. Durant l’apprentissage, il convient de considérer la relation dynamique du droit de l’État avec la société et le système patriarcal. Autrement dit, il faut affirmer comme essentielle la nécessité de remettre en question la genèse des normes, leur contenu et leurs effets sur les groupes sociaux, plutôt que de fonder la connaissance scientifique du droit sur le critère premier, et souvent implicite, de sa validité[19]. En adoptant un sens plus fonctionnel que formel des concepts mis en avant, l’enseignante ou l’enseignant peut se détacher des idéaux de « pureté[20] » propres à la méthode dominante chez les juristes. Il lui est alors possible d’intégrer dans son enseignement les phénomènes sociaux et les rapports de force, dont les rapports sociaux de sexe, sous-jacents au développement des concepts juridiques enseignés. Le cadre légal s’envisage comme un processus où se bousculent divers groupes d’intérêts, lesquels deviennent un moteur de transformation ou une justification de stagnation légale.

Le second acquis de l’approche historique féministe proposée touche davantage la question des sources. Plus largement, il concerne le choix du matériel pédagogique à utiliser et la manière de le présenter. Une fois établi que le droit étatique s’inscrit dans un processus social, il importe alors pour celui ou celle qui enseigne de revenir aux sources mêmes utilisées quotidiennement par les juristes, que ce soit à travers la loi, la jurisprudence ou la doctrine. Il lui faut donc remettre en question et déconstruire les raisonnements et les arguments formulés par les juristes. Par ailleurs, lire les textes de doctrine juridique à partir d’une grille d’analyse féministe historique permet de rechercher comment les idées en droit se construisent de manière dynamique avec les rapports sociaux de sexe. Cette approche s’écarte de la méthodologie habituelle au sein de la discipline qui s’intéresse plutôt à la cohérence interne du système juridique. Ainsi, malgré un vocabulaire généralement technique et propre aux juristes, le but consiste à faire ressortir la façon dont les idées reposent sur certaines prémisses relativement à la division sexuelle et aux rôles qui en découlent. L’idéologie patriarcale sous-jacente influence nécessairement la construction de l’argumentaire mis en place. Au moment d’enseigner ces importantes sources du droit positif, il importe d’examiner comment ces discours juridiques et légaux font la promotion d’une hiérarchisation sociale ou en refusent le maintien. À ces sources traditionnelles du droit s’ajoutent de surcroît les textes des militantes et des militants comme matériel pédagogique. Ils répondent parfois directement au discours juridique ou encore font office de contre-discours. En cela, ils fournissent très concrètement d’intéressants outils pédagogiques pour l’enseignement.

2 L’analyse féministe historique appliquée à l’exemple de la résidence familiale et à la capacité juridique des femmes mariées

La deuxième partie illustre l’intérêt pédagogique de l’analyse féministe historique, à partir de l’exemple des luttes en vue de l’obtention de la capacité juridique pour les femmes mariées. Ces luttes féminines et féministes concernant le droit des femmes sont intimement liées à l’adoption du régime de la résidence familiale[21].

Cette partie est subdivisée en trois sous-parties. La première présente en quelques lignes ce qu’est la résidence familiale en droit civil. La deuxième fait un bref historique des luttes féministes et des arguments pour l’obtention de la capacité juridique des femmes mariées, ainsi que l’évolution de leur pouvoir de gestion sur les biens immeubles. La troisième expose les principaux arguments de la doctrine juridique de l’époque, relativement aux « risques » de ces potentiels bouleversements de la structure familiale.

2.1 La résidence familiale en droit positif

Au Québec, le concept de résidence familiale apparaît dans le Code civil de 1980[22], aux articles 449 à 462[23], en même temps que la reconnaissance légale de l’égalité entre les conjointes unies et les conjoints unis par le mariage[24]. Ce régime ne s’applique qu’aux couples mariés et unis civilement[25]. Il concerne autant les familles propriétaires que celles qui sont locataires. Les normes de protection de la résidence familiale sont donc l’une des nombreuses mesures adoptées dans le contexte d’une importante refonte du droit québécois de la famille. Ce régime spécifique sert à protéger le droit de demeurer dans les lieux pour le conjoint ou la conjointe non-propriétaire ou non-signataire du bail de l’immeuble résidentiel. Pour protéger cette personne vulnérabilisée en raison de son non-statut juridique (ni propriétaire ni locataire) ainsi que les enfants de la famille, le Code civil prévoit un régime particulier et nouveau qui autorise ladite personne à publier une déclaration précisant qu’elle habite cet immeuble et qu’elle a droit à la protection juridique qui en découle[26].

Ce régime comporte plusieurs défauts[27]. Dans la pratique, la procédure est jugée trop complexe, lourde et coûteuse. Son caractère désuet ressort principalement du fait que la très grande majorité des couples québécois ne sont pas mariés, et qu’ils se trouvent, par conséquent, automatiquement disqualifiés de ce régime[28]. Finalement, comme sa protection ne s’applique pas en cas de faillite, cela en diminue franchement l’intérêt[29]. En ce qui a trait à la recherche, peu de données statistiques concernent la mise en application des normes de protection de la résidence familiale. Il est donc difficile de connaître leur utilisation concrète.

2.2 De l’article 1292 du Code civil du Bas Canada à la résidence familiale, une lutte féminine et féministe 

Une recherche sur le concept de « résidence familiale », et notamment la lecture du Rapport de l’Office de révision du Code civil, plus précisément de la partie écrite par le Comité du droit des personnes et de la famille[30], sensibilise à l’idée que ce concept n’a pas vu le jour par hasard. En fait, ledit comité, dans une courte phrase, précise que le procédé retenu n’est pas entièrement nouveau et qu’il s’inspire de l’article 1292 du Code civil du Bas Canada[31], dont l’application ne visait que les couples mariés en communauté de biens.

Cet article portait sur la gestion des biens de la communauté, tant meubles qu’immeubles. Il est ancien, puisqu’il était dans le premier Code civil du Bas Canada de 1866, qui poursuivait une tradition établie par la Coutume de Paris.

Pour bien comprendre le rôle de cet article, il faut se remettre dans le contexte matrimonial de l’époque. Je me pencherai ici exclusivement sur le régime de la communauté de biens, même s’il existe des points communs avec celui de la séparation de biens. Jusqu’en 1954, la femme mariée était officiellement une incapable devant la loi, contrairement à la célibataire ou à la veuve. En effet, l’article 986 C.c.B.C. établissait clairement que « [s]ont incapables de contracter : les mineurs […], les interdits, les femmes mariées, excepté dans les cas spécifiés par la loi […] les personnes aliénées, ceux qui sont frappés de dégradation civique[32] ». Les femmes mariées étaient ainsi soumises à un régime d’inaptitude semblable à celui de leurs enfants ou des adultes inaptes.

N’oublions pas que toutes devaient obéissance à leur époux, alors que ce dernier avait un devoir de protection[33]. De plus, il était, entre autres, prévu au chapitre « Des droits et des devoirs respectifs des époux » du C.c.B.C. qu’une épouse « est obligée d’habiter avec le mari, et de le suivre partout où il juge à propos de résider[34] », qu’elle « ne peut ester en jugement sans l’autorisation ou l’assistance de son mari[35] » et qu’elle « ne peut donner ou accepter, aliéner ou disposer entre vifs, ni autrement contracter, ni s’obliger, sans le concours du mari, ou son consentement par écrit[36] ». Ce dernier détenait à la fois l’autorité paternelle[37] et la puissance maritale[38]. Un tel statut conférait au chef de la communauté l’ensemble des pouvoirs de gestion des biens de la famille[39] et une pleine capacité décisionnelle relativement aux décisions qui concernaient la famille, par exemple le choix du domicile.

À la suite de nombreuses revendications de la part de groupes de femmes, les épouses sont retirées de la liste des personnes incapables en 1954[40]. Pourtant, ce n’est que dix années plus tard, soit en 1964, alors que les luttes féministes persévéraient, qu’était finalement adoptée la fameuse Loi sur la capacité juridique de la femme mariée[41]. Son premier article contenait la nouvelle mouture de l’article 177 C.c.B.C. qui conférait désormais la capacité juridique aux femmes mariées. Il précisait cependant que cette capacité demeurait assujettie au régime matrimonial, ce qui constituait un obstacle majeur à l’autonomie juridique des femmes. En effet, l’apanage de la puissance maritale demeurait presque intact, sous réserve de certaines modifications.

Il est donc impératif de garder en mémoire l’évolution de l’incapacité vers la capacité juridique des femmes mariées pour comprendre les enjeux liés aux transformations qu’a subies l’article 1292 C.c.B.C. et qui mèneront en 1980 au régime juridique de la protection de la résidence familiale. Lors de sa rédaction initiale en 1866, il se lisait ainsi :

Le mari administre seul les biens de la communauté.

Il peut les vendre, aliéner et hypothéquer sans le consentement de sa femme. Il peut même seul en disposer par donation ou autre disposition entre vifs, pourvu que ce soit en faveur d’une personne capable et sans fraude[42].

À noter que l’article 1292 C.c.B.C. était limité dans son application. Il ne concernait que les femmes mariées en communauté de biens et dont l’immeuble était la propriété de la communauté. Pour les femmes séparées de biens et les locataires de tout régime, cet article ne s’appliquait pas. Deux innovations importantes sont à signaler à propos des mesures de protection de la résidence familiale. Tout d’abord, elles s’appliquent en amont des régimes matrimoniaux, à l’échelle du régime primaire, à la manière du patrimoine familial, adopté en 1989[43]. Ensuite, ces mesures protègent la résidence des familles, que l’immeuble soit la propriété[44] du conjoint ou de la conjointe ou qu’il soit loué[45].

Très simplement, dans cette version de l’article 1292 C.c.B.C., le mari avait tous les pouvoirs pour gérer à sa convenance les biens de la communauté. En aucun cas, le consentement de son épouse n’était nécessaire, et ce, même s’il vendait l’immeuble qu’occupait la famille. Il pouvait ainsi donner la maison, l’hypothéquer ou la vendre à sa convenance. Aucun recours n’existait pour autoriser l’épouse à exiger des comptes. Elle était pourtant propriétaire d’une demie indivise des biens de la communauté[46]. À cet égard, dans la décision Sura v. The Minister of National Revenue[47], la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Taschereau, résume et confirme bien le statut de copropriétaire indivise de l’épouse :

Ainsi, s’il est vrai, comme je le crois, que la femme est copropriétaire des biens communs, il est également vrai qu’elle n’a pas l’exercice de la plénitude des droits que confère normalement la propriété. (C.C. 406). Son droit est informe, démembré, inférieur même à celui de quelqu’un qui a la nue propriété d’un bien et dont un autre a l’usufruit. Il est stagnant, presque stérile, parce qu’improductif durant la vie du conjoint. Ce n’est qu’à la dissolution de la communauté que la femme sera investie de la plénitude de son droit de propriété, qui comporte le jus utendi, fruendi, et abutendi, dont sa condition maritale l’avait temporairement dépouillée[48].

Voilà pourquoi la seule solution qui s’offrait à ces femmes était de demander la séparation de corps, pour obtenir la séparation de biens et ainsi espérer récupérer ce qui restait de leur part dans la communauté[49].

Cette version de l’article 1292 C.c.B.C. était ostentatoirement injuste pour les épouses, et plusieurs femmes militaient pour la changer. Ainsi, Marie Gérin-Lajoie dénonçait les pouvoirs outranciers que cette version du texte de la loi offrait au mari : « Mais, que ce pouvoir administratif aille jusqu’à lui permettre d’aliéner les Biens communs à titre gratuit, voilà qui est exorbitant[50] ! » Dans son texte, elle réclamait qu’à tout le moins l’article 1292 C.c.B.C. soit mis à jour conformément à l’article 1423 du Code Napoléon. En effet, dans cette variante française plus « moderne », la Coutume de Paris avait été modifiée avant d’être codifiée. Le mari français y détenait toujours les pouvoirs de vendre tous les biens de la communauté. Cependant, il ne pouvait plus aliéner à titre gratuit les biens immeubles sans le consentement de son épouse.

Dans le droit civil québécois, ce sera en 1931 que ces changements tant réclamés surviendront. Dorénavant, l’article 1292 C.c.B.C. se lira ainsi :

Le mari administre seul les biens de la communauté. Il peut les vendre, aliéner et hypothéquer sans le concours de sa femme. Il ne peut, sans ce concours, disposer entre vifs à titre gratuit des immeubles de la communauté, ni de l’universalité ou d’une quotité du mobilier, si ce n’est pour établissement des enfants communs. Il peut disposer des effets mobiliers à titre gratuit et particulier pourvu qu’il ne s’en réserve pas l’usufruit et que ce soit sans fraude[51].

Thérèse Casgrain ne s’est pas laissé berner par cette nouvelle formule. Déjà en 1929, avant même son adoption, elle en dénonçait l’insuffisance. À son avis, si le mari ne pouvait plus donner l’immeuble familial sans le consentement de sa femme, il n’aurait qu’à faire des ventes fictives pour contourner cet « obstacle ». Elle écrivait clairement : « Et que risquent le vendeur et l’acheteur ? Un procès de la part de l’épouse, et comme l’acheteur ne peut pas être condamné à restituer s’il était de bonne foi, et comme la bonne foi se présume toujours… la femme, en somme, n’est pas plus protégée[52]. » Les ventes à un dollar faisaient ici office de solution à cette brèche dans la puissance maritale. Pour en rajouter, il ne faut pas oublier que le mari pouvait encore donner les biens immeubles à ses enfants, sans le consentement de son épouse.

Apparemment, l’article 1292 C.c.B.C., tel qu’il a été modifié en 1931, était déjà dépassé avant même d’avoir été adopté, et les militantes féministes de l’époque le savaient très bien. En 1947, dans un cours qu’elle donnait au Cercle de l’Amicale de Jésus-Marie, Thaïs Lacoste-Frémont, soeur de Marie Gérin-Lajoie, estimait que, si les femmes et les hommes s’associent dans le mariage, la femme devrait minimalement avoir le droit de consentir ou non à une transaction qui concerne ses avoirs[53].

Pourtant, ce sera seulement en 1964, avec l’entrée en vigueur de la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée, que d’autres changements se produiront. Avec cette nouvelle loi, le premier et le deuxième alinéas de l’article 1292 C.c.B.C. sont ainsi transformés :

Le mari administre seul les biens de la communauté.

Il ne peut, sans le concours de sa femme, vendre, aliéner ou hypothéquer les immeubles de la communauté mais il peut, sans ce concours, vendre, aliéner ou nantir les biens meubles autres que les fonds de commerce et les meubles meublants affectés à l’usage du ménage[54].

Le concours de l’épouse était déjà en soi une autre avancée. Cependant, et même à l’intérieur d’un cadre d’analyse positiviste, le nouveau régime semble limité. En effet, le caractère contraignant de la mesure suscite alors de nombreuses questions chez les juristes : Que signifie exactement l’exigence du concours de l’épouse ? Qu’adviendrait-il d’un acte auquel l’épouse n’aurait pas concouru ? Serait-il nul de nullité absolue ? Les interprétations étaient multiples[55]. Les tribunaux ont fait office de rempart contre certains des abus les plus flagrants. Par exemple, dans l’affaire Taillefer c. Damien[56], la Cour d’appel du Québec a annulé un acte de garantie hypothécaire, sur un immeuble faisant partie de la communauté, signé en fraude chez le notaire par un mari et une femme qui personnifiait son épouse. Autrement, les recours des épouses semblent plutôt limités.

La mise en lumière des arguments des groupes de femmes pour modifier l’article 1292 C.c.B.C. offre de nouveaux outils pédagogiques pour l’enseignement du droit de la famille. Les mesures de protection de la résidence familiale peuvent ainsi être présentées comme le produit de revendications féminines et féministes. Dans ce contexte, elles incarnent bel et bien une avancée en matière d’évolution du droit des femmes et de l’égalité entre les conjointes mariées et les conjoints mariés.

2.3 La résistance des juristes devant la reconfiguration de la structure familiale

Il est fort instructif de lire comparativement la doctrine de l’époque et les textes des militantes. À partir du cadre d’analyse féministe historique, ces textes seront fouillés pour en faire ressortir les prémisses patriarcales sous-jacentes[57]. L’intérêt sera donc décentré des arguments juridiques traditionnels et de la cohérence interne du système juridique.

Devant le nouveau rôle que réclamaient les épouses au sein de leur foyer et dans la société, les auteurs de doctrine juridique étaient inquiets. Sous le couvert de la sauvegarde de l’intérêt de la famille, les juristes refusaient cet effritement de la puissance maritale. Jean-Louis Baudouin et Jean Pineau craignaient l’« anarchie[58] » que pourrait générer cette nouvelle famille « bicéphale[59] ». De manière contradictoire, tous s’entendaient cependant pour dire que l’épouse devait être capable juridiquement, sans pour autant que l’époux perde sa puissance. Les textes revêtaient de ce fait un ton très réactionnaire. À cet égard, la doctrine québécoise a construit un argumentaire peu convaincant, qui devient un exemple frappant, à présenter dans une classe de juristes en devenir, d’une utilisation de la technique et de la rhétorique juridiques pour masquer des inégalités flagrantes supportées par le droit étatique. Ainsi, ces auteurs de doctrine juridique voyaient la nécessité de distinguer la capacité juridique des femmes mariées et les pouvoirs de gestion des biens de la famille, qui figuraient notamment à l’article 1292 C.c.B.C. En se mariant, les femmes demeureraient capables, mais auraient cédé leurs pouvoirs de gestion. Cette citation de Roger Comtois est des plus éloquentes :

C’est qu’en effet il y a une distinction qui nous paraît primordiale entre ces deux termes : capacité et pouvoir. Dans un régime communautaire, la capacité de la femme, dans son sens strict, existe […] Mais, cette capacité, théoriquement complète, ne donne pas pour autant à la femme le droit ou le pouvoir de faire des actes juridiques, car les biens de la communauté, d’une part, et, d’autre part, les propres des époux, demeurent affectés aux charges du ménage […] Bref, la femme commune est capable, mais elle n’a pas de pouvoirs. Et je crois qu’il n’y a rien de paradoxal dans cette proposition[60].

Pourquoi seules les femmes devaient-elles céder leurs pouvoirs de gestion ? La question n’était pas directement abordée.

La doctrine partageait également la crainte que, en condamnant la puissance maritale et les attributs qui lui étaient exclusifs, le législateur rendrait les ménages incapables de prendre des décisions et que les conflits intrafamiliaux devraient dorénavant se régler devant les tribunaux. Cette inquiétude est clairement décrite par Baudouin : « En effet, la suppression totale de l’autorité du mari comme chef de famille aurait pu être une source active de conflits dans les décisions à prendre et par voie de conséquence aurait favorisé l’intrusion non souhaitable des tribunaux et de la justice dans la vie du ménage[61]. »

L’argument a été repris dans les commentaires sur la résidence familiale. En effet, certaines juristes craignent que cette multiplication de mésententes entre époux et épouse n’entraîne les couples devant les tribunaux et qu’elle mène littéralement à une explosion des divorces : « Que peut-il [le tribunal] faire pour régler les problèmes relatifs au choix de la résidence familiale ? […] Dans le contexte actuel, avec les tribunaux tels qu’ils existent, nous pensons que ces interventions du tribunal ne peuvent que perturber les époux et amorcer un processus irréversible de désintégration de la famille qui conduit en ligne droite au divorce[62]… » 

Ce rapide survol de certains arguments de la doctrine permet d’observer que les juristes qui ont fait connaître leur avis sur le sujet n’ont pas hésité à employer le langage technique du droit pour défendre le maintien de la hiérarchie patriarcale familiale. Les injustices que subissent les femmes en raison de leur statut d’épouse leur semblent bien secondaires en comparaison des pertes de pouvoir que vivront les maris. Cette marche féminine vers l’égalité est perçue comme une menace pour la stabilité de la famille et le système judiciaire lui-même.

Conclusion

Il y aurait encore beaucoup à écrire à propos d’une analyse féministe historique de la résidence familiale et de la capacité juridique des femmes mariées. Plusieurs autres articles du droit familial concernent directement la façon de se loger. Pensons notamment à la notion de domicile juridique qui, sans correspondre exactement à l’adresse des justiciables ne lui est pas non plus complètement étrangère et dont le choix jusqu’aux années 70 appartenait exclusivement au mari[63]. Cette désignation a pourtant d’importantes conséquences sur le district où pourront être entamés des recours judiciaires[64]. La position géographique de ce lieu a été déterminante dans la vie des femmes qui ont fui des mariages violents, par exemple, et qui ont dû revenir dans le district de leur époux pour se faire entendre.

Dans mon texte, je me suis concentrée principalement sur la démonstration de l’utilité de l’analyse féministe historique pour l’enseignement de la théorie critique en droit. Ce type d’analyse favorise une prise de conscience relativement aux luttes nécessaires pour modeler le droit étatique. Elle illustre clairement que la loi est le résultat d’un processus, traversé de multiples intérêts. Elle démontre aussi que les commentaires des juristes, apparemment logiques et valides au regard de la discipline du droit, ne sont pas exclusivement des réflexions techniques sur la cohérence du système juridique. Ils sont partiaux et imprégnés de l’idéologie ambiante qui encourage le maintien de la hiérarchie sexuelle et l’organisation des rapports de force dans la société québécoise. Ces observations revêtent un caractère très formateur pour la relève chez les juristes.

Plus encore, je souhaite avoir illustré, par mon texte, que l’enseignement critique du droit est possible. Il n’exige pas un investissement de temps irréaliste ni une expertise exagérée. Graduellement, l’enseignante ou l’enseignant peut intégrer cette approche à certains thèmes, tels que la résidence familiale, s’inspirer davantage de l’information juridique produite par les groupes militants et modifier la grille d’analyse utilisée pour lire la doctrine juridique, par exemple. Ainsi, l’enseignement du droit s’en verra enrichi et les juristes acquerront une connaissance plus concrète et réflexive sur le droit étatique et la discipline qui les forment.

Évidemment, une telle approche a des limites. Il est impossible de faire un travail analytique pour chacun des articles du Code civil enseigné. Un cours d’une durée de 45 heures ne le permet pas. De plus, je dois reconnaître que ce type d’analyse est bien rare actuellement chez les juristes : il convient ainsi de l’encourager. Le contenu de cet enseignement critique est grandement tributaire de la recherche engagée en droit et sa conception sera facilitée par cette dernière. Il est donc nécessaire que ces analyses continuent d’évoluer, et ce, pour nourrir la théorie du droit et la formation étudiante.