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À la suite d’une simple lecture des articles du Code civil du Québec[1] portant sur la prescription acquisitive, il est permis de penser que l’institution peut servir à s’approprier, en toute légalité, le terrain — ou l’espace de stationnement — de son voisin. En effet, une personne qui occupe un terrain pendant un certain temps peut en devenir propriétaire en bonne et due forme en vertu des règles de la prescription acquisitive. Ce mode d’acquisition de la propriété semblera parfois immoral et injuste, particulièrement aux yeux de la personne qui perdra son droit de propriété. La réalité est tout autre. « [L]’exemple du squatter qui s’installe illégalement sur la propriété d’un propriétaire négligent est plus ou moins folklorique », comme le rappelle la Cour suprême du Canada dans une décision rendue en 2017[2]. La prescription acquisitive existe dans la plupart des systèmes de droit et ses origines remontent à plus de 2 000 ans. L’institution est fondamentale et si elle sert parfois à « voler une terre », c’est un effet collatéral rarissime et justifié. Pourquoi avoir adopté de telles règles qui peuvent venir déposséder un propriétaire de son bien au bénéfice d’un tiers ? La question est d’actualité, comme l’illustre la décision rendue en 2017 par la Cour suprême. En l’espèce, une personne et sa famille avaient utilisé, sans objection, au vu et au su de tous, un espace de stationnement situé sur le terrain de leur voisin. Les problèmes ont surgi lors de la vente du terrain occupé. Les occupants ont pu faire valoir leur droit contre les acheteurs et devenir propriétaires de l’espace de stationnement. Nous aurons l’occasion d’y revenir, mais malgré un a priori défavorable à l’égard des voisins occupants qui semblent avoir « volé » un espace de stationnement, la prescription acquisitive a bien joué son rôle en l’espèce[3].

Malgré son importance capitale, le sujet demeure un parent pauvre dans la littérature juridique civiliste. La doctrine contemporaine n’insiste pas sur les fondements et les origines de la prescription acquisitive. Elle se concentre plutôt sur l’exposé des règles techniques du droit positif, comme le point de départ des délais, leur durée, leur suspension, leur interruption et la renonciation possible. Les fondements et les origines des règles sont systématiquement répétés sans véritable discussion ; ils semblent ainsi tenus pour acquis. D’ailleurs, la décision rendue par la Cour suprême en 2017 mentionne rapidement les fondements, à la manière de la doctrine[4]. Conséquemment, la présente étude a pour objet de préciser les justifications et les fondements de la prescription acquisitive (partie 1), de mettre en évidence les causes véritables et les circonstances réelles de la naissance de l’institution (partie 2), tout en suivant l’évolution de cette notion, de sa conception jusqu’à aujourd’hui. Sur le plan méthodologique, notre étude constitue essentiellement une analyse doctrinale et historique menée en vue de rapporter des informations traitées en profondeur par les auteurs classiques des xviiie et xixe siècles et du début du xxe, et qui nous paraissent être tombés dans l’oubli, autant les auteurs que les informations. Ils révèlent pourtant une foule d’éléments pertinents et intéressants pour mieux comprendre le droit positif actuel. À plus long terme, ces résultats nous serviront à confronter le droit positif en vigueur avec la réalité juridique et sociale moderne, et à déterminer leur éventuelle compatibilité. Précisons que notre étude est principalement consacrée au droit civil québécois et français, à l’ancien droit et au droit romain. Enfin, nous avons volontairement omis la prescription des biens meubles, car son évolution s’est faite en parallèle de l’usucapion immobilière et elle a subi l’influence de sources différentes, notamment les traditions de droit germanique.

1 Les justifications et les fondements

Les auteurs classiques sont nombreux à établir que la prescription acquisitive est d’abord fondée sur une présomption de propriété et à énoncer ensuite d’autres raisons d’être (1.1). Les auteurs modernes, pour leur part, présentent ces raisons d’être en les divisant entre les deux fonctions qu’ils attribuent à la prescription : celle qui est liée au soutien de la propriété (1.2) et celle qui se rattache au mode d’acquisition de la propriété (1.3)[5]. Le droit naturel indique également des fondements qui lui sont propres (1.4).

1.1 Une présomption de propriété

Les auteurs classiques français distinguent les raisons d’être de la prescription de son fondement juridique. Selon eux, la prescription est fondée juridiquement sur une présomption de propriété. C’est ce qui permet à la prescription de se justifier et de produire les effets que la loi lui attribue. Ainsi, ces auteurs se réfèrent pour la plupart à Domat qui affirme, que « celui qui jouit d’un droit doit en avoir quelque jufte titre, fans quoi on ne l’auroit pas laiffé jouir fi long temps, que celui qui ceffe d’exercer un droit, en a été dépouillé par quelque jufte caufe : que celui qui a demeuré fi long-tems, fans exiger fa dette, en a été payé, ou a reconnu qu’il ne lui étoit rien dû[6] ».

1.2 Les fondements liés à la fonction de soutien de la propriété

La prescription agit comme un mécanisme au soutien de la propriété. Effectivement, même si une lecture au premier degré peut laisser croire que la prescription est un moyen d’usurper la propriété d’un autre, il est important de se souvenir qu’elle vient d’abord en aide aux véritables propriétaires[7] en confirmant un titre de propriété validement obtenu (1.2.1) ou en supprimant l’obstacle à la preuve du droit de propriété (1.2.2).

1.2.1 La confirmation d’un titre de propriété validement obtenu

La prescription permet de confirmer le titre de propriété d’un bien que le propriétaire a acquis conformément à la loi, mais dont la chaîne de titres est viciée. Le droit romain énonce que personne ne peut transférer à autrui plus de droits qu’il n’en a lui-même. Cela signifie qu’un bien acheté selon les règles par une personne ne lui conférera pas le droit de propriété si son auteur n’en était pas titulaire. La prescription permet de faire obstacle à ce principe et confirmera le titre d’un acquéreur qui a acquis un bien alors qu’un de ses auteurs n’avait pas un titre valable. Elle remédie ainsi aux irrégularités viciant une chaîne de titres. À noter que les demandes pour faire attribuer la propriété par suite d’une prescription acquise sont souvent présentées par des notaires aux prises avec une chaîne de titres viciée[8].

La prescription acquisitive permet aussi la correction d’un vice de titre. Prenons l’exemple d’un lot qui aurait été omis dans le titre de propriété. La prescription permet de confirmer la propriété d’une personne qui avait acheté en bonne et due forme ce lot oublié[9]. De même, lorsqu’un problème de discordance entre un titre et le cadastre survient, la prescription permet de déterminer l’étendue du droit de propriété et de régler les problèmes d’empiètement ou d’ambiguïté dans la désignation d’un lot[10].

1.2.2 La suppression de l’obstacle à la preuve du droit de propriété

La prescription permet d’éviter au propriétaire d’avoir à faire la preuve de tous les transferts de propriété qui composent la chaîne de titres depuis l’origine du bien, et ce, lorsqu’il doit prouver sa propriété à l’occasion d’une action en justice. La preuve de la propriété d’un bien par tous les auteurs (les anciens propriétaires) serait difficile à faire. La prescription vient ainsi en aide au propriétaire et lui permet d’établir sa propriété en démontrant une possession selon le délai en vigueur[11]. Elle joue le même rôle lorsque le titre de propriété est perdu[12]. C’est donc réellement un mode de preuve des titres de propriété[13]. Cornu explique que la prescription sert de preuve non parce qu’elle persuade, mais parce qu’elle coupe court à la contestation[14].

La prescription acquisitive autorise ainsi la correction des anomalies causées par des erreurs d’écriture ou encore des titres qui ne représenteraient pas exactement l’occupation de l’immeuble ou le droit que les parties voulaient initialement transmettre. En permettant de prouver un titre de propriété ou ce qui était au départ l’objet véritable d’une transaction, la prescription acquisitive assure la régularisation de situations de fait qui devaient être initialement reconnues juridiquement. Ainsi, malgré les possibilités offertes par la technologie, la possession reste encore une preuve pertinente de la propriété. En effet, le registre foncier aurait pu jouer ce rôle probatoire au détriment de la prescription acquisitive. Or, l’avortement de la réforme de la publicité des droits québécoise au tournant du siècle dernier, qui voulait accorder une valeur probante aux titres publiés par l’établissement d’une présomption irréfragable (voir la section 2.6), n’a laissé au registre foncier qu’une fonction, soit celle de départager les ayants cause d’un même auteur[15].

1.3 Les fondements liés à la fonction d’acquisition de la propriété

La prescription acquisitive sert non seulement à protéger le droit légitime d’un propriétaire, mais aussi à acquérir la propriété. Cette fonction concerne le maintien de la paix sociale et de l’ordre public (1.3.1), de même que la sanction du propriétaire négligent et la récompense du possesseur (1.3.2).

1.3.1 Le maintien de la paix sociale et de l’ordre public

La fonction d’acquisition de la propriété est fondée sur l’importance de maintenir l’ordre et la paix sociale, en assurant la stabilité des droits et donc la sécurité des transactions. Il importe que la propriété ne puisse être indéfiniment contestée et que l’acquéreur d’un bien soit assuré que l’aliénateur en est réellement propriétaire sans craindre que ce droit de propriété ne soit ultérieurement contredit. La prescription vient régler cette question de propriété[16].

L’ordre public exige que des situations de fait initialement « illégitimes » soient consolidées en situation de droit. La possession d’un bien est un fait : c’est l’exercice d’un droit, que celui qui l’exerce en soit titulaire ou non. Lorsque le possesseur d’un bien n’en est pas propriétaire, le fait de la possession demande, lorsqu’elle a été suffisamment longue, d’être transformée en droit[17]. En créant une concordance entre les faits et le droit, la prescription évite le renversement de situations de fait prolongées dans le temps. Il est empêché ainsi qu’une possession stable qui s’apparentait pour tous à un droit de propriété soit ébranlée et qu’elle soit remplacée par une situation non appuyée par les faits. Ce serait le cas, par exemple, du possesseur qui, par son travail, aurait mis en valeur un terrain, l’aurait cultivé et y aurait fondé sa famille et qui se verrait déposséder par le retour des héritiers d’un propriétaire ayant abandonné depuis des décennies son terrain. Cette situation serait évidemment contraire à l’intérêt public et brusquerait la paix sociale[18]. La prescription met donc fin à l’incertitude et assure la tranquillité d’esprit des possesseurs de longue date en leur accordant le droit de propriété sur le bien[19]. Certains auteurs sont d’avis que c’est la raison d’être la plus importante de la prescription[20].

Enfin, bien que cela paraisse un peu folklorique en 2017, la prescription a aussi pour objet de maintenir la paix sociale en évitant le règlement d’un conflit par la violence, principalement entre voisins lorsque la possession ne correspond pas aux titres pour des raisons d’empiètement ou d’ambiguïté dans la détermination des lots[21].

1.3.2 La sanction du propriétaire négligent et la récompense de l’activité du possesseur

Pour justifier l’injustice d’une usurpation que la prescription peut créer en tant que mode d’acquisition, les auteurs mentionnent tous la négligence du propriétaire quant à son droit de propriété. Habituellement, la possession et la propriété coïncident. La protection accordée à la possession sert donc généralement l’intérêt du propriétaire. Il arrive que la possession et la propriété soient séparées, auquel cas la loi décide de protéger le possesseur, prenant le risque d’entraîner une usurpation[22]. Selon Troplong, la prescription force les hommes à réaliser leur propriété sur leurs biens par l’activité et la vigilance, biens qui, lorsqu’ils sont perdus dans des mains oublieuses, doivent être offerts à ceux qui les possèdent et les mettent en valeur par leur travail[23]. Une grande importance est accordée par les auteurs au travail du possesseur sur le bien, qui peut racheter une possession initialement de mauvaise foi[24]. Si la loi décide de protéger le possesseur, c’est parce que celui qui entretient, conserve et met en valeur un bien mérite d’être avantagé, et que le propriétaire qui laisse un bien dans l’abandon doit être sanctionné. La loi accorde un délai au propriétaire qui a cessé d’exercer son droit de propriété pour protéger ses intérêts. Il peut interrompre la prescription. Par ce délai, la loi considère qu’un propriétaire diligent aurait dû prendre conscience de l’usurpation et agir pour la faire cesser. Lorsque le propriétaire néglige de le faire, il perd la protection de la loi et est sanctionné par la perte de son droit de propriété[25]. Certains auteurs assimilent la négligence du propriétaire à une présomption de renonciation au droit de propriété[26]. Baudry-Lacantinerie et Tissier, pour leur part, affirment que les injustices qui peuvent en résulter sont moins fâcheuses que l’incertitude qui existerait s’il n’y avait pas de prescription[27].

Plusieurs auteurs considèrent également que le temps accordé peut justifier de favoriser le possesseur au détriment du propriétaire[28]. Albert Mayrand l’illustre bien :

Pour justifier cet accroc à l’équité, la prescription doit tenir compte du facteur temps. C’est que le titre ancien sans possession et la possession sans titre sont deux circonstances équivoques génératrices de deux présomptions opposées. Mais tandis que le temps est favorable à la possession sans titre, il est défavorable au titre sans possession. C’est précisément la tâche de la prescription de n’admettre la présomption résultant de la possession que lorsque le temps lui a donné une force suffisante pour que la présomption résultant du titre ne puisse plus la balancer[29].

En effet, la possession fait présumer du titulariat du droit réel exercé (art. 928 C.c.Q.) et la publication d’un titre au registre foncier fait présumer de l’existence du droit de propriété en faveur de celui inscrit (art. 2944 C.c.Q.). C’est donc ici que la prescription entre en jeu et vient trancher la question de la propriété en fonction du laps de temps que la loi établit pour équilibrer ces intérêts opposés[30].

Ainsi, la seconde fonction de la prescription montre que le législateur considère qu’après un certain moment il est avantageux pour la société de régulariser des situations de fait qui, contrairement à ce qui sous-tend la fonction de soutien à la propriété, ne sont pas issues d’une opération juridique légitime. La stabilité des droits, la sécurité des transactions et la tranquillité d’esprit du possesseur mettant un bien en valeur constituent effectivement des arguments en faveur d’une telle régularisation.

Par ailleurs, les deux fonctions de la prescription pourront être appelées à évoluer au fil des transformations que le législateur apportera peut-être au système de publicité des droits. Le registre foncier pourrait facilement reprendre le premier rôle joué par la prescription, mais il risque aussi d’enrayer le second rôle, en affirmant la suprématie de l’écrit sur les situations de fait[31].

1.4 Les fondements en droit naturel

Troplong et Vazeille ont analysé les fondements de la prescription du point de vue du droit naturel. Selon eux, la prescription est d’abord une institution du droit des gens, du droit naturel et elle existait avant son importation en droit civil. Troplong précise que la propriété provient du pouvoir de l’homme libre sur la matière inanimée et appropriable qu’il souhaite gouverner. Par son activité et son travail sur la matière, l’homme se l’approprie et conserve son droit de propriété. Malgré ce caractère sacré et éternel de la propriété, la prescription est justifiée en droit naturel parce qu’il faut reconnaître qu’une personne puisse être persuadée de bonne foi, en raison d’une illusion ou d’une erreur, qu’elle a acquis des droits dans un bien. Il peut s’agir d’une ambiguïté quant aux limites, d’une erreur d’interprétation d’un titre, etc. Avec le temps, cette illusion ou cette erreur fait naître chez la personne visée une conviction de plus en plus inébranlable qu’elle est propriétaire du bien acquis et refuser cette fiction créerait plus de perturbations que de l’accepter, notamment lorsqu’elle a servi de base à des contrats avec des tiers.

La prescription découle en droit naturel de la reconnaissance qui une perception erronée doit parfois fonder un droit pour éviter une plus grande perturbation. De même, c’est au début de la possession, lorsque la croyance chez le possesseur en son droit de propriété n’est pas encore inébranlable, que le propriétaire doit agir pour reprendre son bien. La prescription est justifiée par l’équité, puisque c’est en raison de la négligence du propriétaire que le possesseur de bonne foi a pu se croire propriétaire aussi longtemps. L’équité lui commande donc de ne pas troubler cette possession et d’abandonner définitivement son droit. Ce serait par la suite que le droit civil serait intervenu pour en fixer les règles de manière arbitraire[32].

La même conclusion doit être tirée lorsque la possession est de mauvaise foi, parce que le vice dont elle était affectée est purgé par le travail du possesseur sur le bien, qui lui permet, à l’image de l’homme libre qui marque un bien de son activité et se l’approprie, d’en devenir propriétaire. De jour en jour, l’usurpation perd ainsi en gravité grâce à l’activité du possesseur. Toutefois, le droit naturel, qui s’oppose à la transformation d’une possession vicieuse en un droit simplement en invoquant ce travail, fait appel au droit civil, celui-ci intervenant alors pour fixer un délai au-delà duquel cette usurpation sera transformée en droit et à partir duquel il juge que la preuve d’un droit de propriété sera trop difficile à faire, même dans le cas d’un immeuble possédé par son véritable propriétaire. Le droit naturel reconnaît effectivement que la preuve d’un droit de propriété peut être rendue impossible par la perte du titre et par l’erreur ou la confusion. Nous reconnaissons là les justifications traditionnelles énoncées dans le contexte du droit civil : la suppression de l’obstacle à la preuve du droit de propriété, la stabilité et la fixation de la propriété et l’intérêt public[33].

Quant à Vazeille, il affirme que la prescription découle naturellement de la propriété. Avant qu’il soit possible de constater par titre ou contrat la propriété d’un bien, seule la possession en était l’expression. Lorsqu’elle était ancienne et exclusive, elle devenait titre par prescription. Le droit civil l’aurait aménagée, en tenant compte de la réalité : la nature des biens, les habitudes les plus ordinaires et la position des individus[34]. La préférence donnée à l’usurpateur viendrait en droit naturel d’une présomption d’abandon de la propriété par un propriétaire qui l’a négligée et de l’équité. Enfin, Vazeille fonde la prescription en droit naturel sur l’équité puisque celui qui a possédé une chose acquise de bonne foi doit être protégé par la loi[35]. Par ailleurs, Baudry-Lacantinerie et Tissier s’opposent à ce que la prescription soit vue comme une institution du droit naturel, arguant même qu’elle est contraire à l’équité, mais exigée par l’ordre public[36].

2 Les origines de l’institution

La prescription acquisitive telle que nous la connaissons aujourd’hui tire son origine du droit romain[37]. L’ancien droit français a emprunté au droit romain pratiquement toutes ses règles, qui ont été reprises pour la plupart dans le Code Napoléon. C’est sur ce code que les rédacteurs du Code civil du Bas Canada se sont basés pour importer l’institution en droit québécois. Les règles se trouvent maintenant dans le Code civil du Québec.

2.1 Le droit romain et l’usucapio

La prescription acquisitive remonte à des temps immémoriaux[38]. Nous la retrouvions au début de l’Empire romain, contrairement à la prescription extinctive, qui a fait son apparition plus tard[39]. Déjà connue sous la Loi des XII Tables[40], premier corpus de lois romaines écrites, elle était alors appelée usus auctoritas[41] et a pris au cours des derniers siècles de la République le nom d’usucapio, qui signifie « prendre par l’usage », usus voulant dire « usage » et capere, « prendre[42] ». À cette époque-là, elle s’accomplissait par une possession d’un an pour les biens meubles et de deux ans pour les biens immeubles[43]. Ces courts délais s’expliquaient par le fait que, au début de l’Empire romain, l’étendue des propriétés foncières était limitée, les mouvements dans la propriété, peu rapides et les déplacements, plutôt rares. Ces délais étaient donc suffisants pour que les propriétaires prennent connaissance de l’usurpation et agissent pour l’empêcher[44]. Troplong dit qu’elle était « appropriée aux besoins d’un peuple peu avancé en civilisation[45] ». Guillouard, quant à lui, explique le délai de deux ans pour les immeubles par le fait qu’au début l’usucapion était réservée au fonds de terre et que ce délai de deux ans correspondait à la durée de l’assolement biennal pratiqué en Italie, système agricole où le terrain était divisé en deux soles pour permettre la rotation des cultures. De son côté, Halpérin se réfère plutôt au cycle de culture avec une jachère[46].

À l’origine, l’application de l’usucapio était limitée aux citoyens romains et aux immeubles situés en Italie, ce qui excluait ainsi toute usucapion des immeubles provinciaux ou par des pérégrins[47]. En droit romain, il existait deux types de choses : les res mancipi et les res nec mancipi. Les premières étaient celles dont les particuliers pouvaient avoir pleine propriété. Celle-ci assurait au propriétaire un pouvoir complet sur le bien : elle était appelée « quiritaire » et était réservée aux Romains. Ces choses s’acquéraient par mancipatio, cérémonie transférant la propriété à l’acquéreur qui devait respecter les formalités prescrites par la loi. Les res mancipi étaient limitées aux esclaves, aux meubles, aux animaux privés et aux immeubles situés en Italie, et seuls les Romains pouvaient avoir sur elles la propriété quiritaire. Quant aux res nec mancipi, elles n’étaient pas susceptibles de propriété quiritaire. Il s’agissait des choses que les particuliers possédaient sous l’autorité de Rome en échange du paiement d’un tribut. Leur aliénation se faisait, par tradition, en une simple remise de la possession du bien. À remarquer que les res nec mancipi ne pouvaient être acquises que conformément au droit naturel, non en vertu du droit civil. Ainsi, l’usucapion ne s’appliquait à la base qu’aux res mancipi et servait à couvrir une mancipation a non domino, c’est-à-dire par une personne qu’on croyait propriétaire de la chose, mais qui ne l’était pas en fait, ou encore dont les formalités prescrites par la loi n’avaient pas été respectées. L’usucapion exigeait donc, à cette époque-là, le titre de mancipation, la tradition, c’est-à-dire la remise de la possession du bien, et la possession d’une ou deux années[48].

La distinction entre choses mancipi et nec mancipi s’est estompée peu à peu, jusqu’à ce que Justinien l’abolisse. De plus, les pérégrins se sont vu reconnaître graduellement les mêmes privilèges que les Romains jusqu’à ce que l’empereur Caracalla accorde le titre de « citoyen » à tous les hommes libres de l’Empire au début du iiie siècle[49]. La propriété quiritaire a donc perdu sa supériorité, puis a fini par disparaître. À la suite de ces changements et de la conquête romaine qui avait étendu considérablement le territoire de Rome, les délais de l’usucapion étaient devenus trop courts pour protéger les propriétaires. À l’origine, la bonne foi et le juste titre n’étaient pas exigés en droit romain, mais les jurisconsultes, qui ne voulaient pas changer les délais de l’usucapion par respect pour la Loi des XII Tables, ont ajouté ces conditions afin de compliquer l’application de l’usucapion et ainsi d’éviter les spoliations rendues trop faciles[50]. Après ces modifications, l’usucapion ne profitera donc qu’à ceux qui avaient acquis a non domino, c’est-à-dire d’une personne qu’ils croyaient propriétaire, mais qui ne l’était pas en fait[51]. L’usucapion faisait acquérir les choses avec les charges dont elles étaient grevées au moment où la propriété était acquise[52] et une action en revendication lui était attachée lorsque le possesseur en était dépossédé[53].

Vazeille fait état que l’usucapio était originairement limitée aux citoyens romains parce que Rome souhaitait soumettre ses voisins à sa domination et avait attaché de grands avantages à la qualité de citoyen afin qu’elle soit désirée[54]. Quant à Pothier, il explique cette distinction par le fait que les étrangers, étant exclus de la Loi des XII Tables, n’étaient pas en mesure d’acquérir par le droit civil : ils le pouvaient seulement de la manière du droit des gens, par exemple en contractant, ce qui les excluait donc du mécanisme de l’usucapion[55]. Cette exclusion a d’ailleurs été importée du droit romain au début du droit français, pour ensuite être abrogée[56].

Bref, si la prescription extinctive tire son origine des Grecs anciens, la prescription acquisitive puise réellement la sienne dans le droit romain. D’ailleurs, l’existence de la prescription acquisitive chez les Grecs anciens est très incertaine. Quelques textes portent à croire qu’elle aurait pu exister, mais ce n’était pas une institution organisée comme en droit romain et la prescription acquisitive semblait plutôt être accordée de manière ponctuelle, notamment lorsqu’on autorisait le retour de bannis. Guillouard suggère que la nécessité de cette prescription se faisait peut-être moins sentir, en raison de la publicité des transmissions de propriété immobilière dans le droit grec ancien[57].

2.2 Le droit romain et la praescriptio

L’usucapion s’appliquait initialement aux immeubles à Rome et aux citoyens romains seulement. Afin de combler ces lacunes, c’est-à-dire permettre aux immeubles en province d’être prescrits et aux pérégrins de prescrire, les prêteurs du droit romain ont introduit la praescriptio longi temporis. Une précision sur la procédure par formule en droit romain est ici nécessaire. Il y avait deux phases à tout procès : la phase in jure et la phase in judicio. La première avait pour objet l’organisation du procès, devant le prêteur, un magistrat. Elle portait sur la qualification de l’affaire en fait et en droit. À l’issue de cette phase, le prêteur donnait des instructions au juge, par une formule écrite énonçant ce que ce dernier avait à décider. Le prêteur ajoutait également l’exception que pouvait opposer le défendeur dans l’affaire, le cas échéant. La seconde phase, in judicio, relevait de la compétence d’un juge qui n’était pas un juriste. Après avoir entendu les parties, il rendait sa décision sur la question que lui avait soumise le prêteur[58].

En vertu de ce système, lorsque les prêteurs accordaient une formule d’action ordonnant au juge de condamner le possesseur d’un bien à le restituer à son adversaire si la preuve de sa propriété était faite, le possesseur pouvait échapper à la revendication en prouvant qu’il possédait le bien depuis assez longtemps pour être protégé, soit 10 ou 20 ans. Ainsi, même si le demandeur prouvait sa propriété, le possesseur n’était pas condamné en raison de sa longue possession. Lorsqu’ils accordaient l’exception de la praescriptio longi temporis, les prêteurs l’inscrivaient en tête de la formule. Cette mention s’appelait praescriptio, en raison de l’étymologie du terme qui signifie « écriture mise en avant ». C’est donc parce qu’elle avait été mise en tête de la formule qu’elle a été appelée ainsi. À l’époque, tous les moyens de défense que les prêteurs pouvaient apposer en tête des formules étaient nommés praescriptio. Par contre, ce moyen de défense à l’action en revendication du propriétaire est devenu une institution plus particulière au fil du temps et cette prescription se distinguait des autres par l’expression longi temporis praescriptio, qui lui était propre. Malgré la disparition de la procédure par formule et le sens étymologique de l’expression qui n’évoque pas réellement les effets de l’institution, le droit a conservé ce terme pour la nommer[59]. C’est donc ainsi qu’a été introduite en droit romain la prescription de 10 à 20 ans, délai qui variait en fonction de la résidence du possesseur et du propriétaire. S’ils habitaient dans la même province, il était de 10 ans et la prescription jouait entre présents, et s’ils habitaient dans des provinces différentes, le délai était de 20 ans et la prescription jouait entre absents[60]. Ces délais étaient plus longs que ceux de l’usucapion qui s’appliquait à la cité romaine, parce que le territoire de l’Empire, en pleine expansion, était beaucoup plus vaste, et les déplacements, plus difficiles[61].

Selon l’opinion de Vazeille, les jurisconsultes romains ont restreint la signification du terme « prescription », qui exprime en latin un ordre, une loi, un titre. Il dit effectivement : « Avant de savoir écrire, les hommes avoient des propriétés individuelles, et la possession seule pouvoit faire distinguer les différents maîtres. Lorsqu’elle étoit ancienne et exclusive, sans contrainte envers personne, elle signaloit avec évidence le propriétaire ; elle étoit un titre sous le nom de prescription[62]. »

En raison de l’apparition des contrats pour constater les titres, les jurisconsultes romains auraient restreint la signification du terme « prescription » par rapport à celle qu’il avait en droit naturel. N’y était plus attachée l’idée d’un titre, mais plutôt celle d’une dispense de produire un acte, une exception, une fin de non-recevoir.

Puisque c’était un moyen de défense contre une action en revendication et non un mode d’acquisition de propriété, contrairement à l’usucapion, cette prescription ne rendait pas propriétaire le possesseur, pas plus qu’elle ne lui conférait une action en revendication s’il en était dépossédé. Plus tard au iiie siècle, cette action a été accordée sous le nom d’« action utile en revendication ». C’est à ce moment-là que la praescriptio longi temporis est devenue un mode d’acquisition de la propriété comme l’usucapion et que les deux mécanismes ont commencé à se confondre[63]. Pour être utile à la prescription, la possession devait être de bonne foi et accompagnée d’un juste titre, un titre qui aurait été de nature à transférer la propriété s’il avait été consenti par le véritable propriétaire[64]. Des auteurs sont d’opinion qu’à l’origine le juste titre n’était pas exigé pour cette prescription : il ne constituait alors qu’une preuve ou un indice de bonne foi. Une mauvaise interprétation aurait introduit cette exigence[65]. De plus, selon des auteurs français classiques, le titre putatif, celui qui n’existe que dans la pensée du possesseur, était admis en droit romain, du moins par certains jurisconsultes, et ce, jusqu’à ce que la prescription de 30 ans fasse son apparition en droit romain. Le titre putatif aurait également été admis par les coutumes dans l’ancien droit français avant d’être repoussé par le Code Napoléon[66].

Plus tard au ve siècle, sous Théodose II, la prescription de 30 ans, nommée praescriptio longissimi temporis, a fait son apparition pour couvrir les possessions de mauvaise foi ou sans titre. Elle avait principalement pour fondement l’opposition à la recherche de propriété au-delà de 30 ans. Ce n’était alors également qu’une exception permettant de repousser le véritable propriétaire qui avait négligé de réclamer son droit, et elle n’était pas accompagnée d’une action en vue de recouvrer son bien en cas de dépossession[67]. Troplong explique cette prescription par le fait que le peuple romain, qui s’ouvrait au monde et qui voyait ses relations s’agrandir, avait besoin d’être rassuré par des délais plus longs pour conserver ses intérêts nombreux et lointains[68].

Une prescription de 40 ans a aussi fait son apparition en droit romain, introduite par Anastase, car ce dernier voyait que certains droits échappaient encore à la prescription de 30 ans. Il a ainsi soumis de manière générale à cette prescription les actions et les droits non soumis à la prescription trentenaire, sans distinction des droits de l’Église, du public ou des particuliers[69]. Il existait également dans le Digeste des prescriptions immémoriales, notamment en ce qui a trait à la prise d’eau sur une rivière publique. La prescription immémoriale était effectivement autorisée par le droit romain et canonique. C’est la prescription dont aucun homme en vie n’a vu le consentement, dont il tient l’existence de ses anciens, et dont il n’a rien appris de contraire. Dunod de Charnage dit qu’elle vient du droit des gens, puisqu’il n’est pas possible d’obliger un possesseur à prouver sa propriété par un titre alors que sa possession excède la mémoire humaine. Cette prescription est fondée sur le consentement tacite de celui qui laisse prescrire son bien, consentement présumé par une possession immémoriale[70].

2.3 Le droit byzantin et la réunion de l’usucapio et de la praescriptio

Au vie siècle, l’empereur byzantin Justinien réunit l’usucapio et la praescriptio, consacrant ainsi la suppression, qu’avait lancée Caracalla, de la distinction du droit classique entre la propriété quiritaire, réservée aux Romains, et la propriété prétorienne, accordée par l’exception de la prescription, ainsi que la distinction entre les immeubles italiens ou provinciaux, ou res mancipi et res nec mancipi. Effectivement, tout en conservant le nom d’usucapio, cette institution a été transformée par les règles de la praescriptio longi temporis, et ce, en maintenant l’avantage de faire acquérir la propriété conférée à l’usucapion. C’est ainsi que s’est cristallisée l’institution que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « prescription acquisitive[71] ». Les délais étaient à l’origine 3 ans pour les meubles, 10 ans pour les immeubles entre présents et 20 ans pour les immeubles entre absents. La possession devait être de bonne foi et accompagnée d’un juste titre[72]. Selon Troplong, ces délais ont été retenus jadis parce qu’ils étaient plus équitables et moins rigoureux, mais aussi parce que ceux de l’usucapion n’étaient plus praticables vu l’étendue du territoire où ils s’appliquaient[73]. Justinien a attaché également à cette prescription une action en revendication[74].

Lorsque la question de l’unification est abordée, il semble y avoir confusion chez Vidrascu, qui parle de l’unification de la prescription extinctive et acquisitive en droit byzantin sous Justinien. Il dit d’ailleurs que leur fondement commun est l’adéquation du droit aux faits et que c’est la cause de leur unification[75]. Toutefois, il est clair, chez les anciens auteurs et les auteurs modernes, que Justinien a réuni l’usucapio et la prescriptio longi temporis. Baudry-Lacantinerie et Tissier résolvent la question en précisant que, bien que Justinien ait eu l’intention d’unifier l’usucapio et la praescriptio longi temporis, il aurait, dans sa compilation du droit, maladroitement amalgamé la prescription acquisitive et la prescription extinctive, qui étaient auparavant distinctes[76]. C’est probablement en raison de la prescription de 30 ans à laquelle Théodose II a soumis les actions, et qui faisait aussi acquérir la propriété lorsqu’il y avait possession de mauvaise foi ou sans titre, que Justinien a fait cet amalgame. Rodys précise d’ailleurs que c’est avec raison que les prescriptions extinctive et acquisitive ont en quelque sorte été confondues en droit byzantin étant donné que, l’action en revendication de propriété s’éteignant par 30 ans et la propriété s’acquérant par une possession de 30 ans, lorsque la prescription abrégée ne s’appliquait pas, ces deux prescriptions étaient inséparables[77]. Néanmoins, il est clair que la prescription extinctive et la prescription acquisitive n’étaient pas unies sous l’Empire romain[78].

Au côté de cette nouvelle prescription, le droit byzantin a admis la possession trentenaire introduite par Théodose II. Justinien lui a accordé l’effet de faire acquérir la propriété et l’a accompagnée d’une action en revendication[79]. Cette prescription a pris de l’importance lorsque Justinien a rendu plus difficile l’application de la prescription de 10 à 20 ans en exigeant dans la Novelle 119 non seulement titre et bonne foi du possesseur, mais aussi celle d’autres intervenants antérieurs dans la chaîne de propriété[80]. L’empereur Justinien est également celui qui a alloué un délai de prescription privilégié à l’Église, selon lequel ses biens ne se prescrivaient que par 100 ans, délai ramené plus tard à 40 ans[81]. Quant à la prescription immémoriale, le droit des Pandectes, un recueil sous Justinien, formé de passages des oeuvres des jurisconsultes — en contient des traces, comme en droit romain[82]. C’était la prescription dont aucun homme n’avait vu le commencement et dont tous ignoraient l’origine[83]. Elle était notamment exigée pour la prescription des servitudes[84].

2.4 L’ancien droit français

La législation romaine a été introduite en Gaule et y était en vigueur lors des invasions barbares qui ont suivi le déclin de l’Empire romain. Ces peuples germaniques connaissaient déjà la prescription d’un an qui permettait, lorsque régnait un climat d’instabilité et de violence, de stabiliser la propriété. De cette rencontre a résulté une lutte entre les principes germaniques et romains, dans laquelle les principes romains ont triomphé. Rapidement admis par certains peuples, comme les Burgondes et les Visigoths, ces principes ont fini par s’imposer dans les lois franques, notamment grâce au roi Clotaire, non sans une forte résistance. La réception des principes de l’usucapion romaine par les barbares a été donc plutôt inégale et parfois difficile[85].

Peu à peu le droit français a été divisé entre les pays de droit écrit et les pays de droit coutumier. Ces deux traditions étaient sous des influences différentes, ce qui a fait varier les règles et les formes de prescription admises en droit français. La tradition des pays de droit écrit s’est beaucoup inspirée des règles du droit romain. Généralement, la prescription de 30 ans et la prescription abrégée de 10 à 20 ans s’y trouvaient. Cette dernière était, cependant, peu utilisée en raison des conditions d’application ajoutées par la Novelle 119 du droit romain qui la rendait plus difficile à établir. Ainsi, dans ces pays, seule la prescription de 30 ans était réellement utilisée. Les pays de droit coutumier, eux, n’étaient pas influencés de manière aussi marquée par les règles du droit romain, bien que la prescription romaine ait été généralement admise par les coutumes. Ainsi, la Novelle 119 n’a pas eu d’impact sur cette tradition et, généralement, tant la prescription de 30 ans que la prescription abrégée étaient utilisées.

Même au sein du droit coutumier, les délais de prescription divergeaient encore entre les différentes coutumes. Si la plupart, dont la coutume de Paris, admettaient la prescription abrégée de 10 à 20 ans, certaines n’acceptaient que la prescription de 30 ans pour les immeubles, tandis que d’autres reconnaissaient les deux prescriptions, celle de 30 ans permettant de prescrire sans titre. D’autres encore n’admettaient que la prescription de 40 ans pour les immeubles[86]. Ainsi, les coutumes en droit français autorisaient la prescription, mais ne l’avaient pas réglée de manière uniforme. Ces coutumes sont le résultat d’un amalgame entre les règles du droit romain, du droit canonique, des règles établies par les ordonnances royales et des usages de chaque région[87]. Les ordonnances royales venaient établir des prescriptions particulières ou plus courtes, ainsi que des prescriptions privilégiées en faveur de l’Église, de la Couronne et des communes[88].

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le droit canonique est entré à son tour en lutte avec le droit romain : il cherchait à rapprocher la prescription de la morale et de l’équité, notamment en priorisant sa fonction de présomption de propriété, mais aussi en amoindrissant les effets qui lui avaient été attribués pour remplir son rôle d’utilité sociale. S’il a joué un grand rôle dans l’adoption de la règle contra non valentem agere non currit praescriptio[89], son influence principale, dans la tradition des pays de droit coutumier, réside en l’exigence de la bonne foi pendant toute la durée de la possession. Le but était d’éviter de donner effet en droit à l’usurpation. Les pays de droit écrit ont toutefois repoussé cette règle : ils lui ont préféré celle du droit romain qui n’exigeait la bonne foi qu’au début de la possession[90]. Pothier, Baudry-Lacantinerie et Tissier, de même que Guillouard, affirment leur préférence pour la règle du droit canonique, puisque la prescription de 30 ans couvrait déjà les possessions de mauvaise foi[91].

Malgré toutes ces distinctions, il existait tout de même un droit commun, sous l’empire de la coutume de Paris, selon laquelle la prescription de 30 ans et la prescription abrégée de 10 à 20 ans étaient admises, ainsi que la prescription de 40 ans pour les biens de l’Église[92].

2.5 Le Code Napoléon

Le Code Napoléon a codifié les règles de la coutume de Paris, ce qui a ainsi mis fin à la variété des coutumes, qui pouvait être source d’inquiétude pour les citoyens, et a entraîné le rejet de toutes les prescriptions plus longues que 30 ans. Ainsi, le droit français est revenu aux prescriptions établies par le droit romain et les prescriptions de 40 ans et de 100 ans de même que la prescription immémoriale ont disparu[93]. Le Code Napoléon comportait alors la prescription de 30 ans, qui jouait même lorsque la possession était de mauvaise foi, et la prescription abrégée de 10 à 20 ans, qui nécessitait la bonne foi au moment de l’acquisition et un juste titre. La distinction présents/absents y était toujours prévue pour déterminer le temps de possession nécessaire, mais le système du droit romain et de l’ancien droit français avait été modifié. Plutôt que d’exiger une possession de 10 ans lorsque le possesseur et le propriétaire étaient présents, c’est-à-dire qu’ils habitaient dans la même province en droit romain, ou bailliage en ancien droit français, et une possession de 20 ans entre absents dans le cas contraire, le Code Napoléon considérait le lieu où habitait le propriétaire par rapport à l’immeuble prescrit. Les termes présents et absents avaient toutefois été conservés. Ainsi, la prescription jouait entre présents lorsque le propriétaire habitait dans le ressort de la Cour d’appel de la situation de l’immeuble et entre absents lorsqu’il habitait en dehors de ce ressort.

Ce changement au Code Napoléon s’explique par le fait que la distinction présents/absents a été créée parce qu’il était considéré que la faute du propriétaire était plus grande lorsqu’il était présent, puisqu’il était plus à même de constater une usurpation de son immeuble ou d’exercer son droit de propriété. À l’époque du droit romain et de l’ancien droit, les propriétaires vivaient près de leurs propriétés : ainsi, la règle permettait d’atteindre l’objectif de cette distinction. Par contre, au temps du Code Napoléon, où les moeurs avaient changé, il a fallu modifier la règle pour qu’elle permette de prendre en considération le réel pouvoir de surveillance du propriétaire sur son immeuble[94]. La règle des présents et des absents a disparu lors de la réforme française du droit de la prescription de 2008 et seul le délai de 10 ans est maintenant applicable à celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble[95]. Pour le reste, la réforme de 2008 a conservé les grands principes de la prescription acquisitive du Code Napoléon, dont le délai de 30 ans pour les possesseurs de mauvaise foi et sans titre[96].

2.6 Le droit québécois classique et sa réforme avortée

Au Québec, avant la codification de 1866, la prescription des immeubles se faisait par 100 ans en cas de possession de mauvaise foi. Le Code civil du Bas Canada a repris pour l’essentiel les règles et les fondements du Code Napoléon hérités de la coutume de Paris. Le délai de droit commun était de 30 ans (art. 2242 C.c.B.C.), avec la même exception que le droit français pour l’acquéreur de bonne foi avec un juste titre (art. 2251 C.c.B.C.), nommée « prescription en faveur des tiers acquéreurs[97] ». Il n’a toutefois pas repris la distinction entre présents et absents, les deux situations étant assujetties à un délai de 10 ans. L’article 2245 C.c.B.C. prévoyait que le délai de 30 ans de l’article 2242 C.c.B.C. remplaçait les délais plus longs, pour éviter que les anciennes règles refassent surface et dans le but d’éliminer l’incertitude concernant la propriété qui pouvait se prolonger jusqu’à 100 ans avant la codification. La plupart des législations étrangères avaient adopté ce délai à l’époque et les codificateurs ont décidé de suivre cette tendance étant donné le caractère « en quelque sorte universel et cosmopolite » de la prescription[98].

Lors de la révision du droit civil québécois, les délais ont été harmonisés et raccourcis, en vue de simplifier le régime, de l’adapter à la rapidité des transactions immobilières nécessitant que la propriété soit fixée rapidement et à l’évolution des technologies permettant d’améliorer non seulement la communication, mais aussi la fiabilité du registre foncier. Ainsi, dans le Code civil du Québec, le délai de prescription pour les immeubles a été fixé à 10 ans en toutes circonstances (art. 2917-2918 C.c.Q.).

Le Code civil du Québec a également voulu se montrer précurseur et modifier en profondeur la prescription acquisitive pour l’adapter à l’ère de la prédominance de l’écrit et de l’affirmation des technologies de l’information. Les nouvelles règles, si elles étaient entrées en vigueur, auraient accordé une suprématie claire à l’écrit et au registre foncier au détriment de la possession[99]. La prescription acquisitive a toujours permis d’acquérir le droit de propriété sans autre formalité ; la possession pendant le délai requis faisait automatiquement acquérir la propriété et le jugement déclaratif qui pouvait être rendu n’était que la preuve du respect des conditions pour prescrire. Il était permis de croire que le Code civil du Québec avait modifié ce mécanisme, en exigeant un jugement pour acquérir le droit de propriété (art. 2918 C.c.Q.). Après de nombreuses tergiversations et critiques[100], la Cour suprême a reconnu en 2017 dans l’affaire de l’espace de stationnement que la nouvelle exigence devait s’interpréter conformément au droit ancien, tout en tenant compte de la réforme avortée du droit québécois en cette matière. La prescription produit ses effets après le temps exigé. Le jugement, obligatoire, confirme la propriété une fois le délai écoulé, et les gestes faits entre la fin du délai et le jugement ne perturbent pas la prescription[101].

L’obligation d’obtenir un jugement allait de pair avec la réforme annoncée du droit de la publicité foncière. Ainsi, les modifications projetées devaient modifier de manière importante le rôle de la prescription acquisitive. Les modifications à la publicité que les codificateurs avaient introduites dans le Code ont d’abord été suspendues en 1994 et finalement abrogées en 2000[102]. Le législateur voulait conférer une force probante au système de publicité des droits, et cela devait réduire le domaine de la prescription acquisitive. L’article 2918 C.c.Q. énonçait qu’un immeuble immatriculé pouvait uniquement être prescrit si le registre n’indiquait pas son propriétaire ou permettait de conclure qu’il s’agissait d’un bien sans maître, ou dont le propriétaire était décédé ou absent au début de la possession. Le législateur avait également ajouté à l’article 2944 C.c.Q. une présomption irréfragable de propriété lorsque le titre était inscrit pendant 10 ans au registre foncier sans être contesté. Ces modifications auraient considérablement restreint le rôle de la prescription[103].

Finalement, en 2001, en raison des difficultés d’implantation, notamment causées par l’insuffisance du système informatique au soutien du registre foncier[104], le législateur a abandonné l’ambitieuse réforme. L’article 2918 C.c.Q., qui aurait logiquement dû être abrogé, a pris sa forme actuelle, sans les dispositions particulières aux immeubles immatriculés. L’article 2944 C.c.Q. a été modifié pour ne créer qu’une présomption simple[105]. La prescription acquisitive en droit québécois a donc conservé son rôle et son statut. Elle s’inscrit directement dans la continuité du Code civil du Bas Canada sur le plan des grands principes et demeure, comme elle l’a toujours été, au-dessus des règles de la publicité foncière. Il aurait toutefois pu en être autrement si la Cour suprême avait décidé en 2017 que le jugement exigé par l’article 2918 C.c.Q. était constitutif et non simplement déclaratif.

Conclusion

À la suite de notre étude historique sur la prescription acquisitive, deux constats et une question surgissent à notre esprit. Le premier constat est que la prescription extinctive a été fusionnée par accident avec la prescription acquisitive. C’est là une véritable erreur historique. Nous y reviendrons dans d’autres travaux. Le second constat, en rapport direct avec notre étude, est que la prescription acquisitive est solidement ancrée dans le temps. Cela lui donne une légitimité certaine. Elle possède deux principales utilités :

  • assurer aux acheteurs un titre conforme après un certain laps de temps, même si la chaîne de titres peut être déficiente. Il faut éviter que l’arrière-arrière-petit-fils du seigneur à qui a déjà appartenu le terrain sur lequel est construite une résidence familiale habitée depuis de nombreuses années puisse revenir exercer des droits contre le possesseur et sa famille 150 ans plus tard pour un problème survenu à l’époque de la confédération ;

  • encourager les propriétaires à s’occuper de leur terrain. Si une personne s’installe sur un terrain abandonné et le met en valeur par son travail, bref, que le terrain redevient par son travail un actif pour la société, il est justifié qu’après un certain temps de dur labeur la propriété lui revienne.

À notre avis, ces deux fondements doivent être sauvegardés. Ainsi, nous désapprouvons les nouvelles règles qui devaient être introduites dans le Code civil du Québec. Elles ont été abandonnées certes, mais pour des raisons essentiellement informatiques. Avec les progrès de la technologie, elles pourraient bien réapparaître à l’ordre du jour[106].

Néanmoins, il ressort clairement de notre étude historique, particulièrement du droit romain, que le fondement d’origine et le plus important est la protection de la propriété et non son acquisition. Il y aurait peut-être lieu de « moderniser » l’institution en insistant sur son fondement d’origine et en encadrant mieux son volet secondaire. Illustrons cet argument avec la décision rendue en 2017 par la Cour suprême. Rappelons les faits : une personne et sa famille, que nous appellerons les voisins B, avaient utilisé, sans objection, au vu et au su de tous, un espace de stationnement situé sur le terrain des voisins A. Les voisins B ont acquis le terrain par prescription acquisitive. La simple lecture du jugement de la Cour suprême peut porter à croire que les voisins B sont des squatters, même si le tribunal mentionne rapidement le contraire[107]. En effet, la question en litige devant la Cour suprême est strictement juridique. Les parties ne remettent pas en cause les constats factuels du juge de première instance et ceux-ci sont à peine abordés en Cour suprême. En l’espèce, il n’y a aucun acheteur de bonne foi à protéger contre le descendant d’un seigneur. Les voisins B n’ont pas mis en valeur un bien abandonné par un propriétaire négligent. Ils n’ont rien apporté à la société. Ils se sont tout simplement stationnés chez les voisins A. Ce type de situation devrait peut-être être exclu de la prescription acquisitive. Comme nous le disons en introduction, cet effet collatéral rarissime des règles de la prescription acquisitive devrait être modifié. Nous pourrions exiger une amélioration ou une certaine mise en valeur de l’immeuble pour pouvoir invoquer la prescription acquisitive.

Cela dit, les voisins B n’étaient pas de véritables squatters. Les deux terrains avaient été vendus à plusieurs reprises : les voisins B se croyaient propriétaires de l’espace de stationnement, et c’est d’ailleurs de ce que leur avait dit leur auteur. Le jugement de la Cour d’appel s’avère fort éclairant pour bien comprendre les faits[108]. Les titres de propriété étaient clairs : l’espace de stationnement en litige appartenait bien aux voisins A. Cela dit, dans cet ensemble de dix chalets situé à proximité d’un centre de ski, tous les propriétaires possèdent deux espaces de stationnements, sauf nos deux protagonistes. En raison de l’aménagement des lieux, quatre espaces de stationnements ont été prévus à côté du chalet A mais aucun à côté du chalet B. Avec le temps, le propriétaire du chalet B a aménagé un espace de stationnement à une certaine distance de son chalet, et a utilisé les deux espaces « supplémentaires » de stationnement de ses voisins A, espaces qui étaient effectivement situés sur le terrain du chalet A. Le juge de première instance a décidé qu’un seul espace de stationnement respectait les critères de la possession. Cela n’est pas mentionné dans les décisions, et ce fait ne change rien à la solution, mais parions que les deux espaces de stationnements supplémentaires du chalet A avaient sûrement été pensés et construits à l’origine pour être utilisés par le chalet B. Ainsi, la prescription acquisitive, par un usage (et une possession) logique des lieux, a probablement redonné à son véritable destinataire un espace de stationnement. Il devrait même en obtenir deux. Rappelons toutefois que la description cadastrale était claire et que les espaces de stationnement étaient situés sur le terrain du chalet A. Nous miserions dans ce cas-ci sur une « erreur » lors de l’aménagement du complexe.

Même si nous arrivons à exclure le terme « squatters » pour désigner les voisins B, qualificatif de façon inexacte par le juge dissident en Cour d’appel[109], et à trouver une certaine justification à l’acquisition par prescription acquisitive de l’espace de stationnement, le problème des squatters, bien qu’il soit rarissime, demeure entier. Les voisins B auraient pu tout bonnement s’installer en toute mauvaise foi chez les voisins A et acquérir l’espace de stationnement par prescription acquisitive. Sous le Code civil du Bas Canada, le délai de 30 ans alors applicable aurait empêché l’acquisition de l’espace de stationnement. Pourquoi avoir autant raccourci le délai ?

Les délais de la prescription acquisitive ont évolué en fonction des besoins de chaque société dans un contexte donné[110]. Par exemple, un des fondements de la prescription étant la sanction du propriétaire négligent, les délais se sont transformés en vue de conserver l’équilibre entre les intérêts opposés du propriétaire et du possesseur, c’est-à-dire un délai assez long pour assurer une sécurité au premier et suffisamment court en considération de la faveur que le droit accorde au second. Ainsi, de toutes les époques, les développements des communications, la nécessité d’assurer la sécurité des transactions et leur complexité croissante, la rapidité à laquelle elles se produisent, la valeur décroissante accordée à la propriété immobilière, l’augmentation de la fréquence et de la facilité des déplacements ainsi que l’évolution des technologies permettant d’améliorer la fiabilité du registre foncier ont été considérés pour fixer ce délai approprié et ont justifié la diminution des délais de prescription. Céline Gervais et François Frenette le disent à propos du Code civil du Québec[111], Guillouard, au sujet du Code Napoléon[112] et Baudry-Lacantinerie et Tissier, quant à l’ancien droit français[113]. En matière de prescription extinctive, plusieurs auteurs soulèvent que certains délais du Code civil du Québec sont trop courts. Cela a entraîné une réforme législative en 2013 qui a allongé des délais et ramené, dans quelques cas, le délai trentenaire classique[114]. Une réflexion s’impose donc en matière de prescription acquisitive. Un tel retour du balancier est peut-être souhaitable, croyons-nous, ne serait-ce que pour éviter que nos voisins puissent aussi facilement acquérir… nos espaces de stationnement.