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L’idée d’une interdiction de l’exercice de moyens de pression, quels qu’ils soient, en cours de convention collective au titre du respect de la paix industrielle semble de prime abord aller de soi dans la tradition canadienne du droit du travail et des relations industrielles. Pourtant, cette idée se doit d’être analysée ou décomposée dans une perspective axée sur les fondements sociojuridiques des systèmes contemporains de relations industrielles. Un tel examen, de nature critique, montre que l’idée de paix industrielle n’est pas aussi étanche qu’il y paraît à première vue.

Aux fins de notre analyse, nous envisageons, pour bien comprendre la rationalité et la portée de l’obligation de paix, les principaux moyens de pression qui peuvent être exercés en cours de validité des conventions collectives par les salariés et leurs organisations représentatives, en inscrivant ces moyens sur un continuum allant du plus lourd, la grève, aux plus légers, à portée essentiellement symbolique (tel le non-respect du port de l’uniforme).

Nous considérerons d’entrée de jeu le recours à la grève. L’examen historico-comparatif des systèmes de relations industrielles régnant dans les principaux pays occidentaux (en l’occurrence la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et les États-Unis) permet de constater, étonnamment, que c’est au Canada que l’obligation de paix revêt la portée la plus large.

Notons, d’un point de vue historique, que le modèle Wagner, élaboré en contexte états-unien (1935), n’impose pas aux salariés visés par cette loi fédérale (soit la grande majorité des travailleurs américains) une obligation de paix industrielle. Aujourd’hui encore, aux États-Unis, une telle obligation n’existe que si la convention collective comporte une clause interdisant le recours à la grève ou au lock-out pendant sa durée de validité[1]. Au surplus, par effet d’une décision de la Cour suprême des États-Unis datant de 1938[2], cette interdiction du conflit industriel en cours de convention collective ne vaut que pour les litiges économiques : elle ne s’étend donc pas aux pratiques déloyales de travail (unfair labor practices) (tels les congédiements pour activités syndicales). En ce dernier cas, les salariés ont le droit de recourir à la grève.

Notre examen historique et comparatif attire aussi l’attention sur la spécificité de l’obligation de paix au Canada, le seul des pays industrialisés considérés à imposer par voie législative une interdiction absolue du recours à la grève en cours de convention collective.

Même si cette interdiction est parfois présentée comme la résultante d’un compromis d’intérêts entre syndicats et employeurs, un tel arrangement n’a jamais fait l’objet d’une consultation officielle entre les partenaires sociaux. L’interdiction absolue des grèves pour la durée de validité de la convention collective résulte bien davantage d’un concours de circonstances, lié au contexte historique de réception du modèle Wagner au Canada et, du point de vue politique (la Seconde Guerre mondiale), aux réticences du gouvernement fédéral de Mackenzie King, dominé par le milieu des affaires, de trop concéder aux syndicats sans conférer en retour aux employeurs de solides garanties quant à la préservation de leurs droits de direction.

Au demeurant, la voie ainsi tracée par le gouvernement fédéral n’a pas été suivie partout au Canada. La Saskatchewan et, pour des raisons différentes, le Québec (1944-1961) n’ont pas imposé aux parties d’obligation de paix spécifique pendant la durée des conventions collectives[3].

Dans notre étude, nous examinerons la portée de l’obligation de paix, d’un point de vue sociohistorique, aux États-Unis et au Canada (partie 1) de même que dans les principaux pays industrialisés à économie de marché (partie 2), tout en tenant compte des critiques de la doctrine dirigées contre la conception absolue de cette obligation s’imposant en contexte canadien et québécois (partie 3). Nous prendrons ensuite en considération, suivant leur degré de contrainte et leur impact économique ou non sur l’employeur, les divers moyens de pression susceptibles d’être exercés par les salariés en cours de convention collective, de l’interruption du travail au recours à des moyens d’ordre symbolique (partie 4). Après avoir conclu que seule la grève demeure illégale dans l’état actuel du droit, nous vérifierons, à la lumière de l’arrêt récent Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan[4], de la Cour suprême du Canada, si les dispositions législatives qui imposent l’interdiction absolue des grèves au Canada (ainsi en est-il de l’article 107 du Code du travail du Québec[5]) sont valides du point de vue de la liberté constitutionnelle d’association (partie 5).

1 Le modèle Wagner et l’objectif de paix industrielle en cours de convention collective

1.1 Le contexte d’origine : les États-Unis

Avant 1935, les États-Unis connaissent un système « volontariste » de relations du travail, à l’instar de l’Angleterre[6] et du Canada (dans ce dernier cas, jusqu’en 1944)[7]. En 1935, le Congrès des États-Unis adopte la National Labor Relations Act[8], dite « Wagner Act » ou « loi Wagner », du nom du sénateur qui en a présenté le projet. Vu qu’aux États-Unis — à l’exact opposé du Canada — la régulation du travail relève pour l’essentiel de la compétence fédérale[9], la loi nouvelle bouleverse le système des relations industrielles que les spécialistes qualifient désormais de « pluraliste », en raison de la pluralité (et de la fragmentation) des espaces de la négociation. Alors qu’un régime volontariste laisse entièrement aux rapports de force entre les parties la reconnaissance ou non des syndicats par l’employeur, n’impose pas d’obligation de négocier de bonne foi, pas plus qu’il n’attribue de valeur juridique aux conventions collectives, le système pluraliste, lequel poursuit à la fois des objectifs de paix sociale et de démocratie industrielle, oblige l’employeur à négocier de bonne foi avec le syndicat majoritaire accrédité par l’organisme administratif (National Labor Relations Board) chargé de l’application de la loi. Par ailleurs, la convention collective revêt pleine valeur juridique et son interprétation peut être confiée à un décideur spécialisé, l’arbitre de griefs. En revanche, le modèle Wagner ne reconnaît pas la négociation sectorielle ou multipatronale, laquelle avait pu dans le passé être imposée, sur une base régionale, dans certaines branches d’activité, essentiellement par l’exercice de la contrainte économique : la National Labor Relations Act fait donc de l’employeur spécifique et de l’unité de négociation (généralement au sein de l’établissement) l’assise de la négociation collective[10].

En dépit de cette limitation, la loi Wagner a renforcé considérablement les syndicats aux États-Unis et a permis le passage d’un syndicalisme de métiers autrefois dominant à un syndicalisme industriel incomparablement plus dynamique et incarné par la nouvelle centrale syndicale, le Congress of Industrial Organizations (CIO), à l’origine de la syndicalisation massive de la métallurgie, des mines et de l’automobile, secteurs qui y avaient toujours été réfractaires[11].

Considérons uniquement ici l’objectif de la paix industrielle, lequel fait l’objet de notre étude. Le concept de « paix industrielle » concerne au premier chef l’absence de recours à la grève ou au lock-out. C’est pourquoi nous examinons de prime abord l’impact de cette notion sur l’exercice du droit de grève ou de lock-out, avant d’envisager la légitimité ou non du recours à d’autres moyens de pression, tels le piquetage, la distribution de tracts, le boycottage ou le refus du port de l’uniforme.

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la loi Wagner n’impose pas une obligation de paix entre les parties pendant la durée de la convention collective. Une telle obligation, en droit fédéral états-unien, découle, le cas échéant, de la présence d’une clause de la convention collective engageant les parties à ne pas recourir à la grève ou au lock-out en cours de convention. En l’absence d’une telle clause — très fréquente il est vrai —, le recours à la contrainte économique sous ces formes ne sera nullement illégal[12]. Par ailleurs, même en présence d’une disposition de la convention collective à l’effet susmentionné, le droit américain introduit une distinction supplémentaire, soit entre les grèves à caractère économique et les grèves ciblant le comportement antisyndical de l’employeur. À la suite de cette distinction formulée par la Cour suprême des États-Unis en 1938[13], les grèves à caractère économique peuvent validement être interdites en vertu d’une clause de la convention collective, mais non les grèves relatives à des pratiques déloyales de travail.

L’obligation de paix en cours de convention collective aux États-Unis se distingue donc de l’obligation, qui est plus sévère, présente au Canada, en ce qu’elle est d’origine conventionnelle et non imposée par législation, et d’une moindre portée, puisqu’elle ne concerne que les revendications à caractère économique[14].

1.2 Le contexte de réception : le Canada

En contexte canadien, la réception de la loi Wagner s’est effectuée, en 1944, dans le cadre particulier du dirigisme économique lié à l’effort de guerre alors en cours. Dans ce cas, c’était essentiellement le gouvernement fédéral qui régulait les relations de travail, vu le contrôle qu’il exerçait sur l’ensemble des industries participant de près ou de loin à l’effort de guerre. Le fédéral a donc adopté en 1944 le modèle Wagner, par l’entremise de l’arrêté no 1003[15], mais il a inséré dans ce règlement une interdiction du recours à la grève et au lock-out qui ne figurait pas dans la loi états-unienne. Le retrait temporaire du droit de grève se voyait compensé au Canada par l’octroi d’une possibilité d’arbitrage des différends. En outre, durant la période de validité des conventions collectives, une procédure de règlement des différends, sans cessation du travail, devait être prévue aux termes de l’arrêté no 1003[16]. La fin de la guerre n’a pas signifié pour autant la levée de cette interdiction : toutefois, l’interdiction de la grève ou du lock-out s’est trouvée désormais limitée à la période de validité des accords collectifs du travail.

Quoi qu’il en soit, le Québec n’a pas emprunté cette voie en adoptant en 1944 la Loi des relations ouvrières[17]. La grève n’était pas interdite en cours de convention collective, mais elle demeurait soumise au même régime que la grève intervenant en période de renouvellement de la convention collective : sa légalité dépendait du respect d’une période de conciliation et d’arbitrage (non obligatoire) relative à un différend entre l’employeur et le syndicat[18].

C’est seulement en 1961 que la Loi des relations ouvrières a été modifiée, de manière à prévoir désormais que « [t]oute grève ou contre-grève est interdite pendant la durée d’une convention collective[19] ». La Loi des relations ouvrières précisait que toute mésentente relative à l’interprétation ou à l’application d’une convention collective devait être obligatoirement soumise à un arbitre de griefs. Ces dispositions ont été reprises, pour l’essentiel, lors de l’adoption du Code du travail en 1964. En particulier, son article 107 prévoit ceci : « La grève est prohibée pendant la durée d’une convention collective, à moins que celle-ci ne renferme une clause en permettant la révision par les parties et que les conditions prescrites à l’article 106 n’aient été observées[20]. »

Des dispositions similaires se trouvent dans l’ensemble des lois régissant les rapports collectifs du travail au Canada. Seule la Saskatchewan a longtemps fait exception, autorisant jusqu’à tout récemment les grèves en cours de convention collective[21]. Toutefois, depuis 2013, l’article 6-30 (2) de la Saskatchewan Employment Act[22] est à l’effet suivant :

  • No employee or union bound by a collective agreement shall, during the term of a collective agreement :

  • (a)  counsel a strike against the employer bound by the collective agreement ; or

  • (b)  declare, authorize or participate in a strike against the employer bound by the collective agreement[23].

En fait, le recours à la grève en cours de validité de la convention collective n’est autorisé au Canada par certaines législations du travail que dans l’hypothèse de changements technologiques. Tel est le cas au niveau fédéral, en vertu des articles 51 et suivants du Code canadien du travail[24]. Au Manitoba, selon les articles 83 (1) et suivants de la Labour Relations Act[25], l’introduction de changements technologiques peut donner lieu à la réouverture de la négociation collective : toutefois, l’impasse éventuelle des négociations à ce sujet trouvera sa solution dans un arbitrage des différends, et non dans le recours à la grève.

Dans certaines législations du travail au Canada, le recours à la grève se voit également autorisé si la convention collective (cas rare) renferme une clause en permettant la révision avant l’échéance. Les articles 49 (2) et 88 (1) du Code canadien du travail envisagent cette hypothèse. C’est aussi le cas, nous l’avons vu, du Code du travail du Québec (art. 107).

2 L’obligation de paix industrielle en droit comparé

L’obligation de paix apparaît très tôt dans l’histoire des relations industrielles, concomitamment avec la naissance de la convention collective et bien avant que ce champ soit balisé par le droit de l’État. Autrement dit, du point de vue du pluralisme juridique[26], l’obligation de paix est née de la pratique des parties aux accords collectifs du travail, indépendamment du droit étatique. En France et en Allemagne, par exemple, la présence ou non d’un terme à la convention collective (« tarif » ou Tarifvertrag) entraînait ou non une obligation correspondante de paix : seule la convention collective comportant un terme précis (c’était loin d’être toujours le cas) obligeait les parties contractantes à ne pas faire grève ou contre-grève pendant sa durée de validité[27]. Cette pratique a été avalisée par les conseils de prud’hommes en France, tribunaux paritaires présentant quelques similarités avec les arbitres de griefs, de même que par les Gewerbegerichte[28] en Allemagne. Par ailleurs, les tarifs à l’époque énonçaient seulement quelques conditions de travail (salaires, jours de congé, heures de travail, etc.). L’obligation de paix, limitée à ces quelques sujets, n’empêchait pas, dans la perspective des parties, le recours à la grève sur d’autres questions, ce qui est advenu fréquemment.

Pour avoir une meilleure idée de l’obligation de paix industrielle en cours de validité des conventions collectives et de la grande diversité des solutions législatives ou conventionnelles applicables, nous envisagerons ci-dessous la situation actuelle dans les pays industrialisés occidentaux les plus importants[29] : la France, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie.

2.1 La France

Même si le droit du travail québécois doit beaucoup, historiquement, au droit français (en particulier quant aux règles juridiques régissant le contrat de travail[30]), la régulation de la grève en France demeure sans doute la plus éloignée, par ses fondements, du droit au Québec. En droit français, le droit de grève est conçu comme représentant une liberté individuelle d’exercice collectif. En l’absence d’un monopole syndical de représentation (de droit ou de fait) dans l’entreprise et en cohérence avec cette conception de la grève, les syndicats ne sont nullement considérés comme titulaires du droit de grève : seuls les salariés sont les porteurs de ce droit. Par ailleurs, historiquement, la négociation collective est une forme secondaire de régulation du travail en France, alors que l’intervention directe du législateur revêt une portée autrement plus importante[31]. Enfin, le droit de grève possède le caractère d’un droit constitutionnel fondamental en France, en vertu du préambule de la Constitution de la ive République du 27 octobre 1946 (lequel a toujours valeur constitutionnelle au titre du « bloc de constitutionnalité » défini par le Conseil constitutionnel). Le préambule prévoit ceci : « Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. » Or, de telles lois n’ont jamais été adoptées, sauf en ce qui concerne les services publics : par conséquent, il n’y a pas, en principe, d’obstacle au recours au droit de grève par les salariés, qu’ils soient visés ou non par une convention collective de branche ou d’entreprise.

Toutefois, en dépit de ces différences fondamentales (sauf, depuis janvier 2015, en ce qui concerne le statut de droit constitutionnel du recours à la grève au Canada[32]), les situations analysées et les solutions dégagées par le droit français témoignent d’affinités avec les questions qui se posent en sol canadien et présentent assurément l’intérêt d’illustrer les voies possibles d’affirmation d’un droit de grève à valeur constitutionnelle dans le cadre d’une « société libre et démocratique ». En l’absence d’un régime législatif général de la grève, c’est le juge (la chambre sociale de la Cour de cassation) qui a dû élaborer un ensemble imposant de règles juridiques relatives à la grève et distinguer entre les grèves légales et celles qui sont considérées comme illégales. La définition de la grève retenue par la Cour de cassation est analogue à celle qui existe en droit québécois, en ajoutant toutefois un élément de finalité : constitue une grève « tout arrêt collectif et concerté du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles[33] ».

Sans pousser plus loin l’analyse, retenons qu’en droit français le recours à la grève est protégé constitutionnellement (mais en tant que droit individuel d’exercice collectif) et qu’il n’existe pas d’obligation juridique de paix en cours de convention collective.

2.2 L’Angleterre

Pendant fort longtemps, le système anglais des relations industrielles s’est singularisé par son volontarisme ou « collective laissez-faire », caractérisé par un fort « absentéisme juridique[34] » : le législateur s’abstenait d’intervenir dans les rapports collectifs de travail, même pour les encadrer minimalement. Ce n’est qu’à la faveur du gouvernement Thatcher (élu en 1979) que le Parlement britannique s’est mis à intervenir graduellement dans les relations de travail, essentiellement pour miner le pouvoir syndical autant que possible et limiter au maximum l’exercice du droit de grève. À l’évidence, les systèmes des relations industrielles en Angleterre et au Canada, autrefois similaires, ont suivi des voies au plus haut point divergentes, depuis l’adoption du modèle Wagner.

Relevons d’emblée que, même si l’exercice du droit de grève[35] est devenu beaucoup plus restrictif en Angleterre depuis les années 80, l’élection subséquente du Parti travailliste, acquis à la prétendue « troisième voie », n’a rien changé de substantiel à cette dynamique, notamment parce que la protection juridique des participants aux grèves y demeure quasi inexistante. En outre, le droit anglais ignore toujours la distinction, fondamentale pour la plupart des régimes de relations industrielles, entre les griefs ou conflits de droits (conflicts of rights) et les différends ou conflits d’intérêts (conflicts of interests), essentiellement parce que les conventions collectives, qui jouent un rôle fondamental dans la régulation du travail, ne sont pas considérées par le droit étatique comme des documents ayant une valeur juridique, mais seulement comme créatrices d’obligations « morales » pour les parties[36]. Celles-ci se sont certes vu offrir par l’État, par exemple en vertu de l’Industrial Relations Act de 1971[37], la possibilité de donner une véritable portée juridique à leurs accords, mais en fait elles n’en ont jamais voulu[38].

Par conséquent, le régime général du droit du travail ne distingue pas entre les grèves « légales » et « illégales », et la grève déclenchée en cours de convention collective, même dirigée contre ses dispositions expresses, obéit aux mêmes règles que toute autre grève.

2.3 L’Allemagne

Dès le début du xxe siècle, le droit des rapports collectifs du travail en Allemagne et en France, lequel présentait initialement de fortes similarités, a emprunté des voies fort divergentes[39]. Après la Révolution allemande de novembre 1918, la négociation des conventions collectives s’est vue encadrée par la loi : progressivement, les tribunaux allemands ont imposé une obligation relative de paix industrielle, la grève étant considérée comme délictuelle si elle survenait en cours de convention collective, du moment qu’elle portait sur des sujets traités dans l’accord collectif de travail. Après 1949, la République fédérale allemande a repris grosso modo la même approche que celle qui avait été adoptée sous la République de Weimar.

Étonnamment, des quatre pays européens considérés, c’est le régime allemand des relations industrielles qui présente le plus d’affinités avec les régimes canadien et québécois, en dépit de différences capitales. Ces convergences peuvent être décrites comme suit :

  • Le droit de grève bénéficie en Allemagne, tout comme maintenant au Canada, du statut de droit constitutionnel fondamental, au titre de la liberté d’association (Koalitionsrecht) garantie par l’article 9 (3) de la Loi fondamentale de 1949[40] ;

  • Le droit allemand associe également, en tant que bases du droit des rapports collectifs du travail, l’autonomie collective (conventions collectives) et l’intervention de l’État (régime procédural de la négociation), comme c’est le cas au Canada. En France, le droit du travail repose avant tout sur l’intervention du droit étatique ; en Angleterre, il s’appuie plutôt sur une conception volontariste de la négociation collective, caractérisée historiquement, nous l’avons vu, par un fort absentéisme juridique[41]. Quant à l’Italie, elle est marquée par la prédominance de l’autonomie collective, sous la protection cependant des fortes garanties constitutionnelles de la liberté syndicale ;

  • Les conventions collectives (contrairement à la situation anglaise) revêtent en Allemagne une pleine valeur juridique et font l’objet d’une interprétation et d’une mise en oeuvre, en cas de mésentente, par un décideur spécialisé, soit le Tribunal du travail (Arbeitsgericht)[42] ;

  • Au contraire de ce qui se produit en France et en Angleterre, une obligation de paix (Friedensplicht) peut être contractée en Allemagne par les parties pour la durée de validité des conventions collectives. Toutefois, alors que cette obligation de paix est absolue en contexte canadien, elle n’est que relative (voir plus bas) en contexte allemand, sauf volonté contraire des parties[43]. Au surplus, cette obligation relative ne trouve pas sa source dans la loi régissant la négociation collective, mais — le cas échéant — dans l’entente signée entre les parties.

Cela dit, il existe des différences très importantes entre les systèmes allemand et canadien des relations industrielles. La principale tient à l’existence simultanée de deux canaux de représentation des salariés : les syndicats qui négocient collectivement avec l’employeur et peuvent recourir à la grève pour parvenir à une convention collective de travail, soit en ce qui concerne la branche d’activité, soit à l’échelle de l’entreprise ; et les conseils d’entreprise (Betriebsräte), dont les délégués sont élus par l’ensemble du personnel et qui codéterminent avec l’employeur la gestion de l’entreprise ou plus précisément de l’établissement (Betrieb). Les conseils d’entreprise peuvent également négocier avec l’employeur des accords d’établissement, mais ils n’ont pas le droit de recourir à la grève : en cas de différend, celui-ci doit être soumis à un conseil d’arbitrage[44].

Concernant l’obligation de paix en cours de convention collective, celle-ci est dite relative, car elle ne concerne que les matières figurant dans la convention collective. Si le différend porte sur une matière qui n’est pas traitée dans l’accord collectif de travail, les parties sont alors libres de recourir à la grève ou au lock-out[45].

2.4 L’Italie

Enfin, en Italie, où le régime juridique constitutionnel et législatif de la grève demeure particulièrement libéral, il n’existe pas, conformément à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation, de restrictions concernant précisément l’exercice de la grève pendant la durée de validité des conventions collectives. Le droit de grève est garanti par l’article 40 de la Constitution italienne entrée en vigueur le 1er janvier 1948[46]. Une interdiction des grèves n’existe que pour certaines catégories de salariés (tels les policiers et les militaires ou les contrôleurs aériens) et quant à certains services publics essentiels.

Le tableau suivant permet de comparer la situation en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, aux États-Unis et au Canada.

L’obligation de paix en cours de validité de la convention collective

L’obligation de paix en cours de validité de la convention collective

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3 Les critiques doctrinales de l’obligation de paix au Canada

Nous nous centrerons à présent sur la situation canadienne. L’analyse historique révèle que l’imposition, par voie législative, d’une interdiction absolue des grèves en cours de convention collective représente une particularité canadienne, qui ne découle pas directement du modèle Wagner tel qu’il s’est développé aux États-Unis. En fait, comme nous l’avons vu, l’interdiction des grèves a été imposée au Canada dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, pour favoriser la production de guerre passée alors sous le contrôle direct du gouvernement fédéral. À la fin de la guerre, le Canada a levé en partie cette interdiction, la maintenant en ce qui concerne les litiges qui survenaient en cours de convention collective. Mis à part la Saskatchewan et le Québec, les autres provinces canadiennes, recouvrant en 1947 leur compétence sur le travail, ont imité en cela le fédéral. Le tout paraît s’être réalisé sans discussion ni concertation avec les organisations représentatives des travailleurs. Il n’était certainement pas clair à l’époque à savoir si l’initiative se voulait temporaire ou permanente et si l’on envisageait d’opter éventuellement pour une solution à l’américaine, laissant aux parties le soin d’inscrire ou non dans l’accord de travail une obligation de paix, totale ou partielle, excluant le recours à la grève et aux lock-out pour la durée des conventions collectives.

3.1 Le contexte canadien (niveau fédéral et Canada anglais)

La solution imposée par l’arrêté no 1003 et renforcée par la suite par l’interprétation stricte du National War Labour Relations Board (NWLRB) n’a pas été sans susciter un certain nombre de critiques. Une des premières réserves a été émise en ces termes par Jacob Finkelman, alors président de la Commission des relations de travail de l’Ontario, devenu par la suite président de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP) du Canada :

There may be issues between employers and employees during the currency of a collective agreement which cannot be dealt with by any of the machinery that has been set up under the Regulations[50] […] Even if the dispute was brought before us at some stage of the proceedings, we may well have to conclude that the matter does not constitute a misinterpretation or violation of the agreement. In such an event, there is no remedy through arbitration, and there is no remedy through a board of conciliation as was the case under the Industrial Disputes Investigation Act. Nevertheless, the employees are forbidden to strike[51].

Autrement dit, l’interdiction absolue des grèves en cours de convention collective se concilie mal avec l’idée du recours à la grève pour pallier le déséquilibre existant entre travailleurs et employeurs au regard de la négociation collective. Même si surgit une question nouvelle non anticipée par les parties (ou non soulevée par l’employeur au moment des négociations), par exemple la réorganisation du travail, une fermeture ou une délocalisation partielles, des licenciements collectifs ou des changements technologiques, l’employeur conserve totalement l’initiative et peut agir unilatéralement à sa guise, car il n’existe pas de recours à l’arbitrage de griefs en ce cas et le sujet relève de l’exercice de ses droits de direction, et nullement de l’interprétation ou de l’application de la convention collective. Comme le soulignent Judy Fudge et Eric Tucker :

The National Board’s ruling regarding the scope of arbitration and the government’s refusal to amend the arbitration provisions gave the employer a decided advantage over the union, since disputes unforeseen at the conclusion of the collective agreement could be decided unilaterally by the employer. Compulsory arbitration did not cover such disputes, nor could a union resort to strike action to resist the employer of the ban on industrial action while an agreement was in effect. This interpretation helped to entrench managerial prerogatives over matters not covered by collective agreements[52].

Une critique de premier plan dirigée contre l’interdiction absolue des grèves devait être formulée dans le célèbre rapport Woods de 1969 portant sur l’état des relations du travail au Canada[53]. L’équipe d’experts réunis autour du professeur Harry Douglas Woods constatait l’emprise très limitée que la négociation collective avait, en règle générale, sur les situations de conversion industrielle (on parlerait plus volontiers de nos jours de « restructurations ») débouchant sur des licenciements collectifs[54]. En conséquence, le rapport Woods formulait la recommandation suivante :

Nous recommandons ailleurs la disparition de l’interdiction absolue des arrêts de travail en cours de convention collective. Les parties auraient désormais la faculté de se soustraire à la prohibition des grèves et des lock-out et à l’arbitrage, ainsi que de recourir à des sanctions économiques. Cependant cette faculté ne pourrait être exercée que lors de conflits portant sur les conséquences d’une conversion industrielle survenue en cours de convention[55].

À cet égard, l’équipe Woods se référait à la situation régnant aux États-Unis, où la législation ne prévoyait pas d’interdiction absolue des grèves en cours de convention collective, tout en étant consciente que dans 90 p. 100 des cas les accords collectifs de travail comprenaient une clause de renonciation à l’exercice du droit de grève ou de lock-out[56]. Le rapport Woods justifiait ainsi sa recommandation de levée de l’interdiction des grèves :

Pour en arriver à cette recommandation, nous avions à mettre en balance d’une part le manque de stabilité qui pourrait résulter de toute entorse faite à la tradition canadienne de l’interdiction du droit de grève et de lock-out en cours de convention collective, et d’autre part l’instabilité causée par des changements conduisant à un licenciement collectif des travailleurs introduits unilatéralement par l’employeur en cours de convention collective, à un moment où les travailleurs n’ont par conséquent aucun recours. Sans doute, les syndicats peuvent-ils négocier à l’avance sur de tels problèmes ; plusieurs ont d’ailleurs fait inclure dans les conventions collectives des clauses protectrices assorties de recours. Néanmoins, le problème demeure très sérieux et exige de nouvelles règles de droit et de nouveaux mécanismes[57].

Cette recommandation n’a été que très partiellement suivie par le gouvernement fédéral, lequel s’est borné à faire adopter par le Parlement, à l’occasion de la révision législative de la partie I du Code canadien du travail, des dispositions nouvelles autorisant, encore que suivant une procédure complexe, la réouverture de la convention collective et éventuellement le recours à la grève (sur autorisation du Conseil canadien des relations industrielles[58]) mais seulement en cas de changements technologiques entraînant des licenciements collectifs[59].

Par ailleurs, en 1980, dans un article remarqué, le professeur Geoffrey England s’interrogeait sur la raison d’être de l’obligation de paix industrielle imposée partout au Canada, mis à part la Saskatchewan[60]. Certaines raisons avancées sont d’ordre purement formel, telle l’obligation morale de respecter les contrats (pacta sunt servanda). Des justifications de cet ordre peuvent être aisément écartées, dans la mesure où les conflits dont il est question portent précisément sur des matières en ce sens « extracontractuelles », car elles sont relatives à des considérants non traités dans l’accord collectif de travail. En outre, puisque l’obligation découle de la loi et non de cet accord, on peut difficilement avancer qu’il y a entente à cet égard[61].

Une considération plus directement liée au contexte des relations de travail tient à une volonté d’assurer des relations ordonnées entre les parties pour toute la durée de validité de la convention collective et d’éviter la menace d’une guérilla syndicale incessante. Cette vision est avant tout celle des gestionnaires, comme l’écrit England :

From the management’s viewpoint, the peace obligation generally represents « good order ». Management is relieved of the administrative pressures of on-going bargaining – the more so, the longer the duration of the agreement – and can therefore deploy its resources to increase efficiency in other areas of its operations. It can engage in long term planning, safe in the knowledge that its labour relations responsibilities are a fixed variable. It can respond flexibly to changes in the market and technological environment, pursuant to its « reserved rights » under the collective agreement, without fear of strike action. It can do all of these things without the constant threat of « guerilla warfare » by the union[62].

Même si la paix industrielle est conçue en termes de stabilité et d’efficience par l’entreprise, il n’est pas certain, suivant England, que l’interdiction des conflits sert toujours les intérêts des gestionnaires[63]. L’illégalité du recours à l’action concertée en cours de convention imposée par la loi peut avoir pour effet de reporter à plus tard le conflit, en exacerbant les rapports entre les parties[64]. Par ailleurs, la persistance du recours à la grève illégale, en dépit de son interdiction absolue en cours de convention et des sanctions (disciplinaires notamment) susceptibles de s’exercer à l’encontre des participants, illustre l’efficacité relative de l’obligation de paix. Qui plus est, suivant le contexte, l’employeur hésitera souvent à sanctionner sévèrement la violation de cette obligation, par crainte d’envenimer la situation davantage.

England concluait son étude en recommandant que l’interdiction absolue des grèves en cours de convention collective soit écartée, et que l’adoption ou non d’une clause relative à la paix industrielle en cours de convention collective relève du seul jeu de la négociation entre les parties.

3.2 Le contexte québécois

Au Québec, la doctrine dominante ne semble pas remettre en question l’obligation absolue de paix industrielle en cours de convention collective. Toutefois, des voix discordantes se sont parfois élevées. En particulier, dans son ouvrage de 1985 intitulé Le droit de grève. Fondements et limites[65], le professeur Pierre Verge estimait légitimes les restrictions au droit de grève portant sur les conflits de droit touchant à l’interprétation et à l’application de la convention collective. Il n’en allait pas de même toutefois, à ses yeux, quant aux conflits d’intérêts relatifs à des questions nouvelles survenant pendant la durée de validité de celle-ci[66] :

[L]e caractère absolu de l’obligation légale de paix s’oppose ici au caractère relatif ou partiel de la convention collective. Par hypothèse, en effet, la mésentente au sujet de laquelle le syndicat accrédité pourrait ici recourir à la grève, n’était-ce de la prohibition légale, se rapportera, soit à une matière abordée en cours de négociation sans que la convention subséquente n’ait prévu de solution à son sujet, soit à un sujet dont il n’a point du tout été question durant la négociation, l’hypothèse la plus plausible demeurant à ce sujet celle d’une question issue de la modification du contexte du travail dans l’entreprise à la suite de la conclusion de la convention collective[67].

En conséquence, l’agir unilatéral de l’employeur s’imposera alors à la partie syndicale pendant toute la durée de la convention, rompant ainsi l’équilibre présumé établi entre les parties[68].

La critique de l’obligation de paix industrielle s’est faite plus incisive dans l’ouvrage rédigé par Robert P. Gagnon, Louis LeBel et Pierre Verge en 1991[69]. Ils y soulignent que « la conception de la négociation collective retenue, tant dans le Code du travail que dans le Code canadien du travail, consacre une inégalité juridique entre l’employeur et le représentant collectif des salariés[70] ». Et les trois auteurs de soulever l’interrogation suivante :

Dans une perspective d’avenir cette fois, on peut s’interroger généralement sur la pertinence, dans une double optique de saines relations du travail et de justice dans les rapports sociaux, de la conception actuelle de la négociation collective au Québec […] Jugera-t-on que la précédente conception périodique et statique de la négociation est trop rigide, compte tenu de l’ampleur et de l’intensité des changements dans les régimes de travail en cours de convention ?[71]

Gagnon, LeBel et Verge soulignent à cet égard, d’une part, que les policiers et les pompiers ont accès, sur décision du ministre du Travail, à un régime d’arbitrage exécutoire même lorsque le litige ne constitue ni un grief ni un « différend » au sens du Code du travail[72], et, d’autre part, que la possibilité du recours à la grève en cours de convention collective n’est pas inusitée en contexte nord-américain[73]. L’ouvrage se clôt sur la réflexion suivante :

Plus fondamentalement – car il va du système même des rapports collectifs du travail –, l’encadrement légal de la négociation collective, issu de l’après-guerre, notamment les restrictions au recours à la grève qu’il impose […] pourrait éventuellement se révéler d’une rigidité gênante devant un besoin plus généralement ressenti de pratiquer des rapports sociaux de large envergure entre partenaires organisés, comme cela existe dans d’autres pays occidentaux industrialisés[74].

Plus récemment, dans son article de 2004 relatif à la grève au Canada et aux États-Unis, le professeur Gilles Trudeau prenait nettement position contre le caractère statique, et non dynamique (lequel serait, à son avis, bien davantage approprié), du système canadien de relations industrielles :

L’autre contrainte à l’exercice du droit de grève provient du fait qu’il est confiné à l’intérieur du processus de la négociation collective […] Au Canada, le droit est encore plus strict puisqu’il défend la grève pendant toute la durée de la convention collective. Cette orientation du droit bloque le recours à tout autre moyen de pression économique, alors que le développement récent des structures corporatives, de l’organisation de la production et des stratégies commerciales exige que l’action du mouvement ouvrier sorte des sentiers battus. Par exemple, le syndicat accrédité est privé de tout moyen d’action si, pendant la durée de la convention collective, l’employeur décide unilatéralement de procéder à des changements majeurs dans l’organisation de sa production et la structure des emplois. Dans un tel cas, le recours à l’arbitrage des griefs n’est d’aucune utilité si la convention collective ne contient pas de dispositions encadrant ou limitant le pouvoir de l’employeur en ces domaines. Il s’agit là d’une question préoccupante, surtout à la lumière de la tendance récente à l’allongement de la durée des conventions collectives, précisément pour favoriser stabilité et paix industrielle[75].

Nous partageons l’avis du professeur Trudeau, selon lequel le droit du travail canadien apparaît actuellement sclérosé faute de s’être adapté à la transformation radicale du contexte économique et du fonctionnement des entreprises au cours des dernières décennies. Un élément des plus inquiétants pour les salariés caractérise ces transformations : le fait que l’entreprise, dans le contexte hautement concurrentiel apparu avec la mondialisation économique, doit se soumettre désormais à une pratique incessante de restructuration. Il faut entendre ce dernier terme en un sens large, comme concernant l’ensemble des évènements qui touchent la structure interne de l’entreprise, y compris de ses établissements constitutifs (fusion et acquisition, fermeture ou délocalisation, réduction des effectifs, implantation de changements technologiques, sous-traitance, etc.) et entraînent à court ou à moyen terme des conséquences négatives sur l’emploi et les conditions de travail (notamment du point de vue des pressions accrues exercées sur ceux et celles qui restent en poste)[76]. Toutes les études en relations industrielles convergent pour démontrer que ces phénomènes, autrefois beaucoup plus espacés et confinés notamment aux périodes de crises aiguës de rentabilité ou à l’introduction de changements technologiques, représentent maintenant une dimension constante de la vie de l’entreprise[77].

Or, au Canada, les salariés et leurs organisations se trouvent particulièrement démunis devant ces situations, en l’absence de possibilité de recourir à la grève (ou à un arbitrage des mésententes non prévues dans la convention collective), sauf durant certaines périodes limitées où il est généralement trop tôt ou trop tard pour contrer la volonté unilatérale de l’employeur. Le déséquilibre entre employeurs et salariés, accentué par la mondialisation économique et la pression concurrentielle incessante qu’elle exerce sur les entreprises, donnant ainsi ouverture à des restructurations très fréquentes pour des motifs fort variés, ne trouve pas de voie compensatoire effective, car fréquemment il n’existe pas de moyens de pression licites pour contrebalancer ce déséquilibre.

Avant d’examiner la validité constitutionnelle (au regard de la liberté d’association) de l’interdiction absolue des grèves en cours de convention collective, nous croyons indiqué de faire brièvement état des autres moyens de pression susceptibles d’être en ce cas exercés par les salariés. Cela permettra au lecteur de se faire une idée plus juste de la situation d’ensemble, en soulignant la diversité des moyens d’action à la disposition des syndicats, lesquels moyens — mis à part la cessation du travail — ne soulèvent pas, en règle générale, d’objections de principe quant à leur licéité.

4 Les manifestations licites de la liberté syndicale en cours de convention collective

Nous distinguerons dans ce qui suit entre le recours à des moyens de pression impliquant l’exercice d’une contrainte économique, c’est-à-dire la grève et le piquetage (4.1), ceux qui effectuent une pression économique non coercitive, soit le boycottage (4.2), et, enfin, ceux qui revêtent une portée uniquement symbolique — notamment la modification de l’uniforme (4.3).

4.1 L’exercice de la contrainte économique

4.1.1 Une interdiction uniquement relative de la grève

Sans nous prononcer à ce stade sur la validité constitutionnelle ou non de l’interdiction absolue des grèves par voie législative au Canada[78], nous faisons nôtres toutefois, du point de vue de la sociologie des rapports de travail, les critiques dont nous avons fait état précédemment quant à l’obligation de paix industrielle au Québec. Il en résulte à l’évidence un déséquilibre dans les capacités de négociation respective des parties, la loi accordant à l’employeur un pouvoir unilatéral de décider de questions fondamentales quant aux conditions de travail, sans possibilité pour les salariés d’exercer des pressions légitimes (par un recours à la grève ou, dans les services essentiels au sens strict, par recours élargi à la procédure d’arbitrage des différends). À notre avis, seule une interdiction relative de la grève en cours de convention collective, quant aux matières traitées dans celle-ci et donnant ouverture à un recours effectif à la procédure de grief et d’arbitrage, se révèle fonctionnellement compatible avec l’objectif du droit du travail de remédier, en partie du moins, au déséquilibre fondamental entre employeur et salariés.

4.1.2 Le piquetage

De même qu’une interdiction absolue des grèves en cours de convention collective sans égard au contenu de l’accord collectif de travail et de la possibilité réelle de porter la mésentente devant un arbitre de griefs a vu le jour au Canada à l’initiative du législateur, la jurisprudence, cette fois, a imposé majoritairement dès les années 60[79] une distinction rigide (avec certaines variantes[80]) entre le piquetage primaire et le piquetage secondaire. Les considérants à la base de la décision Hersees of Woodstock Ltd. c. Goldstein et al. de la Cour d’appel de l’Ontario ne laissent aucun doute sur la motivation de cette décision, soit l’affirmation de la primauté du droit économique de l’entreprise, découlant du droit de propriété et de la liberté de commerce, sur la liberté syndicale[81]. Voici ce qu’écrit la Cour d’appel de l’Ontario :

Mais même en tenant pour acquis que le piquetage [secondaire] des intimés était légal en ce sens qu’il s’agissait simplement de piquetage pacifique destiné uniquement à communiquer des renseignements, j’estime qu’il doit être interdit. L’appelante a le droit d’exploiter légalement son entreprise de vente au détail […] Par conséquent, à supposer qu’il existe, le droit des intimés de faire du piquetage secondaire à l’établissement de l’appelante doit céder le pas au droit de commercer de cette dernière ; le droit de grève des intimés, à supposer qu’il soit conféré par la loi, est exercé au profit d’un groupe particulier seulement, alors que le droit de l’appelante constitue un droit beaucoup plus fondamental et important, à mon avis, puisque l’exercice de ce droit touche la collectivité dans son ensemble et lui est profitable[82].

Cette règle interdisant le piquetage secondaire, c’est-à-dire qui concerne des établissements de l’employeur autres que ceux qui sont directement touchés par une grève légale, est devenue la règle de base régissant le droit au piquetage au Canada, y compris en contexte civiliste au Québec. En cours de convention collective, il n’était a fortiori pas question de permettre la mise en place d’un piquet, même absolument pacifique, devant un établissement de l’employeur.

Il est évident que le piquetage, même limité à la communication d’informations relatives au conflit en cours, implique potentiellement l’exercice de la contrainte économique. Le piquetage comporte en soi, vu la longue tradition historique qui le caractérise en relations industrielles, un « effet de signal » qui invite les salariés syndiqués, même non impliqués dans le conflit, à respecter le piquet et à ne pas le franchir. Lorsque le piquetage secondaire s’effectue devant des lieux ouverts au commerce, il peut avoir un effet dissuasif sur les consommateurs d’entrer dans le magasin ou encore d’acheter tel ou tel bien. Par conséquent, dans la sphère du travail, un impact économique recherché accompagne toujours la dimension expressive à la base du piquetage.

Le rapport Woods, quelques années après l’arrêt Hersees, estimait dans cette perspective que l’approche axée sur le droit de propriété et ses corollaires (telle la liberté d’entreprendre) régnant en droit commun (common law et droit civil québécois) n’était pas appropriée pour régler les conflits survenant dans la sphère du travail :

Le problème juridique vient du fait que l’économie générale de la common law – dont s’inspire fortement à cet égard la jurisprudence québécoise en matière de responsabilité civile – vient en contradiction avec la politique législative dans le domaine des rapports collectifs du travail. Encore récemment, certaines décisions judiciaires ont affirmé que l’intérêt public commandait la sujétion à la liberté d’entreprise des intérêts particuliers d’employés agissant collectivement. De plus, dans des requêtes en injonction pour interdire le piquetage où il fallait décider de l’existence d’un droit de propriété à protéger, on a souvent assimilé les profits de l’entreprise à des biens, en sorte que la balance n’a pas penché du côté des piquets de grèves. L’esprit et les règles de la common law ne coïncident pas avec ceux du droit du travail[83].

Il a fallu attendre l’année 2002 avant que la Cour suprême du Canada écarte définitivement cette distinction entre le piquetage primaire et le piquetage secondaire, et même dissocie complètement le fait d’établir un piquet de l’existence d’un conflit de travail au sens restreint des lois relatives aux rapports collectifs du travail[84]. Comme le dit la Cour suprême, le recours au piquetage « ne saurait être l’apanage de seuls grévistes[85] ». Par conséquent, la légalité du piquetage n’apparaît plus accessoire d’une grève liée à des négociations collectives ; le recours à ce moyen de contrainte économique peut désormais s’exercer en cours de convention collective sans contrevenir à l’obligation de paix industrielle que nous avons précédemment examinée.

4.2 L’exercice de pressions économiques non coercitives

4.2.1 Le boycottage

Dans certaines provinces au Canada, on a de plus interdit le recours au boycottage suivant les mêmes règles que celles qui s’appliquent en matière de piquetage. Pour être valide juridiquement, l’appel au boycottage nécessitait, d’une part, l’existence d’une grève légale en cours chez l’employeur dans l’établissement ou les établissements directement visés par le conflit et, d’autre part, des modalités d’exercice (par exemple, la distribution de tracts appelant à un boycottage) n’impliquant pas un lieu « secondaire » autre que celui où le conflit de travail se déroulait. Ainsi, en Colombie-Britannique, une disposition du Labour Relations Code[86] interdisait le piquetage secondaire[87]. Cette interdiction était rédigée en termes très larges, ce qui a incité la commission provinciale des relations du travail à y assimiler le boycottage secondaire, par exemple sous forme de distribution de tracts[88].

En l’occurrence, les salariés d’un magasin K-Mart qui avaient été mis en lock-out par l’employeur ont réagi en appelant les consommateurs à boycotter les autres magasins K-Mart de la province, et ce, en distribuant des tracts devant ces lieux secondaires de travail, non impliqués dans le conflit initial. Comme on sait, la Cour suprême en est venue à la conclusion qu’une interdiction du boycottage secondaire est incompatible avec le droit à la liberté d’expression garanti par la Charte canadienne des droits et libertés, et injustifiée au regard de son article premier.

Soulignons cependant certains éléments, lesquels relèvent non d’une argumentation juridique normative au sens strict, mais de constats sociologiques[89] fondés sur un examen des faits sociaux pertinents. La Cour suprême souligne ainsi les aspects suivants :

  • l’inégalité des rapports de force entre employeur et salariés : la Cour suprême met en exergue « la vulnérabilité individuelle des employés, particulièrement ceux du commerce de détail, ainsi que l’inégalité intrinsèque de leurs rapports avec la direction de leur entreprise[90] » ;

  • l’accessibilité, du côté des salariés, de la distribution de tracts et de l’appel au boycottage pour pallier cette inégalité : selon la Cour suprême, « [l]a distribution de tracts et d’affiches est un moyen typiquement moins dispendieux et d’utilisation plus facile que d’autres formes d’expression. Par conséquent, elle constitue pour les membres plus vulnérables et moins puissants de la société un moyen particulièrement important de communiquer de l’information et de solliciter des appuis à leur cause[91] » ;

  • l’accès aux médias : alors que l’employeur a aisément accès aux médias pour diffuser sa position, ces moyens coûteux sont peu accessibles, sauf exception, aux salariés et à leurs organisations. Comme l’écrit le juge Cory au nom de la Cour suprême :

    Des renseignements concernant les faits d’un conflit et la position respective des parties peuvent à très juste titre être diffusés par celles-ci. Par exemple, elles peuvent le faire en achetant soit de l’espace dans des journaux ou sur des panneaux publicitaires soit du temps d’antenne pour diffuser des messages à la radio ou à la télévision. Dans la plupart des conflits de travail, les chances sont beaucoup plus grandes que l’employeur ait les moyens de recourir à ces méthodes en vue de faire connaître sa position et que, dans les faits, il le fasse. L’équité commande que les employés puissent faire connaître leur position au public en distribuant des tracts de la manière retenue par l’appelant en l’espèce[92] ;

  • l’appel au boycottage et la distribution de tracts : ces façons de procéder influent en cas de conflit de travail sur l’estime de soi et le sentiment de dignité des salariés. La Cour suprême s’exprime ainsi à ce sujet :

    L’emploi, il faut le reconnaître, procure aux individus des avantages économiques, en plus de combler d’importants besoins sociaux et psychologiques. Pour les travailleurs, une forme d’expression qui traite de leurs conditions de travail et du traitement que leur réserve leur employeur constitue une déclaration sur leur environnement de travail. Elle a donc trait à leur bien-être et à leur dignité en milieu de travail[93] ;

  • le soutien attendu de la population : l’information du public et les tentatives pour gagner son appui représentent un aspect important de tout conflit de travail. Voici l’avis de la Cour suprême à cet égard :

    Dans tout conflit de travail, il est important que le public connaisse les enjeux […] Les dispositions législatives contestées ont pour effet d’empêcher complètement toute activité de persuasion de la part des employés en grève, y compris la distribution de tracts aux consommateurs aux établissements d’employeurs secondaires[94] ;

  • la distribution de tracts et d’autres formes d’appels au boycottage en cas de conflits de travail ne différent pas d’une campagne de boycottage de consommation. Par conséquent, ces activités ne trouvent pas leur légitimité dans le rattachement à une grève légale[95] ;

  • la distinction entre le boycottage et le piquetage : l’appel au boycottage se distingue du piquetage, car le premier repose essentiellement sur la persuasion rationnelle des consommateurs et ne comporte pas d’« effet de signal[96] ».

Sans pousser plus loin l’analyse de cette décision ni celle des activités de boycottage en général, nous croyons qu’il importe de retenir que, dans l’état actuel du droit, la légalité d’un appel au boycottage ne dépend pas de l’absence d’une obligation de paix au sens du Code du travail, et que cette activité est licite, même si elle survient en cours de validité d’une convention collective.

4.3 L’exercice de moyens de pression symboliques

Tant le piquetage que le boycottage ont pout objet d’exercer une pression économique sur l’employeur en entraînant pour lui des pertes significatives de chances de profit. Toutefois, comme nous venons de le voir, ces deux moyens diffèrent l’un de l’autre en ce sens que le boycottage fait appel à la persuasion rationnelle des consommateurs, alors que le piquetage escompte aussi un « effet de signal » à l’intention des salariés non impliqués dans le conflit, se référant à une norme sociale voulant qu’on ne franchisse pas une ligne de piquetage érigée à l’occasion d’un conflit de travail. Il n’en reste pas moins que ces deux moyens de pression s’appuient sur l’exercice d’une certaine contrainte économique sur un employeur déterminé.

Or, il existe d’autres moyens de pression à finalité non économique mais uniquement symbolique. Ces moyens de pression dénués de tout effet économique tangible à l’égard de l’employeur et, en ce sens, les plus « légers » à la disposition des salariés, si on les inscrit sur un continuum allant jusqu’à l’exercice de la grève, sont d’un usage fréquent, notamment — mais non exclusivement — dans les milieux où la grève est interdite en vertu de l’obligation d’assurer le respect des services essentiels au sens strict du terme. Donnons-en ici quelques exemples récents tirés de la jurisprudence :

  • le port du pantalon cargo et de la casquette rouge par les policiers membres de la Fraternité des policiers et policières de Montréal, en réaction à la Loi favorisant la santé financière et la pérennité des régimes de retraite à prestations déterminées du secteur municipal[97], hors la période de négociation collective[98] ;

  • l’apposition d’autocollants sur les véhicules de patrouille du Service de police de la Ville de Montréal[99] ;

  • la participation de salariés de la Ville de Montréal à une manifestation devant l’hôtel de ville, visant à protester contre la loi susmentionnée[100] ;

  • la participation de pompiers de la Ville de Québec à une manifestation organisée par la Coalition pour la libre négociation en juin 2014[101] ;

  • le port par les policiers de la Ville de Châteauguay, en sus de leur uniforme, de chapeaux et de bottes de cow-boy ainsi que d’étoiles de shérif[102] ;

  • la tenue d’une « grève inversée » par un syndicat du secteur des affaires sociales, c’est-à-dire que le syndicat assure, à ses frais, la présence de salariés supplémentaires pour faire face aux coupes budgétaires gouvernementales limitant les ressources disponibles[103] ;

  • l’ajout dans toutes les communications radio des policiers de Trois-Rivières du patronyme du directeur de la sécurité publique, pour protester contre les circonstances d’un accident de travail dont un de leurs collègues a été victime[104] ;

  • le refus du port de l’uniforme par des ambulanciers d’Urgences-santé, dans le contexte d’un différend les opposant à l’employeur, lors même qu’une convention collective est en vigueur[105].

Pourquoi des salariés recourent-ils à de tels moyens de pression à portée essentiellement symbolique ? D’une part, parce que ceux-ci renforcent la solidarité syndicale et donnent aux salariés visés le sentiment de n’être pas totalement impuissants devant une situation perçue comme injuste ou défavorable. D’autre part, parce que l’usage de ces moyens de pression transmet à d’autres personnes, notamment aux salariés étrangers au conflit, aux médias et au public en général, une information minimale quant à l’existence d’un conflit de travail. En particulier, l’association de salariés en cause espère que le conflit sera répercuté et commenté par les médias, que des articles seront publiés à ce sujet et des reportages diffusés, et qu’en fin de compte l’opinion publique se montrera favorable à la position syndicale.

De telles pratiques sont-elles légitimes ? Nous pouvons nous référer aux points mis en exergue dans la section 4.2.1 (boycottage) et les transposer au contexte de la pression symbolique quant aux aspects suivants : l’inégalité des rapports de force entre employeur et salariés ; l’accessibilité et le faible coût de ces moyens de pression ; la difficulté d’accès aux médias ; l’estime de soi et le sentiment de dignité des salariés en contexte de mésentente relative aux conditions de travail ; enfin, l’absence d’impact direct sur les activités de l’entreprise, à la différence du piquetage et du boycottage. Nous retiendrons ici quatre aspects en particulier :

  • un palliatif de l’inégalité : comme on le voit à l’aide des exemples mentionnés plus haut, le recours aux moyens de pression symboliques est surtout le fait, au Québec, des salariés qui, tels les pompiers, les policiers, les ambulanciers ou les travailleurs du secteur hospitalier, ne peuvent recourir à la grève vu qu’ils exercent des fonctions essentielles à la santé, à la sécurité et à la vie de la population. Ces moyens symboliques, telle la modification de l’uniforme, peuvent être mis en oeuvre à l’occasion des périodes de négociation collective ou en cours de convention collective, par exemple (comme c’est le cas avec la Loi favorisant la pérennité de régimes de retraite[106]) en cas d’intervention législative en vue de modifier des conditions de travail importantes de ces salariés. En ce dernier cas, il n’existe pas de recours approprié relevant du droit administratif du travail. En outre, les salariés privés de l’exercice du droit de grève (autrement que de manière purement symbolique), car ils exercent des fonctions essentielles dans le secteur public et celui des services publics, n’ont pas accès à une procédure d’arbitrage des différends rapide, efficace et impartiale en cas d’impasse dans la négociation collective ou de mésentente autre qu’un grief en cours de convention collective. Très souvent, les seuls moyens de pression le moindrement utiles pour ces salariés, qui leur permettent de pallier quelque peu l’inégalité dans les rapports de négociation avec l’employeur, demeurent d’ordre symbolique ;

  • l’accessibilité : les moyens de pression symboliques comportent de très faibles coûts. La pose d’affiches ou d’autocollants, la modification de l’uniforme, le port de symboles ou de macarons, etc., sont largement accessibles à l’ensemble des salariés. Ce considérant est important, puisque les employeurs disposent généralement de moyens financiers plus grands pour faire valoir leur point de vue ;

  • l’accès aux médias : les syndicats, en particulier, ont beaucoup plus difficilement accès aux médias que les employeurs. D’une part, ces derniers ont les moyens, si c’est nécessaire, d’acheter des pages entières de publicité dans les médias. La pratique existe également du côté des syndicats, mais plus rarement et surtout dans le cas des conflits ayant une portée « nationale ». D’autre part, et c’est là le plus important, les médias d’information au Québec (sauf la Société Radio-Canada) représentent des entreprises privées relevant généralement d’« empires médiatiques » peu favorables aux syndicats. Vu la forte concentration des médias et leur proximité financière, idéologique et sociologique avec les intérêts des employeurs parmi les plus importants au Québec, cela rend a priori difficile pour les salariés et leurs organisations impliqués dans un conflit de travail d’obtenir un certain appui de la part des médias, ce qui demeure pourtant, à l’heure de la société de masse, la voie obligée pour tenter d’influencer l’opinion publique ;

  • l’information du public : l’utilisation de moyens symboliques attire immédiatement l’attention du public sur un conflit de travail. Le fait que des gens s’interrogent sur le conflit, sur sa « visibilité », amène aussi des journalistes à questionner les parties sur la situation conflictuelle. Il y a une possibilité pour les salariés impliqués de tenter d’amener graduellement le public à être conscient non seulement de l’existence d’un conflit, mais des raisons qui le sous-tendent, pour éventuellement gagner un certain appui dans l’opinion publique. Autrement dit, en particulier dans les services essentiels à la vie, à la santé et à la sécurité de la population, l’exercice de moyens de pression symboliques représente une façon de contourner l’a priori peu favorable aux syndicats qui caractérise les médias d’information, dont la direction s’exprime en particulier dans les pages éditoriales ou par l’entremise de certains chroniqueurs. Un conflit sans « visibilité » demeurera sans écho dans les médias d’information : la pression symbolique cherche à percer ce mur du silence, en permettant aux journalistes professionnels de rendre compte de la mésentente.

5 La validité constitutionnelle

Puisque nous avons conclu que, mis à part l’interruption du travail, l’exercice de la plupart des moyens de pression économiques ou symboliques est valide en cours de convention collective, nous nous limiterons à examiner dans cette section le statut constitutionnel de la grève survenant hors la phase des négociations collectives.

Dans trois décisions relatives à la liberté constitutionnelle d’association dans la sphère du travail, soit les affaires Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général)[107] et Meredith c. Canada (Procureur général)[108] ainsi que l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour[109], la Cour suprême a redessiné les contours de cette liberté. Ces décisions — que nous qualifions de « trilogie de janvier 2015 » — et en particulier le jugement concernant la Saskatchewan (de loin le plus important) relatif au statut constitutionnel du droit de grève, auront un impact certain, possiblement capital, sur le droit du travail au Québec.

Nous considérerons d’abord l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour élevant le droit de grève au rang de droit constitutionnel fondamental — arrêt le plus pertinent aux fins de notre étude —, pour ensuite évaluer son impact éventuel sur l’obligation de paix en cours de convention collective.

5.1 L’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan

L’arrêt Saskatchewan Federation of Labour[110] examine la compatibilité avec l’article 2 d) de la Charte canadienne d’une loi de la Saskatchewan limitant le droit de grève dans le secteur public, au titre du respect des services essentiels. Vu l’absence de mécanisme neutre et efficace de désignation des services essentiels et d’arbitrage des différends, la Cour suprême juge ces limitations au droit de grève incompatibles avec la liberté constitutionnelle d’association.

5.1.1 Le contexte du litige

Le litige trouve sa source dans la Public Service Essential Services Act[111], adoptée après l’arrivée au pouvoir du Parti saskatchewanais en 2007. Cette loi donnait à l’employeur le pouvoir unilatéral de désigner, dans l’ensemble du secteur public défini largement, les employés considérés comme assumant des services essentiels, sans que cette décision puisse être révisée par un organisme neutre et impartial. Par ailleurs, ladite loi ne prévoyait aucun mécanisme d’arbitrage des différends concernant une éventuelle impasse dans la négociation collective au sujet de ces employés privés du droit de recourir à la grève.

La Cour suprême précise d’emblée que son jugement n’envisage que le caractère constitutionnel du droit de grève exercé aux fins de la négociation collective et elle souligne que « [l]a question de savoir si d’autres formes d’arrêt collectif du travail sont protégées ou non par cette disposition n’a pas à être tranchée en l’espèce[112] ». Pour conclure en faveur d’une protection constitutionnelle du droit de grève, la Cour suprême s’appuie sur l’histoire des relations du travail au Canada, sur le rapport de la cessation collective du travail aux valeurs affirmées par la Charte canadienne et sur le droit international. Elle estime que « [l]e droit de grève n’est pas seulement un droit dérivé de la négociation collective, [mais qu’il] en constitue une composante indispensable[113] ». Pour la juge Abella qui rend l’opinion majoritaire (les juges Rothstein et Wagner étant dissidents), sans le droit de recourir à la grève, « le droit constitutionnel de négocier collectivement perd tout son sens[114] ».

5.1.2 La grève et l’histoire des relations du travail

La Cour suprême s’appuie sur l’histoire des relations industrielles, celle-ci montrant que le recours aux grèves a été concomitant de la formation des premiers syndicats au xixe siècle, phénomènes alors réprimés par le droit criminel : « les travailleurs ont pris part à des grèves bien avant que le Canada ne se dote d’un régime moderne de relations de travail. On considérait que la grève et la négociation collective allaient de pair[115] ». En 1944, partout au Canada, s’est effectué le passage d’un système purement volontariste de négociation collective sur le modèle britannique vers un modèle institutionnaliste ou « pluraliste » encadré par des règles juridiques détaillées, le modèle Wagner, lequel avait été adopté d’abord au niveau fédéral états-unien en 1935[116]. Aux yeux de la Cour suprême, ce modèle repose sur un compromis d’intérêts, les syndicats obtenant un processus formel d’accréditation et l’imposition à l’employeur d’une obligation de négocier, en retour toutefois d’une limitation du droit de grève, dont la légalité dépend notamment du moment de son exercice[117]. La juge Abella se réfère au passage suivant du rapport Woods, « rapport décisif » déposé en 1968, suivant lequel la grève « est devenue partie intégrante de notre régime démocratique[118] ». D’un point de vue contemporain tenant compte de l’évolution historique des relations industrielles au Canada, la Cour suprême souligne que « le droit de grève jouit de la protection constitutionnelle en raison de sa fonction cruciale dans le cadre d’un processus véritable de négociation collective » et constitue en ce sens « une mesure unique et fondamentale[119] ».

5.1.3 Les valeurs en cause : la dignité, l’égalité et la démocratie au travail

Une conclusion similaire découle du rapport du droit de grève aux valeurs qu’affirme la Charte canadienne. La juge Abella estime le droit à la cessation concertée du travail essentiel à la réalisation des valeurs fondamentales de dignité, d’égalité, de liberté et de démocratie au travail, au moyen de la négociation collective : en particulier, l’action concertée directe au moment d’une impasse « se veut une affirmation de la dignité et de l’autonomie personnelle des salariés pendant leur vie professionnelle[120] ». Le droit fondamental de grève contribue aussi à la réalisation de l’égalité dans les rapports de travail, puisqu’il tend à pallier le déséquilibre existant entre les employeurs et les salariés pris isolément. La Cour suprême rejette en termes très nets le point de vue de ceux qui (tels les juges Rothstein et Wagner, dissidents) tiennent pour équivalents le pouvoir des employeurs et celui des salariés :

Dans leurs motifs de dissidence, mes collègues laissent entendre que l’al. 2d) ne devrait pas protéger le recours à la grève comme élément d’un processus véritable de négociation collective parce que « la véritable justice au travail se souci[e] des intérêts de toutes les parties concernées » (par. 125), y compris l’employeur. Soit dit en tout respect, en tenant essentiellement pour équivalents le pouvoir des salariés et celui des employeurs, ils méconnaissent la réalité des relations de travail et font abstraction du déséquilibre fondamental des forces en présence que la législation moderne du travail s’est toujours efforcée de corriger. Cela nous ramène inexorablement au sophisme aphoristique d’Anatole France : « La loi, dans un grand souci d’égalité, interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain »[121].

La grève possède aussi une valeur expressive évidente, en permettant de transférer sur la place publique le débat relatif aux conditions de travail imposées par un employeur, alors que les salariés n’ont souvent pas d’autres moyens de faire valoir le bien-fondé de leur position et sont désavantagés, par rapport aux employeurs, dans l’accès aux médias[122].

5.1.4 Le droit international du travail

Enfin, les engagements internationaux du Canada et le droit international du travail militent fortement en faveur de la reconnaissance du droit de grève comme droit constitutionnel fondamental. La Cour suprême insiste en particulier sur la portée de la Convention (no 87) concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical de l’Organisation internationale du travail (OIT)[123] ratifiée par le Canada avec l’accord de chacune des provinces en 1972. Celle-ci ne garantit pas explicitement le droit de grève, mais a toujours été interprétée par les organes de contrôle du Bureau international du travail (BIT), soit le Comité de la liberté syndicale (CLS) et la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, comme imposant la reconnaissance et la garantie effective du droit de grève par les États membres de l’OIT[124].

Dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, la juge Abella se réfère aux principes suivants dégagés par le CLS du BIT en matière de droit de grève :

  • 521. Le comité a toujours reconnu aux travailleurs et à leurs organisations le droit de grève comme moyen légitime de défense de leurs intérêts économiques et sociaux.

  • 522. Le droit de grève est un des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour promouvoir et pour défendre leurs intérêts économiques et sociaux.

  • 523. Le droit de grève est un corollaire indissociable du droit syndical protégé par la convention no 87 […].

  • 526. Les intérêts professionnels et économiques que les travailleurs défendent par le droit de grève se rapportent non seulement à l’obtention de meilleures conditions de travail ou aux revendications collectives d’ordre professionnel, mais englobent également la recherche de solutions aux questions de politique économique et sociale et aux problèmes qui se posent à l’entreprise, et qui intéressent directement les travailleurs[125].

Tout en admettant que les décisions du CLS ne revêtent pas une portée obligatoire, la Cour suprême leur reconnaît « une force persuasive considérable » en soulignant qu’elles sont citées avec approbation à l’échelle mondiale par les cours de justice et les tribunaux administratifs, y compris au Canada par elle-même[126].

La juge Abella passe ensuite en revue d’autres instruments du droit international, y compris régional (ainsi en est-il de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales), de même que le droit constitutionnel en vigueur en Allemagne, en Israël, plus sommairement en France, en Italie, au Portugal, en Espagne et en Afrique du Sud.

5.1.5 Le droit de grève, droit constitutionnel fondamental

Au terme de cette analyse, la Cour suprême en vient à la conclusion suivante :

Ce tour d’horizon historique, international et jurisprudentiel me convainc que l’interprétation de l’al. 2d) est aujourd’hui celle que préconisait le juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à l’Alberta, à savoir qu’un processus véritable de négociation collective exige que les salariés puissent cesser collectivement le travail aux fins de la détermination de leurs conditions de travail par voie de négociation collective. Advenant la rupture de la négociation de bonne foi, la faculté de cesser collectivement le travail est une composante nécessaire du processus par lequel les salariés peuvent continuer de participer véritablement à la poursuite de leurs objectifs liés au travail. Dans le présent dossier, supprimer le droit de grève revient à entraver substantiellement l’exercice du droit à un processus véritable de négociation collective[127].

Dans le cas en litige, la Cour suprême estime que les appelants ont réussi à démontrer l’existence d’une atteinte à l’article 2 d) de la Charte canadienne, le test applicable consistant à démontrer si « l’entrave législative au droit de grève équivaut ou non à une entrave substantielle à la négociation collective[128] ».

5.1.6 L’examen du caractère justifié de l’atteinte au droit de grève

La Cour suprême procède alors à l’examen du caractère justifié de l’atteinte au droit constitutionnel d’association résultant de la loi saskatchewanaise en cause, au regard de l’article premier de la Charte canadienne. Le test applicable, dit de rationalité et de proportionnalité, est celui qui a été élaboré dans l’arrêt R. c. Oakes[129]. En termes simples, ce test a pour objet, en premier lieu, d’apprécier la rationalité de l’objectif poursuivi par le législateur en restreignant un droit constitutionnel fondamental et, en second lieu, d’évaluer la proportionnalité des moyens utilisés pour atteindre cet objectif, si celui-ci apparaît d’une importance suffisante pour justifier, de prime abord, une telle restriction.

Pour la Cour suprême, il ne fait pas de doute que la Public Service Essential Services Act poursuit un objectif urgent et réel en cherchant à assurer le maintien des services essentiels en cas de cessation concertée du travail dans le secteur public. De même, il existe un lien rationnel entre cet objectif et l’adoption d’une loi définissant les services essentiels et déterminant un mode de contrôle de leur garantie. Toutefois, comme le souligne la Cour suprême, la question décisive demeure celle de savoir s’il y a une atteinte minimale au droit constitutionnel en cause : il faut alors vérifier si la mesure législative à l’examen est « soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire[130] ».

Or, la Cour suprême estime qu’il ne saurait être question d’une atteinte minimale dans les circonstances. En effet, l’employeur possède seul, suivant la Public Service Essential Services Act, le pouvoir de déterminer les services essentiels en cas de conflit de travail, en l’absence de tout mécanisme de contrôle approprié (par exemple, par voie de recours à la Commission des relations de travail). En outre, aucun mécanisme véritable de règlement des différends n’est prévu.

Quant à la détermination des services essentiels, la juge Abella cite l’opinion du juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à l’Alberta, se référant à la définition donnée à cette notion par le CLS du BIT : « [c]es décisions ont toujours défini un service essentiel comme un service “dont l’interruption pourrait mettre en péril la vie, la sécurité ou la santé de la personne dans une partie ou dans la totalité de la population”[131] ».

Ce ne sont pas tous les travailleurs du secteur public, poursuit la juge Abella, qui peuvent être considérés comme exerçant des services essentiels, mais seulement ceux qui sont employés, au sens de la définition susmentionnée du CLS, dans des services essentiels au sens strict du terme. La notion de service essentiel dans la Public Service Essential Services Act est, à cet égard, beaucoup trop large et vague en même temps[132]. Qui plus est, la loi saskatchewanaise ne tient pas compte de la disponibilité d’autres personnes (tels les cadres) qui peuvent assurer ces services essentiels ; or, l’objectif « de faire en sorte que les gestionnaires et les administrateurs non syndiqués n’aient pas à subir les inconvénients et les pressions auxquels ils seraient normalement exposés lors d’un arrêt de travail » ne peut justifier des restrictions au droit fondamental de grève[133].

La Cour suprême souligne par ailleurs que la compétence qui est confiée à la Commission des relations de travail de la Saskatchewan en matière de services essentiels demeure fortement limitée : « Nulle compétence n’est conférée à celle-ci pour qu’elle examine des aspects importants de la désignation unilatérale de l’employeur intervenue pour assurer des services essentiels, comme la question de savoir si un service particulier est essentiel ou non ou si, selon la classification des fonctions, il y a prestation de services vraiment essentiels[134]. » Le législateur semble présumer, erronément, que les employeurs publics vont nécessairement prendre des décisions justes en la matière[135].

En outre, la Public Service Essential Services Act ne distingue nullement entre les fonctions essentielles accomplies par les travailleurs visés et celles qui ne le sont pas : or, « exiger de ces salariés la prestation de services tant essentiels que non essentiels durant une grève les empêche de participer véritablement à la poursuite d’objectifs liés au travail et de contribuer à définir les modalités de ce processus[136] ».

Quant à l’absence d’un processus véritable de règlement des différends, la juge Abella l’estime tout aussi injustifiée du point de vue de l’article premier de la Charte canadienne. Elle cite à cet égard l’opinion du professeur Paul Weiler, selon laquelle lorsque l’action syndicale est dépourvue de tout mordant en raison de l’obligation d’assurer les services essentiels, le syndicat « devrait pouvoir recourir à son gré à l’arbitrage[137] ». La Cour suprême s’en remet également à l’opinion dissidente du juge Dickson dans le Renvoi relatif à l’Alberta, lequel s’exprime ainsi :

[L’]interdiction législative de la grève doit s’accompagner d’un mécanisme de règlement des différends par un tiers […] Le but d’un tel mécanisme est d’assurer que la perte du pouvoir de négociation par suite de l’interdiction législative des grèves est compensée par l’accès à un système qui permet de résoudre équitablement, efficacement et promptement les différends mettant aux prises employés et employeurs[138].

Cela conduit la juge Abella à conclure de la manière suivante :

Vu l’ampleur des services essentiels que l’employeur peut désigner unilatéralement à l’exclusion de tout contrôle indépendant et l’absence d’un autre moyen à la fois adéquat, indépendant et efficace de mettre fin à l’impasse de la négociation collective, [la Loi] porte atteinte aux droits que l’al. 2d) garantit aux salariés désignés de manière bien plus étendue et marquée qu’il n’est nécessaire pour atteindre son objectif d’assurer la prestation ininterrompue de services essentiels[139].

5.2 L’obligation de paix en cours de convention collective

Dans la perspective de la nouvelle jurisprudence de la Cour suprême en matière de liberté constitutionnelle d’association et en tenant compte en particulier de l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, comment une mise en cause de l’obligation de paix en cours de convention collective, plus précisément de l’interdiction des grèves imposée par l’article 107 C.t.[140], devrait-elle être reçue par les tribunaux ?

Partons d’un cas hypothétique : alors que la phase des négociations collectives est terminée depuis longtemps, un syndicat du secteur privé est informé de la volonté de l’employeur de réduire ses activités et de licencier un nombre important de salariés. Pour protester contre cette décision et tenter de forcer l’employeur à renoncer, en tout ou en partie, aux licenciements collectifs envisagés, le syndicat déclenche un arrêt de travail. L’employeur se présente alors devant le Tribunal administratif du travail (TAT) pour demander une ordonnance provisoire mettant fin à la grève, en invoquant l’article 107 C.t. Le syndicat s’oppose à ce que le TAT rende une telle ordonnance, en faisant valoir que cette disposition, en interdisant la grève même sur des objets qui n’ont jamais été discutés entre les parties et ne sont pas couverts par la convention collective, entre en conflit avec la liberté d’association garantie par l’article 2 d) de la Charte canadienne.

Le TAT devra alors se demander, conformément à la jurisprudence de la Cour suprême, s’il y a « entrave substantielle » à la liberté d’association. Une telle atteinte suppose la présence à la fois d’un objet important de négociation et d’un obstacle substantiel au déroulement de celle-ci suivant les exigences de la bonne foi. Avant 2015, la réponse aurait été très simple : l’article 2 d) ne garantit pas l’exercice du droit de grève. Cependant depuis 2015, avec l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour reconnaissant le caractère de droit constitutionnel fondamental du droit de grève, les choses se présentent sous un jour nettement plus complexe.

5.2.1 Le rattachement du phénomène au champ d’application de l’article 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés

La grève en cours de convention collective est un phénomène distinct qui n’a jamais été discutée par la Cour suprême après son revirement jurisprudentiel survenu en 2015 ; dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, la Cour suprême aborde le cas d’une grève légale survenant lors de la phase des négociations collectives explicitement prévue par la loi : elle examine la validité constitutionnelle d’une telle grève dans le secteur public par rapport à la question des services essentiels et du droit à l’arbitrage des différends.

La Cour suprême souligne expressément ne pas discuter de la validité d’autres formes de grève, laissant donc cette question ouverte[141]. Avant même d’examiner le problème sous l’angle de l’entrave substantielle, il faut vérifier si la grève « illégale », au sens d’une grève survenant en cours de convention collective, peut éventuellement constituer une manifestation légitime d’exercice du droit constitutionnel de grève, susceptible d’être protégée par la garantie de l’article 2 d) de la Charte canadienne. À cette fin, la méthode élaborée par la Cour suprême dans les arrêts Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique[142] et Saskatchewan Federation of Labour s’impose impérativement : il importe d’analyser ce type de grève, de même que l’obligation de paix qui y fait obstacle de prime abord, en tenant compte de l’histoire des relations de travail au Canada, des engagements du pays relatifs au droit international du travail et des valeurs garanties par la Charte canadienne.

5.2.1.1 L’histoire des relations du travail au Canada

Nous renvoyons ici le lecteur aux développements figurant dans la partie 1 de notre étude, relatifs à l’obligation de paix en contexte nord-américain et européen. D’une part, ces développements indiquent que le Canada est le seul des grands pays industrialisés démocratiques à imposer une obligation absolue de paix par voie législative, au contraire en particulier des États-Unis et de l’Allemagne, où seule existe une obligation relative, fixée non d’autorité par la loi, mais résultant plutôt d’ententes entre les parties à la négociation collective et dont la portée générale a été ultimement délimitée par le juge. D’autre part, l’origine de l’obligation législative absolue de paix au Canada découle de la volonté du fédéral d’offrir, dans le contexte de dirigisme économique régnant lors de la Seconde Guerre mondiale, une contrepartie très substantielle au patronat, généralement hostile à la transposition au Canada de la loi Wagner venant des États-Unis : il n’y a eu aucune consultation prélégislative à ce sujet avec les organisations représentatives des travailleurs, encore moins d’accord officiel du type « donnant-donnant ».

Au surplus, l’histoire des relations industrielles au Canada démontre que la légitimité de l’obligation de paix a souvent été remise en question par les salariés, ceux-ci n’hésitant pas à déclencher une grève illégale ou un débrayage spontané en ce sens (wildcat strike), c’est-à-dire survenant en cours de convention collective.

À certaines périodes (par exemple durant les années 70), les grèves illégales ont été nombreuses, montrant par là même la faible légitimité attribuée alors par les salariés à l’obligation absolue de paix industrielle telle qu’elle est prescrite par le droit canadien du travail. Par la suite, le nombre d’arrêts de travail survenant en cours de validité des conventions collectives a diminué considérablement, sans disparaître complètement. En effet, on peut en donner plusieurs exemples récents en droit québécois du travail[143].

5.2.1.2 Le droit international du travail

Comme le met en exergue la juge Abella dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour, le droit international, au premier chef les décisions du CLS du BIT, représente — sans être directement obligatoire (vu la conception dualiste qui règne au Canada quant à la réception des traités internationaux) — une source hautement persuasive d’interprétation de l’article 2 d) de la Charte canadienne. Dans ses travaux sur l’obligation de paix et la grève en cours de convention collective, Pierre Verge mentionnait toutefois trouver peu de choses sur la question dans les décisions du CLS, alors que la jurisprudence de cette instance spécialisée est généralement hautement développée en ce qui a trait aux diverses manifestations du droit de grève[144]. De fait, l’obligation de paix ne semble pas avoir été l’objet d’une étude approfondie de la part du CLS[145].

Toutefois, si l’on considère les positions adoptées par le CLS sur des sujets connexes, tels que la détermination du niveau de la négociation collective, la grève de solidarité et la grève de protestation, il apparaît qu’une interdiction absolue des grèves, pour quelque motif que ce soit, hors de périodes strictement délimitées par la loi, n’est pas compatible avec les conventions no 87 et no 98 de l’OIT, maintenant toutes deux ratifiées par le Canada[146].

En effet, le CLS considère que l’imposition par voie législative du niveau de la négociation, par exemple celui de l’établissement ou de l’entreprise par opposition à la branche ou au secteur d’activité, entre en conflit avec les principes de la liberté syndicale, en particulier avec la notion d’autonomie collective des parties à la négociation[147]. Ainsi, une association de salariés ou d’employeurs ne peut être empêchée par la loi de favoriser une négociation d’ensemble du secteur d’activité, sur une base locale, régionale ou nationale, et elle doit, le cas échéant, pouvoir recourir à l’action économique pour tenter d’imposer cette voie. Or, l’interdiction de la grève hors de périodes limitées, déterminées par la loi, rend impossible l’exercice en toute légalité de tels moyens de pression : d’une unité de négociation à l’autre (sauf, généralement, dans le secteur public), la date d’expiration des conventions collectives n’est en effet sans aucune concordance.

De même, suivant le CLS, la législation du travail ne peut empêcher une association de salariés d’interrompre le travail par solidarité pour appuyer un groupe déjà en grève, à la condition que cette grève soit elle-même valide (notamment en étant respectueuse des services essentiels[148]). Par exemple, les salariés d’une filiale d’une entreprise donnée peuvent souhaiter manifester de manière tangible leur appui à leurs collègues en grève dans une autre filiale. Or, avec sa définition stricte des phases de négociation collective et des périodes où le recours à l’action économique est autorisé, le droit canadien, en violation des garanties découlant des conventions no 87 et no 98 de l’OIT, fait efficacement obstacle à une telle grève de solidarité.

Enfin, partout au Canada, le droit du travail considère comme illégale la grève de protestation concernant non pas un employeur spécifique, mais plutôt l’État lorsque celui-ci adopte des politiques socioéconomiques que les organisations de salariés estiment être à l’opposé des intérêts des travailleurs. Du point de vue de la liberté syndicale, il faut distinguer nettement entre la grève de protestation, qui est légitime et protégée par le droit international du travail, et la grève politique, laquelle aurait pour objet un renversement du gouvernement ou poursuivrait des objectifs étrangers à la sphère des rapports de travail. La grève politique ne jouit évidemment d’aucune protection en droit international ; par contre, vu l’importance de l’intervention étatique dans la sphère socioéconomique, la législation nationale ne doit pas interdire la grève légitime de protestation : une telle interdiction, comme l’a rappelé le CLS à de très nombreuses reprises, se révèle incompatible avec les principes de la liberté syndicale en droit international[149].

La conciliation entre elles de ces différentes normes découlant des conventions de l’OIT relatives à la liberté syndicale permet d’établir le principe général suivant : l’interdiction des grèves au titre d’une obligation de paix (d’origine législative, conventionnelle ou jurisprudentielle) ayant cours pendant la durée de validité des conventions collectives n’est compatible avec le droit international que si elle est relative à des dispositions spécifiques de ces conventions, donnant ouverture à un recours exécutoire devant un tiers neutre et impartial (tel un arbitre de griefs). Lorsqu’il s’agit de situations non prévues par la convention collective (par exemple, la restructuration de l’entreprise entraînant des licenciements collectifs) ou étrangères à la négociation collective avec un employeur déterminé (par exemple, le recours à la grève de solidarité ou à la grève de protestation), l’exercice de pressions économiques ne peut être interdit par la loi.

5.2.1.3 Les valeurs portées par la Charte canadienne des droits et libertés

Dans l’arrêt Health Services and Support, la Cour suprême exige que l’interprétation donnée à l’article 2 d) de la Charte canadienne soit en cohérence avec les valeurs qui sous-tendent celle-ci[150]. La Cour suprême juge à cet égard que la reconnaissance de la négociation collective en tant que droit constitutionnel fondamental favorise notamment « la dignité humaine, l’égalité, la liberté, le respect de l’autonomie de la personne et la mise en valeur de la démocratie[151] ». La négociation collective promeut ces valeurs en donnant aux salariés « l’occasion d’exercer une influence sur l’adoption des règles régissant leur milieu de travail et, de ce fait, d’exercer un certain contrôle sur un aspect d’importance majeure de leur vie, à savoir leur travail[152] ». En outre, la reconnaissance de ce droit pallie l’inégalité foncière ayant toujours caractérisé les rapports entre employeur et salariés. Enfin, elle ajoute ceci :

[L]a valeur qu’attache la Charte au renforcement de la démocratie appuie la thèse de l’existence d’un droit constitutionnel de négocier collectivement. En effet, la négociation collective permet aux travailleurs de parvenir à une forme de démocratie et de veiller à la primauté du droit en milieu de travail. Ils acquièrent voix au chapitre pour l’établissement des règles qui régissent un aspect majeur de leur vie[153].

Comme nous l’avons vu, la juge Abella reprend ces considérants dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour. Elle souligne la contribution essentielle du droit de grève à l’affirmation de la dignité et de l’autonomie des salariés, de même que sa valeur d’égalité relativement à des rapports de travail d’emblée inégalitaires. Enfin, elle reconnaît la valeur expressive de la grève, par conséquent son rattachement, à titre subsidiaire, à la liberté d’expression.

Compte tenu des éléments soulignés précédemment, il nous apparaît à l’inverse que l’obligation absolue de paix en cours de conventions collective contredit chacune de ces valeurs fondamentales qu’affirme la Charte canadienne. Considérons le fait pour l’employeur de pouvoir prendre de manière unilatérale, au titre de ses droits résiduaires de direction, toute décision ne contrevenant pas aux clauses de la convention collective, même si cette décision touche le coeur même de la relation d’emploi (par exemple en cas de restructuration, de licenciement collectif, de changement technologique, de fusion-acquisition, de sous-traitance ou de délocalisation). Cette obligation purement formelle (car elle est liée à un espace de temps, soit celui qui est déterminé par la période de validité de la convention collective) fait complètement écran à un examen substantiel des questions en litige, même si celles-ci portent sur un aspect aussi fondamental que le licenciement ou le maintien en emploi de salariés. Les objectifs de démocratie au travail, de dignité, d’autonomie des salariés et d’égalité ne peuvent être atteints puisque les salariés et leur association n’ont pas du tout voix au chapitre ; ils ne disposent, en outre, d’aucun recours effectif contre la décision unilatérale de l’employeur. De plus, ils sont privés du droit d’exprimer de manière forte leur opposition à cet unilatéralisme ou, dans d’autres cas, de manifester leur solidarité avec d’autres salariés (grève de solidarité) ou de marquer leur désaccord envers certaines politiques socioéconomiques de l’État susceptibles de nuire aux intérêts communs des salariés (grève de protestation).

Nous concluons cette section en observant que l’histoire sociale des relations de travail en Amérique du Nord et en Europe, le droit international du travail et les valeurs portées par la Charte canadienne convergent vers une reconnaissance uniquement relative de l’obligation de paix et, de manière concordante, imposent une conclusion d’incompatibilité des dispositions législatives, tel l’article 107 C.t., interdisant en toutes circonstances le recours à la grève lorsqu’une convention collective est en vigueur.

5.2.2 La présence d’une « entrave substantielle »

La conclusion précédente ne met cependant pas fin à l’examen constitutionnel au regard de l’article 2 d) de la Charte canadienne. Il convient en effet de se demander si dans les circonstances de l’affaire (voir plus haut notre exemple hypothétique) le juge peut conclure à la présence d’une entrave substantielle au processus de négociation collective et au droit de grève. Rappelons qu’il y aura entrave substantielle si le cas soulève un objet important de négociation et s’il existe un obstacle substantiel au déroulement de celle-ci suivant les exigences de la bonne foi.

Sans le moindre doute, nous nous trouvons ici devant un objet important, sinon capital de négociation : l’employeur souhaite réduire ses activités au regard de l’unité d’accréditation visée et procéder à d’importants licenciements collectifs. Nous présumons que le syndicat n’a pas voix au chapitre, pas plus qu’il ne peut s’appuyer sur une ou des dispositions de la convention collective pour porter le litige devant l’arbitre de griefs. En outre, le fait que l’article 107 C.t. interdit tout arrêt du travail dans ces circonstances crée un obstacle dirimant à la négociation collective de bonne foi relative à la décision de l’employeur de procéder à des licenciements collectifs : comme l’enseigne l’expérience, il est improbable que l’employeur accepte de consulter le syndicat sur cette question[154], s’en remettant plutôt aux seules dispositions de la Loi sur les normes du travail applicables en cas de licenciements collectifs.

On objectera ici qu’il revenait à la partie syndicale de prévenir les coups et de demander, lors de la précédente période légale de négociation collective, qu’une clause régissant ce genre de situations soit insérée à la convention collective. C’est là se méprendre, bien évidemment, sur la dynamique habituelle de la négociation collective. Cependant, plus fondamentalement, l’argument revient à interpréter l’article 2 d) de la Charte canadienne par référence à un modèle particulier de négociation : soit, nous l’avons vu, non le modèle Wagner comme tel, mais plutôt l’innovation canadienne survenue vers la fin de la Seconde Guerre mondiale et consistant en l’imposition, par voie réglementaire, puis législative, d’une obligation absolue de paix en cours de convention collective.

Or, à de nombreuses reprises, la Cour suprême s’est refusée, à juste titre, à constitutionnaliser un modèle particulier de négociation collective, y compris le modèle dominant le système canadien des relations industrielles, lequel représente une variante du modèle Wagner[155]. Ce rejet d’un modèle particulier comme étalon de mesure d’une conformité à l’article 2 d) ne signifie pas nécessairement, comme on pouvait le croire à la lecture de l’arrêt Ontario (Procureur général) c. Fraser[156], une garantie constitutionnelle à la baisse des libertés syndicales. Dans certains cas, le dépassement du modèle Wagner peut signifier au contraire un renforcement de la liberté d’association. Tel est le cas, pour donner cet exemple, de l’obligation constitutionnelle de négocier de bonne foi, laquelle, comme le reconnaît la Cour suprême dans l’arrêt British Columbia Teachers’ Federation c. Colombie-Birtannique (faisant ainsi référence l’opinion du juge Donald de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[157]), exige davantage que l’obligation législative et jurisprudentielle correspondante, élaborée d’après le modèle Wagner.

À notre avis, l’article 107 C.t. érige donc une entrave substantielle à la négociation collective de bonne foi et porte ainsi atteinte à l’article 2 d) de la Charte canadienne.

5.2.3 La justification en regard de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés

Reste cependant à analyser la justification éventuelle de cette atteinte à la liberté constitutionnelle d’association, du point de vue de l’article premier de la Charte canadienne. Le test applicable, comme on sait, est celui de l’arrêt R. c. Oakes[158]. Pour satisfaire le fardeau de preuve qui y est associé, celui qui invoque la norme de justification doit démontrer à la fois la rationalité de l’objectif poursuivi et la proportionnalité du moyen utilisé pour atteindre l’objectif. Ce dernier est rationnel dans la mesure où son caractère pressant et important justifie de poser des limites au droit constitutionnel en cause (en l’occurrence la liberté d’association). La proportionnalité du moyen utilisé pour atteindre l’objectif exige — pour se limiter ici à l’élément de preuve le plus déterminant — la preuve d’une atteinte minimale au droit ou à la liberté visée par le litige. Une telle preuve s’avère convaincante si elle établit que, parmi une gamme de choix législatifs possibles, le législateur opte pour le moyen qui, raisonnablement, est de nature à porter atteinte « le moins possible » à ce droit ou à cette liberté.

À nos yeux, la rationalité de l’objectif poursuivi par l’article 107 C.t. apparaît manifeste : il s’agit d’assurer l’atteinte de la paix industrielle dans les rapports collectifs du travail. Le moyen choisi pour atteindre cet objectif, soit l’interdiction des grèves en cours de validité des conventions collective, demeure rationnellement lié à l’objectif poursuivi. Toutefois, de prime abord, il semble douteux que la norme adoptée — l’article 107 C.t. —, laquelle impose en toutes circonstances une obligation absolue de paix, soit judicieusement délimitée de manière à porter le moins possible atteinte au droit fondamental en cause. Comme nous l’avons vu, lorsqu’il est comparé aux grands pays industrialisés à économie de marché, le Canada fait bande à part en imposant par voie législative une telle obligation absolue de paix. Aux États-Unis et en Allemagne notamment, seule existe, à l’initiative des parties, une obligation relative de s’abstenir d’exercer des moyens de pression en cours de convention collective. En contexte canadien, le rapport Woods et les observations d’experts réputés, tels England, Verge et Trudeau, soulignent le fort déséquilibre dans les rapports entre les parties qui découle forcément de l’obligation absolue de paix en cours de convention collective. De notre perspective, seule une obligation relative de paix se justifie au regard de l’article premier de la Charte canadienne, compte tenu du droit constitutionnel fondamental à la négociation collective et à la grève. Par conséquent, la cessation concertée du travail en cours de convention collective ne devrait être interdite que lorsqu’elle concerne des situations déjà visées par la convention et offrant un recours effectif et exécutoire devant un tiers neutre et impartial, telle une procédure d’arbitrage des griefs. Par contre, la grève devrait être permise nonobstant l’existence d’un accord collectif de travail en vigueur, lorsqu’elle touche des situations non prévues dans cet accord (en cas de restructuration d’entreprise, par exemple) ou qui ne se rattachent pas à la négociation collective impliquant l’« employeur » au sens formel du terme (grève de solidarité ou de protestation, par exemple). Seule une telle interprétation nous paraît compatible avec les exigences du droit international du travail, comme l’exposent les organes de contrôle du BIT.

Conclusion

Des critiques nombreuses, parfois de premier plan, se sont élevées dès la fin de la Seconde Guerre mondiale contre l’imposition d’une obligation absolue de paix industrielle. Au vu du déséquilibre manifeste des capacités de négociation entre employeurs et salariés, une interdiction absolue des grèves en cours de convention collective constitue, à notre avis, un moyen trop draconien pour pallier ce déséquilibre de manière fonctionnelle. En effet, le pouvoir unilatéral de l’employeur de faire usage de ses droits réservés de direction lui permet de prendre des décisions fondamentales relatives notamment à l’organisation du travail, pour ce qui est des effectifs et des restructurations de l’entreprise, sans qu’il y ait généralement ouverture à la procédure de griefs et d’arbitrage en de tels cas, et sans crainte d’une cessation concertée du travail par ses salariés. Selon nous, seule une interdiction relative de la grève, limitée aux matières couvertes par la convention collective et pouvant faire l’objet d’un recours approprié à l’arbitrage, revêt un caractère fonctionnel, dans la perspective d’une recherche de la paix industrielle qui ne soit pas indifférente au déséquilibre des rapports de travail entre employeurs et salariés.

Soulignons à cet égard que le droit québécois du travail a parfois été sensible à cette préoccupation, en autorisant le recours à l’arbitrage des différends en cours de convention collective quant aux policiers et aux pompiers municipaux (art. 99.10 et 99.11 C.t.[159]) ou un processus de négociation continue, non exécutoire toutefois dans ce dernier cas, quant aux agents et aux sous-officiers de la Sûreté du Québec.

Quoi qu’il en soit, l’interdiction de l’action concertée au titre de l’obligation de paix ne trouve pas application en matière de piquetage et de boycottage. Bien que ces moyens de pression aient pour objet d’infliger une sanction économique[160] à l’employeur pour l’inciter à négocier dans le sens souhaité par ses salariés, lesdits moyens peuvent s’exercer librement en cours de convention collective. D’une part, ils trouvent en effet leurs propres limites dans des considérants qui ne dépendent pas de l’existence d’une convention collective, c’est-à-dire dans un comportement criminel (violence, intimidation) ou délictuel[161] dans le cas du piquetage, ou dans divers délits (au premier chef la diffamation[162]) dans le cas de l’appel au boycottage. D’autre part, ces moyens d’expression sont utilisés couramment dans la poursuite de fins politiques, socioéconomiques, religieuses, etc., par les groupes de pression les plus variés dans le contexte d’une société démocratique, en dehors du contexte de toute négociation collective des rapports de travail. Il serait en conséquence incongru de faire de celle-ci une précondition de la légitimité de l’exercice de ces formes d’expression quant aux seuls salariés.

À plus forte raison, l’exercice de moyens de pression purement symboliques ne saurait être limité, quant aux salariés visés, aux périodes légales de négociation collective au sens du Code du travail. De tels moyens, en effet, n’impliquent ni coercition ni pression économique à l’endroit de l’employeur et servent essentiellement à conférer une certaine visibilité dans l’espace public à une mésentente entre salariés et employeur.