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Le présent numéro spécial est consacré à l’internormativité : il prolonge les exposés et les débats qui ont eu lieu sur ce thème en septembre 2016 à l’Université libre de Bruxelles à l’occasion d’un colloque organisé par le Centre Perelman de philosophie du droit et l’Association internationale de méthodologie juridique[1].
L’hypothèse à l’origine de ce colloque et de l’actuelle publication part du constat que, parmi les transformations profondes qui touchent le droit contemporain et plus largement les modes de gouvernance, on observe aujourd’hui un essor inédit de la « norme ». En effet, les dispositifs de normalisation (standards) et de gestion, d’évaluation et de classements (indicateurs) sont en passe de concurrencer, de compléter et parfois même de remplacer les dispositifs juridiques classiques[2]. Cette situation de « pluralisme normatif[3] » contribue à installer un mode de régulation caractéristique des « sociétés de contrôle », qui prend progressivement le pas sur le modèle politico-juridique de la souveraineté.
Or ce phénomène n’a pas reçu jusqu’à présent, de la part des juristes, toute l’attention qu’il mérite[4]. La raison en est simple : ces normes ne figurant pas dans les sources « officielles » du droit ni dans la hiérarchie des normes, même au niveau le plus bas, elles n’entrent donc pas dans le périmètre d’étude de la plupart des juristes.
Pour ouvrir autant que faire se peut le champ de recherche sur ce thème et offrir une réflexion aussi riche que possible, l’internormativité est entendue dans sa conception large, c’est-à-dire qu’elle englobe tous les phénomènes dans lesquels des normes de nature différente entrent en interaction, tant dans leur élaboration que dans leurs applications, soit par l’effet des institutions qui les élaborent et les organisent, soit par les acteurs qui les mobilisent.
Afin de rendre compte de la part grandissante prise par l’internormativité et de la comprendre, ce numéro spécial comporte dix textes.
En ouverture, deux éminents théoriciens du droit offrent leurs réflexions sur ce phénomène à travers des approches différentes mais complémentaires. François Ost démontre combien la centralité et la supériorité des normes juridiques sont mises en doute, de nos jours, et pose d’emblée une question fondamentale : quelle est la place et quel est le rôle du droit à l’heure actuelle ? David Nelken, partant du constat de l’importance grandissante prise par les indicateurs à l’échelle globale, propose une analyse critique de cet instrument et remet en question sa légitimité à l’aune de trois critères fondamentaux : l’autorité, l’imputabilité et l’exactitude.
Outre ces deux textes à spectre large, ce numéro propose des analyses de l’internormativité au départ de secteurs dans lesquels elle joue un rôle clé : l’Internet, la vente maritime internationale, la santé animale et la protection des forêts.
Plus particulièrement, Boris Barraud offre une analyse de la façon dont les pouvoirs publics envisagent la régulation d’Internet à travers les concepts de corégulation et d’internormativité. De son côté, Vincent Egéa traite du contrat de vente maritime internationale et démontre que celui-ci trouve en ce domaine une existence concrète et particulièrement riche. Geoffrey Laforest part de l’exemple de la gestion de la grippe aviaire en France afin de traiter de la réglementation en matière de santé animale qui est au croisement entre la logique du marché et le travail des scientifiques. Enfin, sur la base de l’expérience camerounaise, Denis Roger Soh Fogno offre une analyse de l’impact réel des accords de partenariat volontaires sur la protection des forêts.
En outre, dans ce numéro, le texte d’Anne Brunon-Ernst et celui d’Alexandre Flückiger se penchent sur la théorie des nudges (« théorie du paternalisme libéral »)[5] et sur son utilisation dans la sphère juridique. Ces réflexions critiques sont les bienvenues dans la mesure où les nudges connaissent une attractivité auprès des décideurs politiques qui n’a cessé de croître au cours des dernières années en raison de leur capacité, réelle ou supposée, à rendre les normes juridiques plus effectives.
Enfin, deux textes complètent cette excursion au pays de l’internormativité. D’une part, Marie-Claude Desjardins traite de la certification équitable Fairtrade International et des rapports que celle-ci entretient avec le droit étatique. D’autre part, le texte de Frédéric Rouvière porte sur une question de méthode quant à la distinction entre normes juridiques et normes morales et il la revisite audacieusement.
À notre avis, il est important et urgent que les juristes s’intéressent à ces nouvelles formes de normativité et à la place grandissante qu’elles prennent progressivement dans les sociétés postmodernes afin ne pas être demain, dans l’empire des normes, à la remorque des gestionnaires, des économistes et des autres spécialistes du chiffre. Ce numéro des Cahiers de droit constitue, croyons-nous, la première étape vers une meilleure compréhension du phénomène.
Appendices
Notes
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[1]
Ce colloque puise ses racines dans un projet de recherche collectif du Fonds de la recherche scientifique (F.R.S.-FNRS) sur la concurrence des normativités mené en collaboration entre le Centre Perelman de philosophie du droit de l’Université libre de Bruxelles, le Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et le Service de philosophie morale et politique de l’Université de Liège.
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[2]
Voir sur cette question : Benoît Frydman et Arnaud Van Waeyenberge (dir.), Gouverner par les standards et les indicateurs. De Hume aux rankings, Bruxelles, Bruylant, 2014, en particulier le chapitre de Benoît Frydman, « Prendre les standards et les indicateurs au sérieux », p. 5 ; Kevin Davis et autres (dir.), Governance by Indicators. Global Power through Quantification and Rankings, Oxford, Oxford University Press, 2012.
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[3]
William Twining, « Normative and Legal Pluralism : A Global Perspective », (2010) 20 Duke Journal of Comparative & International Law 473.
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[4]
Il existe toutefois quelques ouvrages de grande qualité qui traitent de cette thématique. Nous pensons en particulier, en langue française, aux publications suivantes : Jean Carbonnier, « Les phénomènes d’internormativité », dans Essais sur les lois, Paris, Defrénois, 1979, p. 256 ; Jean-Guy Belley (dir.), Le droit soluble. Contributions québécoises à l’étude de l’internormativité, Paris, L.G.D.J., 1996 ; Karim Benyekhlef, Une possible histoire de la norme. Les normativités émergentes de la mondialisation, 2e éd., Montréal, Thémis, 2015 ; Jacques Chevallier, « L’internormativité », dans Isabelle Hachez et autres (dir.), Les sources du droit revisitées, vol. 4, Bruxelles, Anthemis, 2013, p. 689.
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[5]
Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge. Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness, New Haven, Yale University Press, 2008.